Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE XXV

(janvier – avril 1657)

Le premier jour de l'an, la comtesse de Fiesque entra dans ma chambre avec un habit magnifique, poudrée, ajustée au dernier point, disant : « J'ai un grand dessein. » Je ne lui demandai point ce que c'étoit. Le soir j'étois dans mon cabinet que je faisois écrire des vers et des chansons dans un livre ; j'allai querir la comtesse de Fiesque pour me dire celles qu'elle savoit. Je heurtai à la porte de la chambre de madame de Frontenac ; on fut quelque temps sans m'ouvrir, et après on s'excusa sur ce qu'elle avoit pris un remède. La comtesse vint avec moi, puis elle sortit et revint. Elle avoit les yeux égarés beaucoup plus qu'à son ordinaire, et mademoiselle de Vandy, qui la regardoit, lui dit : « Je ne sais ce que vous avez aujourd'hui, mais vous n'êtes pas comme les autres jours. » Elle alloit et venoit. Il y avoit dans mon cabinet madame de Thianges, mademoiselle de Vandy, celui qui écrivoit, Segrais,1 et un conseiller de Dombes.

Tout d'un coup elle entra d'une fureur terrible, et avec cet air évaporé, et me dit : « Je viens de recevoir des nouvelles de Paris qui m'obligent à y aller pour mes affaires, et à même temps on m'en envoie la permission, dont j'ai la plus grande joie du monde, étant ravie de vous quitter. » Je lui répondis : « Je suis fort aise que vous ayez cette liberté ; c'est un bon signe pour M. le comte de Fiesque ; et comme je l'aime et je l'estime fort, je lui souhaite toutes sortes d'avantages. » Elle me répondit : « Il y a longtemps que je souhaite de sortir d'ici ; mais je ne savois où aller ; car sans cela je n'y serois pas demeurée, me déplaisant fort auprès de vous et ne trouvant pas que vous m'ayez traitée comme je méritois. » Je lui dis : « Quand vous avez désiré de venir céans, je vous ai fort bien reçue. » Elle reprit : « Cela eût été fort ridicule que vous ne m'eussiez pas bien reçue ; car je vous ai fait honneur de venir ici. — Et moi, lui dis-je, de vous y recevoir et de vous y garder, vu la conduite que vous avez tenue envers moi ; car on ne vivroit pas chez une simple dame, comme vous avez fait ici, qu'elle ne vous eût priée de vous en aller chez vous ; mais la considération de M. le comte de Fiesque m'a fait tout souffrir. »

Elle me dit : « Vous m'accusez d'avoir été dans les intérêts de Monsieur contre vous ; il est vrai : je vous ai fait tout du pis que j'ai pu, et le ferois encore s'il étoit à refaire, et je trouve que Monsieur vous a trop bien traitée ; et, s'il m'avoit crue, il vous auroit fait pis. Enfin Monsieur, qui étoit le plus décrié homme du monde, ne sauroit se racréditer qu'en vous maltraitant. C'est moi qui suis cause que l'on vous a ôté Nau et Préfontaine : j'ai dit tout ce que j'ai pu contre eux, et il me suffit que vous aimiez les gens pour me les faire haïr, et je ferai plus : car je manderai à Monsieur qu'il est honteux pour lui que des gens qui lui déplaisent soient sur le pavé de Paris, afin qu'il les fasse chasser ; et il n'y a rien que je puisse faire contre vous que je ne fasse, et je ferois fort fâchée si vous ne vous plaigniez pas de moi. Je veux faire des manifestes qui courront par tout le monde contre vous. » Je lui répliquai avec beaucoup de douceur : « Si vous me déclarez la guerre, vous n'y aurez aucun avantage ; car tout ce qu'il y a de princes dans l'Europe me sont si proches, qu'ils n'abandonneront pas mes intérêts pour les vôtres. »

Elle parla une heure entière de la force de ce que je viens de dire, et dit toutes les extravagances qui se peuvent imaginer ; à quoi je répondis simplement ce que j'ai mis ici. A la fin j'eus peur que la longueur de ses impertinents discours ne lassât ma patience, je lui dis : « Avez-vous tout dit ! Ce n'est pas pour vous répondre que je vous le demande ; car j'ai ouï dire qu'à de certaines gens il les faut laisser parler ; mais c'est pour vous envoyer coucher. » Elle me dit : « J'aurai demain l'honneur de prendre congé de vous ; car je ne partirai qu'après midi. »

J'avoue que l'effort que j'avois fait sur moi de m'empêcher de parler me fit un peu de mal, et que j'étouffois ; tout ce qui étoit dans le cabinet étoit étonné à un point que l'on ne sauroit dire. J'avois envoyé le matin un de mes gens au-devant de Colombier, qui devoit revenir de Blois, pour lui dire que, si Son Altesse royale trouvoit bien que j'y allasse, il ne m'en dit rien en arrivant, de crainte que cela ne fit changer le dessein que la comtesse de Fiesque avoit d'aller à Guerchy. Cet homme revint sur ses pas pour me dire qu'il avoit trouvée Frontenac à cinq lieues de Saint-Fargeau, qui avoit son manteau sur le nez, et qui avoit passé à toute bride et mis le pistolet à la main pour se faire moins connoître ; et qu'il avoit jugé m'en devoir avertir tout à l'heure.

Je jugeai que c'étoit lui qui étoit dans la chambre de sa femme lorsqu'on m'avoit fait attendre, et qu'il vouloit se cacher. Elle vint coucher dans ma chambre, comme elle avoit accoutumé ; je lui dis : «  Eh bien ! que dites-vous de l'extravagance de votre amie la comtesse de Fiesque ? » Elle me répondit qu'elle étoit fort fâchée qu'elle m'eût déplu. Je lui demandai si elle n'avoit point de nouvelles de son mari ; que l'on m'avoit dit qu'il étoit venu ; elle m'assura que non. Elle pleura toute la nuit et se leva fort matin. Quand je m'éveillai, l'on me dit qu'elle étoit levée il y avoit longtemps.

Comme je me coiffois, Frontenac entra dans ma chambre comme un homme condamné à la mort. Jamais je n'ai rien vu de si affligé, et si2 il faisoit le résolu. Mais il étoit aussi maigre comme s'il eût eu une grande maladie. Il me dit qu'il avoit appris par madame de Sully le dessein que la comtesse de Fiesque avoit de s'en aller ; qu'il en avoit été fort surpris ; que madame de Sully l'avoit envoyé pour empêcher la comtesse de Fiesque de faire ce qu'elle avoit fait ; mais que par malheur il étoit trop tard, et qu'il s'étoit perdu la nuit dans les bois, et qu'il n'étoit arrivé qu'à cinq heures du matin. Je savois qu'il mentoit ; car outre ce que j'appris de l'heure que l'on l'avoit trouvé en chemin, on l'avoit vu entrer à dix heures du soir, un manteau sur le nez, dans le château, et en sortir à deux heures après minuit. Il fit la meilleure mine qu'il put ; mais on ne laissoit pas de connoître sa douleur par son visage. Madame de Frontenac ne descendit point dans ma chambre, et dîna avec la comtesse de Fiesque.

