Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE XXVI

(avril – juin 1657)

Il se passa une grande affaire pendant que Son Altesse royale étoit à Paris.1 Le comte de Montrevel,2 qui est lieutenant de roi en Bresse, eut quelque démêlé avec M. d'Épernon, qui est gouverneur de Bresse et Bourgogne. Ce Comte en avoit toujours usé, du temps que M. le Prince étoit gouverneur de la province, comme il faisoit alors. M. d'Épernon voulut en user autrement ; de sorte qu'ils en vinrent quasi aux mains. Le comte de Montrevel fit une assemblée de ses amis ; M. d'Épernon y envoya ses gardes et même y fit marcher du canon. On leur envoya ordre de la cour de s'y rendre pour accorder leurs différends. Comme ils y furent, au lieu de les terminer on n'y songea plus ; l'affaire demeura là et tira en longueur. Comme M. de Montrevel se sentit outragé, son fils le chevalier3 envoya le marquis du Garo parler à M. de Candale : il y fut le matin, et monta dans son carrosse avec lui, lui disant qu'il lui vouloit parler. Comme ils furent tous deux seuls, du Garo lui dit qu'il étoit bien fâché d'avoir été obligé de se charger de cette commission ; mais qu'il n'avoit pu refuser son ami ; que le chevalier de Montrevel désiroit qu'il lui donnât satisfaction des mauvais traitements que son père avoit reçus de M. d'Épernon. M. de Candale lui répondit qu'il étoit très-fâché de ce qui s'étoit passé entre leur pères ; qu'il avoit beaucoup d'estime pour lui ; qu'il ne donnoit point de rendez-vous, mais qu'il alloit tous les jours dans les rues. Comme du Garo n'étoit pas ami particulier de M. de Candale, on s'étonna de le voir avec lui ; on en eut quelque soupçon. Tout le monde en parla, et on n'y donna point ordre, non plus qu'à l'affaire qui causoit tout le mal.

Un jour que M. de Candale passoit derrière l'hôtel de Guise,4 à une fontaine qui est vis-à-vis l'hôtel de Saint-Denis, le chevalier de Montrevel, accompagné seulement du chevalier de La Palisse, fit arrêter son carrosse et lui dit qu'il le vouloit voir l'épée à la main. M. de Candale n'avoit avec lui que Rambouillet, qui n'est point d'épée. Il se jeta à bas de son carrosse, sauta à son épée qu'un page tenoit. Pendant tout cela, de petits pages et laquais de M. Candale coururent à son logis, qui étoit devant les petits capucins du Marais,5 qui est tout proche du lieu où le chevalier de Montrevel l'attaqua, et crièrent : « On assassine monsieur. » Il sortit des valets de toutes façons et un gentilhomme, nommé La Berte, qui donna un coup d'épée par derrière au chevalier de Montrevel. Les gens de l'hôtel de Guise sortirent ; de sorte que M. de Candale remonte dans son carrosse, et on porte le chevalier à l'hôtel de Guise. Son Altesse royale alla voir M. de Candale ; Monsieur y voulut aller aussi ; mais le roi le lui défendit.

Tous les parents du chevalier de Montrevel furent au désespoir de l'état où il étoit. Son mal ne dura pas longtemps sans qu'il mourût. Ils publioient partout que c'étoit un assassinat, firent décréter contre La Berte, que M. de Candale chassa, et fut au désespoir de cet accident. Ses ennemis ont dit qu'il devoit empêcher que l'on ne le tuât, mais ceux qui l'auront connu ne croiront pas [qu'il ait eu aucune part en cette action] ; car c'étoit un garçon plein d'honneur et de douceur, et incapable d'une mauvaise action. M. de Guise, qui est ami intime du comte de Montrevel, se déchaîna au dernier point contre M. d'Épernon et contre M. de Candale, et en dit des choses fort fâcheuses ; ce qui obligea le roi de mettre un de ses gentilshommes ordinaires auprès de M. de Candale, afin d'empêcher que personne lui portât aucune parole.

Ce chapitre de duels me fait souvenir que l'on renouvela les édits des duels au retour du roi, en 1652, avec une rigueur la plus grande du monde. Et assurément c'étoit fort bien fait, et les lois divines nous le prescrivent aussi bien que celles de nos rois, et ceux qui les font observer exactement attirent sur eux la bénédiction de Dieu. Pour pouvoir les maintenir et qu'ils fussent de plus de durée qu'ils n'avoient été par le passé, on dressa des projets de peines imposées sur tous les sujets de plaintes que les gentilshommes pouvoient avoir les uns contre les autres, et pour leur donner satisfaction ; et même on proposa de faire signer que l'on ne se battroit plus. D'abord cette proposition fut tournée en ridicule, parce qu'elle avoit été faite par de certains dévots qui l'étoient assez, et qu'il n'y avoit eu que des estropiés qui avoient signé. On disoit : « C'est parce qu'ils ne sont pas en état d'empêcher qu'on ne leur donne sur les oreilles6 ; c'est pourquoi ils ont trouvé cet expédient. » Pourtant comme l'action étoit bonne de soi, elle trouva des partisans ; elle fut autorisée et elle a très-bien réussi ; car on se bat fort peu.

Le pauvre comte d'Aubijoux,7 le seul qui restoit de cette maison d'Amboise qui a eu tant d'éclat, avoit quelque démêlé contre un gentilhomme de son pays, qui, le rencontrant dans la rue, lui fit mettre l'épée à la main. Aubijoux avoit avec lui Trébon, lieutenant de roi de Montpellier, qui fut tué. On informa ; il [Aubijoux] fut condamné et obligé à fuir. MM. de Fénelon et d'Albon8 allèrent solliciter ses juges contre lui, de porte en porte, disant : « Nous sollicitons un exemple pour la gloire de Dieu. » Ils en furent extrêmement blâmés, et on s'étonna que des gentilshommes de qualité insultassent ainsi un malheureux, et personne ne trouvoit qu'il y eût de la charité à en user comme ils faisoient. Le comte d'Aubijoux avoit été toute sa vie à Son Altesse royale, qui lui avoit fait donner la lieutenance de Languedoc, et lui avoit donné sous elle le gouvernement de Montpellier ; et tout ce qu'elle put faire pour lui fut de le retirer à Blois. Encore, quand la cour lui eut fait savoir qu'elle ne l'avoit pas agréable, elle lui dit de chercher sûreté ailleurs. J'avoue que je voyois avec regret le misérable état où Son Altesse royale s'étoit mise de ne pouvoir protéger ses serviteurs. Il9 me vint voir un soir à Orléans ; je pleurai quasi de la honte qu'il me sembloit que ce n'étoit de ne le pouvoir protéger.

Le roi donna la charge de lieutenant de roi à Montpellier à un gentilhomme, domestique de M. de Candale, qui vint à Orléans, comme j'y étois, prendre l'attache de Son Altesse royale comme gouverneur du Languedoc. Ce ne fut pas son mortification qu'elle la lui donna ; mais elle ne devoit plus être sensible à de telle choses ; car on lui en faisoit tous les jours, et la manière dont elle étoit résolue de vivre lui devoit aussi avoir fait prendre résolution d'avoir bien des mortifications. Son Altesse royale eut encore celle que M. le prince de Conti parla de l'affaire du comte d'Aubijoux, et qu'il le tira hors de la persécution des dévots, ou du moins de gens qui font semblant de l'être ; car les véritables ont un peu plus de charité.

Aussitôt que je sus l'affaire de M. de Candale, je lui écrivis ; je plaignis beaucoup aussi le comte de Montrevel d'avoir perdu son fils ; mais en pareille occasion, on ne peut pas le témoigner. Le comte de Béthune m'écrivit pour se réjouir du gain de mon procès, et me mandoit qu'il voyoit de grands acheminements à un raccommodement avec Son Altesse royale. On me manda de Paris que le cardinal Mazarin avoit écrit un billet à madame d'Aiguillon pour lui dire qu'elle ne se mit point en peine de chercher de l'argent pour me payer, et que les obligations qu'il avoit au feu cardinal de Richelieu l'obligeoient en cette rencontre à lui offrir tout ce qui dépendoit de lui, et qu'il se chargeoit de payer cette somme. Cela ne m'épouvanta pas ; je trouvai la finesse de madame d'Aiguillon la plus mauvaise du monde. Elle croyoit par là me faire faire quelque avance pour m'accommoder, et lui relâcher beaucoup pour avoir peu, dans la crainte de n'avoir rien du tout ; mais cela ne me fit point détourner de mon chemin.

