Louis-Philippe d'Orléans. — Sa biographie. — Son jugement, sa condamnation, ses derniers momens et son supplice.
J'ai vu pendant l'espace d'un siècle, ou peu s'en faut, cinq générations se succéder dans une famille ; et cette famille était, pour ainsi dire, abîmée dans l'excès des prospérités humaines. On n'y songeait qu'au plaisir et au profit ; on n'y pratiquait aucune vertu ; on y donnait l'exemple de tous les vices ; on n'y parlait jamais d'honneur et toujours d'argent.
Si parmi les hommes en évidence il s'en trouvait de si décriés qu'ils fussent repoussés et comme reniés par leur famille, celle-ci les admettait parmi ses officiers ou ses familiers.
Quand un ecclésiastique avait souillé la pureté de sa robe, il devenait l'ami de la maison.
Une femme qui s'était dégradée par les plus honteux désordres était certaine de s'y faire admettre. Elle y régnait, elle y parlait haut et ferme ; elle y faisait entendre, à l'instar des maîtres et des habitués de cette maison, des paroles de joie cynique, avec des éclats de ce rire forcé dont les honnêtes gens s'attristent toujours.
Si la débauche et la honte avaient été mises au concours, c'est à cette famille et à cette société que l'opinion publique en aurait décerné le prix.
A pareil scandale, il fallait une peine afflictive ; un enfant naquit : c'était la dégradation visible et l'opprobre manifeste ; c'était la punition du ciel incarnée ; et toutefois les parens et leurs amis s'enorgueillirent et se réjouirent autour de ce berceau.
Pendant son enfance, on essaya de cacher combien il était vicieux, malfaisant et lâche. Il mentait pour le plaisir de mentir : et savez-vous ce que faisait cet enfant qui nageait dans l'abondance ? Il dérobait ses valets ; il leur volait de petits bijoux, du linge, des pièces de monnaie, et jusqu'à des papiers, qu'on a trouvés cachés dans sa garde-robe.
Lorsqu'il eut atteint l'âge de discernement, il se mit à dire à ses précepteurs : — Allons donc ! ma mère en a fait bien d'autres ; et vous savez bien que je ne suis pas le fils de monseigneur....
Quand on vit qu'il allait épouser la plus pure et la plus noble fille de France, on disait chez lui : C'est très bien, ce sera la plus riche héritière du pays.... Du côté de la jeune fille, on en frémissait d'épouvante ; mais le Roi le voulut !
Cette malheureuse épouse avait un frère. Il mourut jeune et sans enfans : c'était dans l'ordre.
Il se trouva que le défunt laissait une veuve à laquelle on devait payer un gros douaire, et cette belle-sœur fut assassinée.1
Un écrivain, ou pour mieux dire un observateur de ce temps-là, fit imprimer la phrase suivante : « Il y a des familles où la soif héréditaire de l'or est tellement inextinguible, que les accidens les plus tragiques et les plus imprévoyables arrivent toujours, et tout justement à propos pour les enrichir. » Cet écrivain eut le même sort que la riche douairière.2
Comme ce jeune homme était naturellement cruel, il était lâche ; et dans une occasion d'éclat, où sa naissance et son ambition l'avaient forcé de se montrer, il ne s'était fait remarquer que par une suite de lâchetés inouïes.
Par un calcul d'artifice et d'ambition vaniteuse, il feignit d'éprouver un amour passionné pour la plus aimable et la plus puissante Princesse de la terre. Il n'en obtint que du mépris. Mais bientôt après, il se répandit universellement un libelle affreux contre cette Princesse, et c'était cet homme qui l'avait fait imprimer dans sa maison, et c'était lui qui en avait payé les deux auteurs.
Ce fut avec le souvenir de ses vertueux mépris que la chute et la mort sanglante de cette femme, et celle de tous ces plus proches parens, fut résolue.
Il avait fait de son habitation principale un lieu de prostitution, de crapule et de filouterie. — Arrêtez-vous, lui dit un de ses conseillers, l'opinion se prononce contre les moyens que vous prenez pour augmenter vos revenus.
Il répondit à cela : — Je fais plus de cas d'un petit écu que de l'estime publique.
