Eaux de Forges1

Forges, dans le pays de Bray, portion de l'ancienne Normandie, actuellement chef-lieu de canton de l'arrondissement de Neufchâtel, département de la Seine-Inférieure [Seine Maritime], a été célèbre par l'extraction du minerai de fer, d'où lui est venu son nom, et par ses eaux minérales, qui le font appeler aujourd'hui Forges-les-Eaux. Du douzième au milieu du quatorzième siècle, sur les bords du vivier d'Andelle et de l'étang du Fayel, on s'y occupa activement d'extraire et de travailler le fer, et cette industrie n'y fut définitivement abandonnée qu'après la translation des martinets et des fourneaux à Beaussault, village voisin, vers le commencement du seizième siècle. On dessécha alors le vivier et l'étang, réservoirs désormais inutiles pour l'exploitations des forges, et, sous les eaux écoulées du vivier d'Andelle, on rencontra, vers 1548, les sources minérales qui devaient donner à ce bourg une vie et une prospérité nouvelles. Toutefois, on n'en constata pas immédiatement les propriétés médicales. Elles ne furent signalées qu'en 1573 par M. de Varennes, chevalier des deux ordres du roi, qui, se trouvant à la chasse dans ces parages, prit son repas près de l'une de ces sources, en but, et fut tout étonné de lui sentir un goût de fer. Cette source, dont les eaux furent comparées dans un château voisin avec celles de Spa, prit d'abord le nom de Fontaine de Saint-Éloi, en l'honneur du patron des forgerons, remplacé bientôt par celui de Fontaine de Jouvence, grâce aux cures merveilleuses qu'elle opéra. Un sieur Paumier, conseiller et médecin de Henri III, et grand vicaire de Normandie, qui buvait de ces eaux, en entoura la source de retranchements et de fossés, pour l'isoler des marécages environnants, et y fit planter des arbres dont deux subsistent encore : ce sont les deux beaux chênes que l'on admire en face de l'établissement actuel. Les guerres civiles du commencement du règne de Henri IV causèrent un grave préjudice aux eaux de Forges, cette partie de la Normandie étant perpétuellement parcourue par les troupes de la Ligue, du Béarnais et de l'Espagne. Vers les dernières années du seizième siècle, et les premières du dix-septième, les malades en reprirent la route ; car elles n'eurent qu'à gagner à la comparaison solennelle qui en fut faite avec les eaux minérales de Rouen, en 1603, par MM. Paumier, Boët et Guerente, défenseurs des eaux de Forges.

En 1607, un incendie détruisit une grande partie du bourg, et, sur les ruines, s'éleva le Forges nouveau, dont quelques maisons, construites en bois et en briques symétriquement disposées, conservent encore le type du dix-septième siècle. Les malades ne tardèrent pas à y revenir de plus en plus nombreux, et ils purent désormais être dirigés dans leur traitement par l'ouvrage de Pierre de Grousset, apothicaire du prince de Condé. Ce ne fut pas pour se guérir que le comte de Rochefort, trop docile instrument du P. Joseph et de Richelieu, y vint en 1626, déguisé en capucin, mais pour intercepter et remettre à un émissaire, aposté sur la route, des lettres qui devaient conduire le comte de Chalais à l'échafaud, en fournissant la preuve de sa trahison envers Louis XIII et le cardinal.

Le duc de Longueville, gouverneur de la Normandie et seigneur du territoire avoisinant Forges, concéda l'emplacement sur lequel s'élevèrent la chapelle et le couvent des capucins, destinés à rendre de si grands services aux buveurs d'eau. Le 2 août de la même année, la bénédiction de la chapelle, formée de deux maisons contiguës, fut suivie d'une quête faite par Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, alors âgée de douze ans, et future duchesse de Longueville. « Mademoiselle de Bourbon se leva à la fin du sermon, et s'estant arrestée à la porte de la chapelle prist un mouchoir par les quatre coings, et fist si bonne queste qu'elle trouva dedans 600 livres qu'elle porta elle-mesme au syndic pour ayder à commencer un plus solide bastiment. »2

