Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE XVI.

(22 octobre-novembre 1652.)

Le lendemain matin,1 il [Préfontaine] me vint éveiller à huit heures et demie, et me dit que Goulas venoit de lui écrire un billet pour lui dire que Son Altesse royale étoit partie pour Limours, et qu'elle lui commandoit de l'aller trouver. Je l'envoyai ; il trouva Monsieur près de Berny. Il descendit de carrosse, et lui dit : « Je vous ai envoyé querir pour dire à ma fille, de ma part, qu'elle s'en aille au Bois-le-Vicomte, et qu'elle ne s'amuse point à toutes les espérances, que M. de Beaufort, madame de Montbazon et madame de Bonnelle lui pourroient donner, de servir M. le Prince et de faire encore quelque chose de considérable : car il n'y a plus rien à faire. Vous savez que je suis plus aimé et plus considéré qu'elle ; l'on m'a vu partir sans me rien dire. C'est pourquoi elle ne se doit attendre à rien, et s'en aller. »

Préfontaine lui dit : « L'intention de Mademoiselle est de suivre Votre Altesse royale et de ne la point quitter, ou de demeurer auprès de Madame. Quand la bienséance n'y seroit pas, Votre Altesse royale doit considérer que le Bois-le-Vicomte est une maison seule, au milieu de la campagne, et que les armées sont tout autour, qui pillent tout ce qui passe. Ainsi les pourvoyeurs de Mademoiselle le seroient tous les jours ; et il n'y a pas plaisir dans la conjoncture présente, de dépendre pour toutes choses de ces messieurs les généraux. La bonté de Mademoiselle a fait qu'elle a permis, pendant cette guerre, que force gens se retirassent dans le château : il y a eu force malades ; de sorte qu'il faudroit un long temps pour en ôter l'infection qui y est. »  Monsieur lui dit : « Je ne veux point qu'elle vienne avec moi ni qu'elle aille avec Madame ; elle est prête d'accoucher ; ma fille l'importuneroit. Pour le Bois-le-Vicomte, si elle n'y veut pas aller, qu'elle aille à quelque autre de ses maisons. »

Préfontaine le pressa instamment de me permettre de l'aller trouver, et lui dit même : « Quelque défense que Votre Altesse royale lui en fasse, je crois qu'elle ne lairra pas d'y aller ; car elle ne souhaite rien avec plus de passion que d'être auprès de Votre Altesse royale. » Il se mit en colère, et lui dit : « Non, je ne la veux pas ; et, si elle y vient, je l'en chasserai. » Préfontaine alla à M. de Rohan, qui étoit avec lui, pour le prier d'intercéder pour que j'eusse cette permission ; jamais il ne voulut : ce qui me fâcha fort, lorsque [Préfontaine] me le dit, de voir que, dans une disgrâce, j'étois abandonnée de celui qui me la causoit. Le refus du logement me revint lors, et je ne l'ai point oublié depuis.

Hollac me vint trouver, en grande inquiétude de ce que Monsieur étoit parti sans me dire adieu : il fut fort consolé de me trouver. Je lui donnai rendez-vous le lendemain matin à la halle de Saint-Antoine ; je le chargeai d'envoyer dans tous les logis garnis où il savoit qu'avoient accoutumé de loger les officiers de M. le Prince, soit François ou étrangers, pour les amener, afin qu'ils sortissent de Paris avec moi. J'avois une honte et une douleur incroyables que Son Altesse royale les eût laissés exposés, à Paris, à avoir le cou coupé, et il me sembloit que le soin que j'en prenois excusoit en quelque manière sa négligence. Je reçus ce jour-là vingt billets d'écritures différentes, qui s'adressoient à la comtesse de Fiesque, et qu'elle m'envoyoit pour me donner avis que l'on me vouloit arrêter, et que l'on enverroit des compagnies des gardes investir la maison où l'on croyoit que je serois, de peur que je ne me sauvasse.

J'envoyai avertir le président Viole du dessein que j'avois de partir et de l'heure que je voulois partir ; mais il me manda qu'il ne pouvoit venir avec moi. Croissy me vint voir, qui trouva la résolution que j'avois prise fort bonne. J'avois envoyé Préfontaine à la ville pour apprendre des nouvelles. A son retour, il me trouva fort alarmée de tous les billets que la comtesse de Fiesque m'avoit envoyés. Il trouvoit que c'étoit sans fondement, et fit tout ce qu'il put pour me faire changer mon voyage de Pont en celui du Bois-le-Vicomte, me disant qu'il n'y avoit rien à craindre pour ma liberté ; que m'éloignant sans ordre c'étoit donner une marque de mes respects, qui seroit agréable à leurs Majestés ; qu'il n'y avoit que quatre lieues de Paris au Bois-le-Vicomte ; que les gens de la cour me viendroient voir ; que l'on se raccoutumeroit à moi, en entendant parler souvent ; que ma conduite étant bonne qu'il y auroit cent occasions qui me pouvoient faire aller et venir à Paris ; qu'après y avoir fait quelques petits voyages sans témoigner d'affection d'y être, à la fin l'on trouveroit bon que j'y demeurasse. Bref, il me représenta tout de son mieux ce qu'il crut être obligé de me dire, comme un bon et fidèle serviteur ; mais c'est quelquefois ceux que l'on croit le moins. Je me fâchai contre lui, et je lui dis que, s'il avoit si envie de ne pas s'éloigner de Paris, je lui permettois d'y demeurer, et que je me passerois bien de lui. Il me répliqua qu'il se tairoit et me suivroit au bout du monde, si j'y allois, et que je lui voulusse permettre. Il s'en alla à son logis.