Après dîner, elle (la comtesse de Fiesque) envoya prier mademoiselle de Vandy de l'aller voir, et elle lui dit de me demander si j'aurois agréable qu'elle vînt prendre congé de moi. J'hésitai à lui donner cette permission, craignant qu'elle ne me dit encore autant de sottises qu'elle avoit fait le soir ; et ne me fiant pas en ma patience, je ne voulois pas m'exposer. Mademoiselle de Vandy m'assura fort qu'elle seroit sage, et sur cela, je lui permis (de me voir). Elle l'alla querir. M. de Courtenai s'y trouva ; elle me dit : « J'avois oublié à dire à Votre Altesse royale que je ne me serois jamais si résolue à la quitter, quelque mauvais traitement qu'elle m'ait fait, si madame de Sully ne m'avoit écrit que vous lui aviez mandé de me le conseiller, et ce conseil m'a paru un ordre de votre part. » Je lui dis que je ne l'avois pas écrit à madame de Sully ; qu'elle pouvoit me montrer ma lettre, et qu'il falloit que Frontenac ou elle ne dit pas vrai, parce que Frontenac m'avoit dit qu'il n'étoit arrivé qu'à quatre heures du matin, et qu'elle m'avoit parlé à minuit. Elle fut un peu embarrassée, et en baissant ma robe, me dit qu'elle me supplioit très-humblement de croire qu'elle ne manqueroit jamais au respect qu'elle me devoit, quelque traitement que je lui fisse. Je lui répondis qu'elle feroit son devoir, et que la considération que j'aurois pour elle seroit à cause de son mari, pour lequel j'en aurois toujours beaucoup. Nous nous séparâmes ainsi.

Tout le monde étoit fort effarouché dans ma maison ; car ceux qui étoient dans leur intérêts ne savoient où ils en étoient et croyoient avoir perdu leur protection ; les autres ne savoient que dire ; ceux qui étoient dans ma confiance n'étoient pas fâchés de ce départ. Je laissai madame de Frontenac et son mari pleurer ensemble, et je passai ma journée à écrire à Paris cette aventure. J'écrivis à tous les proches de la comtesse de Fiesque, premièrement à son mari, à madame de Bréauté, sa belle-sœur, à MM. de Beuvron,3 ses oncles, et au marquis de Pienne, son beau-frère, comme à des gens que je considérois. Ils reçurent tous fort bien mes civilités, qui, à la vérité étoient grandes, m'en pouvant passer ; mais j'étois bien aise de les mettre tous de mon côté. La chose réussit comme j'avois espéré ; car ils blâmèrent fort la comtesse de Fiesque.

Colombier revint le soir même, qui me dit que Monsieur ni Madame ne l'avoient pas voulu voir, et que Beloy4 lui avoit dit que Son Altesse royale étoit résolue de pousser son affaire contre le duc de Richelieu pour Champigny, et que, lorsque cela seroit fini, elle me verroit ; et que pour lui, il étoit mon très-humble serviteur et qu'il me serviroit en tout ce qui lui seroit possible.

Frontenac ne fut qu'un jour ou deux à Saint-Fargeau, puis il s'en alla à Blois. Madame de Frontenac ne se pouvoit consoler de la perte de son camarade. J'ai dit pourquoi elles s'appeloient ainsi. Toute sa consolation étoit de lui écrire et d'en avoir des nouvelles. Elle fut huit ou dix jours à Guerchy ; n'ayant pas encore permission d'aller à Paris ; ce fut l'abbé Fouquet qui [la] lui fit avoir, et sa connoissance avec lui fut faite par M. de Vardes.

Un jour madame de Frontenac dit à mademoiselle de Vandy : «  J'ai eu des nouvelles de mon camarade ; elle me prie de vous faire ses compliments. » Je m'approchai ; elle continua de parler d'elle et dit : « Quantité gens sont venus au-devant d'elle à Fontainebleau ; car c'est de là où elle m'écrit, et elle me mande qu'elle n'eût pas cru trouver tant d'amis comme elle a fait dans cette rencontre. » Je ne dis mot ; mais je trouvai madame de Frontenac fort sotte, comme elle étoit ; il sembloit que son intention étoit de me faire connoître que son camarade avoit plus d'amis que moi.

Madame de Thianges remarquoit fort bien ce que disoit madame de Frontenac de mal à propos, et ne manquoit pas de me le dire ; mais j'étois aussi alerte qu'elle. Elle nous faisoit rire, mademoiselle de Vandy et elle avoient des démêlés, parce que Vandy vouloit qu'elle fût fort prudente, parce que c'étoit la nièce de M. le comte de Maure ; et elle ne la vouloit point être. Elle5 menoit à Saint-Fargeau la plus plaisante vie du monde ; elle ne se levoit que lorsque l'on lui alloit dire que j'avois demandé ma viande. Elle venoit dîner déshabillée, et souvent échevelée ; elle disoit : « Je ne me soucie pas que les personnes qui viennent voir Mademoiselle me voient ainsi : les honnêtes gens attribueront cette familiarité à faveur ; les sots me prendront pour une folle, dont je ne me soucie guère. » Elle arrivoit assez de manière à cela ; car il falloit l'envoyer querir vingt fois, et tout ce qu'il y avoit de pages et de valets de pied dans le logis venoient après elle, et quelquefois trois ou quatre pages lui portoient la robe : elle rioit de tout cela. Comme elle aime extrêmement à veiller les soirs, après que j'étois couchée (qui n'étoit pas de bonne heure ; car elle me faisoit quelquefois veiller jusqu'à deux heures à l'écouter), elle s'en alloit dans sa chambre et se mettoit à jouer à de petits jeux avec ses femmes, de mes pages et de mes valets de chambre, jusqu'à quatre ou cinq heures du matin ; et quelquefois faisoit de petits repas et le matin elle nous contoit cela comme si c'eût été les plus belles actions du monde, et mademoiselle de Vandy faisoit une mine prude qui me faisoit rire.6

Quelques jours après l'arrivée de la comtesse de Fiesque à Paris, elle écrivit une lettre à mademoiselle de Vandy, où il y avoit force nouvelles, et elle lui mandoit qu'elle étoit accablée de monde et que jamais elle n'avoit tant eu d'amis, dont l'abbé Fouquet étoit à la tête, comme si elle eût menacé de lui. Elle parloit de moi d'une manière qui n'étoit pas aussi respectueuse qu'elle devoit, mais aussi en façon que l'on ne s'en devoit pas trop soucier. Mademoiselle de Vandy lui fit réponse tout comme il falloit ; je fis la lettre et elle l'écrivit. Comme elle connoissoit mon style, elle put juger que c'étoit moi qui l'avois faite ; aussi n'y manqua-t-elle pas. Elle répliqua, mais d'une manière que Le Herte7 et tout ce qu'il y a de plus célèbres fous dans les siècles passés, n'eussent pas écrit autrement. D'abord elle disoit qu'elle avoit connu mon style et que c'étoit à moi à qui elle répondoit ; et à moins qu'elle l'eût dit, personne ne l'eût cru ; elle me menaçoit que je n'irois jamais à Paris. Enfin il faudroit être aussi folle qu'elle pour s'en pouvoir souvenir, et cette lettre étoit si mal faite et si peu plaisante, sa folie ne l'étant point, que je ne l'ai pas voulu mettre ici ; elle disoit cent injures à mademoiselle de Vandy.

