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CHAPITRE XXXI

(avril – août 1658)

Au retour de M. le cardinal, M. Le Roi avoit mené Préfontaine lui faire la révérence, qui l'avoit fort bien traité, et son frère lui ayant dit qu'il le supplioit de lui donner de l'emploi, maintenant qu'il étoit inutile, M. le cardinal lui avoit dit qu'il y songeroit. Il savoit bien que c'étoit un garçon habile et qui avoit connoissance des affaires étrangères, ayant été secrétaire de l'ambassade à Munster sous MM. de Servien et d'Avaux, dont il s'étoit très-bien acquitté; même ils l'avoient envoyé plusieurs fois vers M. le cardinal pendant cette négociation. M. le cardinal envoya un jour querir M. Le Roi et lui dit: « Je veux envoyer votre frère en ambassade auprès des rois de Suède et de Danemark, pour traiter la paix entre eux. » Préfontaine l'alla trouver sur cela, qui le supplia de ne lui donner que la qualité d'envoyé; que celle d'ambassadeur étoit fort belle; mais qu'elle coûtoit beaucoup d'argent; que l'on y mettoit le sien et que bien souvent celui du roi étoit longtemps à venir. M. de Brienne et de travailler avec lui: ce qu'il fit; mais comme il fut prêt à partir, les affaires de ces pays changèrent: ce qui fit changer M. le cardinal de résolution. J'en fus bien fâchée; j'aurois été bien aise que Préfontaine eût un emploi. Cela faisoit connoître que les gens dont je me suis servie et en qui j'avois confiance avoient du mérite, puisque M. le cardinal les envoyoit chercher pour les employer: car il n'avoit pas trop brigué, ni personne pour lui. Enfin on voyoit par là que je ne me suis point trompée dans mes jugements, ni dans la bonne opinion que j'avois eue de lui.

M. le cardinal fit une chose fort galante et fort extraordinaire. Il pria à souper Leurs Majestés, la reine d'Angleterre, la princesse sa fille et moi. Nous trouvâmes son appartement fort ajusté; le souper fut magnifique de poisson. Ce fut un dimanche de carême; on dansa après souper. Il mena les deux reines, la princesse et moi dans une galerie qui étoit toute pleine de tout ce que l'on se peut imaginer de pierreries, de bijoux, de meubles, d'étoffes, de toutes les jolies choses qui viennent de la Chine, de chandeliers de cristal, de miroirs, tables, cabinets de toutes les manières, de vaisselle d'argent, de senteurs, gants, rubans, éventails. Cette galerie étoit aussi remplie que les boutiques de la foire, hors qu'il n'y avoit rien de rebut, tout étant choisi avec soin. Il ne nous dit point son intention: tout le monde vit bien qu'il avoit quelque dessein, et on disoit si c'étoit pour faire une loterie qui ne coutât rien. Je ne le pouvois croire: car il y avoit pour plus de quatre ou cinq cent mille francs de hardes. Enfin, deux jours après on sut ce mystère: car étant chez lui, il fit entrer la reine dans un cabinet, où je l'accompagnai où l'on tira la loterie. Il n'y avoit point de billets blancs, et il donna tout cela aux dames et messieurs de la cour. Le gros lot étoit un diamant de quatre mille écus que le sort donna à La Salle, sous-lieutenant des gendarmes du roi. Moi je tirai un diamant de quatre mille francs, et ainsi chacun eut son fait.

Cette galante libéralité fit beaucoup de bruit par tout le royaume et aux pays étrangers, étant extraordinaire, et je pense que l'on n'avoit jamais vu en France une telle magnificence. La comtesse de Fiesque et madame de Frontenac firent ce qu'elles purent par leurs amis pour en être, disant que c'étoit leur faire un affront qu'il n'y eût qu'elles qui n'y fussent point; mais M. le cardinal ne le voulut jamais, à ma considération. La reine me le dit le plus obligeamment du monde, et j'en remerciai M. le cardinal. Il y eut beaucoup de gens qui firent des railleries de la loterie. Pour moi, je ne trouvois pas qu'il y en eût de sujet: car assurément rien n'étoit plus galant ni plus honorable.

Sur la fin du carême on commença à parler de voyage et même de partir fort promptement. Monsieur me demanda si je n'en serois pas; je lui dis que j'en serois bien aise, mais qu'il falloit que l'on me le commandât. Dans les commencements que j'arrivai à Paris, lorsque l'on avoit parlé de voyage chez la reine, j'avois dit: « Je pourrai bien ne le pas commencer, parce que je veux aller à Forges; mais j'irai trouver la reine après; » de sorte que, quand on me demandoit: « Irez-vous au voyage? » je disois: « Je ferai ce que la reine me commandera; mais je serois bien aise d'aller à Forges; » parce que je m'y étois engagée; car lors je mourois d'envie d'aller au voyage.1 Comme on en parla plus assurément et que l'on dit que l'on partiroit dans la semaine de Pâques, Monsieur me dit: « Faites dire à M. le cardinal que ce n'est point encore le temps d'aller à Forges et que vous voulez aller au voyage.2 » J'en voyai querir Bartet, qui est un homme assez connu pour que je n'explique pas qui il est, l'ayant fait ailleurs.3 Nous avions fait connoissance sur ce qu'il se pique d'être fort serviteur de madame de Longueville, et de l'avoir servie sans la connoître, par un sentiment généreux pour les personnes dont il honore et la qualité et le mérite. Cet attachement avoit fait notre connoissance. Il parla à M. le cardinal, qui lui dit qu'il parleroit à la reine. Je lui écrivis. Il me manda qu'il ne trouvoit point à propos que je fisse ce voyage; que si je le voulois absolument je le pouvois faire, mais qu'il ne le jugeoit pas à propos. Dès lors je connus qu'il falloit se résoudre à ne bouger de Paris. Je le dis à Monsieur, qui m'en parut être fort fâché.

La veille du départ,4 M. de Beaufort salua Leurs Majestés et vit M. le cardinal; mais comme il avoit la fièvre tierce fort violente, il s'étoit allé coucher au retour du Louvre. J'allai voir madame de Vendôme pour me réjouir avec elle de la venue de M. son fils. Elle me mena dans sa chambre. M. de Beaufort, après m'avoir conté comme il étoit satisfait de la cour et du bon traitement qu'il en avoit reçu, me dit: « Et vous, vous n'y êtes pas si bien; vous ne suivez pas, et vous vous en allez à Saint-Fargeau jusqu'à ce que l'on vous mande; car on ne veut pas que vous soyez à Paris. Le comte de Béthune m'a dit qu'il l'a su de M. le cardinal. » Je lui dis que le comte de Béthune étoit mal averti; que je ne suivois pas, parce que je voulois aller à Forges, et qu'en attendant la saison, je demeurerois à Paris pour terminer l'affaire que j'avois avec mademoiselle de Guise, et que je n'irois point à Saint-Fargeau.

En le quittant, je m'en allai droit au Louvre, à la chambre de M. le cardinal, que je trouvai au lit. D'abord il me dit: « Qu'est-ce que vous avez? Je vous trouve la mine étonnée et comme si vous aviez envie de pleurer. êtes-vous en colère? » Je lui dis que oui; car il savoit bien que je pleure de colère. Il me répliqua: « Pleurez sans vous contraindre; il n'y a personne ici (il disoit vrai; il n'y avoit que mademoiselle de Vandy et mademoiselle de La Trémouille au bout de la chambre); et quand vous aurez pleuré, vous me direz ce que vous avez sur le cœur. » Je crus son conseil; je pleurai, et puis je lui dis ce que j'avois appris, et sans lui nommer M. de Beaufort, je lui dis que ce bruit venoit du comte de Béthune. Il me dit: «  C'est un fou, et si vous voulez je l'enleverai querir tout présentement pour lui dire qu'il en a menti et que je ne lui en ai point parlé. La vérité est que, si vous voulez aller au voyage, vous irez; mais je ne vous réponds pas que la reine ne vous fasse la mine. Car, quand je lui en ai parlé, elle m'a dit: Il y a trois mois qu'elle ne parle que d'aller à Forges, et présentement elle veut venir! Il faut qu'elle ait quelque dessein; et c'est mon fils qui l'a dans la tête; car il ne parle d'autre chose. C'est pourquoi, si vous me croyez, demeurez ici, et dès que vous aurez été à Forges, venez trouver la reine; vous le pouvez faire sur ma parole, sans attendre d'ordre, et lors toutes les fantaisies que l'on lui a mises dans sa tête seront passées; car je veux travailler à vous mettre avec elle de manière que jamais personne ne vous y puisse brouiller. Le comte de Béthune, en lui parlant du mariage de son fils, auquel il a dit que vous aviez travaillé, a ajouté: Jugez, madame, quels conseils elle est capable de donner et ceux qu'elle prendroit pour elle! » Je me récriois: « Quoi! la reine pourroit-elle croire que je voulusse épouser Monsieur clandestinement et que je voulusse aller demeurer dans un grenier, comme le chevalier de Béthune? Quand il n'y auroit pas mille raisons pour m'en empêcher, l'inquiétude que j'ai, feroit que je ne pourrois pas ainsi demeurer chacée. Il faut avouer que le comte de Béthune est bien fou. » M. le cardinal convint et me dit: « Ne faites pas semblant de tout ce que je vous ai dit; je vous assure que je m'en vais travailler à vous mettre de manière, dans les bonnes grâces de la reine, que personne à l'avenir ne vous y pourra nuire. » Ensuite il me fit mille protestations de service et d'amitié, et me pria de ne point aller à Saint-Fargeau, de peur que l'on ne crût ce que le comte de Béthune avoit dit.