Son père, ou le mari de sa mère (s'il est permis de s'énoncer avec autant d'abjection que la mère et le fils), son père avait ordonné qu'on l'enterrât dans l'église de Saint-Port, à côté de la Dame du lieu.3 En entendant lire en grande cérémonie cet article du testament de son père, il éclata de rire, et s'écria : — Je t'en souhaite !... Un des principaux officiers de sa maison fut tellement choqué de son irrévérence et de sa trivialité, qu'il envoya deux heures après la démission de sa charge.4
Pour obtenir une mission d'estime et de confiance politique, il alla dans une province afin d'y jouer d'hypocrisie. Il y promit tout ce qu'il fallait, il y souscrivit, il y jura tout ce qu'on voulut. Il s'est parjuré huit fois dans l'espace de trois années.
Le nom qui lui avait été transmis allait toujours s'amoindrissant, et lui parut encore un fardeau trop pesant pour lui ; il échangea son misérable nom contre un sobriquet dérisoire ; ensuite il s'en fut déclarer, dans un lieu public, qu'il était le fils d'un cocher.
Sa femme avait quitté le domicile conjugal et s'était réfugiée sous le toit paternel où il la faisait poursuivre par des arrêts, des sentences vénales, et la faisait pourchasser par des recors. Il a dénoncé son beau-père ; il a sonné contre lui le tocsin de l'animadversion révolutionnaire ; il a torturé la digne fille de ce vertueux prince, en l'attaquant dans la juste fierté de son rang, dans sa dignité d'épouse, dans sa piété filiale et ses sentimens maternels ; dans sa tendresse de mère chrétienne et prévoyante....
Nous l'avons vu renier sa famille et la religion de ses aïeux. Nous l'avons vu participer à tous les décrets d'une impiété délirante, à tous les actes les plus effrénés du terrorisme. Il a voté pour toutes les mesures de spoliation les plus iniques, il a souscrit sans honte et sans remords à toutes ces lois de sang qui sont venues déchirer le sein de la patrie. Il a figuré servilement, il a voulu pontifier à l'autel de la Raison dans le sanctuaire de son ancienne paroisse.... Enfin, pour terminer la série de ses turpitudes et celle de ses crimes, il a eu l'affreux courage d'envoyer à l'échafaud le plus vertueux, le plus indulgent et le meilleur des humains.
Ce misérable ambitionnait un trône : il achetait l'usurpation comme il aurait fait d'un riche héritage, au poids de l'or et des crimes ; et ce fourbe osait dire au grand jour de la tribune, à la face de ces conjurés qu'il soudoyait : « Je dévoue à la mort tous ceux qui attenteraient à la souveraineté du peuple. » (Malédiction qui, du reste, s'appliqua sur lui et sur tous ses complices.)
On n'a rien vu dans l'histoire, et j'espère qu'on n'y verra jamais rien d'égal à cet excès d'opprobre.
Les années auront beau s'accumuler et s'écouler, le torrent des siècles aura beau rouler sur la fosse de ce régicide et sur tout ce qui pourra survivre de sa maison, ce sera toujours la postérité d'un cadavre enseveli dans la boue. C'était depuis long-temps une race perverse et dissolue dans la corruption : elle était déjà comme écrasée sous le poids de cinq générations infâmes ; et la voilà qui se montre à nous souillée de meurtre !... et quelle a été sa principale victime encore ? O grand Dieu ! le Roi très-Chrétien, l'Oint du Seigneur et le fils aîné de l'Église !... Mon ami, quand une famille est tachée de son propre sang, la mémoire de l'assassinat est ineffaçable ! la splendeur de son origine est dénaturée pour être enfouie dans un abîme de fange ; et vous verrez que son nom restera l'horreur du monde !
Il est écrit au livre de la Sagesse, et n'oubliez point ces divines paroles : « O mon fils n'approchez jamais de la demeure de l'impie ; la honte et la malédiction sont cachés dans ses fondemens. »
Au printemps de l'année 1793, environ trois semaines après la funeste mort du Roi, il y avait dans un cabinet reculé du palais d'Orléans, deux hommes établis devant un large guéridon d'orfèvrerie.