Le lendemain je m'éveillai fort matin, ayant une grande impatience d'être hors de Paris. Préfontaine ne vint qu'à neuf heures ; je le grondai horriblement. Comme j'eus tout dit, il me répondit : « Encore ne pouviez-vous pas ni même ne deviez pas sortir de Paris sans un sou, et j'ai été chercher de l'argent, comme vous m'aviez commandé. J'ai été chez madame la comtesse de Fiesque la fille pour dire à madame sa belle-mère que vous lui ordonniez de partir dans votre carrosse et qu'elle vous trouveroit à Pantin. Elle a fait de grandes difficultés, voulant que je lui répondisse que Votre Altesse royale y seroit. Je lui ai dit : Mademoiselle m'a commandé simplement ce que je vous dis, et je n'en sais pas davantage.2 J'ai donné tous les ordres nécessaires pour faire partir votre maison. Après cela, Mademoiselle, je ne pense pas que je mérite d'être grondé pour être arrivé un quart d'heure plus tard que vous ne m'aviez ordonné. » Je me rendis à la raison : je montai dans un carrosse sans armes, que madame de Montmort me prêta, avec deux chevaux et un cocher à moi vêtu de gris, un valet de pied habillé de même, un laquais à madame de Frontenac et un à Préfontaine. Dans le carrosse, nous étions : madame de Frontenac, deux de mes femmes, une demoiselle à elle,3 et Préfontaine.

Comme nous fûmes à la halle,4 où étois le rendez-vous, je trouvai mes quatre autres chevaux ; un gentilhomme à moi, nommé La Guérinière, qui est mon maître d'hôtel, ayant pour lors en quartier un écuyer fort étourdi que je ne voulus pas mener.5 Il y avoit encore un gentilhomme de Frontenac, fort honnête homme, et qui l'est plus que son maître, que j'avois voulu qui vint avec moi. Nous ne trouvâmes point le comte de Hollac : me voilà fort inquiétée. Préfontaine, voyant un cavalier avec un justaucorps rouge, s'imagina qu'il étoit au comte de Hollac. Il l'appela en allemand, et lui demanda où il étoit : il lui répondit qu'il l'avoit vu le matin, et qu'il lui avoit dit qu'il seroit là à neuf heures. On l'envoya à la porte voir s'il ne venoit point : il vint dire que non. Nous nous en allâmes au petit pas. Comme nous fûmes à Picpus, Préfontaine, voyant que j'en étois en inquiétude, monta à cheval et s'en retourna. Comme je sortois du pont de Charenton, il arriva fort fatigué : car il n'avoit pas quasi la force de se soutenir. Il monta en carrosse.

Dès que j'eusse passé la rivière de Marne, je ne songeai plus à Paris ; et je me sentis toute résolue à faire tout ce que le destin voudroit faire de moi. Nous trouvâmes force cavaliers de la garnison de Melun, qui ne nous dirent mot. Nous fîmes repaître nos chevaux à Brie-Comte-Robert, dans un hôtellerie hors la ville. L'hôtesse nous dit beaucoup de mal des troupes des princes ; nous renchérîmes. Comme nous allions manger de la viande qui étoit dans le carrosse, l'on entendit sonner une cloche qui nous alarma. Nous demandâmes ce que c'étoit ; l'hôtesse dit que l'on sonnoit ainsi, quand il arrivoit des carrosses ou des cavaliers. La peur nous prit, et nous nous en allâmes et achevâmes notre dîner dans le carrosse.

Nous arrivâmes à une heure de nuit à une maison de madame Bouthillier, qui s'appelle l'Épine, où nous étions en sûreté, étant fossoyée. Madame de Frontenac dit au concierge : « C'est une dame de mes amies qui est avec moi ; que l'on lui accommode une chambre. » Nous soupâmes fort bien : car de notre dîner, il en resta pour faire des grillades. Comme madame Bouthillier a des ménages par toutes ses maisons, nous fîmes des fricassées de poulets et de pigeons, étant trop tard pour s'amuser à en rôtir à des gens qui vouloient partir de grand matin ; on en rôtit toute la nuit pour le lendemain. Il y avoit des fromages admirables : jamais je n'ai tant mangé. Je fis manger mes femmes avec moi, et le comte de Hollac et mes gens. Ils étoient si étonnés de se voir ainsi à table avec moi, que, pour peu que ceux qui nous servoient eussent été habiles, ils eussent connu que c'étoit une farce. Nous avions pris chacun un nom : nous nous appelions mon frère, ma sœur, mon cousin et ma cousine. Cette plaisanterie nous réjouit quelques jours.

J'envoyai de là La Guérinière trouver M. le Prince et M. de Lorraine, pour leur donner part de la manière dont j'étois sortie de Paris, et comme Monsieur en avoit usé avec moi ; que je m'en allois à Pont, où j'attendrois de leurs nouvelles devant que de m'en aller dans des provinces plus éloignées. Je partis de bon matin, le lendemain, sans rencontrer personne qu'à Provins. Comme j'étois descendue à une montagne, il passa l'enseigne des gendarmes de la reine qui nous salua, comme on fait ordinairement des femmes qui ont l'air d'être de quelque qualité ; et, après être passé, il se retourna et nous regarda, et ensuite force révérences bien basses. Je me tins droite, pour ne pas montrer que je croyois que ce fût à moi. Nous allâmes faire repaître nos chevaux à un village à deux lieues de là, nommé Sourdun.6

En arrivant, je mis pied à terre, et j'entrai dans la cuisine du logis ; il y avoit un jacobin qui étoit à table, et, comme il n'avoit point son manteau noir et qu'il étoit vêtu de blanc, je ne savois de quel ordre il étoit. Je le lui demandai ; il me répondit : « Vous êtes bien curieuse. » Je lui répartis que ma curiosité étoit raisonnable ; sur quoi il me dit : « Je suis jacobin. » Je lui demandai d'où il venoit : « De Nancy ; et vous, d'où venez-vous ? » — « De Paris. » Je lui demandai ce que l'on disoit de M. de Lorraine en son pays, et si l'on aimoit bien ; il me dit que oui, et que c'étoit un brave prince. Ensuite il me dit : « Les nouvelles que j'ai apprises à Troyes, que le roi devoit venir à Paris, sont-elles véritables ? »  Je lui dis que oui, et qu'il y étoit arrivé il y avoit deux jours, et que M. le duc d'Orléans et Mademoiselle s'en ont allés. « J'en suis fâché, me dit-il : car c'est un bonhomme. Pour Mademoiselle, c'est une brave fille ; elle porteroit aussi bien une pique qu'un masque : elle a du courage. La connoissez-vous point ? » Je lui répondis que non. Il me dit : « Quoi ! ne savez vous pas qu'elle a sauté les murailles d'Orléans pour y entrer, et qu'elle a sauvé la vie à M. le Prince à la porte Saint-Antoine ? » Je lui dis que j'en avois entendu parler.