Je fus, le soir, prendre congé de la reine qui ne me fit pas de grandes amitiés; elle me dit simplement: « Je souhaite que vos eaux vous fassent du bien, et que nous vous voyions bientôt. » Monsieur me pria fort de n'être guère aux eaux, et de m'en aller les trouver au plus tôt. Les deux premiers jours après le départ de la cour5 je m'ennuyai un peu, aux heures que j'avois accoutumé d'aller au Louvre; mais j'en fus bientôt désaccoutumée. J'allois tous les jours au Cours; je fus me promener deux ou trois fois à cheval. Mademoiselle de Villeroy y vint avec moi, et Bonneuil, qui étoit restée à Paris,6 et madame de Sévigné. Hors elles, tout ce qui avoit accoutumé de se promener avec moi ne montoit pas [à cheval]. On croira aisément que ma cour étoit grosse, n'y ayant que celle-là à faire à Paris, la reine n'y étant pas.

Le chevalier de Charny revint d'Arras, où j'avois voulu qu'il passât l'hiver après la campagne; c'étoit un lieu où on apprenoit fort bien la guerre, et où on alloit souvent en parti, et Montdejeu,7 qui en est gouverneur, est de mes amis. Ne voulant pas qu'il [le chevalier de Charny] fit une seconde campagne dans le régiment des gardes, je lui achetai une compagnie d'infanterie dans le régiment de la Couronne, dont Montgommery, un des cadets de Duras, étoit mestre-de-camp, parce que ce régiment étant à un neveu de M. de Turenne, il y avoit à croire que, les occasions où il se trouveroit, on en feroit valoir les officiers.

En l'absence de la reine j'allois fort souvent au Val-de-Grâce. Madame la duchesse d'Épernon s'y étoit retirée, monsieur son mari ayant désiré qu'elle ne demeurât plus chez lui. Il est bon de dire en deux mots quelle a été sa fortune et sa conduite. Personne n'ignore qu'elle étoit parente de M. le cardinal de Richelieu; qu'il l'avoit fait venir de Bretagne, où M. de Pont-Château son père, demeuroit pour être nourrie avec madame d'Aiguillon, [à la cour] où elle fut mariée.8 M. le cardinal de la Valette traita ce mariage en intention de réunir monsieur son père et son frère avec le cardinal de Richelieu. Ainsi on peut croire de l'empressement et du désir que toute la parenté et même M. d'Épernon témoignèrent pour cette affaire. M. d'Épernon étoit d'un âge assez avancé pour ne faire point cela aveuglement à la prière de son père ni par ses menaces, s'il n'y eût cru trouver ses avantages. Il se maria donc. Le cardinal de La Valette témoigna une joie infinie de cette affaire et traita sa belle-sœur avec beaucoup d'amitié; elle étoit fort jeune lorsqu'elle se maria, de sorte qu'elle ne s'aperçut point du peu d'amitié que son mari avoit pour elle. Elle avoit un bel équipage, ne manquoit de rien, avoit beaucoup de pierreries. Ces choses-là plaisent assez à une jeune personne.

Quelques années après son mariage, M. d'Épernon se brouilla avec M. le cardinal; le bonhomme ne revint point à la cour. Le cardinal de La Valette, qui faisoit leur liaison, mourut, et le traitement qu'il (le duc d'Épernon) lui faisoit fut su et alla jusqu'au cardinal de Richelieu, qui lui fit dire par une madame Dupuis, qui étoit à elle et que madame d'Aiguillon lui avoit donnée en se mariant, que si elle vouloit se démarier, il la marieroit beaucoup mieux et qu'il avoit en main des partis fort avantageux pour elle et fort utiles pour lui et qu'il savoit qu'il ne tiendroit qu'à elle. Quoique madame d'Épernon n'eût que dix-neuf ou vingt ans, elle répondit qu'elle étoit femme de M. d'Épernon et qu'elle ne croyoit pas se pouvoir démarier avec honneur et conscience, et, quoiqu'elle dût beaucoup à son oncle et qu'en toute chose elle feroit9 ce qu'il lui ordonneroit, en cela elle ne pouvoit avoir aucune complaisance pour lui. Il lui en fit parler par deux fois et dire tout ce que l'on peut dire à une jeune personne pour la faire venir au point que l'on veut. Elle y résista avec une vertueuse et généreuse résolution. Elle alla en Guienne demeurer avec son beau-père, qui étoit un vieux seigneur accoutumé à être honoré et respecté, ayant été favori,10 qui n'avoit nul égard à son oncle. Son âge le rendit chagrin et bizarre. Il dînoit à onze heures et soupoit à six et vouloit que sa porte fût fermée en été comme en hiver à neuf heures. Cette vie n'est pas agréable à une jeune personne. Elle sut si bien par ses soins et par sa complaisance gagner son esprit qu'il l'aima passionnément.

Après sa mort,11 M. d'Épernon la manda, qui étoit en Angleterre. Elle l'alla trouver et lui porta tout l'argent et toutes les pierreries du bonhomme et fit mettre tous ses meubles en des lieux de sûreté. Si elle eût voulu en ce temps mettre quelque chose à couvert, rien n'étoit plus aisé: M. d'Épernon ne savoit point ce qu'avoit son père de pierreries ni d'argent, et pour les meubles rien n'est si aisé que d'en prendre dans les transports d'un lieu à un autre, et pendant la disgrâce d'un homme qui on lui rend rarement un fidèle compte de ce qui lui appartient. Les soins de madame d'Épernon furent tels qu'il ne perdit quoi que ce puisse être pendant son séjour en Angleterre. Au lieu de mieux vivre avec elle qu'il n'avoit accoutumé, il alloit voir des demoiselles. Je l'ai appris de quantité de François qui y étoient en même temps; car, au lieu de s'en plaindre, elle a eu toutes les peines du monde à me l'avouer, quoique ce fût une chose publique.12

Comme j'ai dit ailleurs, mes affaires avec mademoiselle de Guise demeurèrent [arrêtées] tout d'un coup, parce que je voulois voir si je pourrois l'obliger à s'accommoder et à ne point plaider avec moi. Un moi après que je fus de retour de Champigny, j'allai à Monmartre voir ma tante qui en est abbesse.13 Je lui témoignai le déplaisir que j'avois d'être contrainte de plaider contre mademoiselle sa sœur, et que je la priois de vouloir porter son esprit à s'accommoder. Deux jours après, elle14 me vint voir et me dit qu'elle seroit au désespoir si les choses ne s'accommodoient pas; que si je l'avois agréable, mes gens et les siens auroient des conférences ensemble. Je lui dis que j'étois ravie de la disposition où je la voyois; qu'elle connoissoit la mienne, par le temps que j'avois demeuré sans demander mon partage; mais que ce n'étoit ni à elle ni à moi d'en parler, et qu'il falloit demeurer dans ces termes. Mes gens et les siens se virent; mais les siens dirent qu'il ne falloit pas songer à demander plus que le testament me donnoit, et que mademoiselle de Guise étoit résolue à ne point mettre le testament en compromis. Ils donnèrent des mémoires des questions qui étoient entre nous; mais ils étoient décisifs au dernier point, et dirent que c'étoit les dernières résolutions de mademoiselle de Guise, que rien au monde ne pourroit faire changer. Sur cela je fis faire trois consultations par des avocats différents, lesquels trouvèrent tous que mon droit étoit immanquable et que mademoiselle de Guise n'avoit nulle raison.

