URL courte pour cette page :
bit.ly/DeherainTdC


[ALT de l'image : Une grande partie de mon site vous sera inutile si vous naviguez sans les images !]
courrier :
William Thayer
[Link to an English help page]
English

[ALT dell' immagine: Cliccare qui per una pagina di aiuto in Italiano.]
Italiano

[Lien à des pages d'aide]
Aide
[Lien au niveau immédiatement supérieur]
Amont

[ALT de l'image : Lien à ma page d'accueil]
Accueil

Cette page reproduit un article dans

La Géographie
bulletin de la Société de géographie
Vol. 25 No. 2 (février 1912), pp105‑116

Le texte appartient au domaine public :
Henri Dehérain est mort en 1941.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

 p105  L'occupation de Tristan da Cunha
par la Grande-Bretagne

L'archipel de Tristan da Cunha se compose de trois îles, Tristan da Cunha, Inaccessible et Nightingale ; en traçant entre elles trois lignes droites, on décrit un triangle isocèle, dont Tristan occupe le sommet. La distance entre Inaccessible et Nightingale est de 18 kilomètres, celle qui sépare chacune d'elles de Tristan de 36 kilomètres.

Cet archipel est situé dans l'Atlantique austral à environ 2950 kilomètres du Cap et à 3700 kilomètres de Montevideo. Le pic central de Tristan est par 37°5′50″ de Lat. S. et par 12°16′40″ de Long. O. de Greenwich : Cette latitude correspond dans l'hémisphère austral à celle des Açores dans l'hémisphère boréal.

La composition minéralogique de ses roches prouve que l'archipel de Tristan est d'origine volcanique. Il occupe l'extrémité méridionale de cette longue ligne de volcans qui traverse l'Atlantique, et dont l'Islande marque l'extrémité septentrionale.

L'île de Tristan est la plus importante du groupe. Sa forme est celle d'un polygone irrégulier, dont les caps, nommés Herald point, Hardy point, West point, Cave point, Taylor head, représentent les angles. Sa longueur mesurée du nord au sud est d'environ 12 kilomètres, sa superficie, égale à peu près à celle de Sainte-Hélène, est de 116 kilomètres carrés. Le sommet du cône volcanique atteint la hauteur de 2550 mètres ; la neige le couvre une partie de l'année.

Les pentes de la montagne ne disparaissent pas doucement et régulièrement sous les flots. Sur tout le pourtour de l'île des cassures se sont produites, si bien que le spectacle qui s'offre au marin qui passe au large, est celui d'une falaise haute de 300 à 600 mètres, au pied de laquelle les vagues déferlent. Formée de roches noires, l'île a un aspect sombre, atténué toutefois par la couleur verte des végétaux, qui ont réussi à s'accrocher aux aspérités de la falaise et à y vivre.

Au nord-ouest, cependant, la falaise ne tombe pas à pic dans l'océan. Entre  p106 son pied et la mer s'est interposée une plaine d'environ 5 kilomètres et demi de long et d'un kilomètre et demi de large, dont le niveau varie de 30 à 100 mètres au‑dessus de celui de la mer. Cette plaine, dont le sol est formé de roches volcaniques désagrégées et d'humus provenant de la décomposition de végétaux, était, avant les défrichements auxquels se sont livrés les colons du XIXe siècle, couverte d'une brousse épaisse. La partie nord est traversée par un cours d'eau, qui descend de la montagne et se précipite dans la mer par une cascade. Devant cette cascade s'étend une plage, propice à l'atterrissage des canots, sur laquelle on embarque et l'on débarque.

Découverte en 1506 par le navigateur portugais qui lui donna son nom, explorée à diverses reprises aux XVIIe et XVIIIe siècles, Tristan da Cunha n'a commencé à être habitée d'une manière permanente que dans le premier quart du XIXe siècle. La Géographie a déjà donné quelques renseignements sur les colons qui la peuplent actuellement et sur leur genre de vie (X, 2, 15 août 1904, p128, et XVI, 6, 15 décembre 1907, p414). Mais l'on n'a pas encore, croyons‑nous, tenté d'exposer comment la Grande-Bretagne l'a occupée, c'est‑à‑dire les origines mêmes de cette colonisation. Tel est l'objet de la présente étude.​1