Le jour que cette ridicule missive arriva, M. de Vandy étoit à Saint-Fargeau, qui m'étoit venu voir. Comme j'eus lu mes lettres, je demandai à mademoiselle de Vandy : « Que vous manda-t-on ? » Je la trouvai si effarouchée ; elle me mena dans mon cabinet et me montra sa lettre, parce que je l'avois surprise ; car sans cela, je ne l'aurois pas vue. Car elle auroit eu peur de rendre de mauvais offices à quelqu'un : elle est bonne et prudente. Ces créatures ne l'obligent pas à les ménager.

Après que j'eus vu cette lettre, mademoiselle de Vandy me pria de ne la pas montrer à son frère, de peur qu'il ne se fâchât de ce qu'elle disoit contre elle, parce que c'est un homme assez emporté. Je lui dis qu'il falloit lui en parler ; je lui montrai la lettre, qu'il trouva fort terrible, et il dit à sa sœur : « Vous n'en devez que rire,8 et vous estimer trop heureuse d'être traitée comme Mademoiselle ; voilà la première et la dernière fois de votre vie que vous irez de pair. » J'étois dans une colère terrible, et telle qu'il me fallut sortir de table d'un mal de cœur qui me prit. Madame de Frontenac, qui avoit par devers elle une copie de la lettre, rioit sous cape et étoit ravie de ce que j'étois fâchée.

J'écrivis à Beloy pour en faire des plaintes à Son Altesse royale, et j'écrivis à M. de Guise et le priai d'aller trouver la comtesse de Fiesque pour lui dire que, si je n'étois pas plus sage qu'elle, je lui ferois faire un affront ; mais que la considération de son mari me faisoit lui pardonner pour cette fois ; mais que si elle nommoit jamais mon nom, il n'y auroit point de quartier. Je ne me couchai qu'à deux heures après minuit, et après que je fus couchée, je me souvins que j'avois oubliée à dire quelque chose à celui que j'envoyois à Paris. Je songeai : « Je le fais venir, madame de Frontenac, qui est couchée dans ma ruelle, l'entendra. » Je me levai ; il faisoit un froid enragé ; il n'y avoit plus de feu dans ma chambre. Je m'étonne que je ne m'enrhumai.

Un jour ou deux après, il arriva une grande affaire : le chevalier de Charny donna à souper dans sa chambre à M. de Vandy, aux chevaliers de Béthune et de Brigueil.9 Je pense que Frontenac, qui étoit arrivé ce jour-là, y étoit aussi, et Mondevergue, qui est au cardinal Mazarin, qui m'étoit venu voir en passant, et des gentilshommes à moi. C'étoit le jour de carême prenant. Après que j'eus soupé, je dis à madame de Thianges : « Allons les voir souper. » Comme j'entrai, ils se mirent à boire à ma santé et [à celle] de tous mes fidèles serviteurs ; et qu'il falloit noyer les traîtres. Madame de Thianges dit au chevalier de Béthune : « Il faut boire du vin tout pur. » Il lui répondit : « Je ferai cet effort pour l'amour de Mademoiselle. » Car c'est un garçon fort sobre. Comme on lui en apporta, madame de Thianges prend son busc et lui casse le verre au nez ; il eut tous les cheveux pleins de vin ; ce qui le fâcha fort étant très-propre. Il pensa se fâcher ; mais la civilité que l'on doit aux dames le retint ; de crainte qu'elle ne continuât, je m'en allai.

Ils descendirent aussitôt à ma chambre. Comme je n'avois pas vu Mondevergue depuis la guerre, et que je le connoissois fort, je m'en allai me promener dans la galerie [avec lui], et je laissai tout le monde dans ma chambre. Madame de Thianges se mit à jouer à de petits jeux en causant. La conversation s'échauffa ; ainsi ils se dirent quelque chose, le chevalier de Béthune et elle ; et comme elle est prompte, sa colère la fit emporter et pleurer. Je fus tout étonnée qu'elle me vint interrompre et me dire devant Mondevergue, tout éplorée, qu'elle me venoit demander justice de l'insolent procédé du chevalier de Béthune, et si je ne la lui faisois, il falloit que tous ses proches se coupassent la gorge avec lui. Je fus fort surprise ; car c'est un garçon fort sage, et son défaut est d'être trop gracieux envers les dames. Je lui dis qu'elle s'allât reposer, qu'elle ne pleurât point ainsi, et que j'y donnerois ordre.

Au [même] moment on me vint dire que le chevalier de Brigueil avoit eu quelques paroles avec celui de Béthune sur ce qui se venoit de passer. Je les envoyai querir ; je priai M. de Vandy de les raccommoder ; ce qui fut promptement fait. J'envoyai à la chambre de madame de Thianges ; elle étoit dans un déchaînement horrible contre le chevalier de Béthune. Toutes les allées et venues que ce désordre causa durèrent si tard, qu'en sortant de sa chambre, où je fus mener le chevalier de Béthune lui demander pardon, je fis dire la messe et je pris des cendres. Comme sa bonne humeur lui eut repris, elle nous dit qu'elle sacrifioit son ressentiment à Dieu, et que c'étoit ce qui l'obligeoit de pardonner. Elle nous dit des merveilles sur la dévotion ; elle en eut un accès, cette année-là, à Noël, admirable ; j'appelle ce bon mouvement ainsi, parce qu'il ne dura pas davantage.

Je priai Mondevergue, qui s'en alloit à Paris, de conter cette affaire à M. le comte de Béthune, parce que je savois qu'il en seroit en inquiétude, craignant que son fils n'eût fait quelque chose de mal à propos ; et comme M. et madame de Maure sont fort de ses amis, il auroit été fâché qu'il eût manqué envers une personne qui leur est si proche.