On voyait sur le tapis de velours vert qui était enchâssé dans cette table, un rouleau de bons-au-porteur, un monceau de pièces d'or et des cornets fleurdelisés. De somptueux rideaux étaient soigneusement fermés à la clarté du jour, ainsi que les volets richement dorés de cette petite chambre. Elle étincelait à la lueur de cent bougies parfumées de cassia. C'était une journée radieuse, et les premiers rayons d'un soleil de printemps ; il allait sonner deux heures après midi ; mais telle était la coutume du logis, la volonté du maître, et ces deux hommes étaient occupés à jouer au creps.
Un des partenaires était dans la force de l'âge, et d'assez grande taille ; mais il était déjà chauve et grisonné. Ses cheveux poudrés se collaient tout à plat sur se joues vineuses et sur son front couvert de pustules. Il commençait à devenir obèse, et l'on voyait à son frac échancré, à son pantalon collant, en peau de Meudon, à ses bottines à retroussis jaunes, et tout le reste de son costume à prétention, que c'était un ancien anglomane, en engoué de Londres, un homme de clubs et de jockeys, de cheval et de pari : c'est tout dire en fait de sotte espèce de gens. Quant à l'expression de ses yeux ternes et glauques, où l'on pouvait démêler au même degré l'impuissance du crime et l'indifférence du remords, et quant à ses regards qui fuyaient toujours obliquement devant un coup-d'œil ferme, je vous assurer que ce n'était pas là des yeux ni des regards humains !
L'autre joueur de creps était un ancien millionnaire à l'air suffisant et familier ; une petite figure de belette ou de furet sexagénaire, à physionomie sensuelle et superficielle. Il était proprement vêtu de ratine brune, et tous ses boutons étaient des médailles ou des monnaies de la république française, entourés d'un cercle d'émail aux trois couleurs. Il avait aussi des bas de soie tricolores, à dessins chinés, et de plus, cet élégant révolutionnaires avait une belle touffe de rubans satinés à son chapeau de fin castor, en guise de cocarde. Il était trop décemment ajusté, trop soigneusement épinglé, pour se mêler avec des Sans-culottes : un franc jacobin ne s'y serait pas laissé méprendre, et c'était une véritable figure de modéré. Il et arrivé plusieurs fois que des patriotes à 40 sous l'ont assailli dans les rues ; et comme il ne pouvait se résigner à s'habiller à la carmagnole, il avait fini par ne plus oser sortir de chez lui. Il se bornait à prendre l'air sur un grand balcon, car il n'avait pas conservé la jouissance de son beau jardin, dont on avait fait un lieu d'exercice et de récréation pour les Enfans de la Patrie. Je dois vous dire aussi qu'il avait fait appliquer un buste de Marat, avec un écriteau patriotique et force drapeaux civiques, sur la façade de sa maison, ce qui ne l'a pas empêché d'aller à la guillotine ; et du reste, on a toujours dit que dans sa détestable comédie du Modéré, c'était lui que l'acteur Monvel avait eu l'intention de mettre à la scène. Je suis bien aise de vous avoir montré les bons effets du modérantisme, et je m'en retourne au Palais-Royal.
— Nous continuerons notre partie après dîner, dit ce personnage en posant le cornet ; voilà, poursuivit-il en dissimulant une envie de bâiller et faisant sonner une de ses montres, voilà qu'il est deux heures et trois quarts à l'horloge du petit Luxembourg, qui est la meilleure de Paris, sans contestation ! Quand on peut faire autrement, il ne faut jamais se désheurer ; ça n'est point sain.
On leur apporta chaudement et l'un après l'autre, une vingtaine de plats exquis, qu'on plaça tout uniment entre eux deux, sur cette petite table, et voilà qu'il arrive une sole frite....
— Assaisonnez-la, c'est un service que vous me rendrez, dit l'homme bourgeonné à son convive. J'ai remarqué que toutes les fois que je dîne sur le bout du banc, comme aujourd'hui, Rousseau ne se donne pas la peine de faire mon service, et il manque toujours quelque chose à me soles frites ; apparemment que les autres ne savent pas s'y pendre ? ......... Mais j'entends parler dans le premier cabinet.... Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui peut faire qu'on veuille entrer pendant que je dîne ?...