I

Pendant la guerre que les États‑Unis et la Grande-Bretagne se firent de 1812 à 1814, des corsaires armés à Baltimore, à New‑York, à Boston, à Philadelphie, à Salem, rôdaient dans l'Atlantique, en quête de navires de commerce anglais à capturer. Ceux qui croisaient au large du Cap de Bonne-Espérance pour attaquer les Indiamen, les navires revenant de l'Inde, relâchaient à Tristan da Cunha. Ils y remplissaient d'eau leurs barriques vides, s'y procuraient des légumes frais auprès d'aventuriers installés dans l'île, puis reprenaient la mer et recommençaient à harceler le commerce britannique.

Instruit de ces circonstances, et soucieux d'empêcher que dans les futures guerres navales Tristan da Cunha ne servît encore de point d'appui aux marines ennemies, lord Charles Somerset, devenu gouverneur du Cap le 6 avril 1814, proposa le 8 juin 1815 à lord Bathurst, secrétaire d'état des Colonies, d'en prendre possession. « Propre, écrivait‑il, à fournir de l'eau aux navires passant d'Angleterre aux Indes, en Chine et dans la Nouvelle-Hollande, l'île principale occupe une situation particulièrement favorable aux intérêts britanniques ; il est très important qu'une autre puissance ne s'y établisse pas, car en temps de guerre, maîtres de cette escale propice au ravitaillement, des croiseurs ou des corsaires pourraient causer de graves dommages aux  p107 bâtiments qui touchent dans les ports de l'Afrique du sud, à ceux qui vont dans l'Inde ou qui en viennent. » Il ajoutait que « la situation favorable de Tristan avait attiré l'attention du gouvernement français, et que M. Bory de Saint-Vincent, l'un de ses savants (one of their sçavans), avait fortement recommandé son occupation par la France ».

C'était exagéré, mais il est exact que Bory de Saint-Vincent avait écrit dans son Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique, fait par ordre du gouvernement pendant les années IX et X de la Republique (1801 et 1802) que la possession de Tristan assurerait à la France « un refuge à ses vaisseaux en cas d'attaque, une relâche en cas de besoin, un magasin en cas de croisières », et que « ces avantages réunis mériteraient à Tristan da Cunha une certaine attention ».​2

« Si Votre Excellence jugeait convenable d'en prendre possession, comme je le suggère, terminait Somerset, il est certain que sa situation favorable à la pêche de la baleine inciterait plusieurs des habitants du Cap à profiter de la permission qui leur serait accordée de se fixer là‑bas, et une partie de notre garnison pourrait être employée à garder l'île, la relève s'effectuant chaque année ou plus souvent. »

Lord Bathurst répondit le 19 septembre 1815 : « En raison des faits exposés dans votre lettre du 8 juin 1815, relatifs aux îles Tristan, comme ces îles ont toujours été considérées comme des dépendances du gouvernement du Cap de Bonne-Espérance et n'ont pas été occupées ou possédées par une autre puissance, considérez‑vous comme autorisé à en prendre possession de la manière que vous proposez, et prenez les mesures nécessaires à leur défense et à leur sûreté de la manière la moins coûteuse. »

Dans cette dépêche, lord Bathurst commet, on l'a certainement remarqué, une erreur historique. Mieux instruits que lui, nous savons que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, maîtresse du Cap jusqu'en 1795, bien loin de considérer « les îles Tristan comme des dépendances de ce gouvernement », en avait à la suite de deux explorations jugé l'occupation inutile. On remarquera encore la froideur du ton de ce document. Lord Bathurst agrée la proposition de lord Somerset, mais sans le moindre enthousiasme. Comme on va le voir, lord Bathurst n'a jamais été, si l'on peut dire, qu'un Tristanite malgré lui.