Je priai M. d'Entragues, qui est son ami et le mien depuis Saint-Cloud,15 que j'ai connu depuis ce temps pour un homme d'une grande sincérité et probité,16 [de lui proposer de prendre quelqu'un de la robe ou de l'épée pour nous régler]. Elle refusa ses propositions; comme il y avoit quelque chose qui faisoit difficulté, de la coutume de Normandie, je priai un conseiller de la grandchambre de Rouen et un des avocats généraux de ce parlement de faire consulter cet article; ils me mandèrent qu'il étoit sans difficulté. Je priai encore M. d'Entragues de voir ma tante et de lui dire que je m'accommoderois avec elle, tout comme elle voudroit; que si elle vouloit que nous ne fissions régler que les articles dont nous étions en différend, je le ferois; ce qui ne m'étoit pas avantageux, mais pour lui montrer le désir que j'avois de sortir d'affaire avec elle. Elle le refusa disant: « Je ne veux ni conférence d'amis ni arbitrage, parce que, quand on me condamneroit, je ne passerois pas par où l'on voudroit, ne croyant pas que mon affaire souffre aucune difficulté. »

Comme je vis cela, devant que de me résoudre à plaider, j'envoyai prier six conseillers du parlement de venir me voir: ce furent messieurs Du Laurent,17 Hervé,18 et Saint-Martin,19 que je ne connois que par la réputation de leur capacité; MM. Du Coudray-Gisnier,20 Bermond,21 et Du Vaurouy,22 qui en ont beaucoup aussi et qui sont mes amis particuliers. Je leur dis: « ayant une affaire qui m'est de la dernière importance, et ne voulant point l'entreprendre sans l'avoir bien examinée, sur le refus que ma tante m'a fait par plusieurs fois de s'accommoder avec moi (dont M. d'Entragues l'a été prier de ma part, comme si je lui demandois une grâce), je me vois nécessitée par son refus d'avoir recours à la justice. J'ai fait consulter mon affaire par des avocats différents en trois consultations; j'en ai fait faire à Rouen; mais comme les avocats agissent d'un esprit différent que les juges, je vous prie, Messieurs, de me donner votre avis. Voilà le contrat de mariage de madame de Guise avec M. de Montpensier; voilà celui de M. le duc d'Orléans avec ma mère, et le testament de madame de Guise et les consultations. »

Ils lurent tout cela avec beaucoup d'attention et examinèrent mon affaire au dernier point. Je fus quatre heures à les écouter avec beaucoup de patience: car quelque inquiète que l'on soit, on a de la patience pour les choses où l'on a un intérêt aussi considérable que celui que j'y avois. Ces messieurs furent de même avis que les avocats, et dirent qu'on ne pouvoit ôter la légitime à ses enfants, à moins de quelque cause d'exhérédation, et que n'en ayant point, on ne pouvoit pas refuser en justice un supplément de partage, sans casser le testament. Ils s'étonnèrent que mademoiselle de Guise refusât de s'accommoder, me louèrent de toutes les avances que j'avois faites pour cela, et me dirent que je ne pouvois perdre ce procès.

L'éclaircissement qu'ils me donnèrent me fut d'une grande satisfaction, et il m'étoit très-utile qu'ils fussent informés de mon droit, et persuadés qu'il étoit bien fondé, parce qu'ils se disent au Palais les uns aux autres ce qu'ils savent, et qu'ainsi mes juges seroient prévenus du tort que mademoiselle de Guise avoit envers moi, et de la manière dont j'en avois usé. Cela se divulgua dans le monde tant par ces messieurs que par beaucoup de personnes à qui je le dis; ce qui m'attira des louanges d'en user si bien envers ma tante. Je lui fis dire ce que ces messieurs m'avoient dit. Elle me fit demander si je trouverois bon qu'elle les allât voir; à quoi je répondis qu'elle ne me pouvoit faire un plus grand plaisir, et de les croire aussi, parce que je savois qu'ils la porteroient à un accommodement. Elle y alla; mais ils n'eurent pas assez d'éloquence pour la persuader: elle leur dit qu'ils n'entendoient point l'affaire, et leur montra des mémoires pareils à ceux qu'elle m'avoit donnés. Ils lui dirent que c'étoit ce qui leur avoit donné plus de connoissance de mon bon droit; enfin elle ne se rendit à aucune raison, n'en trouvant point qui [fût] bonne, lorsqu'il étoit question de me rendre mon bien.

Le maréchal d'Aumont avoit ménagé une entreprise sur Ostende par des intelligences qu'il avoit dedans, et rôdoit aux environs en attendant l'exécution. Mais au lieu d'y réussir, il fut fait prisonnier avec tout ce qui étoit avec lui;23 deux capitaines aux gardes, Vieuxbourg et Du Ranche, et leurs officiers, vingt ou trente mousquetaires; ce qui fâcha fort le roi. Les Espagnols en usèrent fort mal: car ayant des casaques des livrées du roi, ils les devoient renvoyer, et au lieu de cela on les mit en prison. La cour apprit cette nouvelle à Amiens, dont on fut assez fâché, et on dit que c'étoit la faute du maréchal d'Aumont; qu'il avoit fait cette entreprise à sa fantaisie contre l'ordre de la cour. Le maréchal d'Hocquincourt en fut fort aise, parce que cela mettoit sa tête à couvert, s'il étoit pris. Je n'ai point dit le sujet de sa retraite en Flandre, parce que personne n'en a connu le sujet. Il avoit bien eu quelque démêlé avec les gens des gabelles dans une de ses terres; mais ce n'est pas là de quoi sortir de France. On disoit que c'étoit l'abbé Fouquet qui lui avoit suscité ce démêlé; mais ils s'en fussent bien démêlés eux deux.

La cour sortit d'Amiens et s'en alla à Abbeville d'où le roi alla vers Hesdin24 pour voir si sa présence ne remettroit pas ceux du dedans à leur devoir; mais ils étoient si endurcis dans leur faute, qu'il ne fut pas possible de les émouvoir. Monsieur y alla vers le roi, qui25 fut fort las d'être longtemps à cheval. Le roi m'a conté qu'en revenant d'Hesdin il vit faire une fort belle action au régiment de cavalerie de Son Altesse royale. Il fut attaqué par trois escadrons soutenus; ils firent ferme, tirèrent leur coup de pistolet et se retirèrent devant les ennemis en fort bon ordre. Je pense qu'il y a bien quelque chose de plus à cette relation. Voilà dont je me souviens.

Au retour du roi, on alla droit à Calais, et peu après on attaqua Dunkerque,26 et le roi alloit et venoit pour voir la reine. Il demeuroit ordinairement à Mardick, où il se tourmenta fort; il étoit jour et nuit à cheval, à ce qu'il m'a conté, et alloit visiter les gardes la nuit. Il m'a dit qu'un jour passant, lui quatrième, dans un petit bois, entre Dunkerque et Mardick, il y avoit une embuscade des ennemis. Il ne vit d'abord que deux cavaliers: il alla pour les charger. Comme ils furent proche, il vit qu'ils étoient soutenus de quelques autres, même de mousquetaires qui firent leur décharge, et comme ils étoient bien montés, ils se sauvèrent. Le siége de Dunkerque dura assez longtemps; le maréchal d'Hocquincourt y fut blessé et en mourut quelques heures après,27 étant venu reconnoître un fort, pour voir si on pourroit attaquer par là les lignes. On fit une sortie sur lui, où il reçut ce coup mortel. On lui trouva dans sa poche une lettre d'une madame de Ligneville, qui étoit nièce de madame d'Hocquincourt, sa belle-mère. Je l'ai connue; c'étoit une honnête fille; elle s'étoit retirée dans un couvent au faubourg Saint-Germain, qui s'appelle les Filles du Saint-Sacrement.28 Elle lui écrivoit, malade à l'extrémité d'un crachement de sang, que si elle eût été en état d'aller à la grille, elle l'auroit prié de la venir voir pour l'avertir qu'il ne vivroit pas longtemps et qu'il falloit songer, le peu qu'il lui en restoit, à faire pénitence; et beaucoup de bons avis de cette force-là. La lettre étoit fort anciennement écrite,29 et à la fin elle lui disoit; « Et pour marque de la vérité de ce que je vous dis, c'est que je mourrai dans un tel temps. » Elle lui marquoit le moment de sa mort. Il donna cette lettre à M. le Prince, qui l'alla voir; et par son testament, qu'il avoit fait aussitôt après l'avoir reçue, il ordonnoit que l'on portât son corps à Notre-Dame-de-Liesse; mais le roi en refusa la permission lors, qu'il a accordée depuis.

Comme Dunkerque étoit une place considérable, les ennemis assemblèrent leurs troupes et marchèrent à dessein de la secourir. M. le cardinal manda à M. de Turenne de ne les pas attendre dans les lignes, et de sortir pour les combattre. Il fut lors fort embarrassé; car son fort est d'éviter le combat. Les événements étant incertains, cela donne autant de blâme que de louange. Il sortit donc par ordre, et se posta le plus avantageusement qu'il put. Je ne m'amuserai point à couter le détail de ce qui s'y passa, ni qui tira le premier, [ni] l'ordre de la bataille,30 parce que cela ne convient point à une demoiselle; mais je dirai seulement que M. de Turenne fut si heureux que des bataillons entiers jetèrent leurs armes et se rendirent sans tirer. Enfin ils ne trouvèrent aucune résistance qu'aux troupes de M. le Prince,31 qui firent là comme partout où il sera, très bien;32 mais étant en si petit nombre contre toute une armée fraîche et reposée (car elle n'avoit nullement fatigué en combattant), ils se retirèrent, et le champ de bataille demeura ainsi à M. de Turenne. Il n'y eut que le comte de Meille de la maison de Foix, quiétoit avec M. le Prince, qui fut blessé et prisonnier et qui mourut de sa blessure à Calais; et du côté de M. de Turenne, un gentilhomme nommé La Berge y fut tué; encore dit-on qu'il fut tué par les troupes de M. de Turenne.