C'était le citoyen Merlin (de Douai) qui venait avertir Philippe-Égalité que la Convention nationale avait décrété sa mise en accusation, et qu'en attendant son jugement elle venait d'arrêter qu'il allait être conduit dans les prisons de Marseille.
— Mille Dieux ! s'écria Philippe-Égalité, en défiant le tonnerre à poing fermé : comment trouvez-vous ces canailles et ces gredins à qui j'ai rendu tant de services inappréciables ! J'ai voté la mort du tyran ! j'ai dépensé quatre-vingt-trois millions pour assurer le triomphe de l'égalité, le règne de la liberté, l'indivisibilité de la république, et voilà que les montagnards osent me frapper d'une loi d'exil et d'incarcération ? Mais c'est une indignité ! c'est une horreur, et j'espère bien que les vrais amis du peuple ne le souffriront pas !... — Qu'est-ce que vous dite de cela, Montville ?
— Monseigneur, lui répondit Montville qui travaillait à préparer leur poisson, et qui s'en occupait de préférence à toute chose, — je vous dirai que ces gens-là sont des égoïstes et des ingrats. Ils ont appris que vous êtes embarrassé dans vos finances : ils supposent que vous avez perdu aussi toute espèce de crédit politique, et comme ils ont obtenu de votre Altesse Sérénissime tout ce qu'ils pouvaient en tirer, ils vous traitent aujourd'hui comme si vous étiez ... une bigarade, dit-il en faisant du sourcil et du coin de la bouche une petite mine de réprobation. — C'est absolument comme cette bigarade où je pense bien que je n'ai pas laissé une goutte de jus ; — Et ce disant, le voilà qui jette leurs deux moitiés de cette orange amère dans la cheminée. — Mille pardons de ce que j'ai fait là ; on est si troublé !... car en définitive, il est tout-à-fait contrariant de s'en aller jour et nuit à Marseille avec des gendarmes, et je sais bien qu'on ne saurait compter sur la justice et l'humanité de la Convention.... Mais il est inutile de s'appesantir sur ces choses-là, que voulez-vous y faire ? ajouta M. de Montville en détachant un filet de sole et faisant observer à M. le Duc d'Orléans que la friture a besoin d'être mangée très-chaude !...
Cependant la Convention nationale avait décrété que la femme du général Valence et leurs enfans (c'était deux filles de quatre à cinq ans), que le citoyen Sillery-Genlis, la citoyenne Egalité, et son fils aîné, le général ci-devant Chartres ainsi que la citoyenne Montesson (voyez cet amalgame !) allaient être incarcérés comme suspects et maintenus à la disposition de l'accusateur public.
Madame la Duchesse d'Orléans ne voulut pas obtempérer à ce mandat, et ce fut principalement parce qu'elle s'y trouvait désignée sous le nom d'Égalité, nous dit-elle. Elle se fit habiller en paysanne et s'en alla rejoindre son père au château de Vernon. Il y eut deux ou trois jours après quatre ou cinq cents patriotes de la section des Petits-Pères qui furent certifier au comité de salut public que la citoyenne Adélaïde, née Penthièvre, était si dangereusement malade d'une fièvre maligne et pernicieuse, qu'il y avait impossibilité notoire à ce qu'elle fût transportée de son lit dans sa prison. Comme cette princesse a toujours été d'une véracité scrupuleuse, vous pouvez compter qu'elle n'était pour rien dans cette menterie, dont elle n'a jamais pu nous donner la clé. M. de Penthièvre imagina que c'était peut-être une manœuvre en exécution d'un calcul de son gendre ; mais la conduite du Duc d'Orléans n'était pas toujours susceptible d'explication, et je vous assure que dans les combinaisons de sa politique, ainsi que dans les actes de sa vie privée, il y avait presque toujours autant de maladresse et de manque d'esprit que de perversité.
