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Lettre de l'archevque1 d'Embrun ˆ Mazarin

(Original signŽ.)

A Blois, ce 31 mars 1653.

Monseigneur,

Je suis arrivŽ dimanche au soir en cette ville, o j'ai ŽtŽ accueilli avec toutes les caresses imaginables de Monsieur, qui me dit qu'il y avoit dŽjˆ quelques jours qu'il m'attendoit. J'ai eu, arrivant, une confŽrence d'une heure, seul, avec lui, dans son cabinet, o je lui prŽsentai les lettres de crŽance du roi et de la reine, et je lui donnai les copies collationnŽes de M. le chancelier des lettres de M. le Prince adressantes tant ˆ lui qu'ˆ Mademoiselle. Il me dit d'abord qu'on l'auroit plus obligŽ de lui envoyer les originaux; mais, aprs lui avoir reprŽsentŽs les pŽrils qu'il y auroit de les apporter sans aucune nŽcessitŽ, il demeura satisfait.

Je lui exposai, sur la premire lettre, la crŽance que j'avois, et il me tŽmoigna avoir une extrme joie que cette rencontre ežt fourni au roi une preuve invincible de sa fidŽlitŽ ˆ son service, laquelle on solliciteroit toujours inutilement; qu'il Žtoit si vŽritable qu'il n'entretenoit aucun commerce avec M. le Prince, que, lorsqu'il Žtoit sorti de Paris durant les troubles, il n'avoit pris aucune mesure avec lui, dont M. de Lorraine mme s'Žtoit ŽtonnŽ, et que, pour M. de Croissy,2 il ne s'opposoit pas qu'il fžt puni, suivant la qualitŽ de son crime.

Je lui ai reprŽsentŽ ensuite, par la seconde lettre adressante ˆ Mademoiselle, ses intelligences avec M. le Prince, les Espagnols et M. de Lorraine qui Žtoient toutes marquŽes visiblement dans la lettre, et je lui ai fait mme le commentaire du mot d'intŽrt, qui y est rŽpŽtŽ deux fois. Il m'a dit lˆ-dessus qu'il Žtoit fort mal satisfait de Mademoiselle; que la reine savoit qu'ils n'avoient jamais ŽtŽ huit jours ensemble, et que prŽsentement elle lui vouloit susciter une chicane pour lui demander compte de son bien durant le temps qu'il en avoit eu la garde-noble, et qu'ainsi il ne doutoit point de son emportement.

Je lui dis aussi que j'avois ordre de supplier Son Altesse royale de faire deux observations sur cette lettre: la premire que, Mademoiselle jouissant de grands biens dans le royaume, elle pourroit assister un parti o elle Žtoit engagŽe, et que le roi, pour dŽtourner ce mal, avoit rŽsolu de mettre des administrateurs ou commissaires dans son bien pour le lui conserver, sans qu'elle en pžt abuser, mais qu'on laissoit ˆ Son Altesse royale le choix des commissaires.

La seconde observation Žtoit qu'il y avoit ˆ craindre, suivant l'intelligence de la lettre que, si M. le Prince s'avanoit, Mademoiselle pourroit l'aller joindre, et que le roi, en cette difficultŽ, lui demandoit conseil, comme Žtant plus intŽressŽ que personne dans la conduite de Mademoiselle. Il m'a rŽpondu qu'il lui avoit mandŽ de le venir trouver ˆ OrlŽans le mardi de la semaine sainte; que de lˆ il prŽtendoit ramener ˆ Blois o elle demeureroit auprs de lui.

Je n'osai pas dans ce moment le presser davantage sur une affaire si f‰cheuse. Je lui ai fait aussi les compliments de Votre ƒminence, mais d'une manire que je ne pouvois ni la commettre ni aussi le choquer. Il me dit qu'il les recevoit sans avouer qu'il les ežt reus, c'est-ˆ-dire qu'il agrŽoit toutes ces belles paroles, quand elles seroient converties en effets et qu'elles seroient accompagnŽes de l'exŽcution des promesses qu'on lui avoit faites par son traitŽ; qu'il n'avoit point d'aigreur contre la personne de Votre ƒminence et qu'il ne s'emportoit en aucune parole injurieuse, et que mme il n'en souffroit ni dans sa maison ni dans les lieux qui lui appartenoient. Il passa ensuite ˆ l'inexŽcution des choses promises, o on lui avoit manquŽ en tout, de sorte que jusqu'ˆ une entire satisfaction lˆ-dessus, il ne pourroit avoir avec honneur aucun commerce avec Votre ƒminence. Toutes ces plaintes se rŽduisent ˆ des affaires qu'il prŽtend n'tre pas fort extraordinaires: savoir au rŽtablissement de M. de Sully dans Mantes, de M. de Rohan dans le ch‰teau d'Angers, le rappel de quatre ou cinq conseillers non suspects d'tre dans les intŽrts de M. le Prince, aux quatre-vingt-dix mille livres de la Louvrire et au payement de ses assignations.3