La nouvelle en vint à Paris; on en fit un bruit nonpareil; mais à la fin on sut que c'étoit plutôt une déroute qu'une bataille. Mais comme M. de Turenne n'avoit jamais été à aucune occasion depuis qu'il étoit capitaine de chevau-légers jusqu'à cette heure, qu'il n'eût été battu (tant il est malheureux!), ses amis firent fort valoir cela, et exagérèrent de plus le plaisir qu'il avoit d'avoir défait M. le Prince. Je fus visiter madame de Turenne,33 et mademoiselle de Bouillon34 sur cette grande occasion. Je leur dis que je venois leur témoigner la part que je prenois à tout ce qui les touchoit. Mademoiselle de Bouillon me dit: « Quoi! vous êtes bien aise que mon frère ait battu M. le Prince? » Je lui dis: « Je me réjouis toujours de la prospérité des armes du roi. » J'avoue que je trouvai fort à redire que lui allant faire une civilité, elle me picotât de cette manière. Madame de Turenne, qui est fort douce, rougit et il me parut qu'elle étoit fâchée que mademoiselle de Bouillon m'eût parlé ainsi. Elle sut que je m'en étois plainte. Elle nia la chose et s'excusa disant qu'assurément je rêvois et que je n'avois pas entendu ce qu'elle m'avoit dit.

Pendant que le roi étoit à l'armée, Monsieur, au lieu d'être avec lui, demeuroit auprès de la reine comme un enfant, et si (cependant) il avoit déjà dix-sept ans.La reine faisoit sa vie ordinaire de prier Dieu et de jouer. Monsieur se promenoit avec ses filles, et alloit sur le bord de la mer et prenoit un grand plaisir à se mouiller et à faire mouiller les autres; il s'amusoit aussi à acheter des rubans, des étoffes qui venoient d'Angleterre, le commerce étant fort libre, tant à cause du voisinage que de l'alliance nouvelle que l'on venoit de faire avec le Protecteur;35 même il envoya le mylord Falconbridge saluer Leurs Majestés, qui amena des chevaux au roi, à Monsieur et à M. le cardinal. On lui fit de beaux présents; ensuite le roi envoya M. de Créquy, ambassadeur extraordinaire, vers le Protecteur, accompagné de beaucoup de personnes de qualité, entre lesquelles fut Mancini, neveu de M. le cardinal.

L La joie de la prise de Dunkerque et de l'affaire des Dunes ne dura pas longtemps. Le roi revint de l'armée, malade d'une fièvre continue très-dangereuse. La nouvelle en étant venue à Paris, on exposa le Saint-Sacrement, pour demander sa guérison. J'étois prête à partir pour m'en aller à Forges; mais cette nouvelle retarda mon voyage. On fut cinq ou six jours à n'avoir nouvelles que très-mauvaises; entre autres un courrier que Saint-Quentin envoyoit à Son Altesse royale,36 qui alla de sa part savoir des nouvelles du roi, m'apporta une lettre par laquelle il me mandoit que l'antimoine n'avoit rien fait, et que les médecins n'en avoient nulle espérance, et qu'il craignoit bien que lorsque je recevrois cette lettre il ne fût plus en vie. J'en fus fort affligée; ce qui se croira aisément: le roi est mon cousin-germain; il me traite bien; et par-dessus tout cela voir mourir un roi jeune, cela donne un grand effroi, et les réflexions de l'avenir pour l'affliction de la reine m'en donnoient beaucoup. J'aimois bien Monsieur; mais je ne trouvois point qu'en l'état où il étoit, ce lui fût un avantage, étant trop enfant pour gouverner et même pour connoître ce qui lui étoit bon. Car pour moi, je trouve que les défauts des personnes élevées paroissent plus que [ceux] des autres; ainsi je ne souhaiterai jamais d'avantage à mes proches quand je ne les en connoîtrai pas dignes. Ce n'est pas que Monsieur n'ait beaucoup d'esprit; mais il n'y a encore nulle solidité; n'ayant ni science ni expérience, un État n'est pas bien gouverné. Ses habitudes37 et amis particuliers n'étoient que des personnes plutôt pour le perdre, que pour le bien de l'État. J'avoue que cela me faisoit redoubler mes peines pour le roi; ce n'est pas trop être intéressée: car je savois bien qu'il ne m'épouseroit jamais, et j'avois assez lieu de croire que la dignité pour ma maison et pour sa gloire, que je souhaiterois que tous ceux qui en sont en soutinssent aussi hautement la dignité que le roi, mon grand-père, et qu'à moins que cela on ne les vît jamais qui fussent parvenus.38

Tout le monde étoit fort alerte à Paris. Je voyois madame de Choisy tous les jours en me promenant dans le jardin de Luxembourg, qui me disoit toutes les nouvelles qu'elle savoit. Elle me paroissoit assez alerte, et je ne doute pas qu'elle n'esperât avoir beaucoup de part au gouvernement. On manda un jour de la cour que le roi avoit reçu le viatique, à minuit, et que la reine et M. le cardinal étoient sortis de sa chambre désespérés. Monsieur ne le vit que les premiers jours de sa maladie. Car dans la suite il lui parut du pourpre: ainsi on ne voulut pas le hasarder. Après toutes ces mauvaises nouvelles, il en vint que la seconde prise d'antimoine lui avoit fait quelque effet.39 Le lendemain on sut qu'une médecine avoit fait merveilles; ainsi de jour à autre on sut de l'amendement à son mal, et qu'il étoit tout à fait hors de danger; ce qui donna bien de la joie à tout le monde, et à moi particulièrement.

Je me disposai à partir pour Forges. Comme on le sut, tout le monde me vint dire adieu, et on conta chez moi (et ce fut madame de Sully), qu'il y avoit eu des violons à la place Royale, le jour que l'on avoit su la dernière extrémité du roi, et qu'ils avoient passé dans la rue des Tournelles et avoient arrêté devant chez la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac, qui logent porte à porte, et qu'elles avoient fait sortir leurs gens pour battre les violons. Je m'écriai fort là dessus qu'il les falloit châtier. Le soir on me dit: « Vous ne savez pas que ces femmes ont dit que leurs gens leur avoient rapporté que c'étoient vos violons; et que sur cela la comtesse de Fiesque ayant mis la tête à la fenêtre, avoit reconnu Colombier,40 et qu'elle avoit cru que vous l'aviez envoyé là pour empêcher que l'on ne les battît. »

On peut juger la surprise que j'eus d'une telle imposture, et la colère où elle me mit. J'envoyai chercher mes violons partout, pour savoir s'ils avoient été assez impertinents pour aller jouer pour quelqu'un: car ces honnêtes gens-là vont pour de l'argent à qui leur en donne, quand on ne les occupe pas. Mais comme je leur avois dit de ne point venir à mon dîner tant que le roi seroit malade, je croyois qu'ils seroient assez p256 habiles pour ne pas jouer en lieu du monde par cette raison. On eut beau les chercher; on ne les trouva pas. Je ne dormis point toute la nuit, et je fus levée dès sept heures pour les envoyer chercher. Enfin je sus qu'ils n'avoient été en lieu du monde, et que c'étoit une chose faussement inventée; ce qui me mit l'esprit en repos.

A un moment de là Montbrun entra dans ma chambre et me dit: « J'ai cru être obligé de vous venir donner avis d'une chose qui se passa hier au soir dans la place [Royale]. » Il n'est pas mal à propos que je dise que l'on avoit depuis peu entouré le milieu de la place Royale de palissades, et que l'on y avoit fait une manière de parterre de gazon, et sablé les allées, [mis] des siéges au bout, et que tous les soirs beaucoup d'hommes et de femmes s'y promenoient, et madame la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac et mademoiselle d'Harcourt,41 n'en bougeoient. Rien n'est moins précieux;42 car on promenoit sans flambeaux. Montbrun me dit donc qu'il avoit entendu un violon, et qu'il avoit mis la tête à la fenêtre, et crié: « Qui sont ces coquins qui jouent là?   Si je descends, je leur donnerai sur les oreilles. » Et que Frontenac étoit venu, qui lui avoit dit: « C'est un violon de Mademoiselle; je l'ai voulu faire taire; mais il ne l'a pas voulu. » Qu'il étoit descendu pour lui parler, mais qu'il ne l'avoit plus trouvé, et que la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac lui avoient dit: « Au moins vous serez notre témoins que ce n'est pas nous qui faisons jouer les violons: car on nous veut jeter le chat aux jambes de tout ce qui se fait. » Je remerciai Montbrun, et j'envoyai quérir Félix,42 qui me dit qu'il étoit vrai qu'il avoit été se promener dans la place [Royale] avec des femmes de sa connoissance, et le maître d'hôtel de Fieubet, le maître des requêtes; et que je pouvois l'envoyer querir pour savoir ce qui s'étoit passé; qu'il y avoit deux méchants violons de cabaret qui jouoient dans la place Royale, et que quand Montbrun avoit mis la tête à la fenêtre, ils s'en étoient enfuis; qu'il avoit vu madame la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac qui lui avoient demandé: « Que faites-vous ici? »  Qu'il leur avoit répondu: « Je me promène comme les autres.» J'envoyai querir le maître d'hôtel de Fieubet, qui me dit la même chose que mon violon. Comme la chose fut vérifiée, j'envoyai Brays,43 chez la comtesse de Fiesque et chez Frontenac, accompagné de force pages et valets de pied. Cette ambassade n'avoit pas un bon air pour des personnes aussi mal qu'elles étoient avec une de ma qualité: cela sentoit terriblement son insulte. Je pense qu'ils en furent avertis; car Brays ne les trouva pas. Il y retourna sur les sept heures du soir; il ne les trouva point encore. On parla tout le jour de cette affaire chez moi.

