Mademoiselle de Menneville et le duc de Damville

Mademoiselle de Menneville, fille de la reine, était une des beautés les plus célèbres de la cour de Louis XIV, vers 1660. Nous l'avons vue citée par Racine dans une lettre à La Fontaine, à côté de mademoiselle de Fouilloux.1 Les chansons de l'époque vantent aussi sa supériorité:

Cachez-vous, filles de la reine,
Petites,
Car Menneville est de retour,
M'amour.

Elle était de la noble et ancienne maison de Roncherolles-Menneville ou Manneville.2 Ses amours avec le duc de Damville, dont Mademoiselle ne parle qu'en passant, firent beaucoup de bruit. J'ai trouvé dans les manuscrits de la bibliothèque [nationale] la promesse de mariage qu'ils s'étaient réciproquement signée. La voici:

« Je soussigné François-Christophe de Levy, duc d'Ampville, reconnoissant avoir donné la foy à mademoiselle Catherine de Manneville, à présent fille d'honneur de la reyne, de l'espouser dans un an au plus tot, ay voulu pour gage et confirmation de cette foy, escrire et signer de ma main le présent acte fait à Paris le huitième février mil six cens cinquante et sept.

» FRANÇOIS-CHRISTOPHE DE LEVY. »


« Je soussigné Catherine de Manneville, fille d'honneur de la reyne, ayant donné ma foy réciproquement à François-Christophe de Levy, duc d'Ampville, de l'espouser du consentement de mon père et de ma mère soussignés, ay escrit et signé de ma main le présent acte fait à Paris ce mesme jour et an que dessus.

» CATHERINE DE MANNEVILLE ,
» LOUIS DE MANNEVILLE ,
» SUSANNE DE SÉRICOURT ,
» FRANÇOIS-CHRISTOPHE DE LEVY. »


Quels motifs s'opposèrent à l'exécution de cette promesse de mariage? Voici ce qu'en dit madame de Motteville, à la date de 1661: « Le duc de Damville, le Brion de jadis, mourut aussi dans le même temps. Par sa mort il échappa des chaînes qu'il s'étoit imposées lui-même, en s'attachant d'une liaison trop grande à mademoiselle de Menneville, fort belle personne, fille d'honneur de la reine mère. Il lui avoit fait une promesse de mariage et ne la vouloit point épouser. Le roi et la reine mère le pressant de le faire, il reculoit toujours, et quand il mourut, sa passion étoit tellement amortie qu'il avoit fait supplier la reine mère de leur défendre à tous deux de se voir. Il offroit de satisfaire à ses obligations par de l'argent; mais elle, qui espéroit d'en avoir par une autre voie, vouloit qu'il l'épousât pour devenir duchesse. La fortune et la mort s'opposèrent à ses désires et la détrompèrent de ses chimères. Son prétendu mari s'étois aperçu qu'elle avoit eu quelque commerce avec le surintendant Fouquet, et qu'elle avoit cinquante mille écus de lui en promesses. Elle ne les reçut pas, et perdit honteusement en huit jours tous ses biens, tant ceux qu'elle estimoit solides que ceux où elle aspiroit par sa beauté, par ses soins et par ses engagements. Ils paroissoient honnêtes à l'égard du duc de Damville, et n'étoient pas non plus tout à fait criminels à l'égard du surintendant. On le connut clairement, car il arriva pour son bonheur que l'on trouva de ses lettres dans les cassettes du prisonnier, qui justifièrent sa vertu. »

La bonne3 madame de Motteville a poussé ici l'indulgence trop loin ou n'a pas été bien informée. Les lettres trouvées dans la cassette de Fouquet ne justifient pas précisément mademoiselle de Menneville, comme on pourra s'en convaincre. En voici deux qui sont de la main de mademoiselle de Menneville.4 Je les publie avec l'orthographe des originaux. J'ai mis en regard une traduction que rend nécessaire l'orthographe de cette belle personne, de noble famille et fille d'honneur de la reine Anne d'Autriche:

I.

« Mon impatience n'est pas moins grande que la vôtre. L'on m'a donné aujourd'hui bien de la joie de l'expédient que vous avez trouvé pour nous voir. Je vous assure qu'il ne se présentera point d'occasion de le faire que je ne le fasse de tout mon cœur; je vous prie de n'en point douter. Je suis bien honteuse de ne vous avoir pu encore remercier de ce que vous avez fait en partant. Adieu, je vous prie que l'absence ne diminue point l'amitié que vous m'avez promise; vous ne pouvez me l'ôter sans injustice. Quand vous serez en dévotion, je vous en prie, faites-le moi savoir. Bonjour, je vous prie de croire que je vous aime de tout mon cœur. »

« Mon im passiances naies pas moient grant que la vostre l'on ma doné aujour d'huie bien de la joye de lespedian que vous avez trouvé pour nous voier. Je vous assure qu'il ne se presantera point do casion de le faire que je ne le fasse de tout mon ceur je vous prie de nan poient douter je suies bien onteuse de ne vous avoier pue encor re mersier de se que vous aves faict en partant. Adieu je vous prie que la pesance ne diminue poient la mitié que vous m'aves promie vous ne pouvez me loter sans injeusties. Quant vous seres en devotion je vous en prie faict le moie savoir, bonjour je vous prie de croire que je vous esme de tout mon ceur. »

II.

