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Chapitre II.

Naissance d'un Duc de Berry. — Présages funestes. — Damien : son supplice. — Attendrissement de Louis XV. — Les Maréchales de la Tour-Maubourg et de Balincourt. — Prodige de ressemblance entre elles. — étrange requête de la ville d'Amiens. — Nom d'Artois donné au frère du Duc de Berry. — Motif de cette concession. — M. et Mme Geoffrin. — Les Comtes Poniatowski. — Le poète Danchet et Mathieu Molé. — Lecture de la gazette par M. Geoffrin. — Singulière explication donné par sa femme. — Naufrage d'un missionnaire dans un bassin des Tuileries. — Quiproquo de M. Geoffrin. — Election vénale et scandaleuse d'un roi de Pologne. — Voyage de Mme Geoffrin à Varsovie. — Le Comte de Turpin. — M. du Boccage et la demoiselle Camargot. — L'abbé Prévôt, son portrait et sa fin tragique.


Madame la Dauphine était accouchée d'un prince, et, comme la cour était alors à Choisy-le-Roy, aucune personne de la maison de France ne put assister à la naissance de cet enfant royal. Le courrier qu'on envoyait pour en porter la nouvelle à Paris tomba de cheval à la barrière et mourut de sa chute. L'Abbé de Saujon, qui devait l'ondoyer et qui se rendait à la chapelle du château, tomba, sur le grand escalier de Versailles, en paralysie ; enfin, des trois nourrices arrêtées par le premier médecin de son père, il en mourut deux en huit jours, et la troisième eut la petite vérole au bout de six semaines. Voilà qui n'est pas d'un heureux augure, avait dit le Roi son grand-père ; et je ne sais comment il a pu se faire que je l'aie titré Duc de Berry : c'est un nom qui porte malheur.

Ce même enfant est devenu le Roi Louis XVI.

Je ne vous parlerai pas de l'attentat régicide et du procès de Damien, dont les détails se trouvent partout et dont l'exécution fut une chose abominable en pays chrétien. On l'avait attaché une sorte de plancher, à la hauteur des chevaux qui devaient l'écarteler en lui arrachant les membres ; mais, comme ils ne pouvaient en venir à bout, on en mit huit au lieu de quatre, et rien n'y faisait : on finit par lui détacher, avec des lames de coutelas, les deux épaules ainsi que les cuisses ; après quoi son tronc mutilé resta là, surmonté d'une tête qui parlait encore. On n'a jamais ouï raconter rien de plus affreux. Le Roi fit des cris et s'enfuit quand il en entendit le rapport, et j'ai su qu'il s'était réfugié dans l'oratoire de la feue Reine, où Laborde le trouva disant l'office des morts et priant le bon Dieu pour le repos de l'âme de son assassin. Le Maréchal et la Maréchale de Maubourg1 nous dirent le lendemain que le Roi n'avait pas voulu sortir de son appartement, qu'il avait refusé de faire sa partie, et qu'il avait eu les larmes aux yeux pendant toute la soirée.

A propos de la Maréchale de la Tour-Maubourg, je vous dirai qu'elle ressemblait tellement à la Maréchale de Balincourt que leurs enfans s'y trompaient et que la Princesse de Tingry (Louise de Fay), qui était jeune fille alors et qu'on venait de faire sortir du couvent, les prit une fois l'une pour l'autre. Comme elles avaient aussi les mêmes insignes, environ les mêmes armes, et tout à fait les mêmes couleurs de livrée, il en arrivait continuellement des coq-à-l'âne entre les marchands et les laquais. Il me semblait que le Maréchal de Balincourt aurait bien voulu faire en sorte que la Maréchale de Maubourg voulût s'y laisser tromper. Il se plaignait de ce que sa femme était naturellement désobligeante, et l'on disait que Mme de Maubourg aurait été de meilleur procédé. — Voyez donc comme elle est sèchement contrariante ! disait-il de sa Maréchale, et pourtant je ne l'en aime pas moins ; je ne voudrais pas l'échanger contre deux pareilles ! Il avait l'air d'un Caton, mais le diable n'y perdait rien.