Il me demanda : « Ne l'avez-vous jamais vue ? » Je lui dis que non. Il se mit à me dépeindre, et me dit : « C'est une grande fille, de belle taille, grande comme vous ; assez belle ; elle a le visage long, le nez grand ; je ne sais pas si vous lui ressemblez autant de visage que de la taille ; si vous ôtiez votre masque, je le verrois. » Je lui dis que je ne le pouvois ôter ; que j'avois eu la petite vérole depuis peu, et que j'étois encore rouge. Je lui demandai s'il avoit parlé à elle ; il me dit : « Mille fois ; je la connoîtrois entre cent personnes, si je lui parlois. J'ai été souvent aux Tuileries, où elle logeoit.7 Je connoissois son aumônier, et elle venoit quasi tous les premiers dimanches du moi à notre maison de Saint-Honoré8 avec la reine.

Je lui demander : « Est-elle dévote ? — Non ; il lui prit une fois envie de l'être, mais elle s'en ennuya, et cela s'est passé ; elle s'y étoit prise trop violemment pour que cela pût durer. — Et sa belle-mère, la connoissez-vous ? — Vraiment oui ; c'est un de ces saints qu'on ne fête guère. C'est une femme qui est toujours dans une chaise et qui ne fait pas un pas, et qui est une lendore9 ; et Mademoiselle a de l'esprit, va vite : il y a bien de différence entre elles. Mais, qui êtes-vous, Madame, qui me questionnez tant. » Je lui dis que j'étois veuve d'un gentilhomme de Sologne ; que ma maison avoit été pilée par l'armée, lorsqu'elle avoit passé en ce pays-là. Pour moi que j'étois retirée à Orléans, d'où j'avois été assez malheureuse de sortir le jour que Mademoiselle y arriva ; que je m'en allois en Champagne demeurer avec mon frère10 ; et ma belle-sœur qui étoit là. Il me dit : « Si vous venez jamais à Paris, venez nous voir dans notre couvent de Saint-Honoré. » Je lui dis que j'étois de la religion.11 Il voulut me convertir ; mais je lui dis que c'étoit une affaire trop sérieuse pour la traiter en passant ; que j'espérois d'aller faire l'hiver un tour à Paris ; qu'alors nous parlerions de controverse. Il me dit son nom ; mais je l'ai oublié ; puis nous nous séparâmes. En partant, il se plaignit d'être las ; je lui demandai si les jacobins n'alloient point à cheval ou dans les coches. Il me dit que oui ; qu'en partant de Troyes il avoit voulu se mettre dans le coche ; mais que le cocher étant trop cher, il s'étoit dépité ; que depuis il l'avoit trouvé par le chemin ; qu'il n'avoit personne ; qu'il l'avoit prié de s'y mettre pour rien ; qu'il ne l'avoit pas voulu, et qu'il avoit du cœur ; que l'habit qu'il portoit n'empêchoit pas que l'on ne sentit le bien et le mal. Cette aventure me réjouit tout à fait, et me fit bien augurer de la suite de mon voyage.

Nous arrivâmes de nuit à Pont. Madame Bouthillier eut beaucoup de joie de me voir, et ce fut la seule qu'elle eût reçue depuis la mort de son fils, qu'elle aimoit chèrement, n'ayant jamais eu que lui : c'étoit M. de Chavigny.12 Je me trouvai là en grand repos : c'est une maison, comme j'ai déjà dit, où l'on fait bonne chère et le plus proprement du monde. Je continuai à manger avec tout le monde, et personne ne me connoissoit qu'une demoiselle de madame Bouthillier et quelques anciens domestiques ; tout le reste ne me prenoit que pour madame Dupré. Il y vint une dame des bonnes amies de madame Bouthillier, nommée madame de Marsilly ; elle étoit si accoutumée dans la maison, que si l'on l'eût refusée, elle auroit jugé qu'il y auroit eu du mystère. Ainsi elle y entra et arriva comme j'étois au jardin ; on m'en vint avertir : je ne revins point qu'il ne fût nuit, et je montai à ma chambre. Madame Bouthillier lui dit : « Depuis quelques jours je me suis trouvée mal ; je soupe et je me couche de bon heure. » Elle la fit souper à six heures et coucher entre sept et huit, et puis l'on l'enferma dans sa chambre. Après l'on mena ses gens loger dans la basse-cour ; et, comme il y a des fenêtres dans la cuisine qui donnent dans les fossés, en se promenant, ils virent que l'on apprêtoit un autre souper, et le dire le matin à leur maîtresse, qui étant poussée de quelque curiosité dit à madame Bouthillier : « Qu'est-ce qu'il y a eu céans cette nuit ? L'on m'a dit qu'on ne s'étoit point couché à la cuisine, que l'on avoit apprêté à manger ; est-ce qu'il vous doit venir compagnie ? » Madame Bouthillier dit qu'elle n'en savoit rien, et la fit partir le plus tôt qu'il lui fut possible.

Je fus à une foire à deux lieues de là, où personne ne me connut ; on donna la collation à madame de Frontenac, qui étoit fort connue en ce pays-là, et on me vouloit fort obliger à ôter mon masque pour manger. Je m'en excusois sur ce que j'avois eu depuis peu la petite vérole. Comme le comte de Hollac se porta mieux, il partit pour aller trouver M. le Prince ; je le priai, quand les troupes de Son Altesse royale reviendroient, de garder son régiment : car je ne doutois qu'il ne demeurât avec ma compagnie. Je le chargeai de dire aussi au comte d'Escars de demeurer, quelque ordre que je leur pusse envoyer, à l'un et à l'autre, de revenir, parce que peut-être m'obligeroit-on de leur ordonner ; mais que ce seroit par force ; ainsi qu'ils m'obligeroient de demeurer auprès de M. le Prince ; et que, si je changeois d'avis, je trouverois bien le moyen de leur faire savoir.