D'une autorisation accordée ainsi du bout des lèvres, lord Somerset ne se hâta pas de faire usage ; il laissa passer la fin de 1815 et une partie de 1816 ; peut-être même aurait‑il renoncé à son projet sans l'emprisonnement de l'Empereur à Sainte-Hélène. L'occupation officielle de Tristan en fut la conséquence.

 p108  II

Le surlendemain même de l'arrivée du Northumberland à Sainte-Hélène, le 17 octobre 1815, le contre-amiral sir George Cockburn fit occuper l'île de l'Ascension « pour empêcher les États‑Unis ou une autre nation de s'y installer avec le dessein de favoriser tôt ou tard l'évasion du général Buonaparte ou de toute autre personne retenue à Sainte-Hélène contre son gré ». Tristan da Cunha lui parut, au contraire, trop éloignée pour se prêter au même projet et il ne s'en occupa point. Mais sir Hudson Lowe fut d'un autre avis. Le 31 juillet 1816, le contre-amiral sir Pulteney Malcolm, qui avait, le 17 juin, succédé à sir George Cockburn dans le commandement de la division navale du Cap de Bonne-Espérance et des mers adjacentes, informa lord Charles Somerset qu'il avait reçu l'ordre d'envoyer immédiatement des forces prendre possession de l'île Tristan da Cunha, qu'il était tombé d'accord avec sir Hudson Lowe que la garnison de Tristan devait être fournie par le Cap, mais que, soucieux de ne pas différer l'exécution des ordres reçus, il envoyait à Tristan le capitaine Festing, commandant du Falmouth, avec mission d'y laisser un officier et un détachement de marins jusqu'au jour où ils seraient relevés par des troupes venues du Cap. Effectivement, le 14 août 1816, le Falmouth arriva à Tristan. Le commandant Festing prit possession de l'archipel au nom du roi George III, et fit hisser le drapeau britannique. Trois jours de beau temps consécutifs lui permirent de débarquer tout le matériel nécessaire au détachement laissé sous les ordres du lieutenant de vaisseau Rice, et, le 17 août, il partait pour le Cap.

Lord Charles Somerset apprit avec satisfaction, ainsi qu'il l'écrivait le 24 octobre 1816 dans une phrase embarrassée, « qu'en conséquence de la nouvelle lumière jetée sur la position de Tristan par l'importante charge confiée aux autorités de Sainte-Hélène, des ordres y étaient arrivés pour prendre possession de ces îles immédiatement ».​3

Il répondit à la demande qui lui avait été adressée par sir Hudson Lowe de fournir une garnison, en formant un petit détachement qui fut composé de 35 hommes (8 cavaliers, 19 artilleurs, 8 fantassins), de 3 sergents et de 4 officiers : capitaine Abraham Josias Cloete, commandant en chef, lieutenant d'artillerie Aitchison, lieutenant d'infanterie Atkinson, médecin adjoint Evers. Le corps expéditionnaire ayant pour mission spéciale de mettre Tristan en état de défense, le lieutenant Aitchison avait été choisi à cause de sa compétence  p109 en génie militaire. Le capitaine Cloete, qui était né en 1794 au Cap même, n'avait que vingt‑deux ans. Lord Somerset, qui depuis trois ans l'avait attaché à sa personne comme aide de camp, le qualifie de « jeune officier de mérite éminent et digne de confiance à tous égards ». Cloete ne devait pas démentir les espérances que l'on fondait sur lui. Comme on va le voir, il réussit fort bien dans la mission qui lui était confiée, mais en outre, vingt‑six ans plus tard, en 1842, devenu lieutenant-colonel il accomplit un acte qui fut gros de conséquences : chargé du commandement des forces envoyées du Cap au Natal pour délivrer le capitaine Thomas Charlton Smith, assiégé dans son camp par les Boers, non seulement il conquit le Natal, mais de plus en rejetant les Boers dans l'intérieur du continent, en les coupant de toute communication avec l'océan Indien et par conséquent avec les puissances européennes, il prépara la suprématie de la Grande-Bretagne dans l'Afrique Australe.​4

Le capitaine Dugald Carmichael ayant demandé à accompagner le détachement sans solde et en qualité de naturaliste, lord Somerset « profita avec plaisir des talents spéciaux de cet officier, dans l'espoir que quelque découverte intéressante résulterait de ses recherches ».

Le capitaine Cloete reçut de lord Somerset des instructions, dans les vingt‑trois articles desquelles sa mission était minutieusement détaillée.

« Après avoir relevé l'officier qui occupe l'île actuellement, vous considérerez comme votre devoir principal de maintenir l'occupation des îles au nom de Sa Majesté comme dépendances du gouvernement du Cap jusqu'à nouvel ordre. Vous résisterez par tous les moyens en votre pouvoir et jusqu'à la dernière extrémité à toute tentative faite par n'importe quel particulier ou n'importe quelle nation pour vous déposséder ou pour prendre pied là de manière à empiéter sur votre pouvoir, qui s'étend sur l'ensemble des îles et leurs mouillages.