On apprit, quelque temps après la mort de Damien, que le corps municipal et les bourgeois d'Amiens sollicitaient du Roi la faveur de changer le nom de leur ville en celui qu'il plairait à S.M. de vouloir adopter ; et néanmoins, ils prenaient la liberté de lui proposer celui de Louisville. C'était M. Gresset, leur concitoyen, qui leur avait mis la chose en tête, et M. Nicolaï, leur intendant, ne manqua pas d'en faire sa cour, en écrivant là-dessus lettres sur lettres à MM. du Grand-Conseil. Il se trouva que l'Évêque d'Amiens, cent vingt-huitième successeur de saint Firmin, n'y voulut pas accéder ; il écrivit au Roi que le nom de sa ville épiscopale était une de ces propriétés ecclésiastiques qu'il avait juré de maintenir, de transmettre à ses successeurs et de protéger envers et contre tous. Si le premier jugement de son officialité diocésaine était porté devant l'officialité métropolitaine de Reims, il était certain que les bourgeois mayeurs d'Amiens et leur intendant y perdraient leur procès, ou l'autorité royale et l'auguste nom de S.M. pourraient s'en trouver compromis ; enfin tout donnait à penser que l'officialité primatiale de Lyon ne voudrait pas consacrer cette belle imagination de l'auteur de Vert-Vert, adoptée par un intendant flagorneur.

Le Nicolaï s'en vint à Paris pour tenir tête à son Évêque, et ne doutait pas que ses démarches ne fussent très agréables à la cour. On le fit appeler au Grand-Conseil, et voilà que le Roi lui dit de prime abord, devant tout le monde : — On a pendu en Limousin, l'année dernière, un malfaiteur appelé Bourbon, et l'intendant de Limoges ne s'en est pas soucié plus que moi. Comment voudriez-vous que le prélat de cette vieille cathédrale, le successeur des trois SS. Firmin, le Docteur, le Confesseur et le Martyr, ne fût plus Episcopus Ambianensis ? Ce serait une flatterie dont l'adoption me donnerait mauvaise grâce. Retournez dans votre intendance et n'en parlons plus. Je vous recommanderai, Monsieur, de n'en pas rester en moins bons termes avec M. d'Amiens, dont je ne saurais désapprouver la résistance. Il a toujours rendu pleine justice à vos lumières, à votre zèle pour le bien public, à votre affection pour mon service, et je désire que vous viviez ensemble ainsi que par le passé, c'est-à-dire en bons amis.

Les princes ont, comme on sait, beaucoup de raisons pour être en garde contre la flatterie, et, du reste, on a pu remarquer chez M. Beaujon que les financiers n'auraient pas moins de peine à s'en préserver que les rois. A la même occasion de cet attentat régicide, les états d'Artois s'étaient rassemblés sous la présidence de mon fils, premier Baron de la province, et les voilà qui députent auprès du Roi plusieurs notables du second ordre, afin d'exprimer à S.M. leur désolation de ce que le criminel était Artésien, et jusqu'ici la chose était à merveille ; mais ces gentilshommes voulaient absolument nous faire payer le double de ce que la province devait fournir en argent et en hommes pour le service de la couronne, et ceci ne faisait pas plus le compte de la haute noblesse et du haut clergé que du tiers-état. Je fis un Mémoire où je représentai qu'il y aurait conscience à profiter d'une proposition qui nous semblait téméraire, en ce qu'elle devrait porter sur le pauvre peuple, en définitive. Les récoltes de l'année précédente avaient été si mauvaises que l'Évêque d'Arras avait fait remise à ses fermiers et ses vassaux du tiers de ses revenus. Les principaux seigneurs du pays s'étaient cotisés avec l'abbaye de Saint-Wast pour acquérir, faire arriver et distribuer charitablement des grains de semaille aux pauvres laboureurs, et mon fils en avait déboursé plus de mille écus, sans compter l'abandon de ses droits seigneuriaux et du produit de ses terres en labour et forêts pendant six mois. Le Roi répondit bien agréablement à MM. les Députés de la noblesse d'Artois, dont il ne voulut pas agréer les sacrifices, et ce fut pour les consoler qu'on donna le titre de Comte d'Artois au troisième fils de M. le Dauphin.