Huit ou dix jours après le gain de ce considérable procès, et dont j'espérois toutes sortes de bonheur dans la suite, le comte de Béthune m'écrivit et me manda qu'il me supplioit d'aller à Fontainebleau, où il me viendroit trouver pour affaires qui m'importoient, sans s'expliquer davantage. Il m'écrivit dans la même lettre la mort de madame la duchesse de Montbazon,10 qui n'avoit eu que six heures à donner ordre à ses affaires et à la conscience, la rougeole qu'elle avoit lui étant rentrée. J'eus pitié d'elle et j'en fus fâchée ; car elle avoit toujours fort bien vécu avec moi et je la trouvois bonne femme à mon égard. Rien n'est si pitoyable qu'une telle mort : une personne attachée au monde et à ses pompes comme étoit celle-là, aimant sa beauté et faisant son idole de soi-même, c'est bien peu de temps que six heures pour songer à soi et pour en faire pénitence ! Pour moi, je crains la mort plus que toutes les personnes du monde, et je n'entends jamais parler de celle de quelqu'un que je ne tremble et avec raison, sentant que je ne suis point encore en état de la regarder sans beaucoup de frayeur ; mais pour m'y apprivoiser et m'accoutumer à une chose si certaine, je demande tous les jours à Dieu de me donner les sentiments qu'il faut avoir à ce dernier moment, et de me donner aussi autant d'attachement à le servir que j'en ai peu maintenant.

Je partis un jour après avoir reçu la lettre du comte de Béthune ; je ne le trouvai point à Fontainebleau ; ce qui me surprit. J'y vis mademoiselle de Vertus, lorsque je passai à Montargis ; elle étoit fort affligée de la mort de sa sœur, madame de Montbazon. Le comte de Béthune arriva le lendemain ; sa femme étoit fort affligée de ce que son carrosse avoit passé par-dessus le corps d'un de ses chiens ; car elle les aime beaucoup, et ses lamentations durèrent si longtemps que je ne pus d'abord parler à son mari. Lorsque je le pus, il me dit que son retardement avoit été parce que la cour n'étoit pas partie le jour qu'on l'avoit dit, et qu'il avoit voulu voir partir le cardinal Mazarin, auquel il avoit beaucoup d'obligation, lui ayant donné depuis peu une abbaye de trente mille livres de rente pour un de ses enfants.

Je ne crois pas que, de s'être mêlé de mes affaires, cela lui ait nui ; du moins il en avoit vu le cardinal Mazarin plus souvent ; ce qui n'est pas une chose aisée. Il me conta mille nouvelles du monde ; qu'il avoit rencontré la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac dans la rue, qui lui avoient dit : « Eh bien, monsieur le comte, l'affaire de Champigny est jugée, et si [cependant] Monsieur et Mademoiselle ne sont pas raccommodés ; et selon que Monsieur nous en a parlé, la chose n'est pas prête. » Le comte leur répondit qu'il n'avoit rien à dire là-dessus, et qu'elles étoient bien mieux informées que lui. Pendant le séjour de Son Altesse royale à Paris, elles allèrent deux ou trois fois à Luxembourg, et elles le firent prier de les aller voir ; ce que Son Altesse royale fit, et elles le firent mettre dans la Gazette pour me faire dépit, et j'avoue que je fus assez sotte pour ne pas tromper en cela leur espérance.

Son Altesse royale fit un tour à Goulas qui me plut bien ; il avoit fait faire une fontaine dans un petit jardin, devant les fenêtres de sa chambre, et une porte pour rentrer. Son Altesse royale le trouva mauvais, et fit boucher la porte et combler la fontaine ; ce fut le premier voyage qu'il fit à Paris. Je m'en souviens parce que j'eus le plaisir de le conter à ces femmes qui étoient encore avec moi, qui en furent fort fâchées. Je la suis bien de mettre quelquefois des digressions qui m'éloignent de mon sujet ; mais comme elles y viennent, je ne m'en puis empêcher. Le comte de Béthune me dit que Monsieur avoit plus d'impatience de se raccommoder avec moi que je n'en avois ; que le jour que l'affaire [de Champigny] fut jugée, il l'entretint dans la galerie de Luxembourg, et qu'il lui disoit : « Si je perds, nous ne nous raccommoderons jamais, ma fille et moi ; et ceux qui en seront cause en devroient avoir bien du déplaisir ; » et le comte me disoit qu'il avoit fait connoître que c'étoit Goulas, et que Son Altesse royale en étoit quasi tombée d'accord, et qu'il n'avoit rien omis pour me rendre de bons offices, et à ma mode ; qu'il croyoit avoir dit beaucoup de choses qui ne nuiroient pas à mes gens, et qu'il lui étoit venu dans l'esprit de laisser croire à Son Altesse royale, voyant le vent du bureau bon pour nous, qu'il avoit des choses entre les mains, considérables.

Lorsque l'affaire fut jugée, il dit à Son Altesse royale : « J'ai en mes mains l'indemnité que vous désirez ; » dont Monsieur fut fort aise ; « mais je n'en ai pas voulu parler, de crainte que, si vos gens le savoient, ils ne sollicitassent avec moins d'ardeur cette affaire. » Son Altesse royale lui demanda à voir ; il lui dit que cela étoit serré dans une cassette, et qu'il lui porteroit à Blois. Son Altesse royale fit venir Petit-Pied, et lui dit : « Dressez moi présentement une procuration telle qu'il faut pour trouver mes sûretés avec ma fille. » Ce qu'il fit et la mit entre les mains du comte de Béthune, et lui dit : « Attendez encore quelques jours à en écrire à ma fille. »

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure et je m'en allai dans la chambre du comte de Béthune, qui me dit qu'il avoit dressé un projet de lettre, qu'il falloit que je copiasse, et que Son Altesse royale m'en sauroit bon gré. Je le fis, parce qu'il me dit que cela étoit nécessaire parce qu'il s'y étoit engagé. Car, pour moi, qui n'aime point les méchantes finesses, en mille ans je ne m'en serois pas avisée ; et il me sembloit que j'avois tant dit et si hautement que je ne donnerois jamais d'indemnité à Son Altesse royale, que personne ne le croiroit, s'en vantant après qu'elle n'étoit bonne à rien. Je ne mettrait point ici cette lettre ; car elle est du comte de Béthune et point de moi. Ensuite il me montra la procuration, laquelle non-seulement confirmoit la transaction, mais parloit d'erreur de calcul (ce qui montroit que ce n'étoit pas une chimère, comme on me l'avoit voulu faire passer à Orléans) ; disoit que c'étoit de ma pure et libre volonté, sans que j'en eusse été pressée ni requise, et [que], pour la rendre plus authentique, la transaction seroit homologuée au parlement.

Comme tout ce qui étoit dans la procuration me faisoit souvenir de tous mes maux et des persécutions inouïes que j'avois souffertes pour tout ce que je viens de dire, je me mis à pleurer, mais amèrement, et cela dura assez longtemps. Le comte de Béthune envoya querir un notaire ; comme il fut arrivé, il le fit attendre que mes larmes fussent séchées. Je lui dis après avoir signé : « Monsieur me fait acheter son amitié bien cher, et si elle ne m'est pas trop assurée. » Le comte me répondit : « Quoi ! avez-vous regret a ce que vous venez de faire ? » Je lui répondis : « On y a porté tant d'agréments, et cela a été prévenue de tant de bons traitements et de circonstances si obligeantes, que l'on ne peut pas donner son bien que de bonne volonté. On a oublié de mettre dans la procuration que j'ai contrait mon père à accepter mon bien ; que la violence est de mon côté. » Je pleurai furieusement, lui disant : « Si après on ne me rend point mes gens, il n'y a plus d'espérance ; car on n'aura plus affaire de moi. » Le comte me disoit : « Il faut tout espérer de Son Altesse royale ; pour moi, je ne désespère de rien. » Mais d'un ton gaillard par lequel il me vouloit donner toute sorte d'espérance.

Madame de Béthune me dit que madame de Frontenac l'avoit priée de lui mander si j'avois agréable qu'elle me vînt trouver. Je lui dis qu'ayant des affaires à Paris, elle feroit bien d'y demeurer. Le comte de Béthune me dit qu'il falloit qu'il allât à Blois, et que pendant ce temps je pouvois m'approcher de Paris ; que la cour ni Son Altesse royale ne le trouveroient mauvais. Je lui donnai un de mes carrosses pour aller à Blois. En partant, je lui dis : « Je fais une remise si considérable à Monsieur qu'il pourroit bien achever de payer les dettes à quoi il est obligé, et dont madame de Guise l'a déchargé fort injustement. » Il me dit : « A moi, me dire cela, qui suis un homme sans intérêt ! Pourrois-je croire qu'une grande princesse en eût ? » Je lui répondis : « Je ne crois pas que Son Altesse royale le trouvât mauvais ; vous faites une affaire toute pour lui ; l'avantage est de son côté, et moi je n'y en ai nul. » A quoi il repartit : « Il ne sera pas dit qu'une affaire dont je me serai mêlé, on y regarde à l'intérêt. »

Je vis à Fontainebleau M. le comte de Rochefort,11 fils de feu madame de Montbazon, qui venoit de conduire son corps à Montargis.

Le jour que le comte de Béthune partit pour Blois, je m'en allai à Juvisy dans la maison de M. des Roches ; je mandai à Paris à madame des Marais de me venir voir. La plus grande hâte que j'eus, dès que je fus arrivée, fut de loger toutes ces dames dans les chambres, afin qu'il n'en demeurât point pour madame de Frontenac, si elle y venoit. Je trouvai aussi à Juvisy des avocats, que j'avois mandés pour me rendre compte du détail de mon affaire de Champigny et pour donner mes ordres à travailler à l'exécution de l'arrêt.