A cette même époque, Jacques Cousinot, conseiller et médecin ordinaire de Louis XIII, attira l'attention de la cour sur l'efficacité des eaux de Forges dans un Discours où il trace tout le régime à suivre pendant qu'on les prend. Le roi, déjà sérieusement malade, les but une première fois à Saint-Germain, en 1631, et vint les prendre à Forges même en 1633. Il y arriva le 15 juin, et fut successivement rejoint par la reine Anne d'Autriche, frappée de stérilité depuis dix-huit ans, et par le cardinal de Richelieu, atteint de la gravelle. On montre encore sur la place de Forges la maison où descendit Louis XIII. Tous les corps constitués de la province y visitèrent la cour, dont la présence fut profitable au bourg et aux eaux de Forges. Le roi y fit jouer la comédie, entre autres une pièce de circonstance, les Eaux de Forges, par Claveret, qui se crut quelques temps le rival de Corneille. Louis XIII accorda l'autorisation d'établir à Forges des foires et des francs marchés ; y reçut des ambassadeurs, songea à se réconcilier avec sa mère en exil, et, avant de partir, le 3 juillet, il laissa son fontainier « le sieur Franchine pour y accommoder la fontaine minérale du lieu. »3 Il en repartit si bien portant qu'il se livrait, le 13 juillet, à Chantilly, au plaisir de la chasse, sa passion favorite, et faisait manœuvrer sa cavalerie, au dire de la Gazette. La conséquence immédiate du séjour de la cour à Forges fut la séparation, par Franchine, de la fontaine unique, l'ancienne Jouvence, en trois sources distinctes, qui prirent alors, de leurs augustes visiteurs, les noms caractéristiques de la Reinette, la Royale et la Cardinale, noms conservées jusqu'au nos jours. On peut aussi attribuer aux eaux de Forges le rétablissement de la santé du cardinal, qui vécut neuf ans encore, lui dont l'état était si désespéré qu'il avoit pensé mourir au mois de novembre de l'année précédente. Enfin une conséquence lointaine du séjour de la cour à Forges fut, d'après les traditions accréditées et que des faits postérieurs tendraient à confirmer, la naissance de Louis XIV, qu'Anne d'Autriche donna à la France, le 5 septembre 1638, après vingt-trois ans d'un mariage stérile.

La renommée des eaux s'en accrut considérablement, et elles eurent bientôt la réputation de guérir toute espèce de maladies. L'élite de la France s'y rendit en foule. On y vit successivement arriver, en 1634, la femme de Charles III, duc de Lorraine, dépossédé de ses États, afin d'y cherche un remède à ses chagrins domestiques ; en 1637, la première duchesse de Longueville, Louise de Bourbon, fille aînée de Charles, comte de Soissons : cette princesse mourut en revenant des eaux ; en 1640, Marie-Louise de Gonzague, future reine de Pologne, qui avoit un instant attiré les regards de Gaston d'Orléans, après la mort de sa première femme. En 1641, elle y revint, accompagnée de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, dont les Mémoires nous ont conservé les détails du voyage de la princesse. Le cœur du jeune Cinq-Mars s'était enflammé pour elle, et, quand l'amour et l'ambition l'eurent fait monter l'année suivante sur l'échafaud, elle chercha dans les eaux de Forges une diversion à ses peines. De Bois-Robert les visita et les célébra dans une Épître, aussi bien que son confrère en poésie, Sarrazin, et le gazetier en vers Jean Loret, tous trois Normands, jaloux de chanter la gloire de la fontaine normande.

A partir de 1656, pendant près de quarante ans, Mademoiselle y fit de nombreux voyages, dont le détail est contenu dans ses Mémoires, ce qui dispense d'en parler ici. Rappelons seulement qu'elle fut visitée en 1656 par la sœur du grand Condé, l'ancienne quêteuse pour la chapelle des capucins de Forges, devenue duchesse de Longueville, l'une des héroïnes de la Fronde, mais alors bien désabusée du monde. On peut encore citer parmi les personnages remarquables qui se rendirent à Forges au dix-septième siècle, outre ceux dont les noms sont mentionnés dans les Mémoires de Mademoiselle, l'abbé Fouquet, frère du surintendant des finances, la princesse de Conti, Huet, évêque d'Avranches, et toute une société de précieuses, copistes maladroites de l'hôtel de Rambouillet, dont les noms se trouvent, sous le déguisement obligé, dans les Divertissements de Forges, nouvelle en prose, entremêlée de vers, qui parut en 1663 ; le chevalier de Lorraine, qui courut, avec quelques buveurs d'eau, au secours de Dieppe affreusement bombardé, en 1694, par les Anglais et les Hollandais ; enfin la comtesse de Gramont, qui visita Thomas Du Fossé, solitaire de Port-Royal, connu par ses travaux sur l'Écriture sainte.