Philippe Egalité commença par subir un interrogatoire en arrivant à Marseille.5 Il y nia positivement qu'il eût jamais eu des rapports intimes ou suivis avec l'exécrable Péthion, le traître Dumourier, ni l'infâme Mirabeau ; voilà déjà comme on parlait officiellement de ces trois choryphées de la révolution française ; mais toutes ses protestations de jacobinisme ne purent décider les montagnards à prendre garde aux pétitions, aux réclamations pressantes, aux supplications réitérées qu'il ne manqua pas de leur adresser journellement, et l'ordre fut donné de le ramener à Paris pour être écroué dans la conciergerie du Palais, qu'on avait surnommée l'antichambre de la guillotine. Il comparut devant le tribunal révolutionnaire avec un faux air de sécurité, et quand on a publié son interrogatoire, on a remarqué qu'il avait eu la lâcheté de chercher à se défendre au détriment de tout le monde, et notamment aux dépens de Mme de Genlis, qu'il accusa d'avoir perverti sa fille (Adèle Égalité) ; comme aussi de s'être associée avec Péthion dans un intérêt liberticide.
— Convenez-vous, lui disait-on, que la Sillery est une scélérate adroite et perfide qui a fini par émigrer ?
— Il est vrai que la femme Sillery, répondait-il avec un mélange de bassesse et de niaiseries nompareilles, il est vrai que la femme Sillery n'était pas digne de ma confiance, mais je l'ignorais absolument.
Il entendit proférer son arrêt de mort sans aucune altération de visage, et voilà qui tenait peut-être à la rougeur de sa carnation, car il n'avait pas figure humaine, ainsi que je vous l'ai déjà dit. Il n'avait pas de cœur humain non plus, mais écoutez ce qui va suivre, et voyez jusqu'où peuvent aller la sollicitude et la parfaite charité d'une âme chrétienne.
L'Abbé Emmery, prisonnier à la Conciergerie, nous avait fait dire qu'il était retenu sur son lit par une sciatique qui l'empêchait malheureusement de se pouvoir soutenir sur ses jambes, et qui ne lui permettait pas d'aller proposer son assistance religieuse à M. le Duc d'Orléans, mais il avait eu soin de se concerter avec la femme Richard, à laquelle il désigna un prêtre assermenté dont il avait déjà reçu l'abjuration formelle ; et sans lui confier que ce prêtre alsacien ne fût pas resté schismatique, il arrangea qu'elle irait trouver le secrétaire de Fouquier-Tinville, afin d'en obtenir que le prisonnier pût communiquer avec ce prêtre jureur. Elle en obtint cette permission moyennant une rétribution de cent cinquante écus (en argent), qu'elle remit au secrétaire de l'accusateur public et qui furent soldés par notre congrégation de la Régence : admirez les voies de la Providence et cette merveille de la charité !
M. de Mey, l'échappé de Bicêtre, en étouffait de colère. — Et de quoi mêlez-vous ? disait-il. — Mon Dieu, mon Dieu, que je voudrais bien que tous les saints fussent déjà dans la paradis, et que toutes les dévotes soient en enfer ! — Les saintes-femmes et leurs abbés ne peuvent jamais se tenir tranquilles ; il faut toujours qu'ils viennent se mêler de ce qui ne les regarde point ! Voyez donc la belle affaire et le charmant plaisir que d'aller s'intriguer comme vous faites, et de financer, qui plus est, pour empêcher Philippe-Égalité d'aller au diable ! Quand on pense à toutes les manœuvres que vous faites, à toutes les prières que vous dites, à toutes vos intrigues, vos neuvaines, vos écritures et vos conciabules, et surtout à vos colloques avec cette femme Richard, que Dieu confonde . . . . . . . . . . . et tout cela pour empêcher que ce monstre-là ne soit damné ! — C'est pour en écumer de rage !...
Le Duc d'Orléans déjeuna de grand appétit en attendant la fatale charrette, et l'on a su qu'il avait bu du vin de Champagne (et copieusement) afin de s'étourdir ou de se donner un air assuré. Il avait pour compagnons le général Coustard avec trois autres personnages obscurs, dont un serrurier nommé Labrousse, qui se débattit pendant long-temps et qui s'écriait avec une indignation révoltée : — C'est vrai, je suis condamné à mort ; mais le tribunal ne m'a pas condamné à être conduit à l'échafaud dans la compagnie et dans la même charrette que cet abominable scélérat, que cet infâme d'Orléans !...