Madame de Frontenac vint le matin ; elle se coiffa dans son carrosse ; je la regardois par la fenêtre, et je disois à ceux qui étoient près de moi ; « Elle s'étrange déjà de la maison, n'osant s'y coiffer. » Elle entra dans ma chambre comme une créature qui sentoit bien que sa mauvaise conduite la rendoit indigne de me voir. Elle étoit beaucoup plus décontenancée qu'à son ordinaire ; elle me salua ; je ne lui dis mot. Elle demanda à la comtesse de Béthune : « Dois-je demeurer ici sans que Mademoiselle me le dise ? » La comtesse de Béthune lui répondit qu'elle n'en savoit rien. Madame de Frontenac commanda à mon tapissier de tendre son lit ; que l'on avoit toujours accoutumé de porter avec le mien. Il lui dit qu'il ne l'avoit pas apporté, et que je l'avois défendu. Elle demanda au maréchal-des-logis où étoit sa chambre, qui lui : « Mademoiselle a voulu elle-même loger toutes ses dames ; [les chambres] sont toutes remplies, et il n'y en a point pour vous. » Elle ne laissa pas de demeurer et coucher dans ma chambre, comme elle avoit accoutumé. Je ne lui en dis rien ; car jusqu'à ce que je la chassasse,12 je ne l'en pouvois pas empêcher.

Il vint beaucoup de monde me voir. M. le duc François de Lorraine et ses enfants vinrent, que je n'avois point encore vus depuis qu'ils étoient en France. Je vis aussi madame de Roquelaure, dont la beauté faisoit grand bruit : assurément c'étoit une belle créature. Frontenac disoit à mes gens : « Vous voici bien près de Paris ; mais je ne crois pas que vous y entriez sitôt ; car quoiqu'on dise, on n'est pas près à Blois de s'accommoder avec Mademoiselle. » L'occasion se présenta cent fois de parler de madame de Fiesque devant Frontenac et sa femme, et j'en parlai d'une manière à lui faire connoître que je n'approuvois pas leur conduite, sans toutefois leur en dire un mot ; ce qui est bien plus offensant que lorsque l'on reprend les gens en bonne amitié. Mais c'étoient des personnes que je ne voulois pas ménager, et que j'étois bien aise qui le connussent.

M. de Beaufort et le comte de Béthune me dépêchèrent de Blois, pour me dire que Son Altesse royale les avoit reçus le plus agréablement du monde (le comte de Béthune avoit passé à Vendôme pour mener M. de Beaufort à Blois) ; qu'il témoignit autant d'impatience de me voir que j'en pouvois avoir de la même chose ; et qu'ils seroient dans deux jours à Fontainebleau, et qu'ils m'en diroient davantage. Je fus bien aise de voir mon accommodement assuré, quoique je n'en dusse pas douter après ce que j'avois fait. Mais cette joie ne m'étoit point si sensible ; que m'avoit été la douleur de tous les maux que l'on m'avoit faits ; et tous les pas que je faisois et qui avançoient mes affaires m'en faisoient souvenir, et le temps ne diminuoit point le ressentiment que j'en avois. Je témoignai pourtant être fort gaie ; et, comme j'ai le visage assez égal, et que la joie ni la tristesse ne me l'altèrent pas, on est accoutumé à cela. Ainsi on ne remarquoit pas tout ce qui m'agitoit dans cette conjoncture.

La seule pensée que les comtesses en seroient fâchées me réjouissoit. Pour en donner des marques publiques, j'envoyai querir des violons et des comédiens à Paris ; je retins force dames à souper avec moi, et nous dansâmes. Ce sont de ces choses à quoi il ne faut pas manquer et qui sont politiques. Madame de Roquelaure y demeura. Frontenac et sa femme n'avoient pas la mine gaie, et ni l'un ni l'autre ne m'osèrent faire des compliments sur mon accommodement avec Son Altesse royale, parce qu'ils savoient bien que je croirois pas que cela partît du fond du cœur. Elle me demanda si j'avois agréable qu'elle revînt à Saint-Fargeau avec moi. Je lui dis que, puisque son procès l'avoit fait aller à Paris sans moi, il falloit qu'elle y demeurât jusqu'à ce qu'il fût jugé.

Je vis un homme à Juvisy qu'il y avoit longtemps que je n'avois vu, l'évêque de Langres.13 Nous y eûmes ensemble une longue conversation ; puis je m'en allai à Fontainebleau, où madame la comtesse de Béthune revint avec moi. J'y menai aussi madame des Marais, sa fille, et mademoiselle de Ségur, sœur du comte d'Escars. Madame de Frontenac avoit les larmes aux yeux en me voyant partir. Je rencontrai MM. de Beaufort et de Béthune, qui venoient au-devant de moi, dans la forêt. M. de Beaufort portoit le deuil de madame de Mercœur ; mais je crois que la mort de madame de Montbazon étoit cause qu'il l'avoit plus austère. Il monta dans mon carrosse ; nous parlâmes quasi toujours de la mort de madame de Montbazon jusqu'à Fontainebleau, où, lorsque nous fûmes arrivés, ils me contrèrent, le comte de Béthune et lui, la bonne réception que Son Altesse royale leur avoit faite ; elle les traita comme des ambassadeurs étrangers. Ils trouvèrent leurs chambres accommodées ; on les traita magnifiquement ; ce qui n'avoit pas accoutumé d'être. Car toutes les fois que M. de Beaufort alloit à Blois, il dînoit chez l'un, chez l'autre, et jamais aux dépens de Son Altesse royale ; ce que je trouvois très-laid. Ce bon traitement en pareille rencontre me parut assez bizarre ; car c'étoit témoigner trop de joie de voir des gens qui sacrifioient une pauvre victime innocente.

Ils m'apportèrent des lettres de Monsieur et de Madame, en réponse des lettres que je m'étois donné l'honneur de leur écrire, les plus tendres du monde. Je disois à M. de Beaufort et à M. le comte de Béthune : « Préparez-moi avant que je lise ces lettres, pour qu'un tel honneur et une telle joie, que l'on m'a si longtemps refusée, ne me fasse pas mourir. » Ils me dirent : « Quoi ! vous dites encore de ces choses-là » Je leur répondis : « Je puis bien parler pour mon argent. » Ils me dirent donc que le comte de Béthune feroit dresser la transaction et l'homologuer au parlement, et que dès que cela seroit fait, j'irois à Blois, où l'on me recevroit comme le Messie. Je leur disois toujours la même chose ; ils me contèrent cent choses inutiles des mines de Goulas et des personnes qui n'étoient pas de mes amis, tout cela pour croire me satisfaire par des bagatelles. Comme je leur demandai : « Et pour mes gens, qu'avez-vous fait ? » Ils me répondirent que Monsieur étoit un homme avec lequel il ne falloit point faire de conditions, et qu'il feroit les choses de lui-même.

Je leur dis : « Il y va furieusement de votre honneur à travailler à leur retour, et il n'y a personne à vos places qui ne l'eût obtenu. Vous portez à Monsieur tout ce qu'il demande, et les choses du monde les plus injustes, et vous n'en obtiendriez pas une chose juste et raisonnable ? Il n'y a personne au monde qui ne vous en blâme. Car pour moi, de la manière dont on me traite, et dont on m'a fait faire ce qu'on a voulu, on voit bien que je n'ai pas été en liberté de rien demander ; mais pour vous autres, messieurs, vous me deviez cela et à vous-mêmes. » Ils me dirent que rien ne leur tenoit tant au cœur, et qu'ils avoient une affection non pareille à procurer le retour de mes gens.

M. de Beaufort me dit : « Monsieur m'a reproché que, lorsqu'il a fait envoyer la lettre de cachet à Préfontaine, je lui avoit offert de le retirer à Vendôme ; je le lui ai avoué lui disant : « Je n'ai pas cru vous déplaire ; c'est un honnête homme qui est de mes amis, à qui je n'ai jamais vu rien faire contre votre service. Pour n'être pas agréable à vos gens, ce n'est pas une raison pour m'empêcher de servir mes amis, quand ils auront besoin de moi. » Je ne sais s'il disoit vrai ; mais il étoit véritable qu'il avoit offert retrait à Vendôme à Préfontaine. Le comte de Béthune me dit : « Pour moi, vous croyez bien que je suis de ses amis,14 et, si vous ne le croyiez, vous auriez tort ; car il en est bien persuadé de lui-même. C'est pourquoi je n'ai rien à vous dire là-dessus ; mais laissez-nous faire, M. de Beaufort et moi, et ne vous inquiétez pas. » Je leur disois : « Mais le monde croira que je suis comme mon père, qui, en toutes occasions, sacrifioit ceux qui l'avoit bien servi. Pour moi, je n'en userai jamais ainsi. » Ce n'étoit pas sans larmes que je disoit tout cela. Ils me disoient tout ce que l'on dit aux gens que l'on veut flatter d'une vaine espérance. Je ne le croyois pas lors ; mais la suite me l'a fait connoître.

