QUERELLE DE MADAME DE LONGUEVILLE ET DE MADAME DE MONTBAZON

 


QUERELLE DE MADAME DE LONGUEVILLE ET DE MADAME DE MONTBAZON.

Un auteur anonyme,1 dont l'éditeur a cité plusieurs extraits, donne sur la querelle de madame de Montbazon et de madame de Longueville des détails assez curieux. La forme en est un peu romanesque, et doit inspirer quelque défiance ; mais, quant au fond, l'auteur, qui paraît avoir été attaché à la maison de Condé, en était bien instruit :

« Anne de Bourbon, duchesse de Longueville, étoit alors une des plus agréables personnes du monde, tant par les charmes de son esprit que par ceux de sa beauté. Coligny, fils aîné du maréchal de Châtillon, l'aimoit passionnément, et l'on dit qu'il en étoit aimé. C'étoit un garçon de fort belle taille ; mais il avoit plutôt l'air d'un Flamand que d'un François. Il avoit de l'esprit infiniment, des pensées parfois vastes et grandes, et beaucoup d'élévation ; mais on prétend que sa valeur n'égaloit pas son ambition. Avant même le mariage de cette princesse, il étoit au mieux [avec elle] ; et, comme le respect et la crainte l'obligeoient de garder de grandes mesures, on dit qu'il se servit d'un moyen assez fin et fort extraordinaire, pour lui découvrir sa passion.

» Le roman de Polexandre2 étoit fort à la mode, et fut en vogue principalement à l'hôtel de Condé, qu'on considéroit alors comme le temple de la galanterie et des beaux esprits. Le duc d'Enghien le lisoit à toute heure et y remarqua une lettre tendre et passionnée, qu'il montra à Coligny, qu'il estimoit infiniment. Celui-ci ne manqua pas de profiter d'une occasion si favorable, et proposa au duc d'Enghien d'en faire une copie et de la mettre dans la poche de la duchesse. Il ne se passoit presque point de jour qu'il n'y eût à l'hôtel de Condé quelque espèce de fête, et l'on y dansoit presque tous les soirs. La proposition de Coligny fut acceptée. [Il copia la lettre] et la donna au duc d'Enghien. Ce jour-là, tout le monde étoit paré, et la duchesse brilloit de mille rayons. Le bal commença de bonne heure, et le duc ayant pris la main de sa sœur, badinant avec elle, exécuta aisément son dessein. Je n'en sais pas davantage ; mais il y a apparence que la lettre fut lue, et que la duchesse ne s'en plaignit pas. Quoique cette digression soit un peu longue, j'ai cru qu'elle ne gâteroit rien à l'histoire et qu'elle ne seroit pas inutile à mon sujet.

» Bien que la duchesse de Montbazon gardât les apparences avec la duchesse de Longueville, elle ne laissoit pas de la haïr mortellement. Il est vrai que ce n'étoit pas sans cause, parce que, outre la rivalité ordinaire entre des personnes galantes et d'un tel mérite, la mariage de la duchesse de Longueville avoit privé la duchesse de Montbazon de vingt mille écus de pension bien réglée, que le duc lui donnoit. Cependant elles se rendoient d'assez fréquentes visites, mais tout en se picotant. Enfin, la duchesse de Longueville étant allée chez la duchesse de Montbazon, celle-ci courut au-devant d'elle, et en la saluant, elle ramassa un billet qui étoit à terre, sans que l'autre s'en aperçût. La visite ne fut pas longue ; mais elle ne laissa pas de le paroître à la duchesse de Montbazon, qui brûloit d'impatience de voir ce billet. L'assemblée étoit belle et nombreuse ; les ducs de Guise et de Beaufort en étoient. Le billet fut lu en pleine assemblée, et la charité publia qu'il étoit tombé de la poche de la duchesse de Longueville, et que Coligny en étoit l'auteur ; d'autres l'attribuoient à Lesdiguères. Mais le duc de Guise m'a fait l'honneur de me dire qu'il venoit de madame de Fouquerolles, à qui Maulevrier l'avoit écrit.