Je fus sept ou huit jours sans avoir réponse de M. de Guise ; ce qui me donnoit beaucoup d'inquiétude, et pendant ce temps-là madame de Fiesque écrivit à madame de Frontenac, et lui manda que M. de Guise faisoit le malade, parce qu'il n'osoit l'aller voir, et comme madame de Frontenac étoit ravie de parler de madame de Fiesque, et qu'elle admiroit tout ce qu'elle faisoit et disoit, et par-dessus tout cela, étoit ravie de dire des choses qui me déplaisoient, elle faisoit part volontiers des nouvelles qui lui venoient. La comtesse de Fiesque écrivit à Segrais qu'elle avoit fait donner une charge de lieutenant de la vénerie de Son Altesse royale à Apremont pour le mettre à couvert de mes menaces, pour que je susse que j'aurois toujours les mains liées à l'égard d'elle ou des siens, par Son Altesse royale.

Enfin celui que j'avois envoyé à M. de Guise revint ; il me fit de grandes excuses d'avoir différé à exécuter mes ordres ; mais qu'il étoit malade (et sa maladie n'étoit point feinte : il avoit des clous) ; que, dès qu'il avoit été guéri, il avoit été chercher madame de Fiesque, qui s'étoit fait celer ; qu'ayant retourné une seconde fois, elle avoit fait la même chose ; mais qu'il n'avoit pas laissé de monter ; qu'il l'avoit trouvée dans son lit, et lui avoit dit ce que je lui avois ordonné ; qu'elle avoit répondu que son intention ne seroit ni n'avoit jamais été de me déplaire ; qu'il faudroit être folle pour cela, et qu'elle lui juroit que de sa vie elle ne nommeroit mon nom, puisque je lui défendois ; que, si elle en usoit autrement, elle convenoit qu'elle mériteroit d'être châtiée ; et ensuite M. de Guise me faisoit mille belles protestations, dont je fus contente.

Je disois à madame de Frontenac : « Vous êtes bien honteuse10 de savoir que la comtesse de Fiesque reçoit le monde depuis le matin jusqu'au soir sans avoir d'égard à l'état de la fortune de son mari, et sans songer à ce qu'elle devroit faire, vous qui nous prôniez sans cesse sa retraite et la manière dont elle vivroit. » Elle répondit : « Les personnes aussi aimées qu'elle et aussi considérées ne sauroient se dispenser de voir leurs amis ; » et elle étoit si sotte, qu'elle croyoit que l'on en louoit madame de Fiesque.

Aussitôt après le retour de Frontenac, on ne parla que de leur voyage à Paris. Comme je vis que c'étoit chose publique, je lui demandai quand elle partoit ; elle me dit : « Lundi, » sans y ajouter : si je lui permettois. Il est bien vrai qu'un an devant, Frontenac, en parlant du procès qu'ils avoient avec leur belle-mère, me dit : « Votre Altesse royale permettra bien à ma femme, lorsqu'il sera près de juger, d'aller à Paris. » Je lui dis qu'oui ; mais cela n'empêchoit pas qu'ils ne m'en dussent reparler. Le dimanche au soir, elle me demanda si je n'avois rien à lui commander ; je la chargeai de me faire faire quelques jupes, et d'autres commissions de cette force. Elle me salua et nous n'en dîmes pas davantage.

Pendant que son mari étoit à Saint-Fargeau, il tenoit table, et beaucoup de mes gens alloient dîner avec lui ; car il affectoit d'avoir une cour, et il en usoit comme si on lui eût dû quelque chose. Toutes les conversations étoient toujours sur mes affaires avec Son Altesse royale, à louer sa conduite envers moi et blâmer la mienne ; à dire du mal de Préfontaine, enfin à dire tout ce qu'il savoit qui me pouvoit déplaire, et à tâcher à révolter tous mes gens contre moi. Il trouvoit que je faisois la plus méchante chère du monde et disoit qu'il étoit honteux que je vécusse si mesquinement, parce que j'avois congédié le contrôleur qu'il m'avoit donné. Sa femme disoit : « On ne peut plus manger avec Mademoiselle ; toute la viande que l'on lui sert sent le relant,11 et elle a de si mauvais officiers que l'on n'y peut pas vivre ; » à cause que je ne mangeois pas de ragoûts. D'ordinaire les tables des personnes de ma qualité ne sont pas servies comme celles des bourgeois, et comme elle avoit le goût tel, tout ce qui ne l'étoit pas lui déplaisoit.

Frontenac louoit tout ce qui étoit à lui ; il ne venoit point de souper ou de dîner, qu'il ne parlât de quelque ragoût ou de quelque confiture nouvelle que l'on lui [avoit] servie, référant cela à la bonté de ses officiers. Même la viande qu'il mangeoit, selon son dire, avoit un autre goût sur sa table que sur celle des autres. Pour sa vaisselle d'argent, elle étoit du bon ouvrier ; ses habits d'inventions particulières qu'il avoit trouvées ; dès qu'il lui en étoit venu quelques-uns, il les étaloit comme font les enfants. Un jour il m'en apporta voir deux ou trois, et, ne les pouvant tenir, il les mit sur ma toilette. C'étoit à Chambord. Son Altesse royale entra ; je pense qu'il trouva cela assez plaisant d'y voir des chausses et des pourpoints. Préfontaine et moi nous en rîmes fort.

Tous ceux qui venoient à Saint-Fargeau, il les menoit voir son écurie, et pour bien faire sa cour, il falloit admirer des chevaux très-médiocres qu'il avoit ; enfin il est comme cela sur toute chose. Il en fit une fort plaisante à Chambord, au même voyage auquel il mit ses habits sur ma toilette. Il y avoit un cabinet où on avoit mis un lit pour coucher la comtesse de Fiesque et sa femme ; il fallut en faire tendre un dans ma chambre pour madame de Fiesque, parce qu'il voulut coucher avec sa femme. Rien n'étoit de si ridicule ; car ce cabinet étoit tenant à ma chambre, et la porte qui étoit entre deux ne fermoit pas. Tout le monde trouva cela assez ridicule. Les matins, la comtesse de Fiesque s'y alloit habiller, et ils s'habilloient tous ensemble. A Blois, il fit pis ; car il coucha avec sa femme, mademoiselle de Pienne étant dans la même chambre et deux de mes femmes ; ce qui ne continua pas. On lui donna une chambre. Si un autre eût fait une telle sottise, Son Altesse royale auroit crié ; mais Goulas et madame de Raré alloient au-devant et tournoient tout cela en plaisanterie.