A Paris, l'on étoit fort en peine de savoir où j'étois, et à Blois aussi. J'avois écrit une lettre à Son Altesse royale, en partant de Paris, par laquelle je lui mandois que, puisque j'étois assez malheureuse pour qu'elle ne me voulût pas souffrir d'être auprès de lui, je m'en allois en lieu de sûreté, chez une personne de condition de mes amies, attendre ce que deviendroient les affaires, et que je croyois que Son Altesse royale m'ayant dénié sa protection, ne trouveroit pas mauvais que j'en cherchasse parmi mes proches et mes amis. J'étois bien aise de mettre cela pour lui donner de l'inquiétude et du soupçon, croyant bien qu'il manqueroit pas d'entendre sur les parents et amis que je voulois dire M. le Prince et M. de Lorraine. Madame la comtesse de Fiesque, qui se doutoit bien que je n'irois point au Bois-le-Vicomte, ne bougea de Paris, et alloit dire à tout le monde que j'étois allée en Flandre ; et sur cela me dauboit comme il falloit, au lieu de m'excuser. L'on fit force discours sur ce prétendu voyage.

J'appris un accident qui étoit arrivé, lorsque mon train s'en alla au Bois-le-Vicomte, qui me donna quelques jours de l'inquiétude : quatre ou cinq soldats vinrent attaquer le carrosse de Préfontaine, qui suivoit les miens ; il sembloit que cela le dût garantir d'aucune aventure. Pourtant la sottise de mes gens fut cause qu'il fut pillé : car au premier coup que l'on tira, tous mes gens prirent la fuite ; il n'y eut qu'un page et un valet de chambre qui tachèrent à les secourir. Dans ce carrosse étoient toutes les cassettes de Préfontaine, où étoient tous mes papiers les plus importants ; mais ce qui m'inquiétoit le plus, c'étoit une certaine Vie de madame de Fouquerolles13 que j'avois faite, un Royaume de la lune, des vers de madame de Frontenac et des papiers de cette conséquence. Je voulois envoyer un courrier exprès à MM. de Turenne et de La Ferté pour les ravoir. Préfontaine en étoit en colère de ce que je ne regrettois que cela.

Deux jours après, nous eûmes nouvelles que, par les soins et les diligences que ses gens avoient faites, que l'on lui [avoit] rendu ses chevaux, qui se trouvèrent encore à l'armée entre les mains des voleurs. Pour mes papiers, ils les laissèrent tous dans les cassettes et s'étoient contentés de prendre de l'argent, le linge et les habits de Préfontaine, dont je ne me souciai guère, dès que j'eus les papiers qui me tenoient au cœur. Pour lui, qui aimoit mieux le sérieux, il auroit fort plaint son argent, si l'on n'eût recouvré que ceux-là.

L'on vint avertir madame Bouthillier qu'il avoit couché un exempt à l'Épine (qui est la petite maison qui est sur le chemin de Paris), qui me cherchoit. Me voilà assez effrayée : car j'avois encore dans la tête que l'on me vouloit arrêter. Madame Bouthillier, qui s'en aperçut, me dit : « Voyez si vous voulez aller à Fougon (c'est un petit château fossoyé, qui est à demi-lieue de Pont) ; si l'on vous vient chercher, je dirai que je ne sais où vous êtes. Si vous voulez aller plus loin, j'ai deux fermes, où il y a deux chambres logeables dans chacune. Si vous voulez passer l'eau, il y aura toujours un bateau pour aller en Brie. » Préfontaine arriva là-dessus, qui ne s'effrayoit pas aisément. Il me dit : « Vous ne sauriez courre si vite que l'on ne vous attrape, si l'on veut ; si vous vous retirez dans d'autres maisons de madame Bouthillier, vous la brouillerez [avec la cour], quand elle dira qu'elle ne sait pas où vous êtes. Ce seroit abuser de la bonté qu'elle témoigne à Votre Altesse royale. Ainsi je suis d'avis que vous attendiez patiemment pour voir ce que l'on vous dira. »

Une heure après, je reçus des lettres où l'on me mandoit : « Dominique vous va chercher de la part de Son Altesse royale. » Je fus fort rassurée : car c'étoit un garçon que j'avois vu à Orléans et sur qui j'avois autant de pouvoir que son maître. Je m'en allai me promenant au-devant de lui. Il me donna une lettre de Son Altesse royale assez aigre, qui me marquoit que je devois m'en aller en quelqu'une de mes maisons. Je lui fis réponse, et je lui mandai que c'étoit mon intention, et que j'étois bien heureuse qu'elle fût conforme à ses ordres.

La Guérinière revint ; il m'apporta une lettre de M. de Lorraine, la plus obligeante du monde, par laquelle il m'offroit tout ce qui dépondoit de lui, et au surplus il remettoit le reste à La Guérinière. Il étoit d'avis que je me retirasse dans un château qui étoit à madame de Guise, nommé Encerville, qui est sur la frontière, à deux ou trois lieues de Stenay ; que M. le Prince et lui me viendroient voir souvent ; que si j'avois besoin de troupes pour me garder, ils m'en donneroient ; et que pour raison de ne point aller dans une de mes terres plutôt que là, je dirois : Après ce qui s'est passé, je ne me crois pas en sûreté dans le milieu de la France. C'est une terre qui est à ma grand'mère, et personne ne peut trouver à redire que j'y aille. Je ne fus pas de cet avis-là.

La Guérinière me conta comme M. le Prince et M. de Lorraine l'avoient reçu, avec la plus grande joie du monde d'apprendre de mes nouvelles ; qu'il étoit arrivé le matin comme ils s'en alloient dîner chez le comte de Fuensaldagne ; qu'ils lui avoient dit : « Ne vous informez pas chez qui nous vous menons dîner ; mais suivez-nous à dîner. » Ils burent fort à ma santé. Le comte de Fuensaldagne lui dit qu'il le prioit de m'assurer du profond respect qu'il avoit pour moi, et qu'il ne m'osoit rien offrir ; qu'il me supplioit de croire que j'étois la maîtresse en Flandre, et que le roi son maître le désavoueroit, s'il en usoit autrement ; et qu'il s'en alloit au conseil avec M. le Prince et M. de Lorraine pour délibérer ce qu'il y auroit à faire pour le dépêcher. Comme ils sortirent, M. le Prince lui dit : « Je n'écrirai point par vous ; j'enverrai Saint-Mars (qui est son premier gentilhomme de chambre) à Mademoiselle. »

La Guérinière arriva, charmé de la manière dont il avoit ouï parler de moi à tout ce monde-là. Le lendemain Saint-Mars arriva : je dis à madame Bouthillier que c'étoit un capitaine du régiment de mon père, afin que, si l'on reprochoit qu'il fût venu des gens de M. le Prince, elle pût dire qu'elle n'en avoit point vu. Elle sut pourtant bien qui il étoit. Il me donna la lettre que voici :

« J'ai reçu par La Guérinière la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire : je crois que vous ne doutez pas du sensible déplaisir que j'ai de ce qui est arrivé à Paris ; mais je vous jure que le plus grand que j'ai, c'est de voir l'état où vous êtes. S'il ne faut que ma vie pour vous en tirer, je vous l'offre de tout mon cœur. En attendant, je vous offre mes places et mon armée ; M. de Lorraine en fait de même, et M. le comte de Fuensaldagne aussi. J'ai chargé Saint-Mars de vous dire sur toutes choses mes sentiments, et de recevoir vos ordres, que j'exécuterai fidèlement, y allât-il de la perte de ma vie. Je vous conjure de le croire et de me croire absolument à vous.