Comme se fait-il que je ne vous aie encore rien dit de Mme Geoffrin, ni surtout de M. Geoffrin, dont on ne parlait pas assez hors de sa fabrique ? Je vous assure que c'était un objet bien autrement à considérer que Mme sa femme, et je ne crains pas de vous dire que, parmi toutes les choses à remarquer dans leur manufacture des glaces, il n'était pas de machine ou d'ustensile aussi curieux que M. Geoffrin. Son père était un tisserand d'Épinay-sur-Orge, et quand on se demandait à quoi pouvait tenir la suffisance et l'étrange raideur de la femme. — C'est qu'elle a avalé la quenouille de sa belle-mère, répondait la Maréchale de Luxembourg. On disait d'elle à Mme de Lauzun qu'elle était commune comme des pommes. — Ne croyez pas ceci, mon enfant, reprit sa grand'mère (la Maréchale) : cela pourrait vous donner l'idée d'une certaine élégance naturelle ; elle est commune comme des choux. Ladite Mme Geoffrin ne savait pas un seul mot d'orthographe, et pas même ce qu'on ne saurait manquer d'en apprendre à la suite d'un peu de lecture. Elle écrivait Troyes en Champagne au moyen du chiffre 3. — Pourquoi ne dirait-on pas tout aussi bien des zaricots que des artichauds ? répondit-elle aigrement à Marmontel ; et, quand à votre mercuriale sur les navais, vous me la donnez belle ! Ne voudriez-vous point que j'écrive des navois, comme au temps de Jean de Wert ? Apprenez que j'ai prise et que je veux garder toujours l'orthographe de Monsieur de Voltaire !

Le plus illustre de ses anciens familiers avait été M. de Montesquieu, qu'elle appelait toujours le Président chose, parce qu'il ne pouvait jamais trouver aucun nom propre, et qu'il employait continuellement le mot chose en matière de désignation nominale. Elle racontait qu'en arrivant un jour de Versailles et lui rapportant je ne sais quelle nouvelle, il avait dit chez elle, en présence de M. le Contrôleur-Général : — Oh ! la chose est certaine, en vérité ! car je la tiens directement de la grande chose, qui la tenait apparemment du vieux chose... Allons donc !.. l'ancien précepteur du ... chose. Et c'était du Cardinal de Fleury, précepteur du Roi, qu'il voulait parler. Ses autres habitués étaient des aigrefins plutôt que des gens du monde, et des écrivassiers plutôt que de véritables littérateurs. Il est vrai qu'elle avait pour eux des attentions infinies et qu'ils ont été bien payés pour bien parler d'elle. C'est à cela qu'elle employait ses 72,000 liv. de rentes, mais chacun disait que sa table était si mal servie qu'on n'y pouvait manger de rien.

Elle se faisait amener des étrangers tant qu'on en trouvait, mais Walpole disait que la plupart des Anglais ne pouvaient tenir chez elle, à cause de cette fumée d'encens, et d'encens grossier, dans laquelle on respirait péniblement pour peu qu'on eût délicatesse dans la constitution naturelle ou dans les habitudes, et il ajoutait que les nausées, l'étouffement et la suffocation lui prenaient toujours aussitôt qu'il entrait dans cette atmosphère de lourde flatterie. Il racontait notamment qu'à propos de la mort de l'Amiral Bing, Mme Geoffrin s'était mise à dire avec un air d'expérience et d'érudition : — C'est absolument comme ce roi de Portugal qui fit expédier un brevet de généralissime de ses armées à saint Antoine de Padoue. Walpole s'apprêtait à lui demander ce qu'elle voulait dire, quand tout le monde se prit à crier : — Bravo, maman Geoffrin ! Bravo ! c'est un mot sublime ! Elle est charmante ! elle a toujours raison, maman Geoffrin ; elle est incomparable ! Et puis on se mit à commenter cette citation de maman Geoffrin, dont on donnait connaissance à tous ceux qui survenaient, ce qui dura toute la soirée, avec un grand concert de louanges et d'applaudissemens. Volontaire ainsi qu'était Walpole, il se plaignait aussi de ce que maman Geoffrin voulait absolument lui faire adopter ses marchands, ses fournisseurs, et jusqu'à son médecin qui était un écosse nommé Tulloc. — Qu'est-ce que vous avez à dire contre le docteur ? Est-ce que la faculté d'Édimbourg n'a pas toujours été la première de l'Europe ? — Allons donc ! lui répondait Walpole ; au rapport de Scaliger, il n'y avait dans toute l'Écosse, en 1607, qu'un seul médecin, qui était celui de la Reine, et qui était un Français. Il y avait pour Esculape indigène un menuisier, qui saignait tous les bourgeois d'Edimbourg et tous les paysans de la banlieue ; l'affluence des malades était quelquefois si désordonnée devant la boutique de cet homme, que les hallebardiers and les trabans à la cour allaient les disperser en les assommant de coups de bâtons ferrés. Voyez la belle école de médecine ! Walpole aurait pu dire aussi qu'en Angleterre il n'y avait alors que trois médecins, savoir : un Italien, fort habile homme, et deux ânes anglais, superbes à plaisir et mortellement téméraires ; le tout suivant Scaliger.