Je sortis le soir pour aller prendre congé de la reine d'Angleterre. A mon retour M. le duc de Brissac, accompagné de l'abbé Belesbat, me fit demander si j'aurois agréable qu'ils eussent l'honneur de me [parler]; je dis que oui. Quand M. de Brissac fut entré, je parlai la première et lui dis: « Je ne rois pas que vous eussiez voulu vous charger de me rien dire de la part de la comtesse de Fiesque; car je vous crois trop de mes amis pour être son ambassadeur. » Je lui fis connoître la faute qu'il alloit faire et le sujet que j'aurois de me plaindre de lui, [et cela] fort civilement. Il me dit qu'il croyoit s'être pu charger de venir savoir ce que je voulois à madame de Fiesque et à Frontenac; qu'ils avoient appris que Brays y avoit été deux fois. Je lui dis qu'il n'étoit pas nécessaire qu'il prit cette peine; que Brays y retourneroit à dix heures; qu'à moins de coucher hors de leur logis il les trouveroit. Je m'emportai fort sur la mauvaise conduite de ces personnes à mon endroit, sur les obligations qu'elles m'avoient, et sur leur ingratitude. Ceux qui se trouvèrent à mon logis dirent que j'avois parlé avec assez de force, et que ma colère ne m'avoit pas empêchée de demeurer envers eux dans les bornes de la raison. La conclusion fut que je voulois, pour marque de respect qu'ils me devoient, qu'ils attendissent mes ordres tels qu'ils pussent être, et je dis aussi à M. de Brissac que je le priois de considérer que j'avois eu plus d'égards qu'ils n'en avoient eu pour moi et que j'avois mis beaucoup de différence entre l'ambassadeur et l'ambassade.

J'envoyai Brays entre onze heures et minuit chercher madame la comtesse de Fiesque; il lui dit que j'avois été fort surprise des contes que j'avois appris qu'elle faisoit, et que j'avois appris la contraire, et que je lui défendois de nommer jamais mon nom ni de se trouver en lieu du monde public ou particulier où je pusse aller. Elle répondit à Brays: « Pour ce qui est du violon de Mademoiselle, je répondrai sur cela tout ce qu'elle voudra: je n'ai vu que ce qui lui plaît. Pour ce qui est de ne me plus trouver devant elle, si elle trouve mauvais que je sois à Paris, je m'en irai. Car je suis plus obligée que personne du monde à la respecter; aussi le ferai-je en toutes occasions; c'est de quoi je vous prie de l'assurer. » Elle voulut entrer en quelque manière d'éclaircissement sur sa conduite, et plaindre son malheur. Brays lui dit qu'il n'avoit point d'ordre d'entrer en matière là-dessus; qu'en son particulier il plaignoit son malheur d'être mal avec moi; mais qu'il n'avoit pas autre chose à lui dire.

Il alla à Frontenac qui étoit dans la chambre, à qui il fit le même discours. Frontenac lui dit: « Il est vrai que Félix jouoit dans la place [Royale], et j'ai cru rendre un service à Mademoiselle de le faire taire; et je ne songeois pas que cela lui déplairoit. » Brays lui dit: « Mademoiselle m'a donné charge de vous dire qu'elle ne trouvera jamais rien de bon de votre part. » Et ensuite [il fit] les mêmes défenses qu'à la comtesse de Fiesque; à quoi il ne répondit pas si respectueusement, voulant se plaindre de mon injustice. Brays lui dit que ce que l'on ne feroit pas de bon gré, je saurois fort bien le faire faire; et s'en revint. Il étoit tout attendri du procédé de la comtesse de Fiesque, qui avoit parlé de moi avec beaucoup de sentiment de déplaisir de son malheur et de respect pour moi. Il étoit étonné de la fierté de Frontenac; ce qui ne me surprit point connoissant son procédé de travers. J'envoyai le lendemain mon violon le voir, pour lui donner un démenti de ce qu'il maintenoit l'avoir vu [jouer dans la place Royale], et j'étois fort résolue, s'il eût maltraité mon violon, d'en user de même envers lui. Il44 y alla et en usa comme je lui avois commandé. Frontenac dit à Félix, qu'il l'avoit bien vu, mais qu'il ne jouoit pas, et lui parla fort doucement; de sorte qu'à son retour je publiai tout haut dans mon logis, quiétoit tout plein de monde, qui venoit me dire adieu, que mon violon étoit hors d'affaire, et que le démenti en étoit demeuré à Frontenac. C'étoit pousser un nom assez hautement; mais j'étois en droit et de qualité à en pouvoir user ainsi.

Je partis ce jour-là pour aller à Forges; mademoiselle de la Trémouille y vint avec moi, et madame de Choisy. J'écrivis à Bartet toute cette affaire, pour la débiter à la cour. J"écrivis aussi à Blois et demandai justice à Son Altesse royale de l'insolence de ces créatures; qu'il m'avoit toujours dit que, quand elles me manqueroient de respect, il les châtieroit; qu'elles ne pouvoient pas m'en manquer en chose plus considérable que de me vouloir faire une pièce à la cour; moi qui n'y étois revenue que depuis un an, je devois craindre que cela ne m'y brouillât; mais que j'avois trop bonne opinion de moi et de celle que M. le cardinal en avoit, pour rien craindre. J'eus sur cela une réponse de Son Altesse royale, aussi tendre qu'il avoit accoutumé d'en faire sur tout ce qui me regardoit; dont je fus fort fâchée: car on ne s'accoutume jamais au mal.

Le lendemain que je fus à Forges, un orfévre, nommé Pitant, qui vendoit des pierreries à Monsieur et que tout le monde connoît, vint le matin, comme je m'éveillois, me faire des compliments de Monsieur. Il me dit: « J'ai apporté une de ses lettres à madame de Choisy. » Il m'assura que la santé du Roi se confirmoit de jour en jour. Il alla l'après-dînée de mes gens voir madame de Choisy, qui avoit fait quelques remèdes. Elle leur dit: « J'ai reçu une lettre longue de Monsieur, »  et quand elle étoit sur son chapitre, elle en contoit bien; même elle a dit souvent: « Je suis à la veille d'être favorite du roi, » et [cela] lorsque le roi étoit malade. Je la fus voir le soir par curiosité. D'abord elle me dit: « J'ai reçu une longue lettre de votre cousin. Il me prie de vous faire ses compliments; si vous voulez je vous montrerai l'endroit; mais je ne veux pas que vous lisiez la lettre. » Je lui dis que je la tenois pour vue, et que je n'étois point curieuse. Elle étoit logée contre mon logis, et de manière que moi ou mes gens pouvions voir tout ce qui entroit et sortoit chez elle. Cela ne lui plut pas; elle se plaignit du bruit qu'elle entendoit qui l'empêchoit de dormir, et s'en alla loger tout au bout du village, dans une maison toute seule au milieu d'un pré. Elle étoit là fort commodément pour n'être vue de personne. Elle vint une fois à la fontaine, puis elle se plaignit du mal de dents, et n'y vint plus.

La maréchale de La Ferté45 étoit à Forges. Madame d'Olonne y vint, madame de Feuquières de Salins, mademoiselle Cornuel,46 et force dames de Paris, un M. Le Prêtre, qui est un grand joueur. Quoique je joue peu, ces dames m'embarquèrent à jouer. Madame de Choisy venoit les après-dînées quelquefois chez midi, quoiqu'elle n'allât pas à la fontaine. Je fus assez surprise un jour de voir qu'elle picotât madame d'Olonne en jouant. Car j'avois ouï dire qu'elles étoient amies, et que du temps que M. de Candale en étoit amoureux, ils alloient souvent jouer chez madame de Choisy, dont la maison est fort commode, comme j'ai déjà dit ailleurs. Par la suite des choses j'ai jugé que ces picoteries étoient politiques, et que c'étoit à l'intention que je le redisse à la cour.