» A Sissone, ce 26 octobre 1652. »

Et de l'autre côté de la lettre il y avoit de sa main :

« Il est ordonné aux sieurs comtes de Bouteville, et de Meille et de Chamilly, d'obéir aux ordres de Mademoiselle comme aux miens propres. Fait à Sissone, ce 25 octobre 1652.

» LOUIS DE BOURBON. »

Je fus fort contente de cette lettre, et de l'ordre j'en fus fort surprise ; ensuite nous allâmes dîner. Saint-Mars étoit le plus étonné du monde de se voir à table avec moi ; et à tout propos, au lieu de me parler de Paris, d'où j'avois dit qu'il venoit, il me parloit de l'armée. Cela étoit assez plaisant, et madame Bouthillier ne faisoit pas semblant de l'entendre.

Après dîner, je m'en allai l'entretenir : il commença par me faire mille assurances des services de M. le Prince et du comte de Fuensaldagne ; du déplaisir qu'il avoit de quoi j'étois sortie de Paris, et de la conduite que Son Altesse royale avoit tenue à mon égard et au sien. Le chapitre étoit assez long pour dire bien des choses. Je lui en contai une que Son Altesse royale avoit faite qui me sembloit bien indigne d'elle : elle avoit demandé un passe-port pour s'en aller à Limours, comme si une personne de sa qualité ne passoit pas partout : et encore après avoir pris l'amnistie ! Ce passe-port étoit daté du samedi, dont le lundi14 il fut faire toutes ces belles protestations au parlement de les protéger et assister. Saint-Mars disoit qu'il ne comprenoit pas comme Son Altesse royale avoit quitté Paris, et que la cour ne l'en auroit pu chasser. Je lui dis ce que Son Altesse royale m'avoit mandé par Préfontaine, et je lui dis ce que j'avois appris que l'on disoit dans le monde : que comme il avoit vu le roi proche, il avoit envoyé plusieurs personnes, entre autres Damville, même que le roi étoit déjà dans le Cours, pour demander permission de demeurer ; mais on ne voulut pas, et je sais que M. de Turenne dit au roi et à la reine : « Il y va de l'autorité de Votre Majesté de le faire sortir de Paris ; et, s'il ne le veut de bon gré, il faut lui faire faire de force, quand Votre Majesté devroit elle-même aller au palais d'Orléans avec son régiment des gardes. »

Cette rigoureuse réponse alarma tellement Son Altesse royale, qu'elle délogea avec beaucoup de diligence. Je lui dis : « Pendant que je suis sur le chapitre de manquements de mes proches envers M. le Prince, parlons de M. de Guise. » Il fut au-devant du roi à Saint-Germain, et le lendemain qu'il fit assembler le parlement au Louvre, il y alla prendre sa place et fut présent à tout ce qui se passa contre tout le monde.15 Ces sortes de choses sont écrites en tant de lieux, qu'il n'est pas à propos de les mettre ici. Enfin M. de Guise étoit prisonnier en Espagne,16 gardé d'une manière qu'il n'en fût jamais sorti. M. le Prince, sans avoir aucune habitude avec lui, par pure générosité, le demanda aux Espagnols au lieu de sommes fort considérables qu'ils lui devoient ; le roi d'Espagne [le] lui accorda : il revint à Paris, et deux jours après qu'il y est, il en use comme j'ai dit. Saint-Mars, qui savoit mieux que personne les obligations qu'il avoit à M. le Prince, en étoit aussi plus étonné qu'un autre. Puis nous passâmes à mon sujet.

Il me dit que M. le Prince étoit d'avis que je m'en allasse à Honfleur, qui est un port de mer en Normandie qui est à moi, et que, si je ne trouvois pas la place en bon état, sous prétexte de m'y tenir et de faire ajuster la maison, je la ferois fortifier ; que M. de Longueville, qui ne s'étoit point déclaré encore, se déclareroit si la cour trouvoit mauvais que j'y fusse. Je lui dis : « Voilà un beau dessein ; mais Honfleur est en fort mauvais état, et quelque prétexte que je prenne de m'y loger, il y a bien de la différence entre une cloison de sapin pour faire une alcôve, ou un bastion. Si la cour le trouvoit mauvais, et qu'elle me vînt attaquer, je ne serois point en état de m'y défendre : car si j'en fortifie la garnison, c'est me déclarer ; il n'y a que trois ou quatre jours de marche tout au plus de Paris à Honfleur. — Ce sera lors, dit-il, que M. de Longueville vous secourra. — Et avec quoi ? lui répliquai-je ; avec les morte-paie17 de ses châteaux, qui sont à quarante lieues les uns des autres ? Car pour la noblesse de Normandie, c'est un foible secours : car trois jours passés, les Normands ne découchent point de chez eux, et M. de Longueville y a si peu d'amis qu'en pareille occasion il viendroit tout seul ; et je ne comprends pas comme M. le Prince peut faire quelque fondement sur ces hommes-là. Lorsque nous avons été les maîtres dans Paris, que Son Altesse royale étoit déclarée, et que nous étions en un état que jamais parti en France n'a été si fort ni si heureux, et sur lequel on ait lieu de fonder de plus certaines espérances d'un bel avenir, il n'a pas voulu se déclarer ; et lorsque Monsieur est à Blois, M. le Prince en Flandre ou en chemin, il prendroit son parti ? Il n'est pas si fou. »