Il y avait au nombre des favoris de Mme Geoffrin un pauvre gentilhomme polonais qui s'était réfugié à Paris pour esquiver ses créanciers, et qui s'appelait le Comte Poniatowski (son digne fils a été élu Roi de Pologne), lequel Poniatowski voulait toujours connaître et croyait toujours reconnaître tout le monde. — M. Danchet, disait-il un jour à ce rimeur, j'avais déjà l'honneur de vous connaître, et je vous ai certainement vu quelque part. On découvrit que c'était dans les épigrammes de J.-B. Rousseau.2 Et, comme il recherchait une autre fois dans quelle maison il avait déjà vu le Président Molé, il se trouva que c'était à la Fête-Dieu des Gobelins, sur une tapisserie. — Dites-moi donc, ma chère Mme Geoffrin, lui demandait un jour le Chevalier Rutlidge qui revenait des Indes, dites-moi donc ce que vous avez fait d'un gros bonhomme à qui personne ne parlait et qui mangeait sans rien dire au bout de votre table. Je ne le vois plus chez vous et je n'ai jamais su qui c'était. Elle lui répondit : — C'était mon mari ; il est mort.

Quant à ce mari de l'illustre Mme Geoffrin, il est assez connu qu'il ne lisait autre chose que le dictionnaire de Bayle, et les deux colonnes à la suite sans avoir égard à cette barre qui divise les pages, d'où venait qu'il y rencontrait des obscurités impénétrables. Mais ceci ne l'empêchait pas de recommencer la même lecture aussitôt qu'il avait achevé le dernier volume ; il observait seulement que ce livre philosophique était rempli de choses incompréhensibles, avec des répétitions à n'en pas finir. Il avait vu dans la gazette que le Roi de Prusse avait pris perruque, en Moravie. — Il n'y a pas, disait-il, une seule carte de ces pays-là qui vaille, et Perruque ne s'y trouve marqué dans aucun endroit. — Suivez-y le cour des rivières et cherchez sur la Nuque, lui dit Mme de Tencin ; ce qui me fait souvenir qu'à l'occasion du retour de M. de la Fayette et de son ordre américain de Cincinnatus, l'Abbé d'Espagnac avait demandé : — Quel est donc ce saint-là ? Votre père lui répondit que c'était un Bienheureux de la même légende et du même calendrier que Ceinturon.

M. Geoffrin vint annoncer un jour à Mme Geoffrin qu'on avait surpris le grand bassin des Tuileries dans le lit de la rivière. — Attendez donc, lui répondit-elle, je vois ce qu'on a voulu vous dire, et ce sera sans doute une allusion malicieuse à ce capucin qui vient de se noyer en traversant le jardin des Tuileries par le brouillard. Il avait marché sur sa robe et s'était fendu la tête en tombant sur le rebord de ce grand bassin, de sorte qu'il s'est noyé sans se douter de rien, comme il aurait fait dans son crachat, le pauvre bonhomme ; et ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il arrivait de faire le tour du monde en qualité de Missionnaire et d'Aumônier d'un Amiral espagnol. Elle avait des explications pareilles à donner sur toutes choses, ce qui faisait dire à M. de la Ferté-Imbault qu'elle avait réponse à tout, hormis à qui va là ? En lisant un jour une gazette, ou les premières lignes des trois colonnes de je ne sais quel dictionnaire, M. Geoffrin découvrit que la sœur de Madame la Dauphine avait un prénom ridicule ; et quand on le fit s'en expliquer, il se trouva qu'au lieu d'Albertine, il avait lu Libertine. C'était, du reste, un très bon homme ; il était patient, infatigable ; il vivait de peu ; j'avais dit de M. Geoffrin qu'il avait toutes les vertus de l'âne.3

Je ne vous ai rien dit non plus de Madame du Boccage, auteur de la Colombiade, et non plus de notre ami, le Comte de Turpin, traducteur des Commentaires de César. Commençons par le Comte, et puis je vous dire quelques mots sur notre bergère Doricléa : c'est le nom sous lequel Mme du Boccage avait été reçue à l'Académie des Arcades de Rome.