M. de Vandy, en partant de Saint-Fargeau, s'en retourna à Troyes, où il commandoit les troupes qui étoient en quartier d'hiver dans la généralité.12 Il y fut peu et s'en alla à Paris, où il se plaignit de la méchante plaisanterie qu'on avoit faite de sa sœur, entre autres d'un certain proverbe : « Nécessité n'a point de loi. » On sait bien que la plupart des filles de qualité qui ne sont pas héritières n'ont pas souvent beaucoup de bien, et il n'est point honteux d'en recevoir d'une personne de ma qualité. On lui dit que ce n'étoit pas la comtesse de Fiesque qui s'en étoit avisée, et que c'étoit un homme qui avoit trouvé ce bon mot. Aussitôt le voilà en quête, disant : « S'il est d'épée, je me battrai contre lui ; s'il n'en est pas, je lui donnerai sur les oreilles. » Quelqu'un dit que c'étoit l'abbé de Belesbat13 qui avoit proposé ce proverbe à madame de Fiesque : voilà de Vandy en campagne. Madame de Choisy le sut, qui est sœur de cet abbé : elle est en inquiétude, envoie chercher le comte de Maure, lequel va voir le comte de Vandy avec le marquis d'Humières, qui y alla pour désavouer l'affaire de la part de l'abbé de Belesbat. Ainsi tout fut pacifié.

Madame de Frontenac, en arrivant à Paris, non pas contente de la mauvaise conduite qu'elle avoit eue envers moi, voulut l'empirer, si cela se pouvoit ; alla descendre chez la comtesse de Fiesque et y loger. Quelqu'un lui dit [que j'y trouverois à redire] ; elle répondit : « Mademoiselle ne me l'a pas défendu. » Mais il y a des choses que l'on se défend de soi-même, quand on a le sens commun. Elle m'entendoit dire, depuis le matin jusqu'au soir, que la comtesse de Fiesque étoit la personne du monde que je haïssois et méprisois le plus ; que je ne la verrois jamais ; et, quand j'envoyois des valets de pied à Paris, je leur défendois d'aller chez elle ni de hanter pas un de ses gens. C'étoit assez lui apprendre sa leçon. Il y a des choses qui s'observent généralement et dont personne n'est exempt, et je lui faisois assez connoître par là mon intention pour qu'elle n'en doutât point.

Je pense que le vacarme que fit M. de Vandy ne leur plut pas, et comme elles étoient bien aises d'avoir toujours quelque chose de nouveau à mander à Blois, elles y écrivirent que M. de Vandy m'avoit offert d'enlever Goulas, et que madame de Frontenac l'avoit ouï ; ce qui étoit faux. Ce que Vandy me dit un jour à Saint-Fargeau, que je lui demandois qui étoit un gentilhomme qui étoit avec lui, qui avoit un collet de buffle et une mine brave, il me répondit : « C'est un capitaine de carabins14 ; j'ai vingt officiers de cette taille, les plus braves gens du monde, que je vous offre ; ils feront passer mal le temps à qui il vous plaira. » Ce sont de ces offres qui se font sans que l'on prenne cela pour personne.

Ce bruit ne plut pas à Blois ; car Goulas est fort aisé à alarmer. Lorsque Préfontaine s'en alla, Saint-Germain lui avoit écrit pour lui demander si je n'avois point besoin de son service. Ce sont encore de ces choses qui se disent. Je trouvai sa lettre toute fermée sur la table de Préfontaine, qui ne l'avoit pas ouverte ; je la lus et lui dis : «  Mandez à Saint-Germain de venir. » On le sut à Blois, et Goulas montre une lettre à Son Altesse royale par laquelle on lui donnoit avis que j'avois mandé Saint-Germain pour le poignarder. Ceux qui m'accuseront d'une telle violence me connoîtront bien mal. Je suis capable de menacer dans la colère, mais de ne rien exécuter dans le sang-froid, étant ennemie de toutes les méchantes actions. Je pense que cet avis pouvoit bien venir du même lieu.

Il se passa une assez plaisante action à Orléans, au voyage que Son Altesse royale y fit en 1655. Vilandry, dont je crois avoir parlé, fit courre le bruit que, comme j'étois fort mal satisfaite de lui, je voulois que d'Escars le fit appeler. On dit cette nouvelle à Son Altesse royale, et que pour l'éviter, il falloit qu'il lui demandât sa parole lorsqu'il s'en iroit à Paris. Saumery,15 qui est à Son Altesse royale, se mit à rire et dit à Monsieur : « Votre Altesse royale ne soit rien craindre : le comte d'Escars, n'ayant rien à démêler avec Vilandry, ne l'attaquera pas ; si ce n'est [que] pour l'amour de Mademoiselle qu'il lui en veuille, il commencera par lui donner des coups de bâton, et ensuite se battra. » Toute la compagnie demeura surprise.

Madame de Frontenac me fit l'honneur de m'écrire pour me rendre compte des commissions que je lui avois données, et je lui répondis précisément sur cela, et quand mes lettres étoient plus longues, elles étoient pleines de picoteries et pour elle et pour la comtesse de Fiesque. Saumery, qui est ami particulier du comte de Béthune, lui écrivit que Madame lui avoit dit que, puisque je n'en usois pas autrement, elle étoit bien d'avis que Son Altesse royale en usât d'une autre manière qu'elle n'avoit fait jusqu'alors, et qu'après avoir tenté les voies de douceur et qu'elle n'avoient pas réussi, il en falloit prendre d'autres. Je mandai au comte de Béthune comme Son Altesse royale avoit refusé de voir Colombier, et tout le monde le trouva fort étrange à Paris ; et sur cela ce que l'on le sut à Blois, Beloy écrivit cette lettre au comte de Béthune :

Lettre de M. de Beloy, capitaine des gardes de Son Altesse royale, à M. le comte de Béthune.

« De Blois, le 11 janvier 1647.

» Je me crois obligé de vous dire que Son Altesse royale m'envoya hier querir, et me commanda de vous mander qu'il avoit été fort surpris de ce qu'on lui avoit mandé que vous aviez été chez le roi et chez son Éminence publier qu'il n'avoit pas voulu voir M. de Colombier, ni recevoir la lettre de Mademoiselle, et que Son Altesse royale avoit beaucoup de dureté, Mademoiselle se mettant à son devoir, de ne vouloir pas permettre à Mademoiselle de venir auprès de lui. Son Altesse royale ne demeure pas d'accord que Mademoiselle se soit mise à son devoir, puisqu'elle n'a rien exécuté de toutes les choses dont on étoit demeuré d'accord à Orléans, et de plus, qu'il a toujours dit qu'il ne la verroit point que toutes les affaires ne fussent terminées ; ce qui n'étoit pas. Et de plus, Son Altesse royale dit que vous et M. le duc de Beaufort s'étant mêlés de leurs affaires, qu'elle pouvoit bien en employer l'un des deux pour ménager ce qu'elle avoit à désirer de lui ; et très-assurément, si vous étiez venu ici, les choses se seroient passées d'une autre manière, et Monseigneur a cru que Mademoiselle devoit employer une personne d'une plus grand poids que M. de Colombier pour ce sujet. Ce n'est pas qu'il n'estime mon dit sieur de Colombier, qui est gentilhomme de condition ; mais il a ses raisons ; et M. de Mascarany dit à M. de Colombier que très-assurément, Monsieur, si vous fussiez venu, Son Altesse royale en auroit usé d'une autre manière ; et il est vrai que Son Altesse royale le lui avoit dit. Je ne sais si on vous l'a mandé de Saint-Fargeau. Son Altesse royale m'a aussi commandé de vous mander qu'elle retire sa parole sur le sujet de MM. de Préfontaine et Nau, et qu'il ne pouvoit plus souffrir leur insolence ; et véritablement il est plus emporté contre eux que jamais. Faites-moi l'honneur de me continuer vos bonnes grâces, et de croire que je serai toute ma vie avec respect, etc. »