Saint-Mars me dit que tout ce que je disois étoit fort bien dit ; mais que M. de Longueville étoit un homme à faire quelque chose d'extraordinaire, et que sans lui je pouvois demeurer à Honfleur, et que par Ostende je pouvois avoir du secours, et que tout au pis je me sauverois par mer, et que l'on diroit dans le monde que la tyrannie étoit bien établie, puisque l'on obligeoit une personne de ma condition à sortir du royaume. Je répondis à cela : « Je crains l'eau, et si M. le Prince savoit à quel point, il ne me conseilleroit pas de m'y hasarder. »

Après avoir furieusement raisonné avec Saint-Mars, la conclusion fut que par nulle raison je ne devois m'embarquer à faire aucuns actes d'hostilité contre la cour, à moins qu'elle me poussât au dernier point ; que Son Altesse royale m'avoit ordonné de m'en aller en une de mes maisons ; que je m'en irois à Saint-Fargeau ; que j'avois regardé avec soin sa situation ; que j'avois reconnu qu'elle étoit proche de toutes choses ; qu'elle n'étoit qu'à trois journées de Paris pour en avoir des nouvelles, et à pareille distance de Blois, pour sauver les apparences de ce côté-là. Car je savois assez dès ce temps-là à quoi m'en tenir, et qu'en quatre jours tout au plus l'on alloit et venoit de Saint-Fargeau à Stenay, qui étoit un lieu où apparemment M. le Prince passeroit les hivers ; ainsi que j'étois proche du monde, de mes amis et de ceux qui devoient l'être, et pourtant dans le plus grand désert du monde, parce que, Saint-Fargeau étant un lieu peu connu, l'on croiroit que j'étois dans un autre monde.18

Voilà de quoi je le chargeai pour M. le Prince, avec une lettre par laquelle je le remerciois et lui témoignois ma reconnoissance de toutes les offres qu'il me faisoit. Je lui en donnai une aussi pour M. de Lorraine, à qui je témoignois combien j'étois sensible aux marques d'affection qu'il m'avoit témoignées tant par La Guérinière que par sa lettre. J'oubliois de dire que comme La Guérinière partit, le comte de Fuensaldagne lui dit : « M. le Prince et M. de Lorraine m'ont dit que je pouvois prendre la liberté de vous charger de dire à Mademoiselle que je lui offre quelque place qu'il lui plaira en Flandre, si elle est obligée d'y venir ; que j'en ôterai la garnison, et qu'elle y en mettra une telle qu'il lui plaira ; que l'on aura soin de toutes les choses qui lui seront nécessaires pour sa subsistance. Si elle ne veut point avoir commerce avec les Espagnols, nous n'aurons pas l'honneur de la voir. Si elle veut bien souffrir nos respects, nous lui [en] rendrons avec la dernière joie, ayant pour sa personne aussi bien que pour sa qualité toute la vénération possible. » Je chargeai Saint-Mars de le remercier de toutes ses offres, et de lui dire que je les recevois avec beaucoup de reconnoissance ; que j'étois bien aise de connoître la bonne volonté que l'on avoit pour moi, mais que je serois fâchée d'être obligée de l'éprouver.

Je demeurai encore un jour ou deux à Pont, puis j'en partis pour Saint-Fargeau. A la couchée de Pont, qui est une petite maison à madame Bouthillier, nommé Micheri, il y vint un de mes valets de pied que madame la comtesse de Fiesque m'envoya, pour me dire qu'elle avoit fait partir quelques-uns de mes gens pour Saint-Fargeau : mais que toute ma maison ne partiroit point de Paris qu'elle ne me sût partie de Pont, pour n'aller point à fausses enseignes, comme je les avois fait aller au Bois-le-Vicomte. Cela me fâcha fort, et encore plus de quoi ma maison étoit à Paris : car j'avois ordonné qu'elle n'y passât pas, et même j'avois marqué les journées qu'elle feroit et le chemin que je voulois qu'elle tînt, et il me semble que quand l'on est hors de la cour, et de la manière dont j'en étois éloignée, il étoit ridicule que mon train passât et repassât sans cesse à Paris. Ce ne fut pas la seule chose qui me fâcha : car ce valet de pied me dit qu'elle avoit demandé des gardes du roi pour escorter mon équipage, et qu'on lui en avoit promis douze. Cette peur que l'on pillât mes mules avec mes couvertures19 me parut fort bizarre, me semblant que cela les mettoit à couvert des voleurs et de quelques gens de guerre qu'ils pourroient rencontrer par les chemins. Enfin cela me parut aller de même force que le passe-port ; mais la différence étoit que je ne l'avois pas demandé, et que je crois qu'à la cour l'on jugea bien que cela me feroit beaucoup de dépit, et que madame la comtesse de Fiesque seroit désavouée.

Elle m'envoya une lettre du roi, que je crus qu'elle avoit demandée (car je ne comprenois point de quoi l'on se seroit avisé de me l'écrire), où il [le roi] me mandoit que sachant que j'avois choisi pour ma demeure ma maison de Saint-Fargeau, il avoit été bien aise de me témoigner que ce choix lui étoit fort agréable, et m'assurer en même temps que j'y pouvois demeurer en toute sûreté et liberté. J'y fis réponse ; le remerciai de l'honneur qu'il lui avoit plu de me faire en me donnant des marques de son souvenir ; que j'étois bien aise que mon séjour à Saint-Fargeau lui fût agréable ; que pour la sûreté de ma personne je n'en avois point douté, n'ayant rien sur ma conscience qui me pût faire craindre le contraire ; que ma conduite avoit toujours été telle pour le service de Sa Majesté, et mes intentions, que je ne craignois rien, et que j'étois incapable de faire aucune chose indigne de la qualité où Dieu m'avoit fait naître, et d'une bonne Françoise.

Je poursuivis mon chemin vers Saint-Fargeau. Comme j'en fus à deux lieues, il vint un de mes valets de chambre pour me dire qu'à Châtillon, qui n'est qu'à huit lieues, sur le chemin de Paris, ils avoient trouvé, en y passant, un exempt des gardes du roi avec six gardes, qui disoient n'y séjourner que parce que leurs chevaux étoient boiteux ; ce qui n'étoit pas, à ce que leur dit l'hôte. Cet exempt s'enquit fort d'eux20 quand j'arriverois, et si je pouvois prendre un autre chemin. Cela m'alarma ; il me dit encore que tous les environs de Saint-Fargeau étoient pleins de gens de guerre, qui faisoient payer les tailles.