Le Cte de Turpin de Crissé, lieutenant général, et connu sous le nom du beau Turpin,4 était un homme remarquable par ses talens militaires, son caractère emporté, son esprit naturel et ses bizarreries. Il se piquait d'une grande franchise, avec les ministres surtout, mais cette franchise dégénérait souvent en brusquerie pour ses égaux et même en propos tellement offensans qu'il en résultait des querelles et des duels interminables. Toutefois la grande naissance et le vrai mérite de M. de Turpin, son dévouement au Roi, sa générosité, sa belle et noble figure, sa force remarquable, et ses succès à la guerre ainsi qu'auprès des dames, l'avaient placé dans le monde à la tête de ce qu'il y avait eu de plus brillant et de plus recherché. On racontait de sa jeunesse une quantité d'aventures plus folles et plus hardies l'une que l'autre ; il s'en était toujours tiré avec bonheur ; et, si les rieurs étaient restés de son côté, il n'en avait pas toujours été ainsi pour la raison ni le bon droit.

Louis XV aimait beaucoup le Comte de Turpin, et S.M. s'était arrêté chez lui (à Esgligny) pendant quelques heures au retour d'une partie de chasse. Il examinait de la terrasse du château les prairies qui s'étendaient à perte de vue, et S.M. louait grandement la beauté des bestiaux nombreux qu'on voyait dispersés sur ce pâturage. — Ah ! oui, dit le Comte de Turpin, mes vaches mangent mon herbe, mais elles me donnent du lait excellent, du fumier et ma provision de fromage ; différentes en cela de certaines bêtes qui vivent aux dépens de Votre Majesté, et qui ne lui rapportent rien. »

Le Comte de Turpin avait pris en aversion à peu près tous les ministres du Roi Louis XVI, et surtout M. Necker ; tous ses gens partageaient la malveillance du maître, ainsi qu'il arrive souvent, et son cocher ne manquait jamais l'occasion de passer ou de couper la voiture de ce contrôleur. Un soir, et c'était sur la route de Versailles, le malin cocher reconnaît le carrosse de M. Necker, et prend si bien son temps qu'il l'accroche avec violence. Le ministre, furieux de ce choc inattendu, s'élance à sa portière, et demande avec vivacité quel est le maladroit qui se permet une telle insolence, et si l'on n'a pas vu ses lanternes. — On les a prises pour des vessies, lui répondit M. de Turpin en levant la glace de sa voiture. Le ministre, qui reconnut le vieux Comte, s'enfonça dans sa berline et ne parla de rien.

Il était toujours fort occupé de sa traduction des Commentaires de César sur l'art de la guerre ; ce travail employait la meilleure partie de ses matinées ; et puis, comme de juste, il pensait continuellement le reste du jour, tellement qu'il en parlait à ses amis, aux indifférens, et surtout à son fils, qui, respectueusement soumis, écoutait paisiblement les commentaires sur les Commentaires, tout en trouvant quelquefois les digressions un peu longues. Cependant, quoiqu'il fût déjà marié et qu'il fût à son ménage à l'autre bout de Paris, le Marquis de Turpin venait régulièrement voir son père à la fin de chaque matinée, espérant toujours que quelque visite pourrait le faire sortir d'embarras en lui sauvant la lecture d'un nouveau chapitre de Jules-César.

Un jour il arrive au moment où le valet de chambre de son père faisait les apprêts de sa barbe ; et, tout en se laissant savonner le menton, le vieux général gronde un peu son fils d'être arrivé si tard, car il aurait pu lui lire le chapitre des catapultes qu'il avait terminé la veille, et dont il était persuadé que le Marquis aurait été pleinement satisfait ; le jeune homme regretta de n'avoir pu sortir plus tôt, la partie fut remise au lendemain. — Mais si tu voulais attendre un quart d'heure, ma barbe sera bientôt faite, et je te lirais mon chapitre. — Mais, mon père, c'est que M. de Gontaut m'attend aux Champs-Élysées, où nous devons monter à cheval à trois heures. — Eh bien donc, soit pour demain... Mais en regardant fixement son fils : — Mon ami, vous n'avez pas fait votre barbe aujourd'hui. Comment osez-vous sortir ainsi ? Je ne veux pas que vous vous fassiez voir avec une barbe de la veille, ainsi qu'un bourgeois ! Otez votre cravate, mettez-vous à ma place, et Francisque va vous raser ; pendant ce temps-là je vous lirai mon chapitre sur l'emploi de la catapulte et du bélier dans les opérations obsidionales.