Il vint des nouvelles de Paris qui portoient que M. et madame de Brissac avoit été chassés de Paris. Il n'y avoit que peu de temps qu'il (M. de Brissac) avoit eu permission d'y revenir, pour se faire traiter d'une longue et dangereuse maladie, en ayant été absent depuis que le cardinal de Retz étoit hors de France. On chassa aussi de Paris le marquis de Jarzé et le président Pérault, qui est à M. le Prince, et madame de Fienne de la cour. Madame de Choisy m'écrivit un billet pour me donner part de ces nouvelles, que je savois déjà; on ne disoit point le sujet pour lequel ils avoient été chassés. Madame de Choisy me vint voir et regretta extrêmement madame de Fienne, et me disoit: « Je plains Monsieur encore plus qu'elle; car quand on perd une amie telle que madame de Fienne, c'est une grande perte: c'est une bonne tête, une personne toute propre à donner de bons conseils à un jeune homme comme Monsieur. » Je me récriai: « Dites qu'elle est toute propre à le divertir: c'est une femme qui a de l'esprit, qui parle librement de toute chose, de tout le monde; qui a été nourrie à la cour. C'est de quoi on la peut louer; mais d'être propre à donner des conseils, jamais femme ne le fut moins. Il a bien paru à sa conduite qu'elle conduiroit malaisément un autre.47 » Sur quoi madame de Choisy me dit: « Quoi! pour s'être mariée par amour? Voilà une grande affaire! » Je lui répliquai: « Les circonstances sont prudentes: une fille de qualité à quarante ans, qui avoit assez de bien pour démeurer hautement en l'état où elle étoit, épouse le fils de la nourrice de la reine d'Angleterre, dont elle avoit été dame d'atour, pour être belle-fille de madame la nourrice, belle-sœur de toutes ces femmes de chambre, femme d'un jeune homme de vingt-dux ans, sans charge, sans bien, parce qu'il est beau et bien fait; et ne déclare son mariage que lorsqu'elle est prête d'accoucher! Croyez-moi, si Monsieur n'a de meilleures têtes pour son conseil, ses affaires n'iront pas bien. » Elle répondit à cela: « Si vous l'aviez vu avant que madame de Fienne et moi en eussions pris soin, vous connoîtriez combien il est changé en nos mains. »

Ensuite elle se mit à plaindre la fortune de madame de Fienne, et à dire que si Monsieur ne lui faisoit du bien, ce seroit le plus indigne de tous les hommes. Je lui dis que Monsieur avoit peu d'argent; qu'il lui avoit donné déjà beaucoup de choses. A quoi elle me répondit: « Il lui a peut-être donné cent mille francs en bijoux, en meubles. — C'est bien quelque chose. — Il faut que les princes donnent sans cesse, ou ils ne sont bons à rien. » Je lui dis: « Et la charge de maître d'hôtel ordinaire de Monsieur, ne la comptez--vous pas? — Non; car c'est la reine d'Angleterre qui l'a fait donner à Des Chapelles, et le savoir faire de madame de Feinne; ainsi cela ne se met point sur le compte de Monsieur. »

Après elle me dit: « C'est Varangeville, secrétaire des commandements de Monsieur, qui lui aura rendu quelques mauvais offices dans un temps où il aura jugé l'occasion favorable pour cela. Il y a longtemps que j'ai dit au maréchal Du Plessis et à elle [à madame de Fienne], qu'il nous falloit nous défaire de ce normand, et qu'il nous joueroit un mauvais tour. » J'écoutai fort paisiblement tout ce qu'elle me conta, et je jugeai aisément par ses discours qu'elle avoit de grands desseins sur Monsieur, et que ce n'étoit pas sans raison que l'on me mandoit qu'elle seroit mêlée dans toute cette affaire. Je lui demandai: « N'auriez-vous point de part à tout cela? Comme je vois les choses, j'en aurois peur. » Elle m'assura fort que non, mais d'une manière que je connoissois bien que sa conscience lui donnoit de grands remords.

J'avois envoyé savoir des nouvelles du roi pendant sa maladie; mais il me sembla être de mon devoir d'en envoyer apprendre après sa guérison. Ainsi, dès que je le sus en chemin, j'envoyai Brays à Compiègne, qui y arriva aussitôt que le roi. Il me rapporta que Sa Majesté étoit en très-bon état, et qu'elle avoit fort bien reçu mes compliments, et la reine aussi.

On envoya un courrier à madame de Choisy pour lui dire qu'elle étoit fort brouillée dans l'affaire de madame de Fienne; qu'il falloit qu'elle s'en allât à Paris; ce qu'elle fit avec beaucoup d'espérance de bien sortir de son affaire, mais dès qu'elle fut à Paris, elle eut ordre de s'en aller en Normandie,48 en une des maisons de son mari; dont elle eut beaucoup de déplaisir. On commença à parler du sujet de leur disgrâce: pour madame de Fienne, on dit qu'elle étoit fort gaie pendant la maladie du roi, et qu'elle témoignoit désirer sa mort, dans l'espérance que Monsieur lui donneroit de l'argent. Car c'est la femme du monde la plus intéressée, et qui veut bien que l'on la croie telle; car elle demande toujours. Je lui ai ouï dire: « Que les laquais sont heureux: car la mode de leur donner les étrennes dure toujours pour eux; je voudrois l'être pour que l'on me donnât les miennes. » La reine, qui connoissoit son humeur intéressée, disoit: « Je suis assurée que madame de Fienne souhaite la mort du roi. » Comme elle avoit cela dans la tête, la nourrice du roi et une autre de ses femmes de chambre, lui vinrent dire: « Madame de Fienne est à la porte, couchée par terre, pour regarder ce que l'on fait ici. » La reine étoit dans la chambre du roi, qui fut si outrée de colère, qu'elle partit disant: «  Je m'en vais la faire jeter par les fenêtres. »  Créquy retint la reine, qui dit que sans lui l'affaire étoit faite.

Pour madame de Choisy, on dit qu'elle avoit écrit à Monsieur, pendant la maladie du roi, beaucoup de choses contre la reine et M. le cardinal, et que pendant la maladie du roi, M. de Brissac et Jarzé ménageoient les intérêts du cardinal de Retz [auprès d'elle], comme auprès d'une personne qui devoit avoir grande part au ministère, si le roi mouroit. On dit que pendant sa maladie les conseils se tenoient chez la princesse palatine avec madame de Fienne et le maréchal Du Plessis.49 On fait un plaisant conte que, pour engager Monsieur et en être plus maîtresse, la princesse palatine lui avoit fait quelque faveur. Tous les gens qui aimoient fort Monsieur furent fort fâchés de ce bruit et craignirent bien qu'il ne fût véritable, ne trouvant pas que ce fût une chose honorable pour lui; on disoit que c'étoit le moyen de le dégoûter d'aimer les femmes, d'avoir commencé par une si vieille et à qui il restoit peu de charmes et de beauté. Le comte de Guiche50 auroit été un grand acteur à cette scène, s'il n'avoit point été hors d'état d'être dans le monde par la blessure qu'il avoit reçue à la main à Dunkerque: car c'étoit le favori de Monsieur. C'est un homme plus vieux de trois ans que lui, beau, bien fait, spirituel, agréable en conversation, moqueur et railleur au dernier point. Enfin la chose en étoit venue à tel point, que la reine avoit défendu à Monsieur de lui parler tête à tête; et dès qu'il étoit en un lieu, le maréchal Du Plessis,51 de Grancé et Millet, qui étoient ses sous-gouverneurs, s'alloient mettre en tiers. La reine avoit trouvé fort mauvais que madame de Choisy eût fait voir en cachette à Monsieur le comte de Guiche plusieurs fois pendant l'hiver, comme on auroit fait une maîtresse. Cette blessure lui fait avantageuse, puisqu'elle l'empêcha d'être brouillé dans cette affaire. On dit que Villequier,52 qui avoit été en faveur auprès de Monsieur avant le comte de Guiche, et qui ne laissoit pas d'y être toujours assez bien, offrit sa place de Boulogne à Monsieur pendant la maladie du roi, s'il y vouloit aller. Ce qui n'étoit guère prudent: car, si le roi fût mort, Monsieur auroit été le maître de tout; ainsi il n'auroit pas été besoin de lui rien offrir; le roi étant malade, Monsieur n'avoit besoin de rien. Cette imprudence ne lui servit pas pour une affaire qui lui survint ensuite.