« Vous vous maintiendrez constamment sur la défensive, vous ferez surveiller avec vigilance les mouvements de tout navire qui s'approcherait de l'île, restant en alerte jusqu'à ce que vous l'ayez reconnu ou qu'il disparaisse.

« Quant aux vaisseaux de guerre étrangers qui mouilleront à Tristan da Cunha, vous vous montrerez à leur égard bienveillant et serviable, mais vous vous tiendrez constamment sur vos gardes pendant leur escale ou leur croisière dans vos eaux, vous ne laisserez descendre à terre qu'un nombre d'individus proportionné à la sécurité de l'île et à ses moyens de défense. Soyez doublement vigilant à l'égard de ceux qui diront vouloir rester à terre la nuit.

 p110  « Dès que vous aurez placé hommes et matériel sous des tentes, vous vous occuperez de la défense des points où l'on peut aborder et mouiller. Vous ferez appel à l'officier du génie pour tracer un plan et exécuter les travaux que vos moyens vous permettront. Dans le plus bref délai possible vous me ferez un rapport sur ce chapitre : vous m'exposerez où et comment l'on peut débarquer et vous me transmettrez l'avis de l'officier du génie sur les travaux qui lui paraissent nécessaires pour mettre notre possession à l'abri de toute attaque. La sécurité de l'île assurée, vous construirez des baraques pour loger matériel, troupes et officiers, et vous en choisirez l'emplacement de façon à ce qu'il soit défilé des attaques venant de la mer. Vous m'en transmettrez aussitôt que possible la description et le plan. »

Lord Somerset ordonnait en outre au capitaine Cloete d'entreprendre des cultures de légumes et de céréales pour faire vivre autant que possible son détachement sur le pays et restreindre sa dépendance économique du Cap. Un journal quotidien des événements notables devait être tenu par le capitaine Cloete, un journal météorologique par le Dr Evers.

III

Le Falmouth quitta Table Bay avec le détachement à son bord le 3 novembre 1816. Deux jours après son départ il éprouva une violente tempête : tous les bœufs, la plus grande partie des porcs et de la volaille logés sur le pont périrent ; les graines de semence furent en grande partie détruites. Il arriva à Tristan le 28 novembre, et, grâce au beau temps, hommes et matériel furent débarqués aisément.

Ces séjours du Falmouth en août et en novembre 1816 ont laissé une trace dans la toponymie de Tristan, puisque la principale baie de l'île porte le nom de Falmouth bay.

Le capitaine Cloete rendit compte de son œuvre à lord Somerset dans deux dépêches respectivement datées du 7 décembre 1816 et du 23 avril 1817. Le camp fut établi sur la plaine nord-ouest, à proximité de la rivière qui la traverse. Les tentes, sous lesquelles logeait la troupe, furent graduellement remplacées par des baraques ; on construisit aussi un grand magasin et une remise pour les chariots. A la fin d'avril 1817, Cloete se proposait de construire une baraque pour les officiers, leurs tentes complètement détériorées par la pluie n'offrant plus qu'un abri précaire. Pour faire communiquer la plage avec le camp, Cloete s'empressa de tracer une route. A la fin d'avril 1817, elle était achevée, malgré le défaut de bons outils, malgré les ravins qu'il fallut franchir et les rochers basaltiques qu'il fallut contourner.

Pour défendre l'île, deux batteries armées chacune de deux pièces au moins furent construites. Par le feu de la première, appelé un peu pompeusement  p111 Fort Malcolm et élevée sur le cap nord-ouest de l'île, la baie de Falmouth était commandée. Si pourtant un ennemi réussissait à débarquer, il tombait sous le feu de la seconde en surgissant du sentier abrupt par lequel seul on peut monter de la plage sur la plaine. Des traces de la première batterie sont encore visibles aujourd'hui.

Pendant ces divers travaux, Cloete se convainquit que les bœufs (quelques‑uns lui avaient été amenés par le brick Alacrity) rendraient plus de services dans l'île que les chevaux, vue que cent ans de colonisation ont confirmée.