Je parlai fort avec eux d'une aventure qui m'étoit arrivée, de Goulas. La Guérinière, l'un de mes maîtres d'hôtel, et qui l'est aussi de ma belle-mère, ayant été à Blois, les premiers jours d'avril, pour servir son quartier,15 Monsieur lui dit : « Eh bien ! ma fille, qui haïssoit tant Goulas, s'adresse à lui pour la raccommoder avec moi. » La Guérinière demeura surpris et répondit à Son Altesse royale : « C'est donc depuis que je suis parti de Saint-Fargeau ; car le soir, en prenant congé d'elle, elle m'en parla en des termes qui ne me firent pas connoître qu'elle eût dessein de s'en servir. » On appela Goulas, qui montra une lettre par laquelle je lui faisois de grandes excuses de tout ce que j'avois dit contre lui ; je louois Dieu de m'avoir dessillé les yeux, et de me faire connoître son mérite, sa fidélité au service de Son Altesse royale et au mien ; je le priois de travailler à mon accommodement et à l'affaire de Champigny et au retour de mes gens. La Guérinière dit à Son Altesse royale et à Goulas qu'il s'étonnoit que l'on pût ajouter foi à une lettre qui n'étoit pas écrite de ma main. Goulas dit que pour lui, il croyoit qu'elle étoit de moi, et que je l'avois fait écrire ; et qu'il se le persuadoit plus aisément par le désir qu'il avoit que cela fût, souhaitant de rentrer dans mes bonnes grâces et de me pouvoir servir. Il me fit réponse.

Je fus tout étonnée qu'un matin, en m'éveillant, je vis entrer La Guérinière ; je lui demandai : « Qui vous amène ? vous n'avez guère été à votre voyage. » Il me donna une lettre ; je regardai le dessus ; je connus l'écriture de Goulas ; je la jetai et lui dis : « De quoi vous êtes-vous chargé ? » Il me dit que Son Altesse royale lui avoit commandé de me l'apporter, et qu'il falloit que je la lusse. Je la fisse passer par-dessus le feu, de crainte qu'il n'y eût quelque poison subtil, qui s'en allât en l'ouvrant. Elle commençoit par la joie qu'il avoit d'être rentré dans mes bonnes grâces, et des remercîments de l'honneur que je lui faisois de lui redonner la part qu'il avoit eue dans ma confiance, qu'il avoit perdue sans l'avoir mérité ; puis il entroit en matière sur tous les chefs que j'ai dit qui étoient dans cette prétendue lettre. Il ne se contraignoit point sur mes affaires ; car il en parloit avec autant d'emportement et d'aigreur qu'il avoit jamais fait. Pour celle de Champigny, il parloit en homme coupable, et son embarras le faisoit bien connoître tel, quand on ne l'auroit pas su. Il se déchaînoit contre Nau et parloit avec plus de douceur de Préfontaine, qu'il m'offroit de servir.

J'écrivis à Beloy, et je lui mandai que j'étois fort étonnée que Goulas fût si hardi que de supposer une lettre en mon nom ; qu'il pouvoit assurer Son Altesse royale que je souhaitoit fort d'être bien avec elle ; mais que ce ne seroit jamais par un homme que je n'aimois ni n'estimois comme Goulas, que je voulois que la chose se fît. J'avois bien écrit quelques mots à M. de Beaufort et au comte de Béthune, lorsqu'elle arriva. Mais comme on se fait bien mieux entendre soi-même que par ses lettres, où on ne sauroit mettre tout le détail, je leur demandai d'où ils croyoient que cela venoit. Ils dirent que c'étoit Goulas qui avoit fait écrire cette lettre, et que, comme il vouloit entrer en commerce, et qu'il ne savoit par où s'y prendre, il avoit trouvé cette invention. Pour moi, je crus qu'il avoit communiqué [cette lettre] à La Guérinière ; car ce sont de ces gens qui sauvent la chèvre et les choux. Car après que je l'eus lue, avant que d'écrire à Beloy, il me dit : « Je suis fort effrayé de tout ce que j'ai appris à Blois : Monsieur est dans des colères contre vous qui ne cessent point ; ses emportements augmentent à tout moment ; enfin on ne parle que de prison perpétuelle, ou d'un couvent ; on vous donnera le choix et une médiocre pension, et Son Altesse jouira de votre bien. » Je lui dis : « Je ne suis point un enfant ; je me moque de ces menaces. » Il me répliqua : « Si vous les aviez ouïes de la bouche de Son Altesse royale, vous y ajouteriez foi. Quand il m'a parlé de cette manière, je lui ai dis que vous étiez si résolue, que quand on vous mettroit sur une colonne, comme saint Siméon-Stylite, vous ne vous relâcheriez pas de Champigny. Et Monsieur m'a dit que l'on vous donneroit occasion d'exercer votre patience et de faire voir la force de votre esprit, dont vous vous piquiez tant. » Il alla donner les mêmes alarmes à mademoiselle de Vandy, qui se mit à genoux devant moi, craignant tout, je crois même [pour] ma vie ; tant elle pleuroit !

Cela ne m'empêcha pas d'écrire à Blois. Ces messieurs16 me dirent que Monsieur savoit toutes les protestations que j'avois faites, la date, le lieu et toutes les circonstances ; et que, lorsque j'irois à Blois, je ne manquasse pas de les apporter pour les brûler, parce qu'elles ne me pouvoient servir de rien : elles étoient toutes spécifiées dans la procuration qui devoit être insérée dans la transaction. Je leur dis que je les apporterois. Ils me dirent que j'avois été trompée, et je le connus bien ; que Son Altesse royale leur avoit dit qu'il avoit gagné quelqu'un des gens à qui je me confiois. Je soupçonnai quelqu'un ; mais je ne le leur dis pas. Peut-être me suis-je trompée, mais je ne le crois pas. Je le dis à Colombier et à l'Épinai, qui furent fort étonnés ; car ce sont des gens d'honneur et fort fidèles.

Je séjournai deux jours à Fontainebleau, où il y avoit bonne compagnie. Force gens de Paris qui y étoient venus pour chasser ; entre autres M. Saint-Romain qui a toujours été attaché à M. le Prince, qui est un homme d'esprit et de capacité, qui a été longtemps résident pour le roi en Allemagne, en plusieurs cours et qui y a été fort employé. Je le connoissois fort de réputation par M. de Fouquerolles, à qui j'en avois entendu parler, et à Préfontaine. Je l'avois vu quelquefois avant la guerre ; car le temps que M. le Prince fut à Paris, il fut toujours malade ; de sorte que je pris soin de l'entretenir, et j'eus beaucoup de plaisir à l'entretenir des choses passées, dont nous avions eu connoissance.

Ce fut à Fontainebleau où l'on s'aperçut de l'amour du chevalier de Béthune17 pour mademoiselle des Marais18 ; il ne l'avoit jamais vue qu'à Juvisy, et il me suivit à Saint-Fargeau à cause d'elle. M. d'Épernon et M. de Candale m'envoyèrent faire des excuses de quoi ils ne me venoient pas voir à Juvisy. Ils avoient eu ordre du roi de sortir de Paris sur leur démêlé de M. de Vendôme et de M. d'Épernon. Trois ou quatre jours devant le départ du roi, ils se trouvèrent à la porte de sa chambre ; l'un entroit et l'autre sortoit ; ils se poussèrent. Cela fut vu ; on le dit au roi, qui les envoya tous deux à la Bastille, où ils couchèrent une nuit ou deux, puis eurent ordre de sortir de Paris. M. de Beaufort s'en approcha. Cela fit grand bruit, et comme nous étions à Fontainebleau, le duc de Vitry19 y vint voir M. de Beaufort, qui nous dit que M. de Candale devoit passer, et M. d'Épernon aussi. Je dis à M. de Beaufort qu'il falloit, si cela rencontroit, que je les accommodasse ; à quoi je le trouvai peu disposé.

Je m'en retournai à Saint-Fargeau avec la joie accoutumée ; mais pourtant avec le regret d'être sûre de le quitter bientôt ; en vérité, je ne sentois pas tant de joie que l'on eût cru. Je cherchois mille choses à regretter : entre autres, je m'avisai de m'affliger de ne m'être pas remise à l'italien, que j'appris autrefois, pour lire le Tasse. Et la vérité est que le jour que j'écrivis la lettre du comte de Béthune, j'avois avisé des livres italiens pour me mettre en état de parvenir à ce grand dessein. Quoiqu'il fût fort beau, peu de gens auroient été fâchés d'aller à Paris pour ne pas lire le Tasse. Mais quand on sort d'une misère égale à la mienne, le souvenir en dure si longtemps et la douleur se fait un si fort calus contre la joie, que l'on est longtemps sans qu'elle le puisse ou pénétrer ou amollir pour s'y rendre sensible. Enfin je n'entendois parler que de prisons perpétuelles, que de couvents, que de mourir de faim, et de discours aussi rudes que ceux-là.