Votre ƒminence considŽra, s'il lui plait: qu'il y a quelque justice lˆ-dessus, au moins par la loi des traitŽs, et qu'aujourd'hui cette justice pourroit tre imputŽe ˆ gr‰ce particulire envers Votre ƒminence, si les choses promises avant son retour Žtoient exŽcutŽe par son autoritŽ. Comme je n'ai pas pu dire ˆ Monsieur qu'il fžt dans son tort ˆ cet Žgard, je me suis content de lui demander au cas que Votre ƒminence employ‰t son crŽdit auprs du roi pour obtenir l'effet des promesses qu'on lui avoit faites, si elle pouvoit espre ses bonnes gr‰ces, et mme d'en recevoir un remerc”ment exprs de sa part. Il s'est fait distinctement qu'il ne manqueroit en rien de tŽmoigner le ressentiment qu'on pouvoit attendre d'un prince qui se piquoit de probitŽ et de gŽnŽrositŽ, et on peut mme pŽnŽtrer que, ces premires avances faites de bonne faon, les choses iront ˆ une rŽconciliation parfaite par une entrevue.

Nous demeur‰mes d'accord, avant la fin de la confŽrence, que Son Altesse royale ne parleroit point de ce que j'avois eu l'honneur de lui dire sur le sujet de Votre ƒminence; mais que, pour les copies des lettres de M. le Prince, il en feroit part aux principaux de sa maison, et effectivement Son Altesse royale m'a tenu parole; car, mme sur la crŽance des lettres de Mademoiselle, elle ne s'en est expliquŽ avec personne. J'ai appris ce matin que plusieurs personnes, qui vouloient rompre toute nŽgociation ou en nouer quelqu'une pour des intŽrts particuliers avec des ministres subalternes, pressoient mon expŽdition, afin que Monsieur n'entr‰t pas davantage en matire avec moi, et j'ai su que ma dŽpche Žtoit faite sans commandement particulier de Monsieur. J'ai parlŽ aussit™t ˆ Son Altesse royale pour conno”tre ses sentiments, et j'ai vu qu'elle ne vouloit pas que je partisse sit™t d'auprs d'elle, dŽsirant encore me parler.

J'ai pris occasion de lui dire qu'ayant fait rŽflexion sur ce qu'elle m'avoit fait l'honneur de me dire, ˆ l'Žgard de Mademoiselle, de la faire venir demeurer ˆ Blois, je ne savois si le roi ne dŽsireroit autre chose ˆ cause que mon instruction Žtoit de lui dire qu'on avoit rŽsolu de mettre des commissaires dans son bien, et qu'ainsi je ne pouvois rien rŽpondre sans un nouvel ordre. J'ai demandŽ ˆ Monsieur, puisqu'il me retenoit auprs de lui, s'il auroit agrŽable que je dŽpchasse un courrier ˆ la cour pour savoir les volontŽs du roi, et qu'on les feroit entendre ˆ Mademoiselle, lorsqu'elle viendroit ˆ OrlŽans. Monsieur l'a trouvŽ fort ˆ propos, dŽsirant toutefois qu'on ne vienne point ˆ cette extrŽmitŽ du sŽquestre, puisqu'il veut bien se charger d'tre le tŽmoignage de la nettetŽ avec laquelle il procde prŽsentement dans le service du roi on puisse lui refuser de prendre et la personne et le bien de Mademoiselle en sa garde.

J'ai cru qu'au voyage d'OrlŽans, o Mademoiselle se trouvera le mardi de la semaine sainte, et o je suivrai Monsieur par son ordre, j'aurois encore plus de loisir de conno”tre le fond de cette cour, et que, pour la rŽputation, la nŽgociation feroit un meilleur effet parmi le peuple. Monsieur arrivera le mardi de la semaine sainte ˆ OrlŽans et partira le lendemain de P‰ques pour revenir en cette ville; mais incontinent aprs son arrivŽe ˆ OrlŽans je pourrai prendre mon congŽ.