On fut obligé de le garrotter (le serrurier Labrousse) et de l'attacher à la cloison du tombereau. Cet abominable Égalité fut accablé d'injures et poursuivi d'imprécations depuis la place du Palais de justice jusqu'à celle du Palais-Royal, où les conducteurs de la charrette avaient reçu l'ordre de s'arrêter pendant quelque temps en face de la grande porte. On n'avait pas manqué d'écrire sur la frise du péristyle, en caractères gigantesques et de trois couleurs, Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort. Propriété Nationale ; et l'on dit qu'en apercevant ces derniers mots de l'inscription, cet héritier du Palais-Royal avait proféré colériquement une parole obscène, un jurement ignoble....
— Madame Lamballe et Louis Capet ! lui criait-on de partout dans la foule. — Dix-huit janvier ! — Vingt et un janvier ! — Souviens-toi de la mort du tyran ; c'est à ton tour aujourd'hui ! Va donc, va donc, tu vas être raccourci par égalité ! ... et puis des brutalités immondes et des huées de mépris ; des clameurs bestiales avec des rugissemens féroces et des explosions de tout cela si véhémentes et si prolongées, qu'on les entendit à l'hôtel de Damas, rue du Roule, et plus d'un quart d'heure encore après la fin de l'exécution.
Vous voyez quelle était l'opinion publique et la disposition des esprits au sujet du Duc d'Orléans ; disposition générale, universelle ; et j'en étais restée là ne varietur ; mais vous savez que j'ai de la droiture, et vous allez voir combien j'écris pour vous en parfaite conscience et pure vérité.
Quelque temps après notre sortie de prison, l'Abbé Emmery me fit dire que le prêtre alsacien qu'il avait trouvé moyen de faire introduire auprès de M. le Duc d'Orléans, se trouvait en état d'arrestation, dans son pays, à cause de la rétraction de son serment de la constitution civile du clergé qu'il avait eu le courage de publier à Strasbourg et d'y faire afficher à la porte de la cathédrale. Mais l'Abbé Emmery me faisait assurer que le Duc d'Orléans, ce déplorable objet de la colère de M. de Mey, n'était pas mort dans l'impénitence finale, et qu'on pouvait en donner l'heureuse nouvelle à Mme la Duchesse d'Orléans, qui la recevrait sans aucun doute, avec autant de sensibilité que de surprise. Je m'acquittai de cette bonne œuvre avec empressement et satisfaction ; Mme la Duchesse d'Orléans en éprouva toute la consolation possible ; mais on ne savait comment retrouver ce bon prêtre, afin d'en obtenir quelques détails, et le ciel voulut que l'excellent Abbé Sicard entendit parler de notre embarras.6
Il connaissait Mme de Kellerman, femme d'esprit et femme de bien7 ; son mari était Strasbourgeois, et de l'un à l'autre, on parvint à découvrir cet ecclésiastique, après deux années de recherches pourtant, car un motif de grand embarras était la quantité de prêtres alsaciens qui avaient prêté le serment constitutionnel et qui l'avaient rétracté. Si l'Abbé Sicard en vint à nos fins, ce fut grâces à Mme de Kellerman qui lui fit parvenir la lettre suivante ; et vous pouvez compter que je l'ai copiée très exactement avant de l'envoyer en Espagne à la malheureuse fille de M. de Penthièvre.
Au citoyen Sicard, ministre du culte catholique, et directeur des sourds et muets, rue Saint-Jacques, à Paris.
A Hann, département du Haut-Rhin, ce 27 juillet.
En ce moment, Monsieur, je sors des prisons, où j'ai été conduit pour avoir rétracté le serment de 1791, et pour avoir fait une rétraction aussi incendiaire et capable de séduire tout le monde, comme il plaisait de dire aux constitutionnels schismatiques de ce pays. Arrivé chez moi, je trouve une lettre de votre par datée déjà du 25 avril dernier. La crainte de me compromettre avait empêché de me l'envoyer dans les prisons d'Épinal, et je m'empresse de vous répondre.
A l'égard de M. le Duc d'Orléans, vous pouvez assurer Mme la Duchesse, son épouse très respectable, vraiment pieuse et vraiment digne d'un autre époux, que j'ai reçu une permission de la part de Fouquier-Tinville, accusateur de l'infâme tribunal révolutionnaire, pour aller donner les derniers secours de notre religion à M. le Duc d'Orléans.
