LETTRE DU CHANCELIER SÉGUIER À LA REINE ANNE D'AUTRICHE.

On accusa le chancelier Séguier d'avoir facilité l'entrée des Espagnols en France. Il écrivit à la reine pour se justifier. Voici cette lettre, dont l'original se trouve aux archives des affaires étrangères :

18 mars 1652.

« Madame,

» J'ai eu avis que mes ennemis n'ont oublié aucun artifice pour persuader votre majesté que le passage de l'armée, commandée par M. de Nemours, par la ville de Mantes, a été non-seulement conduit par mes conseils, mais que j'ai envoyé des gens de guerre, avec mes domestiques, et le marquis de Coislin, à la tête de cinquante gentilshommes, pour servir M. de Sully en cette occasion. Ce fait est bien spécieux, et, si mon innocence n'étoit bien assurée, j'aurois sujet de craindre que cette calomnie artificieuse fit une forte impression sur l'esprit de Votre Majesté. Mais, madame, je puis dire avec vérité que je n'ai jamais eu la pensée de m'engager à soutenir le dessein de ce passage ; et, si j'en eusse eu connoissance, je m'y serois opposé pour l'empêcher. C'est un fait bien coloré que, M. de Sully m'étant si proche, il m'a communiqué son dessein. Je n'ai point d'autre réponse à faire, sinon que ce sont des apparences, qui ne sont fondées sur aucune vérité. Il est mon gendre ; mais je ne dois pas répondre de toutes ses actions, ni lui n'est pas obligé de me faire part de sa conduite. L'expérience a fait assez connoître que, dans les guerres civiles, les pères et les enfants sont souvent de parti contraire, et que l'on n'a jamais imputé aux uns la conduite des autres. Si mes domestiques ont été à Mantes, ce n'a pas été par mon commandement. J'ai appris que deux y avoient été par curiosité pour voir passer cette armée. Votre Majesté jugera si ce petit nombre pouvoit donner des forces à M. de Sully, pour se rendre maître des habitants, que l'on a su avoir eu commandement de l'arrêter prisonnier.

» Je ne dis rien de l'envoi des gens de guerre ni du marquis de Coislin, étant une supposition si grande et si hardie, qu'elle se détruit elle-même. Je m'étonne que mes ennemis aient eu le front d'avancer cette fausseté. Si les artifices de ceux qui travaillent, il y a si longtemps, à ma ruine ont plus de force que la vérité, si mes services rendus pendant dix-huit ans, avec la fidélité et dévotion, que doit un premier officier de la couronne, ne me mettent à couvert et hors des atteintes de leurs impostures, je ne sais que les gens de biens ne peuvent craindre ; ils devroient être contents d'avoir obligé Votre Majesté de m'éloigner de la cour deux fois et de me priver de la fonction de la première charge de la couronne, sans avoir fait aucune action qui pût mériter ce traitement. J'ose le dire ainsi, après que Votre Majesté me faisant porter le commandement de me retirer et de remettre les sceaux, elle donna ordre de me dire que le roi et Votre Majesté avoient entière satisfaction de mes services, et que l'on me conserveroit toujours et à mes enfants leur bienveillance. Mes ennemis ont peine de voir qu'il demeure encore quelque souvenir de mes services ; ils travaillent pour en effacer toutes les marques et me ravir la récompense, qui m'est la plus précieuse, un jugement honorable de mon roi ; c'est le trésor que je veux laisser à ma famille, avec la réputation de n'avoir pas tenu les voies d'iniquité, pour arracher, des mains de mon maître les grâces, que je n'aurois pas méritées. Ainsi, madame, j'espère que Votre Majesté aura cette bonté de donner cette protection à mon innocence, contre les suppositions et les impostures, dont on m'a voulu charger ; elle ajoutera cette action de justice à un nombre d'autres qui m'obligent à demeurer.

» De Votre Majesté le très-humble, très-obéissant et fidèle sujet,

» SÉGUIER. »


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