Dans l'espoir de faire vivre son détachement sur le pays, il fit débrousser et labourer dix acres de terre (environ quatre hectares) ; il se proposait à la fin d'avril 1817 d'y faire semer du blé, et pensait à doubler dans l'avenir l'étendue de ses champs.

« D'après les observations que j'ai faites, dit‑il, sur l'extraordinaire fertilité du sol, je présume que cette superficie de terre cultivée suffirait non seulement aux besoins d'une population bien plus considérable que celle qui occupe l'île maintenant, mais permettrait d'approvisionner les bâtiments, même nombreux, qui toucheraient ici. »

Il est plein de confiance dans l'avenir de l'escale de Tristan da Cunha. Les navires qui s'y arrêteront « se multiplieront, quand on saura qu'on peut faire aiguade facilement et trouver les ravitaillements nécessaires ». « Parmi les bâtiments (dont le nombre s'élève à près de vingt), qui ont déjà touché ici pendant leur voyage vers l'Extrême-Orient, j'attirerai particulièrement l'attention de Votre Excellence, continue le capitaine Cloete dans sa dépêche à lord Somerset, sur les étrangers, deux Américains, un Français, un Hollandais ; tous ont exprimé leur étonnement que leurs gouvernements respectifs n'aient pas pris possession d'une île placée par la nature, semble‑t‑il, sur l'itinéraire même d'Extrême-Orient et juste au milieu de ce long voyage ».

Il ne méconnaissait pas les défauts du mouillage, mais il proposait de l'améliorer en dispersant à la surface de Falmouth bay quelques corps-morts attachés à des ancres par des chaînes. « Les frais seraient bientôt couverts par un faible droit de port levé sur les navires au mouillage. Amarrés à ces corps-morts, les bâtiments s'échapperaient très facilement à l'approche du mauvais temps, et comme les bourrasques, quoique fréquentes, durent rarement plus de vingt‑quatre heures, ils pourraient soit revenir le lendemain sans beaucoup d'inconvénients, soit, s'ils étaient ravitaillés au préalable, continuer leur voyage, sans perte d'ancre ni de câble. »

D'après le recensement auquel il fut procédé le 7 décembre 1816, la population de Tristan da Cunha s'élevait à 72 habitants, total qui se décomposait ainsi : 1o militaires : officiers 5, sous-officiers et soldats 36 ; 2o population civile : hommes 9, femmes 10, enfants 12.

 p112  L'état sanitaire de cette population fut excellent, ainsi que le capitaine Cloete le faisait remarquer dans sa dépêche du 23 avril 1817 : « Nonobstant l'humidité à laquelle les hommes ont été nécessairement et constamment exposés, j'ai la plus grande satisfaction d'être en droit de vous dire que'à part quelques contusions accidentelles, il n'y a pas eu un seul cas de maladie depuis le début de l'occupation. Les hommes ont été placés dans des circonstances précaires, ils ont été nourris principalement de salaisons ; j'attribue donc ce remarquable état de santé à la régularité du climat et aux habitudes de travail constant acquises par eux. »

Ici encore Cloete avait vu juste, et une expérience presque séculaire permet d'avancer que Tristan da Cunha est une contrée particulièrement saine.

IV

Pendant que le capitaine Cloete travaillait avec entrain et avec une sorte de conviction de fondateur à l'aménagement matériel de Tristan, son camarade, le capitaine Dugald Carmichael, faisait des observations scientifiques. Il les groupa dans un mémoire intitulé : Some account of the Island of Tristan da Cunha and of its natural productions, qu'il communiqua le 16 décembre 1817 à la Société Linnéenne de Londres.​5

En voici une brève analyse. Sur bien des points, d'ailleurs, Carmichael se rencontre avec Aubert Du Petit-Thouars qui avait exploré l'île en 1793. Il considère sans hésitation Tristan comme un ancien volcan. « Quand on examine la structure générale de l'île, dit‑il, on a peu de doutes qu'elle soit dans son ensemble d'origine ignée. Ses solides fondements sont de la lave indubitablement. C'est une couche de lave aussi qui forme le soubassement de la plaine nord-ouest. »