Voici maintenant quelques lignes de biographie sur « Honorable et scientifique personne Marie-Anne-Éléonnore Le Page de Mautort, membre de l'Académie des Arcades de Rome et de celle des Jeux floraux de Toulouse, veuve d'Honorable homme Henri Ficquet, Sieur du Boccage, et Franc-Bourgeois de Rouen, l'un des Custodes héréditaires et porteurs des reliques de Saint-Ouen, Marguillier-né de ladite église, Receveur des tailles de la ville de Dieppe, et depuis, vivant noblement de ses biens et rentes en celle de Paris. » Vous voudrez bien remarquer que les bourgeois notables ont leur protocole aussi régulièrement tracé et tout aussi rigoureusement suivi que celui des plus grands seigneurs.5

A cela près de son esprit supérieur et de parfaite beauté, Mme du Boccage n'avait certainement aucun rapport avec le traducteur des Commentaires, à côté de qui je l'ai placée sans savoir pourquoi. Elle n'a rien de belligérant ni de stratégique, et c'est assurément la plus candide et la plus paisible bergère de l'Arcadie romaine.

Voltaire lui mandait un jour que les lettres qu'elle écrivait étaient bien supérieures à celles de Miladi Montaigu, ce qui n'était pas lui faire un grand compliment ; il aurait pu mieux dire, et je vous assure qu'après les lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon, je n'en ai jamais lu de plus spirituellement judicieuses et dont la lecture m'ait paru plus attrayante que celles de Mme du Boccage. La plupart de ses ouvrages ont été traduits en italien, en espagnol, en anglais, en allemand, et, qui plus est, en polonais ; mais ses lettres écrites de Rome ont toujours été, suivant moi du moins, sa meilleure composition littéraire, et je ne doute pas que la postérité ne les considère avec une grande distinction.

Il y a de fort belles choses dans sa Colombiade ; il y a du talent et de nobles pensées bien rendues dans sa tragédie des Amazones et dans son poëme d'Abel ; il y a surtout dans tous les ouvrages de cette illustre personne une expression de simplesse admirable et de modestie charmante ; il y règne un parfum de dignité vertueuse et polie qui fait respecter l'auteur et qui le fait aimer ; il me semble qu'avec un cœur honnête et pur on ne saurait lire Mme du Boccage sans éprouver un sentiment de véritable affection pour une femme aussi naturellement gracieuse : gracieuse et naturelle à la mode du temps, bien entendu ; vous voudrez bien nous passer la houlette et la coudrette.

Fontenelle disait qu'elle était comme une belle montre bien réglée, dont l'intérieur agit avec une rectitude parfaite, et dont le cadran, non plus que la boîte émaillée de fleurs, ne laisse jamais apercevoir aucune agitation.

— Pourquoi ne parleriez-vous pas aussi, lui dit Voltaire, de ces deux trous pour la clef de montre, avec des pivots en diamant ? Ce serait pour les yeux.

— Oh ! je n'ai pas le génie des allusions métaphoriques à ce point-là ; mais je vous connais, lui répliqua Fontenelle : vous n'allez pas manquer de m'attribuer cette belle hyperbole, et vous allez dire partout que j'ai comparé les beaux yeux de Mme du Boccage à deux trous dans une montre. Ce ne sera pas la première galanterie de ce genre-là que vous m'aurez faite ; mais ne vous en gênez pas, disposez de la réputation de mon peu d'esprit ; il est au service du vôtre, et je vous baise les mains en tout humilité.

On ne saurait s'imaginer combien Voltaire était importuné, jaloux et malheureux de la gloire de Fontenelle. Hélas ! il en est de la renommée de Fontenelle aujourd'hui comme de celle de Mme du Boccage, et je pense bien que la gloire de Voltaire sombrera sous voiles au bout de quelque cinquantaine après son décès. Rien n'est stable ici-bas, hormis l'instabilité, a dit l'apôtre saint Jacques.