Comme la santé du roi fut en état de le pouvoir mettre en chemin, on l'ôta de Calais, où l'air étoit mauvais; il partit couché dans un carrosse.53 M. le duc d'Elbœuf et le maréchal d'Aumont étoient assez mal il y avoit quelque temps. M. d'Elbœuf avoit pris les intérêts de quelques gentilshommes du Boulonnois qui étoient brouillés avec le maréchal d'Aumont. On les avoit en quelque façon raccommodés: ils se voyoient; mais par la suite on verra aisément que ce raccommodement n'étoit pas véritable. En arrivant à Boulogne, on avoit marqué un logis pour M. de Villequier préférablement à tout autre, parce que le roi étoit dans le sien, et que c'est l'ordre [d'en user ainsi]. M. d'Elbœuf le voulut prendre comme gouverneur de la province; l'autre le disputa, et l'affaire ne passa pas plus avant pour ce jour-là. Le lendemain, M. d'Elbœuf l'attaqua à la campagne, pas fort éloigné d'où étoit le roi, étant à la tête de quelques troupes qui escortoient Sa Majesté. Comme Villequier n'étoit pas le plus fort, ils ne se battirent point; on le sut. La chose n'étant pas secrète, on les empêcha de se battre, et on commanda à Villequier de s'en retourner à son gouvernement, et le roi ordonna à M. d'Elbœuf de s'en aller à Paris. Il lui fit donner un enseigne de ses gardes, pour le garder jusqu'à ce que l'on eût accommodé l'affaire.

Le roi séjourna quelque temps à Compiègne. Je l'envoyai visiter de Forges, et lui faire excuse et à la reine, si je n'allois moi-même leur témoigner la joie que j'avois de la parfaite santé de Sa Majesté: ils reçurent fort bien mes compliments. On me manda de Paris que l'affaire de MM. d'Elbœuf et de Villequier faisoit du bruit; que Villequier avoit attaqué M. d'Elbœuf dans la rue; que Salins, qui étoit l'enseigne des gardes du roi qui le gardoit, ayant voulu représenter à Villequier qu'il ne le devoit pas attaquer en sa présence, lui qui devoit donner l'exemple pour faire respecter les personnes qui étoient commises de la part du roi pour empêcher les gens de se battre,54 Villequier s'en étoit moqué; qu'il55 avoit été contraint de mettre l'épée à la main et avoit été un peu blessé; que MM. d'Elbœuf et Villequier s'étoient battus; que sur la fin on les avoit séparés. M. d'Elbœuf fit informer de ce procédé, le traitant comme un assassinat et non comme un combat, parce que Villequier avoit quatre ou cinq hommes à cheval avec lui; mais ils ne mirent point pied à terre, et n'étoient là que pour sa sûreté de crainte d'être pris.

Cette affaire fit beaucoup de bruit à la cour, où les amis de part et d'autre prirent parti. La cour parut d'abord fort aigrie contre Villequier. Le roi commanda au parlement d'en prendre connoissance; de sorte que Villequier fut condamné et contraint de s'en aller un tour56 en Hollande. Madame la comtesse de Soissons prit fort ses intérêts auprès du roi, pendant la maladie duquel elle ne fit que jouer à son ordinaire, et ne témoigna point le regret qu'elle auroit dû avoir, vu l'amitié qu'il faisoit paroître pour elle. J'ai ouï dire qu'un jour la reine lui dit: « Toutes les fois que je vous vois, j'ai envie de pleurer, et vous me faites songer à ma douleur. » Elle ne répondit rien du tout, et se tourna et demanda à ceux qui étoient auprès d'elle: « Qu'est-ce que la reine dit? » C'étoit avoir une grande attention pour ce que disoit la reine, et elle faisoit bien paroître par là le peu de sentiment qu'elle avoit de l'extrémité du roi. Mademoiselle de Mancini,57 à qui il ne parloit que comme à la nièce de M. le cardinal, et d'une manière fort indifférente, se tuoit de pleurer; et même cela donna occasion de dire qu'elle l'aimoit passionnément.

La cour ayant été quelques jours à Compiègne, vint à Paris.58 On me manda son arrivée, et le peu de séjour qu'elle y feroit. Ayant achevé de boire mes eaux, je m'y en allai: je couchai à Trie, en passant, M. et madame de Longueville y étant, qui m'envoyèrent prier d'y aller; j'y fus fort bien reçue, et ils furent bien aises de me voir, étant l'un et l'autre fort de mes amis. Le soir que j'arrivai à Paris, j'envoyai faire excuse à la reine si je n'avois point l'honneur de lui aller rendre mes respects, parce que j'étois habillée de gris; elle me commanda d'y aller. En entrant je trouvai Frontenac dans sa chambre, qui en sortit à même temps. La reine me témoigna plus de bonté qu'elle n'avoit fait lorsqu'elle partit; le roi aussi et Monsieur me témoignèrent être bien aises de me voir. Ils s'en allèrent à la comédie dans le jardin du Louvre, où ils me menèrent. En entrant à la comédie, je vis encore Frontenac; je crus qu'il sortiroit; mais, au contraire, il se mit en une place la plus belle qu'il put, pour être mieux vu de moi. J'avoue que la colère où cela me mit m'ôta tout le plaisir que j'aurois pu avoir à la comédie; je n'en dis rien au roi ni à la reine, dans la crainte qu'ils ne prissent pas la chose comme je l'aurois souhaité.

Dès que je fus à mon logis, j'écrivis à M. le cardinal, auquel je dépêchai un courrier à Calais à cause du siége de Gravelines, que le maréchal de La Ferté faisoit; et comme M. de Turenne et lui n'étoient pas trop bien ensemble, il étoit demeuré là pour les raccommoder et pour faire en sorte que leur mésintelligence ne pût pas préjudicier au service du roi. Je lui témoignois par ma lettre combien j'étois vivement touchée du peu de respect de Frontenac, de s'oser présenter devant moi après [le] lui avoir défendu. Je lui disois que Miossens,59 qui est présentement le maréchal d'Albret, quoique officier de la maison du roi, lorsqu'il étoit mal avec M. le Prince, quand il entroit chez le roi, en sortoit toujours, disant que l'on ne pouvoit en trop faire avec les princes du sang. Ma lettre étoit aussi pressante qu'il se peut, et lui faisoit connoître que je n'irois point à Fontainebleau, si je n'étois sûre que l'on lui feroit dire de n'y pas aller.

Le lendemain Monsieur me vint voir, et une infinité de personnes: ce qui est assez ordinaire, quand on revient de quelque voyage. Monsieur me pressa fort de faire celui de Fontainebleau; mais je lui dis que j'avois besoin de me baigner après les eaux, et que je me hâterois le plus que je pourrois pour y aller. Il vouloit me mener au Cours; mais je lui dis que je voulois aller avec la reine. Si j'eusse jugé qu'il eût été homme, s'il trouvoit ces femmes et Frontenac, à les en chasser, j'y aurois été; mais d'être là et de les voir, parce que je n'y étois pas la plus grande dame, et que ceux qui étoient les maîtres, m'étant ce qu'ils m'étoient le souffrissent, cela m'auroit été dur; j'aimai mieux n'y pas aller. J'allai trouver la reine, avec qui je fus tout le soir. Comme le roi revint du Cours, Monsieur me dit: « Vous n'y êtes pas venue de peur d'y voir ces femmes; mais elles n'y étoient pas, et le commandeur de Souvré60 m'a dit aujourd'hui qu'elles n'avoient garde d'y aller, et qu'elles vouloient, par leur conduite, se rétablir dans l'honneur de vos bonnes grâces, et qu'elles avoient fort grondé Frontenac de la sottise qu'il avoit faite hier. » Je lui répondis: « Il y a si longtemps qu'ils éprouvent ma bonté, qu'ils croient que je serai toujours de même; mais à la fin ils la rebuteront. Je ne dis rien de ce qui se passa hier; mais que M. le cardinal soit ici, je dirai ce que j'aurai à dire. » Bartet me vint trouver, non comme leur ami, mais comme un homme qui avoit crié contre eux et qui avoit dit que leur conduite à mon égard étoit imprudente, et qu'il n'y avoit extrémité où je ne me pusse porter avec raison, sans que personne m'en blâmât; et que sur cela le commandeur de Souvré l'avoit prié de me redire ce que je viens de dire qu'il avoit dit à Monsieur. A quoi je répondis de même.

 

 


NOTES

1. Cette phrase est un peu embarrassée, et les anciens éditeurs ont cru devoir la changer. Elle se comprend cependant: Mademoiselle veut dire qu'ayant manifesté le désir d'aller à Forges, elle voulait paraître y persister, mais qu'en réalité elle mourait d'envie d'être du voyage de la cour.

2. La fin de cette phrase a été changée dans les anciennes éditions: on a mis ces mots: Monsieur me dit.

3. Voy. Chap. XXI.

4. Ce fut le 24 avril 1658 que M. de Beaufort fut reçu à la cour.

5. La cour quitta Paris le 25 avril.

6. Mademoiselle de Bonneuil était, comme on l'a vu plus haut, une des filles de la reine. Les anciennes éditions en font un homme qui s'étoit retiré à Paris.