Les deux traits caractéristiques du climat sont la douceur et l'humidité. « Le climat de Tristan est si doux, que les prairies restent vertes toute l'année. On ne voit jamais de neige dans la plaine, et l'hiver ne se manifeste que par une gelée blanche fugitive, incapable de nuire à la végétation. » Du 28 novembre 1816, date de l'arrivée de Carmichael, au 30 mars 1817, date de son départ, il plut un jour sur deux. « La partie supérieure de la montagne est habituellement couverte d'un nuage épais, qui non seulement obscurcit toute l'île, mais encore étend son ombre sur une certaine surface de l'océan. De ce nuage la pluie descend en fortes et longues averses, surtout sur la partie basse de l'île, mais aussi à l'occasion sur le sommet. »

Cependant, malgré ces précipitations abondantes, l'île est pauvrement  p113 pourvue d'eaux courantes. La seule rivière permanente est celle qui traverse la plaine dans sa partie nord. Carmichael attribue cette pauvreté à deux reasons : une partie de l'eau coule rapidement jusqu'à la mer, donnant naissance à des torrents impétueux mais éphémères ; une autre s'infiltre dans les fentes du rocher et reparaît sous forme de sources sous-marines, visibles sur le rivage.

Carmichael fit aussi des observations sur les phoques, les albatros, les pingouins qui habitent l'île ; il dessina quatre spécimens des poissons qui vivent dans ses eaux, et il dressa un catalogue de sa flore, moins riche toutefois que celui établi par Du Petit-Thouars.

Enfin il fut le premier Européen qui donna une description du pic central de l'île. Il en fit l'ascension le 4 janvier 1817 avec le Dr Evers et trois hommes. Après trois heures d'une marche laborieuse effectuée tantôt au milieu de grandes herbes, tantôt sur des roches friables, tantôt au milieu de bois de Phylica, ils atteignirent la base du dôme. Ils traversèrent ensuite un marais garni de joncs, puis des étendues couvertes de fougères. Enfin, en gravissant une arête étroite, ils arrivèrent sur les bords de l'ancien cratère. Sa circonférence est d'environ 1500 mètres. Au nord il a 100 mètres d'altitude de moins qu'au sud. Au fond dort un lac peu profond, d'eau très pure, d'environ 135 mètres de diamètre, sur le bord duquel il est facile de descendre. Bien qu'on fût en janvier, c'est‑à‑dire en été dans cet hémisphère, deux grands champs de neige subsistaient encore. Outre le cratère principal, Carmichael et ses compagnons en virent sur les flancs du volcan d'autres encore depuis longtemps éteints et recouverts de végétation.

Cette montagne est le domaine des grands oiseaux marins de l'Atlantique. Carmichael remarqua qu'en certains points le sol était criblé de milliers de trous, où nichent les pétrels. Une autre partie de la montagne était le canton des albatros. Les albatros noirs construisent avec de la terre des nids qui ont une hauteur de douze centimètres. « Ces oiseaux installés chacun sur sa butte étaient vraiment drôles à voir ; ils ne bougeaient pas plus que des statues. Quand nous nous approchions ils produisaient un bruit singulier en faisant claquer leur bec, et si nous les touchions, ils nous lançaient un liquide fétide. »

V

Pendant que Cloete et Carmichael se livraient à leurs travaux, à Londres le gouvernement discutait sur l'opportunité du maintien d'une garnison à Tristan da Cunha. Des vues furent échangées du 10 au 15 février 1817 entre lord Melville, premier lord de l'amirauté, le contre-amiral sir George Cockburn et lord Bathurst. Lord Melville adressa le 10 février 1817 à sir George Cockburn la lettre suivante :

 p114  « L'an dernier on a donné l'ordre de prendre possession de l'île Tristan da Cunha, et l'un des motifs de cet acte fut la facilité avec laquelle, supposait‑on, une entreprise pourrait être dirigée contre Sainte-Hélène pour permettre à Buonaparte de s'en échapper. Nonobstant les inconvénients il faut se maintenir à Tristan, si le motif que j'ai mentionné offre quelque gravité. Je serais donc très heureux si vous vouliez bien me dire si, à votre avis, il serait prudent, en ce qui concerne la garde de Buonaparte, de nous retirer de cette île et de l'abandonner complètement. »

Sir George Cockburn répondit le lendemain, 11 février 1817, à lord Melville :