Colombier m'avoit bien dit que Mascarany lui avoit demandé pourquoi je n'avois pas envoyé le comte de Béthune ; mais il me sembloit que cela n'étoit pas nécessaire ; et que d'envoyer querir à chaque moment le comte de Béthune qui étoit à Paris ou à Selle, cela étoit assez embarrassant. Pour l'emportement où étoit Son Altesse royale, je ne le pouvois attribuer à autre chose qu'à quelque mauvais office que madame de Fiesque avoit rendu à Préfontaine et à Nau, ainsi qu'elle me l'avoit promis en partant. Il alla à leur faire envoyer des lettres de cachet pour faire aller Préfontaine à Pau16 et Nau à Perpignan. Comme ils en furent avertis, ils s'absentèrent et ne reçurent pas ces ordres.

J'appris avec beaucoup de satisfaction que quantité de personnes leur avoient offert des retraites. Cela ne m'étonna pas pour Préfontaine ; car, outre ma considération, il a quantité d'amis, et son frère en avoit beaucoup. Mais pour Nau, il connoissoit peu de monde ; ainsi tout étoit pour moi. Le maréchal de Schulemberg, qui étoit pour lors Montdejeu,17 m'écrivit pour m'offrir de les recevoir à Arras,18 et que, quand on lui enverroit des ordres du roi, il les croiroit de Son Altesse royale, et qu'ils seroient là dans la dernière sûreté possible. Le comte de Grandpré m'écrivit aussi pour m'offrir Mouson. Enfin je connus en cette occasion que j'avois beaucoup d'amis, entre lesquels je me suis souvenue de ceux-là plutôt que des autres. J'étois assez d'avis que Préfontaine allât à Arras, y ayant son frère abbé de Saint-Éloi, qui est un bénéfice considérable

Pour Nau, il étoit résolu à ne bouger de quelque cave ou de quelque grenier à Paris. Quelques personnes me proposèrent que Préfontaine allât voyager en Italie ; je trouvai cela fort à propos. Je le lui fis dire ; mais il craignit que, s'il sortoit une fois du royaume, il n'y rentra plus. J'en avois fort envie,19parce que je croyois que cela faciliteroit son retour auprès de moi, et par la suite je me suis confirmée dans cette opinion. Car assurément cela auroit ôté l'occasion à ceux qui lui en vouloient de lui rendre de mauvais offices auprès de Monsieur, qui de lui-même n'avoit point d'aigreur contre lui ; mais on ne peut éviter sa destinée.

Monsieur, contre l'avis de Goulas, obtint une requête civile, sur l'arrêt que j'avois obtenu le 26 août 1654 ; cela me parut être un moyen de voir finir mes malheurs. Mais j'étois aussi dans l'incertitude de l'événement qui pourroit les continuer. Car si Son Altesse royale eût été déboutée de sa requête, jamais je n'aurois pu faire exécuter mon arrêt, et jamais aussi il ne m'auroit vue, ne voulant pas convenir de ce qu'il désiroit de moi. D'un autre côté, j'avois à craindre que la grand'chambre, pour le favoriser, ne cassât mon arrêt, quoique rarement on enfreigne les arrêts ; de sorte que toutes ces choses me donnoient de grandes inquiétudes.

J'envoyai un gentilhomme pour solliciter en grande diligence, parce que l'on me mandoit que l'affaire seroit jugée dans quatre jours. J'eus fort la migraine lorsque je reçus les lettres qui me donnoient cet avis, et si je ne laissai pas d'écrire à trente-cinq juges des lettres assez longues ; car il falloit leur représenter l'intérêt de Son Altesse royale et le mien. Je fus obligée d'en écrire encore à mes amis et à mes gens ; bref, j'écrivis quarante et deux lettres avec une migraine épouvantable. J'écris ceci avec quelque complaisance pour moi-même, voulant que ceux qui liront les maux que l'on m'a faits et que j'ai soufferts en aient de la compassion. On me mandoit sans cesse de Paris que l'audience seroit au premier jour ; mais il y avoit néanmoins des affaires publiques qui arrêtoient toutes choses.

Dans ce temps-là on parla plus que jamais du mariage de mademoiselle de Mancini avec le prince Eugène de Savoie.20 Il y avoit longtemps que madame de Carignan la demandoit avec beaucoup d'instance à M. le cardinal, sans qu'il voulût conclure ; lors la recherche lui en fut permise, et on l'appela le comte de Soissons. La mort de madame de Mancini, sœur de M. le cardinal, arriva21 : ce qui retarda ce mariage ; ensuite celle de madame de Mercœur, sœur de mademoiselle de de Mancini.22 Cette mort effraya, car elle ne fut que vingt-quatre heures malade. Elle étoit belle, jeune, et on disoit que son père, M. de Mancini, qui étoit grand astrologue, avoit prédit la mort de sa femme et de sa fille, et que M. le cardinal étoit menacé, dans la même année que cela arriveroit, de mort ou de disgrâce, et que c'étoit ce qui causoit l'extrême déplaisir qu'il témoignoit de la mort de ses deux parentes ; car on fut longtemps sans le voir. Madame de Mancini dit à M. le cardinal en mourant, qu'elle le prioit de mettre sa fille, Marie,23 dans un couvent, et que son mari lui avoit souvent dit que cette créature causeroit de grands embarras. Pourtant M. le cardinal ne crut pas son conseil ; car après que madame la comtesse de Soissons fut mariée,24 qui fut dix ou douze jours après toutes ces morts, il fit venir ses trois nièces25 à la cour.

Pour moi, je m'informois peu de tout ce qui s'y passoit ; je ne songeois qu'à mon affaire de Champigny, [qui] ne fut point jugée en carême, comme j'avois espéré. La maladie, et la mort ensuite de M. le premier président de Bellièvre26 arrivèrent vers Pâques, et les fêtes suivirent ; de sorte que mon affaire fut remise aux premières entrées. On conseilla à Son Altesse royale d'aller à Paris ; et comme il n'y avoit point encore vu la cour, il prit le temps que son affaire se devoit juger pour s'y rendre. Assurément sa présence y servit beaucoup ; mais ma considération donna quelque poids à la chose ; car voyant qu'il ne pouvoit y avoir d'accommodement à nos affaires tant que cela dureroit, parce que Son Altesse royale ne vouloit point porter la faute de ses gens, et qu'elle ne se soucioit point que je pâtisse de celle-là aussi bien que de beaucoup d'autres, moi, j'y étois engagé d'honneur par les sentiments de reconnoissance et d'obligation que j'ai à la mémoire de MM. de Montpensier, et un peu par les persécutions que l'on m'avoit faites pour ce sujet. Il me sembloit qu'en vengeant l'outrage fait aux mânes de mes pères, je repoussois en quelque façon celui que les gens de Son Altesse royale m'avoient fait.