Goulas en fit un à Blois à Son Altesse royale le plus extraordinaire du monde. Comme on lui proposoit toutes les choses que je viens de dire, il lui dit : « Mais, monseigneur, les Romains avoient droit de vie et de mort sur leurs enfants ; n'êtes-vous pas assez grand prince pour en user ainsi qu'il vous plaira envers Mademoiselle ? » A un tel discours, on auroit dû croire que Son Altesse royale l'auroit fait jeter par les fenêtres ; mais elle se contenta de ne rien répondre ; ce qui ne me plut pas ; car dans des rêveries mélancoliques je songeois que Son Altesse royale n'avoit dit mot au discours de Goulas et qu'il étoit fils d'une Médicis. Quoique la reine, ma grand'mère, ait été une fort bonne femme et qu'elle n'ait point tenu des défauts de sa race ni de sa nation, les maladies passent quelquefois sur une génération sans que l'on s'en sente. Enfin, de moindres choses que celles-là effrayent les gens en l'état où j'étois, et la nature et le sang, en ces rencontres, n'attendrissent point, et, au lieu de donner de l'espérance, ne donnent que de la terreur ; et même je pensois en moi-même que le venin des Médicis pouvoit être venu en moi de me donner de telles pensées. Mais comme cela me venoit pour me détromper, tout à l'heure mon malheur faisoit agir les foibles des Bourbons pour me flatter que leur bonté prévaloit en moi. Ainsi je ne pouvois trouver à me flatter ni à me consoler de rien. J'admirois tous les jours la providence de Dieu sur moi, et la grâce qu'il ma faite de me conserver de la santé et du jugement ; car du tempérament que je suis, sanguin et mélancolique, je devois mourir, ou du moins devenir folle. Mais quittons le souvenir de choses si fâcheuses, pour parler du chevalier de Béthune et de mademoiselle des Marais.

Le chevalier est l'homme du monde qui se prend le plus aisément ; je l'avois vu déjà dans de grands emportements, et j'avois entendu parler de quelques autres. Madame des Marais en rioit et traitoit cela d'une bagatelle ; il lui donnoit des collations dans le jardin, des sérénades ; il faisoit tout ce qu'il pouvoit faire en un lieu comme Saint-Fargeau. M. de Candale y vint, en s'en allant en Catalogne ; il y fut deux jours. Je le trouvai dans un fort grand chagrin, contre son ordinaire. Je lui parlai de M. de Beaufort, et qu'il falloit les raccommoder, et avec M. de Guise aussi ; et que ce seroit pour moi un embarras non pareil de voir des personnes qui m'étoient si proches, et de mes amis, mal ensemble ; qu'ils se rencontreroient tous les jours en mon logis. Je le trouvai fort éloigné de raccommodement ni avec l'un ni avec l'autre. Il me conta que l'abbé Fouquet l'avoit prié de n'aller point chez madame de Châtillon, et qu'il n'y avoit pas été depuis. Il se passa une grande affaire entre le maréchal d'Hocquincourt et elle ; mais comme je n'en sais point le détail, je n'en dirai rien, sinon que l'on menaça madame de Châtillon de la mettre en prison.20 C'étoit pour quelques intelligences que l'on prétendoit qu'elle avoit avec M. le Prince, et l'abbé Fouquet répondit d'elle et lui fit donner sa maison pour prison, et elle demeura avec la bonne femme madame Fouquet.21

Pendant le séjour que je fis à Saint-Fargeau, je chassai deux de mes gens : un valet de pied, parce qu'il avoit été porter à madame la comtesse de Fiesque une lettre que le comte de Béthune m'écrivoit, et elle fut si prudente que de lui dire : « Monsieur le comte, vous avez écrit telle chose à Mademoiselle. » Il me le manda : je confrontai les temps et la lettre,22 et je trouvai comme cela s'étoit passé ; c'étoit elle qui m'avoit donné ce valet de pied. Je chassai aussi un valet de garderobe qui rendoit compte de tout ce que je disois [aux comtesses de Fiesque et de Frontenac]. Ce qui n'est pas fort agréable ni même nécessaire à mettre ici de tels détails de mon domestique, n'étoit pour faire voir combien ces femmes se mêloient de choses et comme elles corrompoient tous ceux qu'elles pouvoient contre moi. Madame la comtesse de Fiesque s'avisa de rendre un mauvais office, pour l'amour de moi, au chevalier de Charny.

Le roi avoit remis sur pied sa compagnie de mousquetaires, qui avoit été cassée les premières années de la régence ; il les aimoit avec grand empressement. Le neveu de M. le Cardinal, M. de Mancini, en étoit capitaine ; enfin on ne parloit que des mousquetaires. Le chevalier de Charny étoit sur le point de sortir de l'académie ; je chargeai le comte d'Escars d'en parler à Bar, qui en étoit sous-lieutenant, pour demander au roi une place pour le chevalier de Charny. Son Altesse royale le sut par ces femmes, qui fit supplier le roi de me refuser, si je lui faisois demander ; de sorte que Bar dit à d'Escars, lorsqu'il lui en parle, que le roi lui avoit dit : « Ma cousine a envie que le chevalier de Charny entre dans mes mousquetaires ; mais mon oncle m'a fait prier de ne le pas recevoir, dont je suis bien fâché ; car c'est un garçon bien fait.23 » Il avoit eu l'honneur de faire la révérence au roi pendant qu'il étoit à l'académie, qui l'avoit fort bien reçu. Ces dames ne perdoient aucune occasion, depuis les plus petites jusqu'aux plus grandes choses, de tâcher de me déplaire. Comme je vis cela, je l'envoyai porter le mousquet au régiment des gardes : je lui donnai deux lettres : l'une pour le maréchal de Turenne et l'autre pour celui de La Ferté, afin qu'il allât dans l'armée où il y auroit le plus d'occasions. Je le recommandai à tous deux.

Le comte [de Béthune], qui étoit à Paris à travailler à l'affaire de Son Altesse royale, conclut toutes les choses ainsi qu'elles avoient été projetées, et envoya le notaire pour me faire ratifier la transaction. Il me la voulut lire ; je lui dis que cela étoit inutile, que je n'entendrois que des choses désagréables pour moi ; que le souvenir de tout ce qui s'étoit passé ne me l'étoit pas [moins], et qu'il falloit achever comme on avoit commencé. Je signai. Peu de temps après, M. de Béthune me manda que je pouvois partir et le jour qu'il se trouveroit à Orléans ; je m'y rendis. M. de Beaufort m'y vint trouver ; le comte de Béthune ne m'apprit rien de nouveau : il me fit force contes des comtesses et de leur déplaisir de me voir aller à Blois.

Je ne séjournai point à Orléans : dès le lendemain j'allai à Blois ; on m'envoya des relais. Je trouvai mes sœurs à deux lieues, qui vinrent au-devant de moi, et Saujon, qui me fit des compliments de Leurs Altesses royales, et de l'impatience qu'elles avoient de me voir. Madame de Raré, qui a de l'esprit et qui est flatteuse, me conta merveilles, tout comme si elle n'eût point été amie de ces créatures. Mes sœurs me baissoient les mains ; me disoient qu'elles étoient ravies de me voir. Pour la petite,24 je le crus aisément ; car elle a toujours eu une tendresse particulière pour moi. Pour l'aînée,25 on ne l'y a pas élevée. J'arrivai donc à Blois ; en y arrivant je sentis un grand saisissement ; tout le monde me vint recevoir au bas du degré. J'allai droit dans la chambre de Monsieur ; il me salua et me dit qu'il étoit bien aise de me voir. Je lui répondis que j'étois ravie de cet honneur. Il étoit embarrassé au dernier point. Pour moi, je pense que l'on reconnut à mon visage que je suis sensible, et que les bons et les mauvais traitements font impression sur moi.

Puis Son Altesse royale alla saluer madame la comtesse de Béthune et mademoiselle de Vandy. Je vis Goulas et Vilandry de loin ; je changeai de visage, et je pense qu'il n'y eut personne qui ne s'en aperçût. Son Altesse royale ne savoit que dire, et sans mes chiens, dont l'un s'appelle La Reine et l'autre madame Souris, toutes deux levrettes, on n'auroit dit mot ; mais Son Altesse royale se mit à les caresser. Tout ce qu'il faisoit en intention de me faire plaisir me mettoit au désespoir ; j'avois envie d'en pleurer. Il me dit : « Allons chez Madame. » Elle me reçut fort civilement et me fit assez d'amitiés.