Au dix-huitième siècle, la vogue des eaux de Forges n'est pas moins grande. Le duc de Saint-Simon, l'auteur des Mémoires, y va en 1707. En 1724, Voltaire, encore souffrant des suites de la petite vérole, pendant les deux mois qu'il y passa, corrigea sa tragédie de Marianne, composa un nouveau chant de la Henriade, et conçut l'idée de la comédie de l'Indiscret, en considérant le spectacle qu'il avait sous les yeux. Plusieurs princesses de la famille royale devinrent mères après les avoir fréquentées : En 1735, la duchesse de Bourbon prit les eaux de Forges, et Louis-Joseph, prince de Condé, naquit l'année suivante. La dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, deuxième femme du dauphin, l'imita en 1749, et elle donna successivement le jour aux trois ducs de Bourgogne, d'Aquitaine et de Berri, et aux deux comtes de Provence et d'Artois. Enfin la duchesse de Chartres, Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre, vint aussi à Forges en 1772, et elle eut bientôt trois fils, le duc de Valois (le roi Louis-Philippe), le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais. Parmi les dames qui l'accompagnaient était madame de Genlis, qui a conservé le souvenir de la bienfaisance de la duchesse dans les Solitaires de Normandie, qui renferment Les Veillées du Château ; elle a été imitée par Lemierre dans ses Fastes, dont le huitième chant, les Eaux, est surtout l'éloge des eaux de Forges, et se termine par le récit du même acte de bienfaisance, la reconstruction d'une maison à la place d'une chaumière détruite par le feu du ciel.

Les fêtes, les plaisirs, les concerts, les spectacles se succédaient dans ce modeste bourg, trop étroit pour la foule brillante qui s'y donnait rendez-vous pendant la saison des eaux. Depuis la fin du dix-septième siècle, elles avaient eu un intendant, sur la proposition de Fagon, premier médecin de Louis XIV. Le bassin en avait été disposé convenablement pour la commodité des buveurs ; le conseil d'État, en 1781, en régla la distribution sur place et à l'extérieur. Enfin, tout était disposé pour la prospérité des eaux de Forges, quand éclata la révolution de 1789.

A partir de cette époque, le nombre des visiteurs diminua prodigieusement ; et, dans une liste générale de 1791, c'est tout au plus si l'on on compte une soixantaine. Les années suivantes, au lieu d'y venir chercher la santé et la plaisir, la noblesse n'y vint plus que pour se cacher et tâcher de se soustraire à la mort. C'est en revenant de Forges que le duc de La Rochefoucauld fut assassiné à Gisors, en 1792. C'est à Forges, dans l'auberge du Grand-Cerf, que Pâris, ancien garde du corps, se tira un coup de pistolet, le 29 janvier 1793, après avoir tué, dans un restaurant du Palais-Royal, Lepelletier de Saint-Fargeau, qui avait voté la mort de Louis XVI. Le 21 brumaire an XI (novembre 1802), Bonaparte, premier consul, visita ce bourg. On profita de sa visite pour dire à Joséphine combien sa présence serait propre à rendre aux eaux de Forges le renom dont elles jouissaient justement aux siècles précédents ; mais Joséphine ne devait point se rendre à ces vœux, ni connaître les douceurs de la maternité. Les eaux de Forges n'ont plus compté depuis que quelques rare buveurs, bien que dans ces derniers temps l'on ait élevé un nouvel établissement près des sources, dans le but d'y ramener la foule.