Monsieur recommanda son affaire à tous ses juges qui le vinrent voir, avec beaucoup de chaleur. L'on fit un factum que l'on m'envoya à Saint-Fargeau, dont je fus fort contente. Car il défendoit très-bien les intérêts de Son Altesse royale, et en manière qu'il n'y avoit rien contre moi qui me pût déplaire. Il fallut lors avouer que Goulas avoit passé son pouvoir ; ce qui me donnoit une grande satisfaction. Après avoir lu le factum, il me prit une inquiétude terrible, en me souvenant que dans la lettre que Goulas avoit écrite au nom de Son Altesse royale, il y avoit des choses toutes contraires au factum ; pour m'en éclaircir mieux, je la relus et trouvai ce dont je m'étois souvenue. Comme cette lettre avoit été publique, je ne doutois point que madame d'Aiguillon ou le duc de Richelieu ne la pussent avoir ; l'ayant, qu'ils s'en servissent en la faisant imprimer pour opposer au factum et montrer que, par une lettre signée de Son Altesse royale, elle ne parloit point de la force avec laquelle on lui avoit fait faire l'échange, et qu'étant écrite devant le factum elle le détruisoit. Comme il y avoit beaucoup d'apparence à cela, et que les gens accoutumés au malheur comme j'étois, voient toujours de la certitude dans leur crainte, et qu'elle fait plus d'impression dans leurs esprits que l'espérance, j'étois au désespoir ; je pensois : « Voilà un trait de Goulas, qui, voyant que Monsieur se peut faire relever de la faute qu'il a faite par la violence du feu cardinal, a trouvé moyen de lui faire signer cette lettre pour me nuire. » J'écrivis à Paris tout ce que j'avois dans la tête à un de mes avocats, pour qu'il le communiquât à celui de Son Altesse royale qui devoit plaider sa cause, nommé Petit-Pied, qui étoit fort honnête homme. [Il] trouva que ma crainte étoit bien fondée, et il n'en eut pas moins que moi jusqu'au jugement de l'affaire ; car on ne pouvoit pas savoir si M. de Richelieu gardoit cela pour la fin.

Son Altesse royale alla voir madame d'Aiguillon, comme il fit beaucoup d'autres. Le lendemain, ses gens d'affaires dirent que Son Altesse royale avoit été l'assurer du déplaisir qu'il avoit d'avoir affaire à elle, et qu'il n'avoit entrepris cette affaire que pour m'obliger à lui céder ce qu'il désiroit ; et qu'à son égard il la serviroit en tout ce qu'il pourroit à mon préjudice. On vint rapporter ce discours à Son Altesse royale, qui en fut dans une horrible colère ; il vouloit aller au Palais pour dire que cela n'étoit point ; on lui dit que c'étoit assez d'y envoyer M. de Choisy, son chancelier, et de lui donner un billet pour désavouer toutes ces impostures. J'étois cependant dans inquiétudes non pareilles ; j'écrivois sans cesse au président de Nesmond et à l'avocat général Talon ; car j'avois écrit deux fois à tous mes juges, et je ne crois pas qu'il y ait de propositions que je ne leur aie faites, pour nous donner satisfaction à Monsieur et à moi. Quand on n'a qu'une affaire, cela ouvre l'esprit et fait voir des choses que les autres ne voient pas : M. de Nesmond trouvoit que j'entendois bien mon affaire et que je donnois de bons expédients. Enfin on me manda le jour que l'on devoit plaider ; je fus fort en impatience, et le jour que je devois recevoir la nouvelle, de même. On me vint éveiller à quatre heures du matin, et on me dit que mon affaire étoit gagnée.

L'avocat général Talon27 fit des merveilles, et tout d'une voix on alla aux conclusions, qui furent : que l'arrêt28 contre Son Altesse royale seroit cassé, et qu'il subsisteroit à mon égard. Son plaidoyer fut admirable ; j'espère que quelque jour on le verra. Il éleva fort la maison royale et blâma l'audace des favoris ; n'oublia pas d'exagérer l'ingratitude du cardinal de Richelieu envers la reine, ma grand'mère, sa tyrannie envers Monsieur et envers la compagnie, leur disant qu'il n'y en avoit pas un qui n'eût été exilé, ou leurs proches. Comme c'étoit une chose extraordinaire que ce qui se faisoit, il établit les raisons pour lesquelles on le devoit faire, et ensuite cita deux exemples, quoique la chose n'en demandât point, cette affaire étant inouïe. Il donna sur les doigts aux gens de mon père, et dit qu'il étoit bien honteux à ceux qui avoient traité pour lui d'avoir craint les menaces, et encore plus s'ils avoient été gagnés, ne pouvant être qu'une de ces deux raisons qui le leur eût pu faire faire.

Cette nouvelle me donna une grande joie ; je me levai et j'allai éveiller madame de Courtenai, qui étoit à Saint-Fargeau, et mademoiselle de Vandy ensuite. Nous allâmes à l'église remercier Dieu. J'appris que, lorsque l'on vint dire cette nouvelle à Son Altesse royale, elle alloit et venoit de chambre en chambre comme elle a accoutumé, et attendoit avec impatience et inquiétude, le jugement de cette affaire, parce qu'elle n'attendoit que cela pour partir. Elle eut beaucoup de joie que les choses eussent réussi à son contentement. Son Altesse royale entra dans son cabinet, où étoit le cardinal Mazarin, qui étoit venu prendre congé d'elle, et lui dit : « Monsieur le cardinal, j'ai gagné mon procès. » Il lui répondit : « Mes neveux n'auront jamais de pareilles affaires avec les enfants de Monsieur ; je sais le respect que nous devons à nos maîtres. » Le roi ne fut point voir Son Altesse royale ; ce qui fut remarqué, et on s'en étonna, et Son Altesse royale en fut fâchée.