Mme du Boccage a vécu pendant quarante ans sur un piédestal et sous un dais, au sommet du Parnasse, au milieu d'un nuage d'encens pindarique. Elle a toujours vécu dans cet empyrée d'adulations universelles ainsi que M. de Marigny pendant la faveur de Mme de Pompadour, c'est-à-dire avec une simplicité toute modeste et quasi craintive. On disait alors qu'ils s'aimaient beaucoup, un peu trop peut-être ; et, quoi qu'il en fût, personne ne les a connus sans les aimer et les estimer, sinon pourtant votre tante de Guesclin, qui me reprochait toujours mon indulgence à cette occasion-là. — Mais c'est vous qui faites du scandale et qui péchez, lui disais-je ; et, quand on n'aperçoit rien de répréhensible, c'est la réprobation qui scandalise et qui se tourne en péché mortel, à ce que dit Tertullien. Mon Dieu ! c'était une sainte femme (cette Comtesse), et je n'en disconviens point, mais c'était une sèche et revêche personne ! Imaginez qu'elle avait refusé de marier sa fille, aujourd'hui Mme de Gèvres, avec le Marquis de Sesmaisons,6 parce qu'il avait fait (quatre ans passés) des amourettes avec la demoiselle Camargot, dont je vous parlerai tout à l'heure ; et de plus encore elle avait refusé de rendre le salut à Mme de la Tournelle, au château de Bellevue, dans le propre salon de Mesdames !... Que voulez-vous, mon enfant ? les dévotes ont la tache originelle aussi bien que les autres, et tout ce que la piété peut faire de mieux sur nos défauts naturels, qu'elle ne saurait dénaturer, c'est de les atténuer. Celui qui a voulu que la chenille naquit sur les fleurs a permis que l'austérité produisit l'intolérance, et quelquefois la pruderie, ce que j'aime encore moins.

Mme du Boccage avait inspiré la passion la plus violente à l'auteur de Manon Lescaut, l'Abbé Prévost d'Exiles, qu'elle ne pouvait endurer ni souffrir à titre d'amoureux ; et c'est, je crois bien, le seul personnage qui se soit jamais permis de mauvais propos contre elle. J'ai rencontré deux ou trois fois pendant ma vie cet Abbé Prévost, lequel, au reste, vivait assez tristement et n'allait guère autre part que chez ses deux amis M. Riquet de Caraman et M. Huguet de Sémonville, conseillers à la table de marbre et grands protecteurs de la littérature au rabais. C'était un gros homme à figure sombre, avec une voix lugubre ; il était assez bien vêtu pour un auteur de son temps. On racontait de lui des choses étranges, et notamment qu'il mangeait du tabac d'Espagne avec le melon, ce que faisait toujours la douairière d'Orléans, et ce que j'ai vu faire, au surplus, à M. le Maréchal de Saxe, au fameux repas qui lui fut donné par les gens de l'Hôtel-de-Ville de Paris après la bataille de Raucoux. Je n'ai jamais ouï dire de l'Abbé Prévost qu'il eût tué son père, soit par inadvertance ou soit autrement, et, d'après les éclats d'hostilité qu'on entendait bruire incessamment contre lui, je crois bien qu'on n'aurait pas manqué de lui reprocher un pareil méfait s'il en avait été coupable. Tout ce que je sais de plus calamiteux sur l'Abbé Prévost, c'est qu'il est mort d'une horrible manière. Il avait été saisi d'apoplexie dans le bourg de Royaumont, non loin de Chantilly ; il fut transporté chez le curé du village, où le Baillif des Moines arriva pour instrumenter de sa profession, et d'où ce justicier de malheur envoya requérir le chirurgien de l'abbaye pour venir procéder à l'ouverture du corps, afin qu'il ne manquât rien à la perfection de son procès-verbal. Il n'était pas mort et mourut sous le scalpel. Il y avait toujours eu quelque chose de cela dans la physionomie de ce malheureux homme, dans ses regards sinistres et dans sa voix sourdement lamentable. Quant à la demoiselle Camargot, danseuse de l'Opéra, je vous dirai qu'on avait prodigieusement parlé d'elle à propos de Mme du Boccage, à qui cette fille avait fait une rude impertinence en allant s'asseoir à côté d'elle, à l'Académie française, un jour de Saint-Louis, où l'on espérait voir arriver le Cardinal Passionnéi, qui n'y vint pas, attendu qu'il était mort le matin. La situation de Mme du Boccage était si pénible, elle en parut si troublée, et le scandale en fut si grand que M. le Maréchal de Bellisle alla lui donner la main pour la conduire (à défaut d'autres places) au fauteuil vacant de l'Évêque de Senlis, où cette dame, après force révérences, eut l'insigne honneur de siéger parmi les quarante immortels, entre MM. de Nivernais et Bitaubé. Elle en parlait toujours avec un air d'humilité bienséante et de reconnaissance infinie pour MM. les Académiciens. Les Nouvelles à la main ont assez parlé de cette aventure et de la demoiselle Camargot, qui, du reste, n'en fut pas moins embarrassée que Mme du Boccage et ne s'en consola jamais. Au bout de quelques mois elle fut obligée de quitter le théâtre, où elle ne pouvait plus se montrer sans être sifflée. On a toujours parlé de Mlle Camargot comme étant la première personne qui se soit avisée de porter des souliers sans talons ; et, du reste, on dit qu'elle avait fini par aller s'enfermer aux Filles-Repenties de la rue Saint-Jacques.7