» Le bruit de cette aventure se répandit incontinent par toute la ville. La princesse de Condé, mère de la duchesse de Longueville, en fut avertie à l'heure même. Aussi ne manqua-t-elle pas le lendemain d'en porter ses plaintes à la reine mère et de lui demander justice de l'impudence et de la calomnie de la duchesse de Montbazon. La reine se trouva fort embarrassée, lui fit des réponses ambiguës ; mais se voyant pressée et considérant l'importance de cette affaire, après en avoir conféré avec le cardinal de Mazarin, elle prit enfin son parti, c'est-à-dire qu'elle ordonna à la duchesse de Montbazon d'aller, dès le lendemain, à l'hôtel de Condé faire une réparation publique à la duchesse de Longueville, et la prier de lui vouloir pardonner. Cet arrêt étoit sévère ; cependant il fallut l'exécuter. La duchesse de Montbazon partit le lendemain du Louvre, avec Campion, domestique du duc de Beaufort, qui lui servoit d'écuyer, et se rendit à l'hôtel de Condé sur les quatre heures du soir. Jamais elle ne parut si belle, et, à voir son air libre et dégagé, on eût cru qu'elle venoit plutôt pardonner que s'excuser. La princesse de Condé tenoit le plus magnifique cercle. Voyant entrer la duchesse de Montbazon, elle se leva de son trône et la reçut avec sa fierté naturelle et accoutumée. alors il se fit un silence de chartreux, et la duchesse de Montbazon prenant la parole, fit un désaveu général de tout ce qu'on avoit publié sous son nom ; elle dit de fort bonne grâce qu'elle venoit pour obéir au commandement de la reine ; qu'elle avoit trop de respect pour le sang royal et pour la duchesse de Longueville pour manquer jamais à son devoir. La princesse de Condé répondit qu'elle avoit toujours bien cru ce qu'elle disoit ; qu'elle étoit très-aise de l'apprendre de sa bouche, et qu'elle en demeuroit persuadée. Ainsi finit la comédie, et la compagnie se sépara.

» Bien que la duchesse de Longueville fût satisfaite en quelque sorte, Coligny ne l'étoit pas, et son honneur l'engageoit à chercher satisfaction par les voies de sa profession. Mais la prison du duc de Beaufort lui ôtant les moyens de tirer l'épée avec lui, il s'adressa au duc de Guise, renouvelant en cette rencontre l'ancienne querelle des Guisards et des Châtillons. Il employa d'Estrades pour parler au duc de Guise, et d'Estrades s'acquitta si bien de sa commission, que la partie fut liée le même jour sans que personne s'en aperçût. Sur les trois heures de l'après midi, le duc de Guise sortit en carrosse avec Bridieu et se rendit à la place Royale, qui étoit le lieu de l'assignation. Les autres s'y trouvèrent presque en même temps, et le duc de Guise ayant franchi la barrière avec une disposition merveilleuse, mit l'épée à la main et marcha fièrement à Coligny, qui l'attendoit. Ils se tirèrent quelques coups ; mais enfin, le malheur et la foiblesse de Coligny cédant à la valeur et à l'adresse du duc de Guise, il fut battu et désarmé avec outrage. Les seconds étoient aux mains ; mais ils furent séparés par le duc de guise, qui, ayant jeté l'épée à Coligny, retourna tranquillement à l'hôtel de Guise, où il se mit au lit et se fit panser d'une légère blessure, qu'il avoit reçue au côté droit. Bridieu étoit assez blessé à la cuisse, et ne fut pas sans quelque espèce de danger.

» Ce combat fit un fracas terrible ; la reine en fut touchée, comme de la première injure faite à son autorité. Toutefois, par l'avis du cardinal, elle ne fit point éclater sa colère. Le duc de Guise et Coligny se retirèrent à la campagne, tandis qu'on trouva un tempérament en l'affaire, qui fut de la faire passer pour une rencontre, dont ils se justifièrent ensemble au parlement. Le duc de Guise y parut avec cet air fier et magnifique, qui lui étoit naturel. Il parla si bien et son discours fut accompagné de tant de modestie, que la compagnie en fut surprise et charmée également. Coligny ne réussit pas de même, et ne fut pas plus heureux en cette action qu'au combat.

» Cependant la cour et la ville s'étoient partagées, le duc d'Orléans n'ayant pu abandonner le duc de Guise, son beau-frère, et le duc d'Enghien, Coligny, son ami et son parent. . . . Ainsi finit la comédie qui donna une grande atteinte à l'autorité royale, et qui laissa dans le cœur de tout le monde les premières semences de discorde et de confusion. Depuis ce temps fatal, le Luxembourg et l'hôtel de Condé ne gardèrent presque plus de mesure. On regarda toujours le duc d'Orléans et le duc d'Enghien comme deux chefs de partis contraires, auxquels chacun se rallioit, selon se intérêts et son inclination. On peut dire enfin que voilà l'origine de tous les désordres et de tous les troubles dont la France a été agitée depuis si longtemps. »

 


NOTES

1. Ms. B.I.S.F. 225.

2. Ce roman est de Gomberville.

 


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