« Je n'hésite pas à dire qu'à mon avis l'occupation de l'île Tristan da Cunha n'a pas la moindre importance en ce qui concerne la garde du général Buonaparte à Sainte-Hélène. J'ai estimé indispensable pour nous de posséder l'île de l'Ascension parce qu'elle est située dans la même zone de vent régulier que Sainte-Hélène, dans une zone où le temps est invariablement suffisant, à une faible distance, directement sous le vent, que par conséquent un petit bâtiment peut de Sainte-Hélène l'atteindre avec une sécurité parfaite en trois ou quatre jours. Mais Tristan da Cunha qui est située à plus de vingt degrés au sud de Sainte-Hélène, aucun petit bâtiment ne pourrait tenter avec une réelle chance de succès, de l'atteindre en partant de Sainte-Hélène.

« Passons à l'idée que Tristan da Cunha pourrait être occupée par une autre nation ou par un groupe d'individus dans le dessein d'en expédier des bâtiments qui chercheraient à enlever Buonaparte de Sainte-Hélène : en suivant la même direction que des bâtiments arrivant de toute autre partie du globe, leur voyage, il est vrai, serait un peu plus court, mais je ne vois pas qu'ils aient intérêt à faire cette tentative plutôt de Tristan que d'autres points situés même en Europe ou en Amérique. Ce voyage serait deux fois plus aisé ou plus court entrepris de Benguela ou d'un autre mouillage de la côte d'Afrique, où les bâtiments pourraient se refaire et obtenir tous les avantages que leur offrirait Tristan da Cunha.

« Par suite de ces considérations, Mylord, je me sens autorisé à émettre très nettement et sans hésitation l'avis qu'en ce qui concerne la garde de Buonaparte, évacuer Tristan da Cunha et l'abandonner entièrement, conformément à votre inclination, n'entraînera aucune conséquence. »

Convaincu par cette consultation technique que l'évacuation de Tristan da Cunha ne nuirait point à la sécurité de Sainte-Hélène, le gouvernement britannique résolut d'y procéder.

Le contre-amiral Plampin, qui était sur le point d'embarquer sur le Conqueror, reçut la mission de toucher à Tristan da Cunha, d'y prendre à son bord, puis de transporter au Cap garnison et matériel.

 p115  Par une dépêche datée du 15 février 1817 lord Bathurst informa lord Charles Somerset des décisions arrêtées à Londres.

Par une autre dépêche, en date du 20 février 1817, il ordonna au capitaine Cloete de s'embarquer sur le Conqueror6 avec son détachement :

« Monsieur, l'occupation de l'île Tristan da Cunha n'ayant plus été jugée nécessaire, je désire que vous retourniez au Cap de Bonne-Espérance avec le détachement placé sous vos ordres. Vous aurez l'occasion de partir dans le Conqueror, qui a reçu l'ordre de toucher à Tristan da Cunha au cours de son voyage vers le Cap. » Signé Bathurst.

Le Conqueror arriva à Tristan da Cunha à la fin d'avril ou au début de mai 1817. Le capitaine Cloete embarqua avec le lieutenant Atkinson et la plus grande partie de sa troupe, mais il laissa son second officier, le lieutenant Aitchison, le Dr Evers et quelques artilleurs.

Dans une dépêche datée du 7 juin 1817, lord Charles Somerset annonça à lord Bathurst l'heureuse arrivée du Conqueror à False bay. Il lui exprima en même temps en termes mesurés son regret de la décision prise ; et dans le naufrage de ce qu'il considère comme l'une des idées de son règne de gouverneur, l'occupation de Tristan da Cunha, il cherche à sauver au moins une épave, à convaincre son ministre de la nécessité d'y maintenir le petit détachement que, par défaut de place ou par habileté, le capitaine Cloete n'avait pas ramené sur le Conqueror.

Lord Somerset commença par souligner la bonne impression que l'amiral Plampin a éprouvée pendant son escale à Tristan. « L'amiral Plampin descendit à terre, vit tout ce qui avait été fait, et exprima ses regrets que les ressources et la position de l'île eussent été si peu appréciées. » Au surplus il n'y avait au Cap de bâtiment disponible pour aller rechercher le lieutenant Aitchison.