Arrivé à la Conciergerie, je le trouve assez disposé à m'écouter, mais un homme ivre dont je ne sais pas le nom, et en même temps condamné pour avoir, comme je crois, jeté du pain dans les latrines, nous a déroutés par d'horribles blasphèmes que dans son ivresse et son désespoir il vomissait contre la religion et ses ministres. Cet homme a tout fait pour empêcher M. le Duc d'Orléans de se confesser et d'avoir confiance à un prêtre. Inutilement les gendarmes présens lui imposaient silence. Tout-à-coup, par une providence spéciale, l'homme ivre commence à s'endormir jusqu'à l'arrivée des exécuteurs ; M. le Duc d'Orléans me demande si je suis le prêtre allemand duquel lui avait parlé la femme Richard, femme du concierge de la Conciergerie, et si j'étais dans les bons principes de la religion. Je lui ai dit que, séduit par l'évêque de Lydda, j'avais prêté le serment ; qu'il y avait long-temps que je m'en repentais ; que je n'avais jamais varié de principes dans ma religion ; que je n'attendais que le moment favorable pour m'en défaire. M. le Duc d'Orléans alors se mettant à genoux, me demanda s'il avait encore assez de temps pour faire une confession générale. Je lui dis que oui et que personne n'était en droit de l'interrompre, et il fit une confession générale de toute sa vie.
Après sa confession, il me demanda avec un repentir vraiment surnaturel, si je croyais que Dieu pouvait le recevoir au nombre de ses élus ?...
Je lui ai prouvé par des passages et des exemples de la sainte Écriture, que son repentir, sa résolution héroïque, sa foi en la miséricorde infinie de Dieu, sa résignation à la mort le pourraient sauver infailliblement.
Oui, me répondit-il, que Dieu me pardonne comme je pardonne moi-même. J'ai mérité la mort pour l'expiation de mes péchés ; j'ai contribué à la mort d'un innocent, mais il était trop bon pour ne me point pardonner, et Dieu nous rejoindra tous deux avec saint Louis.
Je ne peux assez exprimer combien j'étais édifié de sa résignation, de ses gémissemens, de ses désirs surnaturels de tout souffrir dans ce monde et dans l'autre pour l'expiation de ses péchés, desquels il me demanda une seconde et dernière absolution au pied de l'échafaud. Voilà, M. l'Abbé Sicard, de quoi vous pouvez, en toute sûreté, assurer cette pieuse épouse, pour la tranquilliser à cet égard.8
Signé, LOTHRINGER,
Prêtre catholique.
J'ai vu M. Lothringer et plusieurs fois. C'est un Germain des anciens temps, un bon prêtre, un homme simple dans sa foi, simple dans ses œuvres, et je ne saurais suspecter aucune partie de son récit d'infidélité. A dessein d'inspirer plus de confiance à Mme la Duchesse d'Orléans, j'avais désiré qu'avant de l'envoyer en Espagne, il se pourvût de quelque bonne attestation d'un de ses anciens supérieurs ecclésiastiques ; et voici le certificat dont il était porteur. Il est délivré par un prélat tudesque appelé M. de Kolborn, et je trouvai que les formules de son officialité n'étaient pas des plus honnêtes.
Nous soussigné, Évêque suffragant de son Altesse Électorale Monseigneur l'Électeur Archevêque de Mayence et de Ratisbonne, Primat de Germanie, Archi-Chancelier du Saint Empire Romain, Évêque et Prince de Constance, Souverain Comte de Westlaer, Erfurt, Aschaffembourg, etc., déclarons et mandons à tous qu'il appartiendra, sur ce nous trouvant suppliés par plusieurs personnes de France dignes d'estime et d'égard, auxquelles personnes nous avons bien voulu rendre le présent service et donner la présente marque de notre bienveillance pastorale, que le sieur abbé Lothringer est un sujet très digne d'estime, qu'il mérite la plus grande confiance, et que foi doit être prise en ses dire et déclarations, parfaitement. Nous pouvons ajouter par ordre de son Altesse Electorale qu'elle honore ledit seigneur abbé Lothringer de sa protection comme aussi d'un sentiment bien particulier, ce qui doit suffire superabondamment à ces dites personnes pour en porter un jugement convenable à son mérite et sa vertu. Erfurt, ce onzième jour du mois de novembre, en l'an du salut 1797, après l'avoir signé de notre main, fait contre-signer par notre secrétaire, et y avoir fait opposer le sceau de nos armes.