J'ai aussi, Monseigneur, entretenu Madame de tous les mmes sujets dont j'avois traitŽ avec Monsieur, parce que je savois qu'elle en Žtoit instruite et que d'ailleurs Monsieur dŽfre beaucoup ˆ ses sentiments. Je l'ai trouvŽe dans des intentions trs-pures pour le service du roi, et, sur le sujet de Votre ƒminence, elle m'a dit assez prŽcisŽment que Votre ƒminence devoit tre satisfaite qu'en traitant Monsieur avec honneur sur les choses qui lui ont ŽtŽ promises par un traitŽ solennel, elle ne trouveroit point d'obstacle pour avoir ses bonnes gr‰ces. Voilˆ l'Žtat des choses dans une vŽritŽ sincre, sur quoi Votre ƒminence fera les rŽflexions nŽcessaires jusques ˆ ce que j'aie l'honneur de l'Žclaircir de vive voix encore de quelques dŽtails; mais, selon toutes les apparences, l'affaire est en un chemin qu'elle rŽussira ˆ peu prs ce que voudra Votre ƒminence.

Monseigneur, je suis obligŽ de dire ˆ Votre ƒminence que quelques donneurs d'avis de la cour ont Žcrit ici que je n'avois nulle charge, comme si j'eusse ŽtŽ chargŽ de lettres de crŽance imaginaires. Je supplie donc Votre ƒminence, pour autoriser ma mission et me mettre de son c™tŽ en la mme considŽration que je me trouve ici, de tŽmoigner qu'elle m'a donnŽ confiance en cette affaire et qu'elle fera quelque cas de mes relations pour les bons ou les mauvais offices; car, sans cette influence de l'autoritŽ de Votre ƒminence, tout pouvoir manque pour agir. J'ose aussi supplier trs-humblement Votre ƒminence de me faire rŽponse au plus t™t sur le sujet de Mademoiselle par le retour de mon courrier, et, si elle vouloit faire quelque gr‰ce avant mon dŽpart d'OrlŽans sur le compte de Monsieur, celle du rŽtablissement de M. de Sully paroit la plus facile et elle feroit attendre avec quelque considŽration les autres; car j'en remettrois les expŽditions entres les mains de Monsieur, et tout le monde demeureroit pleinement persuadŽ de ma crŽance. Si Votre ƒminence m'honore d'une rŽponse, je la ferai voir ˆ Monsieur, en Žtant convenu avec lui; et ainsi elle la concertera, s'il lui pla”t, en la manire qu'elle jugera ˆ propos et sur tels articles de ma lettre qu'elle voudra choisir. J'ai trouvŽ ce moyen, afin que Votre ƒminence entretienne dŽjˆ comme une nŽgociation indirecte avec Monsieur, auquel j'ai dit que je n'avois point d'autre intelligence ˆ la cour qu'avec Votre ƒminence, de laquelle je protestois une dŽpendance absolue, comme ayant l'honneur d'tre employŽ par elle.

Si Votre ƒminence me veut donner des ordres particuliers, elle le pourra par la voie de M. Le Tellier, auquel j'Žcris un mot, ou dans des billets sŽparŽs que je dŽchirerai. J'espre, Monseigneur, que Votre ƒminence conno”tra que, si je fais quelques fautes dans les ordres qu'elle me fera l'honneur de me confier, elles ne pourront tre imputŽes ˆ aucun dŽfaut ni de zle ni de fidŽlitŽ ˆ son service, puisque, entre ceux qui dŽpendent de Votre ƒminence, il n'y en a aucun qui soit, avec un plus profond respect que moi,

Monseigneur,

Votre trs-humble, trs-obŽissant et trs-obligŽ serviteur,

G., archev. d'Ambrun.

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Votre ƒminence saura que M. de Rohan est ici, qui s'en va ˆ OrlŽans attendre Monsieur pour la semaine sainte, qui dŽsireroit assez s'intriguer en cette affaire; mais Votre ƒminence n'a besoin de personne: car, pourvu que son autoritŽ n'appuie par les effets, j'ai pris mes mesures avec Monsieur et avec Madame. On attend ici, au premier jour, M. de Beaufort.

Je supplie trs-humblement Votre ƒminence de faire une rŽponse favorable sur l'affaire de Mademoiselle, laquelle il faut traiter dŽlicatement, et o Monsieur doit avoir tout pouvoir; car il conno”t assez l'Žtat de la chose. Au reste, il ne songe en aucune faon ˆ M. le cardinal de Retz, et il ne lui est considŽrable par aucun attachement.

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NOTES

1. Mademoiselle traite assez mal l'archevque d'Embrun, que Mazarin avait chargŽ d'une mission auprs d'elle et de son pre. Il ne sera pas inutile de comparer la dŽpche de l'archevque au rŽcit de la princesse. [Thus the editor. In my opinion, he comes off worse in his own letter than he does in Mademoiselle's account.]

2. Il s'agit de Fouquet-Croissy, conseiller au parlement de Paris.

3. C'est-ˆ-dire des sommes qui lui avaient ŽtŽ assignŽes par un mandat du surintendant de finances.


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