« Rien ne me peut consoler de ne vous avoir point vu, si ce n'est quand je songe que cela vous auroit pu faire mal. Ce seroit la chose du monde qui me seroit la plus sensible. Je trouverai le temps fort long de votre absence. Vous me feriez un fort grand plaisir de me faire savoir de vos nouvelles. J'aurai bien de l'inquiétude de votre santé. Pour mes affaires, elles sont toujours en même état. Il5 n'a point voulu dire quand, à leurs majestés, disant toujours qu'il le feroit. A moi il me fait tous les jours les plus grand sermens du monde. Je n'ai point pris de résolution de rompre ou d'attendre que je n'aie su votre avis; c'est le seul que je suivrai. Adieu, je suis tout à vous. Je vous prie que l'absence ne diminue point l'amitié que vous m'avez promise. Pour moi, je vous assure que la mienne durera toute ma vie. Adieu, croyez que je vous aime de tout mon cœur et que je n'aimerai jamais que vous. »

« Rien ne me peut consolé de ne vous avoier poient vu, si se net quant je chonge que se la vous auret peu fere malle [ce] se raies la chose du monde qui me se raies la plus sensible. Je trouveré le tant fort lon de vostre apesance. Vous me feries un for gran plesier de me fere savoier de vos nouvelles Joré bien de lin quiestude de vostre santé. pour mes afaiere il sont tousjours en maiesme estat il5 na poient voulu dire quant a leurs majestes disancs tous jours quil le feroict A moie il me faict tous jours les plus grans sermans du monde Je né poient pris de résolution de rompre ou datandre que je ne sue vostre avie. Saies le seulle que je suivré. Adieu je suis tout à vous je vous prie que la pesance ne diminue point la mitié que vous maves promis. Pour moie je vous assure que la mienne dura toute ma vie Adieu croies que je vous esme de tout mon ceur et que je ne me ré jamaies que vous. »

Ces lettres adressées au surintendant Fouquet, au moment où il partait pour la Bretagne (septembre 1661), furent saisies après son arrestation et perdirent à tout jamais mademoiselle de Menneville. Elle disparut de la cour et alla traîner en province une existence obscure. Les contemporains, qui eurent une révélation très-incomplète de ces correspondances, n'imitèrent pas l'indulgence de madame de Motteville. Ils inventèrent des lettres d'après quelques vagues souvenirs. Conrart a inséré dans ses volumineux manuscrits6 un prétendu billet adressé par mademoiselle de Menneville au surintendant. Le voici: « Je compatis à la douleur que vous me témoignez d'être allé au voyage, sans que nous ayons pu nous voir en particulier; mais je m'en console aisément, lorsque je pense qu'une semblable visite eût pu nuire à votre santé, et crains même que, pour vous être emporté avec trop de violence la dernière fois, cela n'ait contribué à votre maladie. » On voit que ceux qui ont fabriqué ce billet n'avaient qu'une connaissance imparfaite de la première phrase de la lettre authentique, et que leur imagination libertine a fait les frais du reste. Louis XIV et les ministres se scandalisèrent de ces inventions, et le chancelier Séguier déclara dans le cours du procès de Fouquet, « que l'on s'étoit plainti avec raison des lettres infâmes qui avoient couru lors de sa capture; qu'elles étoient supposées et que l'on n'en avoit publié aucune, le roi n'ayant pas voulu commettre la réputation des dames de qualité.7 » Ces paroles n'atteignent que les faussaires, sans nier l'existence des lettres trouvées dans la cassette de Fouquet, et dont plusieurs sont parvenues jusqu'à nous.

 


NOTES

1 Voy. Appendice I.

2. Elle signait elle-même Manneville, comme on le voit par des lettres autographe conservées à la Bibliothèque [nationale].

3. C'est le nom que lui donne madame de Sévigné et qu'elle paraît avoir mérité.

4. Elles ne sont pas signées; mais nous connaissons parfaitement son écriture par une lettre antérieure, qu'elle avoit signée et qui se trouve également dans les papiers du surintendant Fouquet.

5. Il s'agit du duc de Damville, qui, comme on l'a vu, avait fait une promesse formelle à mademoiselle de Menneville, mais qui ne voulait pas fixer l'époque du mariage.

6. Biblioth. de l'Arsenal, in-fo, t. XI, fo 151.

7. Journal d'Oliv. d'Ormesson à la date du 14 novembre 1664.

 


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