Dès que je fus à ma chambre, Monsieur m'y vint voir et m'entretint tout comme si rien ne s'étoit passé. Vilandry y vint : il me salua du bout de l'antichambre à l'autre ; je lui fis la révérence et puis j'entrai dans ma chambre. Il alla dire que je ne l'avois pas salué à Son Altesse royale, et y ajouta : « Voyez, Monsieur, avec quel esprit elle vient ici et comme elle traite le monde ! » Avant que je le susse, cela fut justifié, y ayant beaucoup de gens qui avoient été témoins de ce qui s'étoit passé. Quand M. de Beaufort et le comte de Béthune me le contèrent, je leur dis : « Quoi ! on est encore ici sujet aux contes de M. de Vilandry ! Je pensois être au-dessus de cela par mon argent. Quoi ! il ne me servira de rien ? »

Tant que je fus [à Blois], on fit servir une table pour M. de Beaufort et pour M. le comte de Béthune ; on eut le même soin d'eux que l'on avoit eu à leur ambassade ; mais pour M. de Beaufort, il mangeoit quasi toujours avec moi. Je leur parlois souvent du retour de mes gens ; ils me disoient : « Laissez Monsieur se raccoutumer avec vous ; tout ira bien. » Je leur répondois : « Mais il oubliera que vous lui avez fait donner bien de l'argent ; et comme on fait tout pour en avoir, à cette heure qu'il a son compte, il ne se souciera non plus des négociateurs que de moi. » Monsieur et Madame me traitèrent assez bien : Madame me dit qu'elle m'aimoit comme ses enfants, et qu'elle ne souhaitoit point leur établissement avec plus d'empressement que le mien. Monsieur me dit aussi qu'à cette heure j'étois bien avec lui ; que je recevrois toutes sortes de marques de son affection. Je ne sais s'ils m'en dirent davantage ; car cela fit si peu d'impression sur mon esprit que je ne m'en souviens pas.

Goulas me vint voir ; mais comme il craignoit les rebuffades, il y venoit toujours à l'heure de mon dîner, et comme il y venoit beaucoup de peuple de la ville, il y avoit toujours bien de la presse. J'avois le plaisir de le voir parmi tout cela, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. M. le comte de Béthune me dit que Son Altesse royale l'ayant entretenu de mon établissement, lui avoit dit que rien ne m'étoit plus propre que M. le duc de Savoie ; qu'il ne falloit pas que je me misse dans la tête d'épouser Monsieur, mais que j'étois toute propre à l'y avoir, ne voulant jamais que des choses qui n'étoient pas faisables. Je répondis au comte de Béthune que je voudrois toujours ce que Son Altesse royale voudroit ; mais que je m'étonnois qu'elle me fît faire cette proposition, sachant qu'elle avoit fait dire à madame de Savoie que je disois : « Si j'épouse jamais M. le duc de Savoie, quand j'entrerai par une porte il faut que ma tante sorte par l'autre. » Je ne sais si je n'ai pas déjà mis ceci une fois. Comme on m'a souvent fait la même proposition, je crois avoir fait aussi la même réponse.

Le comte de Béthune me dit : « Il est vrai que madame votre tante vous a crainte, parce que vous étiez mal avec Son Altesse royale ; mais maintenant que vous y êtes bien, je suis assuré que la chose est très-facile. Donnez occasion à Son Altesse royale de vous en parler. » Ce que je fis un jour en l'entretenant dans le jardin. Nous nous mîmes à parler de la reine d'Angleterre, puis de madame de Savoie ; il ne m'en parla pas avec beaucoup d'amitié. Je lui demandai s'ils n'étoient pas bien ensemble ; il me témoigna n'y être ni bien ni mal. Je lui dis : « On dit qu'elle croit que je n'ai point voulu de son fils, et je pense que, si cela étoit, je lui aurois fait plaisir. » Il ne me dit rien. Je fis récit au comte de Béthune de cette conversation, dont il fut étonné.

On avoit pour lors de grandes espérances du mariage de ma sœur avec le roi ; pour moi, je ne le croyois ni le souhaitois ; on n'est pas bien aise voir sa cadette au-dessus de soi. Il n'arriva rien à Blois pendant que j'y fus, que la chute de madame Souris, qui tomba dans le fossé et qui se démit la cuisse. Je revenois de me promener ; je l'entendis crier ; je courus au château, criant un chirurgien. On fit tout ce que l'on put pour lui remettre [la cuisse] ; on ne sut ; on la mit dans du fumier au milieu de la basse-cour, où Son Altesse royale l'alla voir à minuit. Cela étoit beau pour la canaille ; mais pour moi, j'aurois voulu des marques d'amitié et de complaisances plus essentielles.

Madame la maréchale d'Étampes,26 qui étoit mal avec sa belle-fille, me dit que, pendant le voyage de Son Altesse royale à Paris, la marquise de Mauny27 avoit été à Luxembourg avec les comtesses, et que c'étoit elle qui les y avoit menées la première fois. Son Altesse royale sut qu'elle m'avoit dit cela ; il vint un matin dans mon cabinet et me dit : « Je suis obligé de vous rendre ce témoignage en faveur de la marquise de Mauny, qu'elle n'a point amené ces femmes, et vous n'avez nul sujet de vous plaindre. » Je fus fort aise de ce discours ; car par là Son Altesse royale témoignoit28 que ceux qui les voyoient ou qui en faisoient cas n'en usoient pas bien avec moi. Elles écrivirent à Vilandry pour faire instance à Son Altesse royale de me parler pour elles ; mais il ne m'en parla point ; et je n'en ai pas eu peur un moment ; je savois bien qu'il n'oseroit.

Son Altesse royale écrivit à M. le cardinal pour lui dire que j'étois raccommodée avec elle, et qu'elle le prioit de faire trouver bon à Leurs Majestés que j'eusse l'honneur de leur aller rendre mes très-humbles respects. M. le comte de Béthune fut chargé de cette dépêche, qui s'en alla à la cour ; je lui donnai un de mes gens pour me renvoyer et me dire quand je pourrois partir de Limours, où j'attendrois de ses nouvelles. Je partis de Blois le jour que nous avions supputé qu'il seroit à moitié chemin de La Fère, parce que je devois aller à Limours en trois [jours], et avoir le temps de m'y reposer. Quelque indisposition me fit être un jour à Blois plus que je n'avois cru ; mais je le regagnai par ma diligence, allant en un jour à Chastres.29 Leurs Altesses royales me firent beaucoup d'amitiés en parlant, c'est-à-dire tout autant qu'elles en sont capables.

Je ne trouvai point de nouvelles du comte de Béthune en arrivant à Limours. Madame de Frontenac y arriva une heure après moi, sans que je l'y eusse mandée ; madame des Marais y vint aussi, et sa fille, et par conséquent le chevalier de Béthune. Force gens m'y vinrent visiter ; Matha y vint, et Frontenac avec lui ; car ils sont inséparables. Patris, qui est capitaine de Limours, tient fort bonne table ; beaucoup de gens y mangeoient pendant que j'étois là. Un soir, il y avoit trop de monde à la mienne, madame de Frontenac dit : « Qui veut venir avec moi chez M. Patris ? » Cinq ou six dames y allèrent, et les personnes qui remarquent ce que font les autres, dirent qu'elle n'avoit pas été fâchée d'aller souper avec M. de Matha.

Le lendemain qu'elle fut à Limours, le soir, en tirant mon rideau, elle me dit : « Je suis la plus malheureuse créature du monde de n'être pas bien avec vous. Je n'ai rien fait qui ait pu vous déplaire ; car pour avoir vu madame la comtesse de Fiesque, vous ne me l'aviez point défendu. C'est la personne du monde qui vous honore le plus : je ne l'ai jamais ouï parler de vous qu'avec le dernier respect. Tant qu'elle en usera ainsi, je ne pense pas que ce soit vous manquer que de la voir. » Je lui dis : « Elle m'en manque en toutes occasions ; c'est une femme que je n'aime pas, et je vous l'ai assez fait connoître pour vous avoir dû empêcher d'en user comme vous avez fait. » Elle me répliqua : « Si vous voulez que je ne la voie plus, assurez-moi donc que vous me traiterez comme par le passé, et que je serai fort bien avec vous ; car de la quitter sans cette assurance, cela ne se peut. » Je lui dis fort aigrement : « Quoi ! vous me donnerez l'alternative d'une chose dont je suis la maîtresse et vous nous traitez d'égale, la comtesse de Fiesque et moi ? et vous croyez que l'on ne peut vivre dans le monde sans elle ou sans moi ? Tout ce que vous dites pour vous justifier vous condamne ; n'en dites pas davantage ; vous me faites pitié. » Je me tournai de l'autre côté, et elle tira mon rideau.

Son mari tirant son mouchoir, il en tomba de sa poche un billet. Madame des Marais le ramassa quelque temps après, sans savoir d'où il venoit, et à l'instant me dit : « Voici une lettre que j'ai trouvée. » Je la lus, et d'abord je connus l'écriture [de Frontenac], en ayant souvent reçu de ridicules missives ; car plusieurs fois il m'en avoit écrit de pleines de picoteries. C'étoit un vrai poulet. Je m'en allai à lui et la lui montrai, et à sa femme ; ils rougirent tous deux et ne m'expliquèrent pas le mystère. Mais j'appris que c'étoit à mademoiselle de Mortemart30 à qui il écrivoit, dont il étoit fort amoureux. A propos de mademoiselle de Mortemart, il s'étoit passé une manière d'intrigue à la cour, Vivonne31 avoit intérêt. M. de Marsillac32 étoit fort assidu auprès du roi, et même l'on disoit qu'il lui étoit assez agréable. Tout d'un coup le roi ne le regarda plus, et je pense que l'on lui fit dire tout doucement qu'il feroit bien de s'en aller faire un tour en Poitou en attendant la campagne ; ce qu'il fit, et on disoit que M. de La Rochefoucauld, qui a bien de l'esprit, menoit toute cette intrigue, dont Vardes, Vivonne, Langlade, un secrétaire du cabinet, et quelques autres étoient, et on les appeloit les endormis, parce qu'ils alloient lentement et sans bruit ; mais le cardinal Mazarin, qui est plus éveillé qu'aucun, s'en aperçut, et cette cabale fut dissipée.