Signé, † W. Évêque de Capharnaum.
Et plus bas, Richter Of. de Ratisbonne.
L'Abbé Lothringer m'a dit que son pénitent avait paru réellement touché de la grâce en arrivant en face de la guillotine. Il s'agenouilla sur la première marche de l'échafaud pour lui demander une dernière absolution, et comme cette épouvantable rumeur du peuple empêchait de s'entendre, et que le condamné parut en éprouver de la contrariété, il répondit à son confesseur qui l'exhortait à la résignation chrétienne, au pardon des injures . . . . . . . . . . . . . . . . . — Je ne leur en veux pas du tout, mon père, je vois bien à présent que ma condamnation vient de plus loin et de plus haut ! Donnez-moi votre bénédiction, ne quittez pas la place avant que je ne sois mort ! Vous êtes un homme de Dieu, mon père ... et de grosses larmes tombaient de ses yeux.
Ce bon prêtre ajoutait que lorsque le bourreau l'eût dépouillé de son habit, les valets de cet officier, à qui toutes les dépouilles des suppliciés appartiennent, avaient entrepris de lui retirer ses bottes : — Ecoutez les derniers vœux d'un mourant, lui dit-il avec un air de Prince ; il me semble que je suis en état de paraître devant Dieu ; je suis bien aise de mourir le plus vite possible. Dépêchons-nous, vous allez débotter mon cadavre avec plus de facilité.... Voilà ses dernières paroles, et voilà, grâce à Dieu ! les derniers sentimens qu'il ait eu le temps d'éprouver....
— C'est bien ! c'est très bien ! disait M. de Mey, tout en nous grommelant cette belle épitaphe de Piron qu'on appelle en rime académique à trois lettres.
Cy dessous gît comme une bûche
Ce misérable Scaramouche
Qui fut tué d'un coup d'hallebarde :
Dieu lui fasse miséricorde.
— Mon cher Monsieur, répondait l'Abbé Texier, vous n'avez appris ou retenu qu'une partie de votre catéchisme. Vous savez très bien ce qu'il faut croire, mais vous ne savez pas ce qu'il faut faire, et vous ne savez pas du tout ce qu'il faut éviter. Priez le bon Dieu de vous faire miséricorde ainsi qu'au Duc d'Orléans !
Notes
1. Madame de Lamballe.
2. M. Suleau.
3. Mme de Montesson, Dame de Saint-Port-sur-Seine et de Sainte-Assise.
4. L'Abbé de Breteuil, ancien Chancelier d'Orléans.
5. Ce fut à l'occasion de son exil et son séjour en Provence que Mme de Montrond avait composé le couplet suivant, qui circula dans toutes les prisons de Paris.
Toujours sur l'humide élément
D'Orléans a fait merveilles,
Et le grand vainqueur d'Ouessant
Va, dit-on, ramer à Marseilles.
Rendez grâce à la liberté
Qu'il va porter sur nos galères :
Un amant d'égalité
N'y peut rencontrer que des frères.
(Note de l'Auteur)
6. Roch-Ambroise Sicard, chanoine de Notre-Dame de Paris, directeur de l'institution des Sourds-Muets, et successeur de l'abbé de Lépée dont il avait singulièrement perfectionné la méthode. Mme de Créquy n'aurait pu trouver une épithète qui fût plus parfaitement applicable à l'abbé Sicard que celle d'excellent. Il est mort à Paris en 1822, âgé de 79 ans.
7. Tout donne à penser que l'auteur entend parler ici de Mme la Maréchale-Duchesse de Valmy, à qui ce double éloge pouvait s'appliquer avec la même exactitude.
8. Il paraît que M. l'abbé Sicard avait donné copie de cette lettre à l'oncle de M. l'Evêque de Mans, feu M. l'abbé Caron, et ceci peut expliquer comment la même lettre se trouve imprimée dans les Annales Catholiques (tom. IV, pag. 41). (Note de l'Éditeur)
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Pierre-Marie-Jean Cousin de Courchamps, Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803, tome VIII, chapitre VII, pp. 184-205. Paris, 1855.