Enfin, quand lord Somerset a proposé d'occuper Tristan da Cunha, ce n'était point du tout pour que Bonaparte fût mieux gardé à Sainte-Hélène, mais il avait en vue uniquement la sécurité du Cap et celle des navires revenant de l'Inde. « Une nouvelle étude de la seconde partie de la question (la garde de Bonaparte), disait lord Somerset en terminant, semble avoir provoqué les ordres qui me sont transmis, mais comme les premières considérations ne paraissent pas avoir été examinées, comme de lourdes dépenses ont déjà été faites et comme cette occupation de Tristan da Cunha est à mon avis d'une haute importance pour la tranquillité du Cap en temps de guerre et pour la sûreté du commerce de l'Inde, qu'elle coûte peu au gouvernement  p116 du Cap, je me permets d'attirer, une fois de plus, l'attention de Votre Excellence sur le sujet, et je serais heureux d'être informé de sa décision finale. »

Par une dépêche datée du 20 août 1817, lord Bathurst consentit à conserver provisoirement la possession de Tristan da Cunha, mais sous la condition que « les dépenses supplémentaires, résultant du maintien d'un détachement suffisant pour assurer la souveraineté de la Grande-Bretagne, seraient supportés par les ressources du Cap. »

Jusqu'à quelle époque l'occupation officielle de Tristan dura‑t‑elle, nous n'avons pas réussi à le déterminer. D'une dépêche laconique de lord Bathurst du 6 mai 1818 on peut déduire qu'elle n'avait pas encore cessé à cette date.

D'autre part, quand en novembre 1821, les survivants du Blendon Hall, qui avait fait naufrage le 23 juillet précédent sur l'île Inaccessible, atteignirent Tristan après diverses péripéties, le détachement anglais en était parti. C'est donc entre ces deux dates, 6 mai 1818–novembre 1821, que Tristan da Cunha fut abandonnée par les dernières troupes anglaises.

Dans un précédent ouvrage nous avons exposé que pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, il s'est rencontré des hommes d'État anglais qui, bien loin de se montrer favorables à l'accroissement continu des possessions coloniales de la Grande-Bretagne, soutenaient qu'il fallait les maintenir dans des limites restreintes.​7 C'est cette politique d'économie, de réserve et d'abandon qui fut qualifiée du titre dédaigneux de Little Englandism par les impérialistes, promoteurs et défenseurs de la Greater Britain. L'évacuation de Tristan da Cunha, conseillée par lord Melville et par sir George Cockburn, ordonnée par lord Bathurst, fut l'un de ses succès.

Henri Dehérain


Notes de l'auteur :

1 Les documents relatifs à la question ont été publiés par George Mac Call Theal, Records of the Cape Colony, vol. XXI, in‑8°, Le Cap, 1902.

[decorative delimiter]

2 T. III, p317‑318, in‑8°, Paris, an XIII (1804).

[decorative delimiter]

3 La phrase, dans laquelle lord Somerset fait allusion à la détention de Napoléon, mérite d'être citée textuellement : « I find . . . that in consequence of a subsequent consideration of the case, and of the new light which has been thrown upon this position by the important trust confided to the authorities at St. Helena, orders have arrived there for taking immediate possession of these islands. »

[decorative delimiter]

4 Sur ces faits, voir notre ouvrage : L'Expansion des Boers au XIXe siècle, Paris, 1905, 3e partie, chap. V et VI. Cloete s'éleva jusqu'au grade de général et mourut à l'âge de quatre-vingt-douze ans en 1886.

[decorative delimiter]

5 The Transactions of the Linnean Society of London, vol. XII, part the second, in‑4°, Londres, 1818, p483‑513.

[decorative delimiter]

6 Le chirurgien du Conqueror était le Dr Stokoë, qui après son arrivée à Sainte-Hélène donna ses soins à Napoléon, devint pour ce motif l'objet de l'animosité de l'amiral Plampin et de sir Hudson Lowe, fut traduit devant un conseil de guerre et rayé des cadres de la marine anglaise. Voir Frédéric Masson, Les médecins de Napoléon à Sainte-Hélène, in Revue de Paris, 15 octobre 1911, p771 et suiv.

[decorative delimiter]

7 L'Expansion des Boers au XIXe siècle, p334‑345.


[ALT de l'image : HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour : 23 oct 17