Madame Bouthillier vint à Limours ; elle eut de longues conversations avec la comtesse de Béthune et Matha. Car l'intérêt qu'il prenoit à madame de Frontenac faisoit qu'il parloit de ses affaires tout comme madame Bouthillier, qui est sa tante. Enfin la grande question étoit qu'elle vouloit venir à la cour avec moi, et que je ne l'y voulois pas mener. C'étoit lui donner son congé, et elle voyoit bien que je n'avois pas son service agréable. Je répondis : « Il y a longtemps qu'elle l'a dû voir, en examinant sa conduite ; mais elle ne doit pas m'en faire aviser ; elle doit faire tout son possible pour réparer ses fautes ; car ce n'est pas un bon parti à prendre pour elle que de me quitter. » Madame Bouthillier me parla, à qui je fis mille amitiés pour elle ; mais je lui témoignai beaucoup d'aigreur pour madame de Frontenac, et je ne répondis rien de positif sur le voyage de la cour.

Un jour quelqu'un me dit que le Port-Royal-des-Champs n'étoit qu'à deux lieues de Limours ; il me prit la plus grande envie du monde d'y aller. Il est bon de dire d'où procédoit cette curiosité ; car une abbaye de l'ordre de Saint-Bernard est une chose qui n'est pas trop extraordinaire à voir. Jansénius,33 évêque d'Ypres (et qui est mort en opinion de sainteté par la vie qu'il avoit menée, à ce que j'ai ouï dire à ma belle-mère, qui en a fort entendu parler lorsqu'elle étoit en Flandre, et pendant sa vie et après sa mort ; même je crois qu'elle l'a vu), avoit écrit de la grâce ce qu'en a dit saint Augustin. M. l'abbé de Saint-Cyran,34 homme très-savant et qui a fort bien vécu aussi, entra dans la même opinion, et le cardinal de Richelieu, soit qu'il craignît que ces propositions ne fussent nuisibles à la religion, ou qu'il craignit les gens dont le savoir et la vertu donnoient des lumières nouvelles, ou en faisoient voir qui avoient été cachées, le fit mettre en prison, où il a été jusqu'à la régence, que la reine le fit sortir. Cet abbé hantoit le couvent de Port-Royal, qui est au faubourg Saint-Jacques,35 parce que pendant un certain temps, beaucoup d'abbayes qui étoient hors les villes, et particulièrement proche de Paris, on les transféra dedans. Le Val-de-Grâce en usa ainsi.

M. d'Andilly36 avoit quantité de filles et de sœurs en ce monastère, et comme il s'adonna à la dévotion avec M. Arnauld, son frère, et M. Le Maître, son neveu,37 ils étoient tous souvent en cette maison, où ils servoient Dieu avec grand zèle, et le prochain avec beaucoup de charité. Il y alloit beaucoup de docteurs de Sorbonne les visiter ; ainsi, par leur moyen, il y avoit toujours de bons prédicateurs dans l'église du Port-Royal. Comme la France étoit fort tranquille, et que la campagne put être habitée aussi bien par les religieuses que par les gens du monde, les religieuses du Port-Royal de Paris en renvoyèrent à celui des Champs. Ces messieurs que j'ai nommés se retirèrent au dehors ; à leur exemple, beaucoup de personnes qui vouloient abandonner le monde y allèrent. Ils se mirent à écrire et firent des traductions admirables ; travailloient à leurs jardins, assistoient les pauvres des environs ; enfin, menoient une vie qui n'est pas ordinaire. Dans leurs œuvres, ils y portoient la pénitence plus loin pour les gens du monde que ne font d'ordinaire les religieux, qui en ont plus affaire que ces messieurs-là, et qui par là ménagent quelquefois plus leurs intérêts que les consciences de leur prochain. Cela déchaîna particulièrement les jésuites contre eux ; qui les nommèrent les jansénistes, comme on diroit les calvinistes, pour que ce nom, qui se rapporte à l'autre, effrayât d'eux et les fît passer pour hérétiques.

Comme ce sont questions de théologie, et qu'il n'appartient pas aux femmes d'en parler, ni même à beaucoup d'hommes, c'est à ceux à qui Dieu a donné le pouvoir et le caractère d'en connoître, à les décider. Mais pour leur mœurs, ce sont des gens admirables ; ils prêchent et ils écrivent avec la plus belle éloquence, font des ouvrages merveilleux à la gloire de l'Église et des saints. Ils ont fait cette année une traduction de l'office que l'Église fait du Saint-Sacrement, qu'on dit qu'il n'y a rien qui doive plus convaincre les huguenots, et prouver par raisons fortes et évidentes les vérités de notre religion à ceux qui seroient assez malheureux pour manquer de foi. Leur dévotion est sincère ; retirés du commerce du monde, désintéressés des biens, des honneurs, charitables au dernier point. Si leur doctrine est mauvaise, il faut espérer qu'avec de si bonnes mœurs, ils obtiendront par leurs prières les lumières nécessaires pour le connoître et pour le changer.

Cette doctrine donc a fait grand bruit dans la Sorbonne, où l'on a condamné des propositions de Jansénius ; à quoi ils ont souscrit, et se sont soumis à l'Église et au saint-père avec le dernier respect. Cette dispute a causé beaucoup de scandale aux huguenots,38 parce que les jésuites ont écrit des lettres contre les jansénistes sur leur sévérité, et eux contre les jésuites sur leur relâchement39 ; en cela il y a eu peu d'esprit de charité. Ceux qui n'aiment pas les jésuites disent que la congrégation mange tous les jours du pain pétri de haine contre MM. Arnauld et Le Maître, parce que leur grand-père, avocat célèbre du temps du roi mon grand-père, nommé Marion, plaida contre eux, à l'une des deux affaires dont ils furent accusés, lorsqu'on attaqua à40 la vie du roi, mon grand-père. Mais pour moi, je ne puis croire cela d'une si illustre congrégation, et où il y a eu tant d'habiles gens et même de saints personnages. Je crois que c'est un zèle ardent pour la gloire de Dieu qui les emporte, et qui les empêche d'avoir toute la considération que leurs anciens eussent pu avoir. Car assurément il n'y eut jamais moins de prédicateurs qu'ils en ont parmi eux, ni moins de bonnes plumes, et il y paroît par leurs lettres.41 C'est pourquoi, par toutes sortes de raisons, ils eussent mieux fait de n'écrire pas ; et si les jansénistes les eussent tourmentés par leurs écrits, ils se devoient défendre par le silence, et le tort seroit demeuré aux autres.

Il y avoit à Port-Royal-des-Champs un petit collége où on recevoit des pensionnaires, qui étoient parfaitement bien élevés non-seulement à la crainte de Dieu et à l'étude ; mais on leur apprenoit mille sciences nécessaires au monde et à bien vivre ; de sorte que [au contraire des] écoliers qui, d'ordinaire, lorsqu'ils sortent des colléges, sont sots et pédants, et à qui il faut du temps premier que de parvenir à la société des honnêtes gens, ceux-là sortant de leurs études, avoient la même politesse que s'ils avoient été nourris dans la cour et le grand monde. On fit défenses à ceux qui tenoient ce collége de plus recevoir d'enfants, et ces ordres furent portés par un exempt du roi, et en cette rencontre, on connut visiblement que les jésuites avoient agi. On crut aussi qu'il y eut quelque chose du cardinal de Retz, dont on croit qu'il y a quelques particuliers qui sont des amis,42 et cela peut être, n'étant pas mal aisé qu'un archevêque ait commerce avec des docteurs de Sorbonne ; mais assurément ce qui s'appelle jansénistes ne faisoit rien contre le service du roi.

J'allai donc en ce lieu ; en y arrivant, je demandai M. d'Andilly. Je le connois, ayant été secrétaire des commandements de Son Altesse royale ; mais il y avoit nombre d'années que je ne l'avois vu. On me dit qu'il étoit dans sa chambre ; je la voulus voir. Je jetai d'abord les yeux sur sa table ; il me dit : « Vous êtes curieuse ; vous voulez voir à quoi je m'amuse présentement : je traduis quelque chose de sainte Thérèse. » Je l'en remerciai, lui disant : « J'aime tant cette sainte que je suis fort aise de voir ce qu'elle a fait, en bons termes ; car jusqu'ici on a mal traduit ses œuvres. »

J'entrai dans le couvent, où je trouvai une communauté fort nombreuse, et des religieuses d'une mine dévote, naïve, simple et sans aucune façon. Je trouvai que leur église étoit fort dévote. Je me fus promener par tout le couvent, et je regardois tout, croyant ne rien voir dans cette maison de ce que j'ai toujours vu dans les autres ; je la trouvai toute pareille à toutes les abbayes réformées de l'ordre de Saint-Bernard. Ces religieuses furent assez étonnées : quand dans leurs cellules, je vis des images de saints et de saintes, je me récriai : « Ah ! voilà des saints et des saintes. » Elles ne m'osèrent questionner.