Notes

1. Jean-Hector de Fay, Baron de la Tour, de Maubourg, et d'Unières en Velay, Maréchal de France, Chevalier des ordres et Gouverneur de Saint-Malo. Sa femme, Marie-Anne de la Vieuville, était sœur de Mme de Parabère, et belle-fille de ma tante Marie-Thérèse de Froulay, Comtesse douairière de Breteuil, laquelle avait épousé le Marquis de Vieuville, ainsi que je vous l'ai dit plus tôt. (Note de l'Auteur).

2. « Je te vois, innocent Danchet,
          Grands yeux ouverts, bouche béante. »

3. Mme Geoffrin vient d'aller à Varsovie pour y faire une visite à ce roi Poniatowski à qui jadis elle avait prêté quelque milliers de francs pour l'empêcher de rester en prison. Quelle élection dérisoire et quelle promotion scandaleuse ! Une créature de la Czarine Catherine d'Aubalt, un protégé de Mme Geoffrin née Rodet ! Triste couronne des vieux Jagellons et malheureuse Pologne ! (Note de l'Auteur)

4. Lancelot Turpin des Sires de Crissé, Comte de Janzey, Vicomte et Baron d'Ingrande, Esgligny, Nonancourt et autres lieux, inspecteur général des hussards et Mestre de camp du régiment de Turpin, grand'croix de l'ordre de Saint-Louis, etc. étant veuf de Gabrielle de Lusignan-Lezay, morte en 1755, il avait épousé, en 1759, Bénédicte-Sophie de Loëwendall, fille aînée de Waldemar, Comte de Loëvendall et de l'Empire, Maréchal de France et Chevalier des ordres du Roi. (Note de l'Auteur)

5. Ils ont presque tous des armoiries, en vertu de quelque charge éligible et municipale qui aurait conféré certins priviléges de la noblesse à quelqu'un de leurs auteurs. Il est vrai qu'on reconnaît aisément ces armoiries, qui ne sont presque jamais composées suivant les règles héraldiques, attendu que M. le juge-d'armes de la Noblesse de France ne veut pas s'en mêler. Il se contente de leur décocher une ordonnance de réforme ou d'interdiction lorsqu'elles se produisent en similitude avec les armes d'une ancienne famille. On y voit souvent des rébus à fond bleu, et le plus souvent une profusion de ces pauvres petites pièces qui mettent la Marquise de Lhospital en si méchante humeur. (Note de l'Auteur)

6. C'était le père du Comte et du Vicomte de Sesmaisons d'aujourd'hui, lequel avait épousé Mlle de Solar-Lafontaine, qui, ce me semble, devait être la nièce de Bailly de Solar, Ambassadeur du Roi de Sardaigne à Paris. Ce sont des gens de qualité. Chérin parlait toujours de je ne sais quel testament d'un Duc de Bretagne qui lègue une terre à un de leurs ancêtres avec cette clause latine ne tanta Domus pereat, et c'est de là qu'ils ont pris la devise de leurs armes. J'aurai souvent l'occasion de vous reparler de ces deux aimables frères. (Note de l'Auteur)

7. Marianne Cupie, née à Bruxelles vers 1708, morte au couvent des Dames-Saint-Michel en 1770. Dernièrement un collecteur d'autographes à trouvé bon de nous présenter le père de Mlle Camargot comme un gentilhomme français et même un Baron de Basse-Bretagne, où personne n'a jamais ouï parler de la baronnie de Camargo, tandis que c'était un ancien maître de danse flamand appelé Juste Cupie, dit Camargot et non pas Camargo, lequel avait été condamné, pour avoir volé de l'argenterie chez le Marquis d'Asche à Bruxelles, au bannissement perpétuel après six mois de prison, par sentence du conseil supérieur de Brabant en date du 14 mars 1729. (Voyez Biographie des Artistes belges, pag. 163.) (Note de l'éditeur)


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