7. Nicolas Jeannin de Castille, marquis de Montdejeu ou Montjeu.

8. Elle se nommait Marie du Cambout de Pont-Château. Voy. deux portraits de madame d'Épernon dans les portraits à la suite des Mémoires de Mademoiselle. Madame d'Épernon mourut dans la retraite en 1691. Saint-Simon, dans ses notes sur Dangeau, parle de cette dame et complète ce qu'en dit Mademoiselle: « Cette duchesse d'Épernon étoit sœur du père des ducs de Coislin et de la comtesse d'Harcourt, mère de M. Le Grand (le grand écuyer), du chevalier de Lorraine, de M. de Marsan, et sœur aussi de M. de Pont-Château, si célèbre par sa vie sainte et inconnue tant qu'il a pu, habitant à Port-Royal-des-Champs, et mort en 1690, à cinquante-six ans, après vingt-cinq ans de la plus austère pénitence. Leur mère à tous étoit Louise de Plessis, sœur de père du cardinal de Richelieu, qui prit soin de la fortune de ses cousins germains du Cambout, enfants de cette tante. M. d'Épernon, le grand et le premier, avoit eu trois fils de l'héritière de Foix-Candale, dont la mère étoit fille et sœur des deux derniers connétables de Montmorency. Ces trois fils furent M. de La Valette, qui fut duc-pair par son mariage avec la duchesse d'Halluyn. Il n'eut point d'enfants, et mourut à Casal (11 février 1639), à quarante-huit ans, commandant les armées avec le cardinal son frère, si connu par la bizarrerie de ses emplois. Le second fut celui qui a porté le nom de duc d'Épernon après son père, et qui épousa, en 1622, la bâtarde de Henri IV, sœur de père et de mère du duc de Verneuil, et qu'il perdit quatre ou cinq ans après en couches, à Metz. Il n'en resta qu'un fils, ce M. de Candale, si à la mode et si galant, mort à Lyon sans avoir été marié (27 janvier 1658), étant déjà à trente ans général d'armée, de son chef gouverneur d'Auvergne, et survivancier de son père de colonel-général de l'infanterie; et une fille carmélite du faubourg Saint-Jacques, à Paris, qui refusa le roi de Pologne et qui fut une sainte, qui se fit plus tard religieuse sans avoir jamais voulu se marier, et qui mourut, le 22 août 1701, à soixante-dix-sept ans, et cinquante-trois ans de religion. Madame d'Épernon, sa belle-mère, qui a donné lieu à cette addition, avoit été la seconde femme de son père, dont elle n'avoit point eu d'enfants. Elle l'avoit épousé en 1634, et en étoit devenue veuve à Paris (25 juillet 1661), à soixante-onze ans. »

9. C'est-à-dire quoiqu'elle fût disposée à faire.

10. Tout le monde sait que le duc d'Épernon avait été favori de Henri III.

11. Le vieux duc d'Épernon mourut à Loches le 13 janvier 1642.

12. Tout ce passage, depuis il est bon jusqu'à chose publique, a été omis dans les anciennes éditions. Il remplit deux pages in-fº du manuscrit de Mademoiselle. Dans une autre rédaction Mademoiselle avait ajourné ces détails sur madame d'Épernon, et écrit les lignes suivantes: « Comme sa vie produit de quoi faire une histoire entière, je n'en dirai pas davantage ici, et j'espère la faire quelque jour que j'aurai du loisir. »

13. Il a déjà été question (Chap. XX, Chap. XXIII, etc.) de cette abbesse de Montmartre qui était sœur de mademoiselle de Guise.

14. Mademoiselle de Guise.

15. Voy. plus haut p. 76.

16. La phrase est restée inachevée dans le manuscrit autographe de Mademoiselle. J'ai conservé entre [ ] l'addition des anciens éditeurs.

17. « DU LAURENT, ou DU LAURENS, sait bien le droit et les coutumes, et joint avec grande connoissance l'un et l'autre; est homme de grande étude et de toute curiosité; ne se charge que le moins qu'il peut d'affaires, mais est très-bon conseiller, sans intérêt, sans affectation; obligeant et faisant plaisir à ses amis autant que la justice le permet. » Tableau du parlement de Paris.

18. « HERVÉ a beaucoup de capacité et de crédit dans la chambre, est ferme dans quelques occasions; n'est pas toujours sûr. » (Ibid.)

19. « DE SAINT-MARTIN, bel esprit, savant, fort en jurisprudence, fort en belles-lettres, retient néanmoins un peu de l'école; est estimé dans sa chambre; est de la R. P. R. » (Ibid.)

20. Le seul nom dans le Tableau du parlement qui se rapproche de celui de Gisnier est Geniezes; il est ainsi caractérisé: « Est homme assez fin, avec quelque opinion de lui; a de l'esprit; va droit. »

21. « BERMONT a beaucoup d'esprit, est très-délicat, très-capable de servir ses amis, nullement attaché au palais. » (Ibid.)

22. « DE BOIVIN-VAUROUY, a beaucoup d'esprit et d'amis; fort appliqué à sa charge, où il acquiert de la capacité; songe à ses intérêts légitimes; est détrompé de la Fronde où il s'étoit engagé. » (Ibid.)

23. Ce fut le 14 mai 1658 que le maréchal d'Aumont fit cette tentative malheureuse contre Ostende.

24. 16 mai 1658.

25. Le qui désigne Monsieur.

26. 25 mai.

27. Le maréchal d'Hocquincourt mourut le 14 juin.

28. Les filles du Saint-Sacrement s'établirent d'abord rue Férou (25 mars 1653); elles furent transférées rue Cassette en 1669.

29. Les anciennes éditions portent tendrement écrite, au lieu de anciennement écrite; mais le manuscrit autographe ne peut laisser aucun doute; le mot anciennement est très-lisible.

30. La bataille des Dunes fut gagnée par Turenne le 14 juin 1658.

31. Le prince de Condé avait prévu l'issue de la bataille. Se tournant, avant le commencement de l'action, vers le jeune duc de Glocester, il lui dit: « Nous allons vous montrer comment on perd une bataille. »

32. Les anciennes éditions ont placé ici une phrase qui n'est pas dans le manuscrit autographe. La voici: « J'ai toujours dit que ce seroit un fort grand prince, et j'ai bien de la joie de voir que je ne me suis pas trompée dans mon opinion, puisqu'elle est maintenant généralement confirmée par tout le monde. »

33. Anne Nompar de Caumont, fille du maréchal duc de la Force.

34. Charlotte de la Tour, morte sans alliance en 1662.

35. Un premier traité entre la France et l'Angleterre avait été conclu le 3 novembre 1655. Un second traité, par lequel les Anglais devaient agir de concert avec la France, fut signé le 23 mars 1656.

36. Gaston d'Orléans, père de Mademoiselle.

37. Il y a habitudes dans le manuscrit, dans le sens de ceux que Monsieur fréquentait habituellement.

38. Ce dernier membre de phrase signifie que Mademoiselle aurait voulu que les princes de sa maison ne parvinssent au trône que s'ils ressemblaient à Henri IV. Cette phrase a été changée dans les anciennes éditions.

39. Ce fut le 8 juillet 1658 que se manifesta une amélioration dans la santé du roi.

40. Voy. tome II, p. 417 et 425.

41. Allusion au caractère de mademoiselle d'Harcourt, qui était regardée comme une précieuse.

42. C'était un des violons de Mademoiselle.

43. On a vu plus haut que Brays était attaché à Mademoiselle en qualité d'écuyer.

44. Félix, le violon de Mademoiselle.

45. Voy. sur la maréchale de La Ferté et sur madame d'Olonne, sa sœur, Chap. IX, note 22.

46. Marguerite Cornuel, que l'on appelait en badinant la reine Margot, étoit sœur de madame de Cornuel, si célèbre par ses bons mots. Les Historiettes de Tallemant représentent Marguerite Cornuel comme aussi spirituelle que sa sœur.

47. Toute cette réplique de Mademoiselle a été altérée dans les anciennes éditions, au point de devenir inintelligible. On attribue à madame de Choisy une partie de ce que dit Mademoiselle.

48. Cette partie de phrase depuis qu'elle s'en allât à Paris jusqu'à s'en aller en Normandie, a été omise dans les anciennes éditions.

49. Cette partie du texte a encore été altérée dans les anciennes éditions. On prête au maréchal Du Plessis le récit de l'anecdote relative à la Palatine, tandis que le maréchal figure dans les Mémoires de Mademoiselle comme agissant de concert avec Anne de Gonzague et madame de Fienne.

50. Armand de Gramont, comte de Guiche, né en 1637, mort en 1673.

51. Ce maréchal, dont il a été souvent question dans les Mémoires de Mademoiselle, était gouverneur du frère de Louis XIV.

52. Le marquis de Villequier était fils du maréchal d'Aumont.

53. Le roi partit pour Compiègne le 22 juillet.

54. Villequier était un des capitaines des gardes du roi.

55. Il s'agit ici de Salins; on a eu tort, dans les anciennes éditions, de remplacer le pronom il par M. d'Elbœuf.

56. Cette locution s'en aller un tour est familier à Mademoiselle pour dire s'en aller passer quelque temps dans un pays.

57. Marie Mancini.

58. Le roi retourna à Paris le 12 août.

59. César-Phébus d'Albret, comte de Miossens, mort en 1676.

60. Le commandeur de Souvré, ou Souvray, était le second fils du maréchal de Souvray, gouverneur du roi Louis XIII.


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