En sortant, M. d'Andilly me dit : « Eh bien ! vous avez vu qu'il y a des images des saints céans ; qu'on les prie et qu'on les révère, que nos sœurs ont des chapelets et que l'on y voit des reliques. » Je lui dis : « Il est vrai que j'avois ouï dire que l'on ne faisoit pas cas de cela céans, et que je suis bien aise d'en être éclaircie. » M. d'Andilly me dit : « Vous vous en allez à la cour ; vous pourrez rendre témoignage à la reine de ce que vous avez vu. » Je l'assurai que je le ferois très-volontiers ; et lui m'assura des prières de toute la communauté et des siennes, et me dit mille belles choses pour m'obliger à être dévote. Enfin, je m'en allai fort satisfaite de ce que j'avois vu et ouï.

 

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NOTES

1. Gaston d'Orléans arriva à Paris le 12 avril 1657 et en repartit le 24 du même mois.

2. Ferdinand de La Baume, comte de Montrevel, mort le 20 novembre 1678, à l'âge de soixante-quinze ans.

3. François de La Baume, chevalier de Malte.

4. Voy. sur l'hôtel de Guise, chap. 2, note 51.

5. Le couvent des capucins du Marais était dans la rue d'Orléans, qui donne dans la rue des Quatre-Fils, où se trouvaient l'hôtel Saint-Denis et la fontaine dont parle Mademoiselle. Les anciennes éditions ont omis cette partie de la phrase depuis devant les petits capucins jusqu'à l'attaqua.

6. Cette phrase a été altérée dans les anciennes éditions. On y lit : « C'est parce qu'ils ne sont pas en état de marcher, qu'on leur a donné sur les oreilles. »

7. François-Jacques d'Amboise, comte d'Aubijoux, chambellan de Gaston d'Orléans, lieutenant général de Languedoc, et gouverneur de la ville et citadelle de Montpellier. Les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle ont changé son nom en celui d'Aubigeon. Mademoiselle, dont l'orthographe, comme on l'a déjà remarqué, est très-irrégulière, écrit Obigou.

8. Gilbert-Antoine d'Albon, mort en 1650.

9. Le comte d'Aubijoux.

10. La duchesse de Montbazon mourut le 28 avril 1657, à l'âge de quarante-cinq ans.

11. François de Rohan ; il fut le seul fils d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon, et de Marie de Bretagne. Il mourut, en 1712, à l'âge de quatre-vint-un an. Il est plus connu sous le nom de prince de Soubise. Voy. le portrait peu flatté qu'en a tracé Saint-Simon Mémoires, édit. Hachette, in-8, t. X, p. 219 et suiv.

12. Les anciennes éditions ont omis ce membre de phrase, depuis Je ne lui en dis rien jusqu'à chassasse.

13. L'abbé de La Rivière, dont il a été question dans le. t. I des Mémoires de Mademoiselle, (Chap. V, Chap. II, Chap. IV, etc.).

14. Les anciennes éditions portent : que je suis de cet avis ; mais il s'agit ici des amis de Préfontaine, et le bon sens seul indiquerait la leçon qui est donnée par le manuscrit de Mademoiselle.

15. Dans l'ancienne monarchie, les offices étaient pour la plupart, divisés par quartier. Ainsi les maîtres des requêtes servaient chacun trois mois ; il en était de même des gentilshommes de la chambre et des maîtres d'hôtel.

16. MM. de Beaufort et de Béthune.

17. On trouvera dans le Recueil des portraits de Mademoiselle celui du chevalier de Béthune, fait au mois de décembre 1657.

18. Le portrait de mademoiselle des Marais a été tracé par M. de La Chétardie. L'auteur s'adresse à mademoiselle des Marais : « Je sais bien qu'à en juger par votre beauté, vous devez être bonne, spirituelle et généreuse, et que vous devez avoir toutes les qualités qu'on peut désirer pour soutenir un si beau sujet ; etc. »

19. François-Marie de L'Hôpital, duc de Vitry.

20. Ces événements son bien antérieurs : madame de Châtillon avait été arrêtée au mois de novembre 1653. Voyez l'Appendice du chapitre XXI des Mémoires.

21. Marie Maupeou, mère de l'abbé Fouquet et du surintendant, mourut, en 1681, à l'âge de quatre-vingt-onze ans. C'était une femme d'une éminente piété et d'une charité véritablement chrétienne.

22. Membre de phrase omis dans les anciennes éditions depuis il me le manda jusqu'à la lettre.

23. Toute cette phrase a été altérée dans les anciennes éditions ; on a changé le style direct en style indirect.

24. La dernière fille de Gaston d'Orléans et de Marguerite de Lorraine était Françoise-Madeleine d'Orléans, qui fut désignée sous le nom de mademoiselle de Valois.

25. Marguerite-Louise d'Orléans, qui fut mariée, en 1661, à Cosme III de Médicis, grand-duc de Toscane.

26. Catherine-Blanche de Choiseul, femme de Jacques d'Étampes, maréchal de France.

27. La marquise de Mauny était Charlotte Bruslart, fille de Pierre Bruslart, marquis de Puisieux. Elle avait épousé, en 1641, François d'Étampes, Marquis de Mauny, premier écuyer de Gaston d'Orléans. Dans le recueil de portraits, qui fait partie des œuvres de Mademoiselle, on trouve le portrait de la marquise de Mauny tracé par elle-même.

28. Cette phrase a été changée dans les anciennes éditions. On l'a rendue inintelligible en attribuant à Mademoiselle ce qui se rapporte à son père. On lui fait dire : je témoignai par là au lieu de Son Altesse royale témoignoit.

29. Aujourd'hui Arpajon (Seine-et-Oise).

30. Il s'agit probablement ici de Françoise-Athénaïs de Mortemart, qui fut mariée en 1663 au marquis de Montespan.

31. Louis-Victor de Rochechouard, duc de Mortemart et de Vivonne, maréchal de France en 1675. Il mourut en 1688. Il étoit frère de Madame de Thianges, de l'abbesse de Fontevrault, et de Madame de Montespan.

32. François de La Rochefoucauld, né en 1634, mort en 1714. C'est le fils de l'auteur des Maximes. On trouvera beaucoup de détails sur ce duc de La Rochefoucauld dans les Mémoires de Saint-Simon.

33. Cornelius Jansénius, né en 1585, mort en 1638. Son principal ouvrage, intitulé Augustinus, a été publié après sa mort.

34. Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, né à Bayonne en 1581, fut enfermée à Vincennes par ordre de Richelieu en 1638 ; rendu à la liberté en février 1643, il mourut au mois d'octobre de la même année.

35. Port-Royal de Paris est aujourd'hui l'Hospice de la maternité.

36. J'ai conservé pour cette phrase les corrections que l'on a faites au texte de Mademoiselle, parce qu'il y a erreur évidente dans le manuscrit. Voici le texte qu'il donne : « M. Arnauld avoit quantité de filles et de sœurs en ce monastère, et comme il s'adonna à la dévotion avec M. d'Andilly, son frère, etc. » Mademoiselle a évidemment appliqué au théologien Antoine Arnauld ce qui convient à son frère Arnauld d'Andilly, ou même à l'avocat Antoine Arnauld, père d'Arnauld d'Andilly et d'Arnauld le théologien. Il suffit de renvoyer pour tout ce qui concerne Port-Royal à l'ouvrage aussi intéressant qu'instructif de M. Sainte-Beuve, intitulé Port-Royal. — Arnauld d'Andilly, né en 1588, se retira à Port-Royal-des-Champs en 1644, et mourut en 1684. — Son frère Antoine Arnauld, né en 1612, mourut en 1694.

37. Antoine Lemaître, avocat célèbre, s'était retiré à Port-Royal-des-Champs dès 1637. Voy. Port-Royal par M. Sainte-Beuve, t. I, p. 280 et suiv.

38. Mademoiselle veut dire que les huguenots ont tiré parti du scandale causé par cette dispute.

39. Les Lettres provinciales de Pascal, auxquelles Mademoiselle fait allusion, avaient paru en 1656.

40. Il y a bien dans le manuscrit l'on attaqua à ; il faudrait probablement l'on attenta à.

41. Parmi les ouvrages que les jésuites publièrent en réponse aux Provinciales de Pascal, et auxquelles Mademoiselle paraît faire allusion dans ce passage, on peut citer les Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe, par le père Daniel ; La bonne foi des jansénistes en la citation des auteurs, par le père Annat.

42. Le sens de la phrase est que l'on soupçonnait quelques particuliers de Port-Royal d'être amis du cardinal de Retz.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. III, Chap. XXVI : p. 32-73.


 

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