Au point de vue médical, les eaux de Forges ont été l'objet de nombreux travaux, soit accidentellement, soit spécialement, dans des traités, des thèses, des systèmes et des analyses qui témoignent de leur importance. En 1603, Jacques Du Val leur consacra un chapitre dans son Hudrothérapeutique ; en 1607, Pierre de Grousset composa le Recueil de la vertu de la fontaine médicinale de Saint-Éloi ; en 1651, Jacques Cousinot adressa à Louis XIII son Discours au roy, touchant la nature, vertus, effets et usage de l'eau minérale de Forges ; Jean de Mauvilani, Pierre Cressé et Jean Dieuxivoye en firent l'objet de thèses en 1648, 1657 et 1684 ; en 1697, Barthélemy Linand publia le Nouveau traité des eaux minérales de Forges, bientôt suivi du Nouveau système des eaux minérales de Forges, par Jean La Rouvière. Pendant la dix-huitième siècle, les médecins et chimistes Guérin, Le Givre, Dodart, Donnet, Boulduc, Marteau, Rollin, Monnet et Ciszeville en analysèrent les principes. Mais c'est seulement de nos jours qu'on est arrivé à des résultats vraiment sérieux. La première analyse chimique rigoureuse fut faite en 1812 par Robert, pharmacien en chef de l'Hôtel-Dieu de Rouen ; la seconde, par MM. Girardin et Morin ; la troisième, par M. O. Henry, en 1845 ; enfin, le docteur Emmanuel Blanche leur a consacré une large place dans sa thèse : Des eaux ferrugineuses de la Seine-Inférieure (1849), qu'il termine par l'énumeration des maladies auxquelles les eaux de Forges peuvent convenir.

Pendant plus de deux cents ans, les eaux de Forges ont eu le privilége, avec les eaux de Bourbon, d'appeler à leurs sources toutes les classes de la société, sans distinction, pour y trouver un remède à leurs maux. La poésie, le théâtre, le roman les ont célébrées à l'envi, et la science en a proclamé bien haut l'efficacité et les vertus. Comment se fait-il, cependant, qu'elles soient aujourd'hui presque délaissées ? On peut répéter pour elles ce qu'on a dit des eaux de Plombières : « Il y une raison, ou tout au moins une cause à cela : Forges est aujourd'hui surpassé en fait d'élégance, de confort, de distractions et de plaisirs mondains par les établissements qui ont l'entreprise d'attirer le monde. Maintenant les malades sont devenus si exigeants ! Autrefois, quand on avait quelque bonne maladie à soigner, on ne demandait qu'à se guérir. Aujourd'hui, on veut s'amuser, en attendant, ou même au risque de retarder la guérison. » Mais, il n'en reste pas moins à Forges une situation admirable, des eaux salutaires, une magnifique forêt, un air bienfaisant et pur, et les souvenirs impérissables de sa célébrité passée.

Bouquet.


On conçoit que Mademoiselle se soit égarée dans son voyage de 1656, quand on voit l'itinéraire compliqué, tracé par l'apothicaire de Grousset dans son ouvrage sur les eaux de Forges (1607).

Addresse du chemin pour celles de Paris à Forges, au pays de Bray.

Faut sortir de Paris par la porte Saint-Denis et aller à Saint-Denis en France, de Saint-Denis en France à Pontoise, de Pontoise à Chars, de Chars à Gisors, où je demeure, devant la puits de la Chesne ; faut demander Grousset ; faut sortir de Gisors par la porte de Capeville ; faut aller à Éragni, d'Éragni à Serifontaine, de Serifontaine à Tallemontier, de Tallemontier au Neuf-Marché ; faut laisser le chemin de Gournay à droite et prendre le chemin de gauche, qui est le chemin de beurriers dudit Forges, allant le long de la côte toujours à main gauche, allant au village d'Aremont (Ernemont), d'Aremont à Elbeuf4 à Bremontier, et passer contre l'église, droict au moulin à vent de Bellozanne, de Bellozanne au Mesnil-la-Diablerie, du Mesnil-la-Diablerie à Hodanger, de Hodanger à Mezangueville. Comme l'on est passé, faut prendre à main droite dans les bruyères et laisser le droit chemin de la main gauche qui va à Saint-Samson, et aller passer au Platis et Auzelet, et de là à Forges, qui est le plus beau et le meilleur pour la commodité d'un chacun tant de pied que de cheval.

Ce chemin était alors très-difficile à cause de la forêt de Lyons et des marais, desséchés peut-être, mais peu viables, qui s'étendaient depuis Neuf-Marché jusqu'à Forges.

 


 

NOTES

1. Mademoiselle parle souvent, dans ses Mémoires, des Eaux de Forges qui avaient une grande réputation au XVIIe siècle. Un de mes amis, M. Bouquet, professeur au lycée de Rouen, qui s'est occupé de recherches sur Forges, a bien voulu me communiquer la notice ci-jointe. [Forges]

2. Manuscrit du couvent des capucins de Forges.

3. Renaudot, Recueil des gazettes.

4. Il s'agit d'Elbeuf-en-Bray près de Gournay.


This page is by James Eason.