Les gens effrayés se font toujours des fantômes pour les combattre ; je dis : « Assurément c'est pour moi que ces troupes sont là, et ce n'est point pour la taille ; la comtesse de Fiesque aura donné dans le panneau, en demandant de l'escorte, et ses douze gardes ayant joint l'officier, et ceux qui sont à Châtillon, ce sera dix-huit. » J'étois assez en inquiétude ; Préfontaine, qui a l'esprit ferme et résolu, me rassuroit, et La Guérinière de même. L'on dit que j'ai [l'esprit] assez ferme sur toutes choses, mais j'avoue qu'en cette rencontre j'avois l'esprit si préoccupé que l'on me vouloit arrêter, et j'en avois une telle crainte, que j'en étois hors de moi.

Nous arrivâmes à Saint-Fargeau à deux heures de nuit, il fallut mettre pied à terre, le pont étant rompu. J'entrai dans une vieille maison où il n'y avoit ni porte ni fenêtres, et de l'herbe jusqu'aux genoux dans la cour : j'en eus une grande horreur. L'on me mena dans une vilaine chambre, où il y avoit un poteau au milieu. La peur, l'horreur et le chagrin me saisirent à tel point que je mis à pleurer : je me trouvois bien malheureuse, étant hors de la cour, de n'avoir pas une plus belle demeure que celle-là, et de songer que c'étoit le plus beau de tous mes châteaux, n'ayant pas de maison bâtie.

Comme cela fut passé, j'appelai madame de Frontenac, Préfontaine et La Guérinière. Ils avoient été tous deux s'informer s'il n'y avoit point quelque lieu proche où de pourrois aller, afin de me guérir de la crainte où j'étois ; ils me dirent qu'il y avoit un petit château fossoyé, à deux lieues de là, chez un nommé Davaux, qui est un contrôleur de mes domaines en cette terre, où je pourrois aller en attendant que je fusse éclaircie. Je chargeai le gentilhomme de Frontenac, que j'avois avec moi, d'aller le lendemain à Châtillon pour savoir ce que ces gens y faisoient.

Après que j'eus soupé, je donnai le bonsoir, et je dis : « Je veux demain dormir toute la journée ; que l'on ne me réveille point. » Je montai à cheval, madame de Frontenac avec moi, et l'une de mes femmes de chambre, et Préfontaine et La Guérinière. Jugez avec quel plaisir je fis cette traite ! Je m'étois levée deux heures devant le jour ; j'avois fait vingt-deux lieues, et j'étois sur un cheval qui en avoit fait autant. Nous arrivâmes à cette maison, qui se nomme Dannery, sur les trois heures du matin ; je me couchai en grande diligence.

Le lendemain La Guérinière, qui étoit allé à Saint-Fargeau, revint et me dit que ma maison étoit bonne et forte, que l'on ne m'y pouvoit point surprendre ; que, s'il entroit des gens par une porte, je pouvois me sauver par l'autre, et même que, n'étant que peu de gens, l'on arrêteroit ceux qui me voudroient arrêter. Cela me plut fort ; mais j'attendois des nouvelles de Châtillon. Le gentilhomme [que j'y avois envoyé] revint, qui me conta comme étant arrivé, il avoit accosté l'exempt, en lui demandant où étoit la cour, parce qu'il venoit d'Italie, et qu'il s'y en alloit pour quelque affaire. Il lui répondit qu'elle étoit à Paris ; il lui demanda où il avoit couché ; le gentilhomme li dit : « A Saint-Fargeau. » L'exempt demanda si on n'y attendoit point Mademoiselle ; l'autre répondit : « Elle y arriva hier au soir. » L'exempt parut surpris, disant : « Je croyois qu'elle ne pouvoit passer que par ici. » Le gentilhomme lui demanda s'il seroit longtemps à Châtillon ; il lui répondit qu'il attendoit quelque ordre de la cour, sur quoi il marcheroit.

Mes gens me pressèrent de m'en aller à Saint-Fargeau : je fus deux jours à m'y résoudre. Je ne m'ennuyois point en cette petite maison : j'y trouvois des livres ; je me promenois ; je me couchois de bonne heure et me levois tard. J'y reçus une nouvelle qui me surprit fort, la mort de mademoiselle de Chevreuse,21 arrivée en trois jours. Je la plaignis extrêmement : c'étoit une belle et bonne fille ; elle n'avoit pas beaucoup d'esprit.

Enfin, au bout de ces trois jours, un beau matin, je m'en allai à Saint-Fargeau ; l'on me mena dans un appartement que je n'avois pas vu, que je trouvai plus commode. M. le duc de Bellegarde l'avoit fait accommoder, Monsieur lui ayant donné la jouissance et demeure de cette maison, en considération des pertes qu'il avoit faites pour son service. Cet appartement étoit fait d'une partie d'une galerie retranchée, sur qui est l'épaisseur d'une muraille. Dès ce même jour je voulus changer les cheminées et les portes, y faire une alcôve ; je m'informai s'il n'y avoit point d'architecte dans le pays ; qui fut une grande faute que je fis : car les ouvriers de Paris sont toujours meilleurs et plus diligents ; mais les personnes qui n'ont point bâti, et qui n'ont point été en province, l'ignorent ; et, si l'on me l'eût dit, j'aurois grondé, aimant cent fois mieux ce qui étoit de la province que de Paris.22

Je fis donc commencer à ajuster les dedans de l'appartement où j'étois, et pour cela il le fallut quitter ; je m'en allai loger au grenier au-dessus. Avec ce désagrément de logement, j'étois mal couchée : car madame la comtesse de Fiesque fit si bien, que mon lit n'arriva que dix jours après que je fus à Saint-Fargeau, mes gens ayant été assez sots pour lui obéir. Je les grondai, comme ils le méritoient, à leur arrivée, du soin qu'ils avoient eu de me venir trouver, et je les louai de leur bravoure à secourir le carrosse de Préfontaine, lorsqu'il avoit été pillé. Par bonheur pour moi, le bailli de Saint-Fargeau étoit marié depuis peu ; ainsi il avoit un lit neuf.