Le gain de ce procès fit fort parler le monde : les uns en étoient bien aises ; les amis du feu cardinal de Richelieu en étoient fâchés ; personne ne trouvoit que l'on eût trop fait à mon égard. Mais on trouvoit l'arrêt injuste à l'égard de Son Altesse royale. Pour moi, qui avois mon compte, il m'importoit peu des discours que l'on faisoit là-dessus. Son Altesse royale envoya querir l'avocat général Talon, et le remercia fort ; car assurément c'étoit lui qui avoit fait gagner l'affaire. Son Altesse royale lui en témoigna aussi une extrême reconnoissance. Il y eut des gens dans le monde qui le blâmèrent et qui trouvèrent que sa modestie le devoit obliger à s'excuser de rendre ses devoirs à Monsieur, pour éviter toutes les louanges et les remercîments qu'il se devoit attendre de recevoir.

Pour moi, je lui écrivis dans des sentiments fort reconnoissants, et je ne pus m'empêcher à lui marquer dans ma lettre comme, parmi tant d'essentielles obligations que je lui avois en cette rencontre, je n'avois pas laissé de ressentir encore le coup de patte qu'il avoit donné dans son plaidoyer aux gens de Son Altesse royale, et qu'il me paroissoit qu'il l'avoit fait exprès pour justifier ma conduite, que l'on avoit tant blâmée, voulant faire passer l'affaire de Champigny pour une chicane.

L'avocat de M. de Richelieu dit contre moi la chose du monde la plus sotte : « Si Mademoiselle aime tant les corps de ses pères, et qu'elle soit d'un si bon naturel qu'elle veut que l'on la croie, que ne va-t-elle à Saint-Denis, où sont enterrés tous les rois ses prédécesseurs ? Cela lui seroit bien plus commode que Champigny : il n'y a que deux lieues de Paris, et à l'autre, il y en a quatre-vingts. » C'est foiblement soutenir une cause, quand elle ne l'est que par des railleries aussi foibles que celle-là, dont la dignité des sujets rend la chose plus basse, quand elle n'est pas traitée avec tout l'éclat et le respect qui lui est dû.

 

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NOTES

1. Jean Regnauld ou Renaud, sieur de Segrais, né à Caen le 22 août 1624 ; il entra en 1648 au service de Mademoiselle, et il la suivit à Saint-Fargeau. Segrais mourut en 1701.

2. Cependant.

3. Les oncles de Gilonne d'Harcourt, comtesse de Fiesque, étaient François d'Harcourt, marquis de Beuvron, et Odet d'Harcourt, marquis de Thury.

4. Capitaine des gardes de Gaston d'Orléans.

5. Madame de Thianges. Elle était nièce de Louis de Rochechouart, comte de Maure, ainsi que madame de Montespan et le duc de Vivonne.

6. Le caractère de pruderie de mademoiselle de Vandy est indiqué dans les recueils de cette époque. Voyez entre autres, les Portraits de la cour en contre-vérité (ms. B. I., f. Clerambault, Mélanges, no 261, p. 405) :

La Suze est justement prude comme Vandy :
Pour lui parler d'amour il faudroit être hardy.

Dans un recueil de Chansons historiques (Bib. de l'Arsenal, ms., no CCXVII) on lit le couplet suivant :

Brusque Vandy vous êtes un peu fière,
De vous fâcher pour un madrigalet,
Qui n'a rien dit de votre corselet,
De votre esprit, vos beautés, vos lumières,
Et qui n'a pas passé votre jarretière.

Quant à madame de Thianges, dont on voit ici la jeunesse un peu étrange et la conduite assez extravagante, il n'est pas sans intérêt d'en étudier les dernières années dans les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, t. VI, p. 157-169).

7. Le nom de ce feu est peu lisible dans le manuscrit de Mademoiselle, il semble qu'il y a Le Herte ou Le Herti.

8. Il y a dans le manuscrit : Vous n'en devez que rire ; on a mis dans les anciennes éditions : Vous n'en devez pas rire.

9. Le chevalier de Béthune est probablement Armand de Béthune, de la branche d'Orval. Il en sera souvent question dans la suite des Mémoires de Mademoiselle.

10. Les anciennes éditions portent : J'avois été bien honteuse, etc. Ce qui est en contradiction avec la suite de la phrase.

11. Mauvais goût des viandes qui ont été longtemps enfermées dans un lieu humide.

12. Les généralités étaient des circonscriptions territoriales et administratives, où était établi un bureau de finances ou chambre des trésoriers de France. Le nom de généralité venait de ce que les trésoriers de France portaient le nom de généraux des finances.

13. Paul Hurault de L'Hôpital, frère de Jeanne-Olympe Hurault de L'Hôpital, femme de Jean de Choisy. Il est souvent question dans les Mémoires contemporains de cet abbé de Belesbat.

14. Les carabins étaient des corps d'éclaireurs du temps de Henri IV. Louis XIII en forma des régiments. Les carabins avaient pour armes défensives et offensives une cuirasse, un casque appelé cabasse, des pistolets et une escopette. Ils furent supprimés sous Louis XIV, qui organisa les régiments des carabiniers, dont on a cherché, peut-être à tort, l'origine dans les carabins.

15. François Johanne de La Carre, seigneur de Saumery, premier gentilhomme de la chambre de Gaston d'Orléans, gouverneur de Chambord, et capitaine des chasses du comté de Blois. Voy. sur Saumery, Saint-Simon (Mémoires, édit. Hachette, in-8, t. VII, p. 204 et suiv., et p. 448 et suiv.)

16. Pau est parfaitement écrit, et je ne sais pourquoi, dans les anciennes éditions, on a remplacé cette ville par Arras.

17. Jean de Schulemberg ne fut nommé maréchal de France qu'en 1658, fit ses premières armes, en partie sous le maréchal de La Force, commanda en Berry et en Artois, et mourut en 1671.

18. On voit par ce passage combien il était impossible que Préfontaine eût été exilé à Arras.

19. Le sens est j'avois fort envie de ce voyage.

20. Eugène-Maurice de Savoie était second fils du prince Thomas de Savoie, dont il a été question dans le t. I des Mémoires de Mademoiselle. (Chap. VI et Chap. IV, note.)

21. Cette soeur du cardinal Mazarin était morte le 9 décembre 1656.

22. Laura Mancini, duchesse de Mercoeur, mourut à vingt et un ans, le 8 février 1657.

23. Marie Mancini épousa dans la suite Lorenza Colonna, connétable du royaume de Naples.

24. Olympe Mancini épousa le comte de Soissons le 21 février 1657.

25. Les trois nièces de Mazarin, dont il est ici question, étaient : Marie, dont on vient de parler ; Hortense, mariée dans la suite au duc de Mazarin ; et enfin Marie-Anne, qui devint duchesse de Bouillon.

26. Le premier président de Bellièvre mourut le 13 mars 1657.

27. Denis Talon, fils d'Omer Talon, avait remplacé son père comme avocat général au parlement de Paris, en 1652 ; il devint plus tard président à mortier, et mourut en 1698.

28. L'arrêt qui rendait le duc d'Orléans garant de la vente de Champigny au duc de Richelieu.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. III, Chap. XXV : p. 1-31.


 

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