Madame la duchesse de Sully et madame de Laval me vinrent voir peu après mon arrivée. Je fus dans la plus grande honte du monde de n'avoir pas de quoi les loger dans ma maison ; il falloit que tous les soirs elles allassent coucher chez le bailli, où étoit le lit où j'avois couché avant que le mien arrivât. Il vint encore force autres dames qui logèrent toutes dans la ville. J'envoyai au Bois-le-Vicomte querir des meubles que j'y avois, afin de n'avoir plus cette honte.

Comme j'étois à ce petit château,23 j'eus une grande peur : je me réveillai, entendant ouvrir le rideau de madame de Frontenac ; qui étoit couchée dans un lit proche du mien, et à l'instant je l'entendis refermer. Je lui demandai : « Rêvez-vous, à l'heure qu'il est, d'ouvrir votre rideau ? » Elle me répondit : « C'est le vent. » Nous étions logées dans une chambre basse, où il n'y avoit des fenêtres que d'un côté, et ce jour-là il ne faisoit point de vent. La peur me prit ; je lui dis : « Venez coucher avec moi. » Elle ne se fit pas prier ; et, comme elle passoit de son lit au mien, j'entendis ouvrir encore le rideau. Jusqu'à ce qu'il fût jour, j'entendis ouvrir encore le rideau. Comme le jour fut venu, elle m'avoua que voyant ouvrir son rideau (car il y a toujours de la lumière dans ma chambre), son premier mouvement avoit été de se jeter dans mon lit ; mais qu'elle avoit assez conservé de jugement, pour craindre de manquer de respect et de me faire peur, et qu'elle avoit vu ouvrir et fermer deux fois son rideau. Nous songeâmes fort ce qui ce pouvoit être, sans le trouver. Quelques jours après j'appris qu'un garçon qui étoit à moi, et mon frère de lait, qui s'en étoit allé avec le comte de Hollac, dans ma compagnie de gendarmes, avoit été tué ; je ne doutai pas que ce ne fût lui qui m'étoit venu dire adieu : je lui fis dire force messes.

 

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NOTES

1. 22 octobre 1652.

2. Tout ce passage depuis J'ai été chez madame la comtesse de Fiesque jusqu'à pas davantage a été omis dans les éditions précédentes.

3. A madame de Frontenac.

4. On a vu plus haut qu'il s'agissait de la halle du faubourg Saint-Antoine.

5. Cette phrase assez obscure signifie que Mademoiselle trouva au rendez-vous et emmena La Guérinière, mais qu'elle ne voulut pas emmener l'écuyer.

6. Sourdun, ou Sordun, département de Seine et Marne, arrondissement de Provins, canton de Villiers-Saint-Georges.

7. Les anciennes éditions porte : aux Feuillants où elle entendoit la messe. Il n'y a pas un mot de cela dans le manuscrit.

8. Le couvent des Jacobins, ou Dominicains, de la rue Saint-Honoré, avait été fondé en 1611 et a été supprimé en 1790. Il était situé entre la place Vendôme et l'église Saint-Roche. Ce couvent, aujourd'hui détruit, a été fameux par les séances du club révolutionnaire, qu'on appela club des Jacobins. C'est en partie sur l'emplacement de l'église des Jacobins qu'on a ouvert le marché Saint-Honoré.

9. Personne lente et paresseuse, qui paraît toujours assoupie. Les anciens éditeurs ont remplacé une lendore par ces mots : une vraie cendreuse. Il n'y a rien de pareil dans le manuscrit.

10. Une partie de cette phrase a été omise dans les anciennes éditions ; ce qui rend la fin inintelligible.

11. Protestante.

12. Léon Le Bouthillier, dont la mort a été mentionnée plus haut.

13. Il en a été question plus haut (Chap. II).

14. Cette phrase est assez obscure, et les précédents éditeurs l'ont corrigé en supprimant dont et ajoutant suivant après lundi. Voici la phrase telle qu'ils l'ont imprimée : « Ce passe-port étoit daté du samedi ; le lundi suivant, il alla faire tant de belles protestations, etc. » C'est, je pense, le sens de la phrase ; mais je n'ai pas cru devoir modifier le texte.

15. Ce fut le 13 novembre 1652 que le roi tint le lit de justice, où les princes de Condé et de Conti, la duchesse de Longueville, le duc de La Rochefoucauld, le prince de Tarente et leurs autre adhérents furent déclarés atteints et convaincus du crime de lèse-majesté.

16. 5 avril 1648 ; voy. plus haut, Chap. III, et Chap. V.

17. Les morte-paie, ou archers morte-paie, étaient des vétérans chargés de la garde de places peu importantes.

18. Le texte porte monde et non pas maison, comme le donnent les anciennes éditions. Loret prouve que Saint-Fargeau était peu connu, lorsqu'il dit de Mademoiselle :

. . . . . J'ai su d'un bourgeois
Qu'elle étoit dans la Bourbonnois
En un sien logis fort antique,
Composé de pierre et de brique.
J'ai mis en oubli le château ;
Mais je sais bien qu'il rime en geau,
Situé près d'un gros village,
Et je n'en sais pas davantage.
Je fais des vœux à tout moment
Qu'elle revienne promptement ;
Car sans mentir, c'est un désastre,
Que la cour n'ait plus ce bel astre.

19. Le mot couvertures est ici dans le sens de livrées, qui pouvaient faire reconnaître l'équipage de Mademoiselle.

20. Il y a ici une transposition dans le manuscrit autographe ; on saute brusquement de la phrase qui commence ainsi : Cet exempt s'enquit fort d'eux à cette autre qui n'y a aucun rapport : sur un cheval qui en avoit fait autant. rien dans le manuscrit n'explique cette transposition ; pour retrouver la suite des Mémoires, il faut passer du fo 159 vo au fo 161 vo.

21. Charlotte-Marie, demoiselle de Chevreuse, mourut le 7 novembre 1652, en sa vingt-huitième année. Voy. dans la Muze historique la lettre du 9 novembre :

Cette fleur si tôt emportée
Dans tout Paris fut regrettée, etc.

22. Les anciennes éditions ont omis ce passage, depuis qui fut une grande faute jusqu'à ce qui étoit de la province que de Paris.

23. Mademoiselle veut parler de la maison de ce contrôleur de ses domaines, où elle avait passé quelques jours, comme on l'a vu plus haut.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris  : Charpentier, 1858. T. II, Chap. XVI : p. 203-232.


 

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