DISGRÂCE DE JARZÉ

Mademoiselle indique la disgrâce de Jarzé; mais comme elle n'en a pas connu les détails, elle se borne à une simple mention du fait. Il est nécessaire de compléter, à l'aide des documents contemporains, cette partie des Mémoires, que nous éditons.

La reine souffrait, depuis quelque temps, de la conduite hautaine du prince de Condé. Mazarin a consigné dans ses carnets les conseils qu'il donna en cette circonstance à Anne d'Autriche:1 « La reine doit se tenir grave avec M. le Prince, sans [lui] faire pourtant incivilité; mais elle ne doit pas entrer en grands discours et conversations avec lui, afin que, reconnaissant que sa conduite impérieuse n'est pas approuvée, il puisse changer. » Mais le prince de Condé, bien loin de modérer ses prétentions ambitieuses, se rendit coupable de l'insulte la plus grave à l'égard d'une reine: il prétendit lui imposer un amant et choisir pour ce rôle Jarzé, qui était un des jeunes gens, que leur fatuité et leur présomption faisaient appeler les petits maîtres. Cet outrage porta le désespoir dans l'âme d'Anne d'Autriche. « Je sais, dit Mazarin,2 que la reine ne dort plus; qu'elle soupire la nuit, et pleure même, et que tout procède du mépris, dans lequel elle croit être, et que tant s'en faut qu'elle attende changement que, au contraire, elle est persuadée que cela empirera. »

Mazarin fut, dans cette circonstance délicate, le conseiller et le guide d'Anne d'Autriche, et on voit, en rapprochant des carnets, les autres documents contemporains, avec quelle docilité la reine suivait les instructions du cardinal. Mazarin a écrit sur ses carnets3 les conseils qu'il donna à Anne d'Autriche: « La reine pourroit dire devant beaucoup de princesses et autres personnes: J'aurai grand tort à présent de me plaindre plus de rien, ayant un galant si bien fait que Jarzé. Je crains seulement de le perdre un de ces jours, que ne pourrai empêcher qu'on ne le mène aux Petites-Maisons; et je n'aurai pas l'avantage que l'on dise qu'il est devenu fou pour amour de moi, parce qu'on sait qu'il y a longtemps qu'il est affligé de cette maladie. Après quoi la première fois que Jarzé entrera dans le lieu que la reine sera, s'il a l'effronterie, après ce que dessus, de s'y présenter, elle lui pourrait dire en riant: Eh bien! M. de Jarzé, me trouvez-vous à votre gré? Je ne pensai jamais avoir une si bonne fortune. Il faut que cela vous vienne de race; car le bonhomme Lavardin4 étoit aussi galant de la reine mère, avec la même joie de toute la cour, qu'elle témoigne à présent de votre amour. »

Les récits contemporains attestent qu'Anne d'Autriche exécuta fidèlement les recommandations du cardinal. Dubuisson-Aubenay, dans son Journal inédit, indique le jour, où eut lieu la scène préparée par Mazarin, et fournit sur cet événement des renseignements, qu'on chercherait vainement ailleurs: « Le vendredi (26 novembre 1649), la reine retournant de la grande galerie et chapelle du roi, où elle avoit ouï la messe, le marquis de Jarzé, peigné, poudré et vêtu à l'avantage, se trouve, à son passage, sur la terrasse, qui fait clôture à la cour intérieure et regarde sur le jardin du Palais-Royal, où il marche devant la reine, se tourne vers elle à certaines distances et pauses, en l'attendant, et entré dans le grand cabinet, se met en haie, pour être vu de plus près d'elle à son passage; puis entre avec Sa Majesté dans la chambre du lit et plus outre dans la chambre du miroir, où la reine se coiffe ordinairement, et se présente devant Sa Majesté, qui lui fait signe de s'approcher d'elle et marche deux pas. Puis, s'arrêtant, lui dit fort haut: C'est une plaisante chose que l'on dise par la ville que vous, Jarzé, soyez mon galant. Vous en êtes bien aise, je m'assure, et vous avez cette folie-là qui vous vient de votre grand-père. Mais vous ne prenez pas garde que cela vous fait passer pour impertinent et ridicule.  »

L'auteur n'avait pas assisté à la scène qu'il raconte; il reproduit les paroles de la reine plus ou moins altérées par les nouvellistes. Madame de Motteville, qui accompagnait Anne d'Autriche et qui avait entendu ce qu'elle dit à Jarzé, prouve que la mémoire de la reine fut plus fidèle, et qu'à peu de chose près elle prononça les paroles que Mazarin avait écrites sur son carnet. Voici le récit de madame de Motteville:5 « Comme Jarzé savoit à peu près, par la disgrâce de son amie, madame de Beauvais,6 l'état où il étoit à la cour, il crut faire voir un tour d'habile politique de paroître ne penser à rien et ne rien craindre; mais l'heure étoit venue qu'il devoit être puni de son impudence. La reine, ayant dans l'esprit de la maltraiter, aussitôt qu'elle l'aperçut, ne manqua pas de l'attaquer et de lui dire avec un ton méprisant ces mêmes paroles: Vraiment, monsieur de Jarzé, vous êtes bien ridicule. On m'a dit que vous faites l'amoureux. Voyez un peu le joli galant! Vous me faites pitié, il faudroit vous envoyer aux Petites-Maisons. Mais il est vrai qu'il ne faut pas s'étonner de votre folie; car vous tenez de race. Voulant citer en cela le maréchal de Lavardin, qui autrefois avoit été passionnément amoureux de la reine Marie de Médicis, et dont le roi, son mari, Henri le Grand, se moquoit lui-même avec elle.

» Le pauvre Jarzé fut accablé de ce coup de foudre; il n'osa rien dire à sa justification. Il sortit du cabinet en bégayant, mais plein de trouble, pâle et défait. Malgré sa douleur, peut-être se flattoit-il déjà de cette douce pensée que l'aventure étoit belle; que ce crime étoit honorable, et qu'il n'étoit pas honteux d'en être accusé. Toute la cour fut aussitôt remplie de cet événement, et les ruelles des dames retentissoient du bruit de ces royales paroles. On fut longtemps que le nom de Jarzé s'entendoit nommer partout dans Paris; et les provinces en eurent bien vite leur part. Beaucoup de gens blâmèrent la reine d'avoir voulu montrer ce ressentiment, et disoient qu'elle avoit fait trop d'honneur à Jarzé d'avoir daigné se rabaisser jusqu'à cette colère, et que la dignité de la couronne en avoit été blessée. Aussi peut-on dire, pour réparer cette petite faute, qu'elle ne l'auroit pas faite, si elle n'y avoit été forcée par les craintes du ministre, qui, voyant Jarzé fidèle à M. le Prince, ingrat envers lui, ne pouvoit pas manquer de croire que, sous cette affectation de bouffonnerie, il y avoit quelque malignité frondeuse contre sa fortune. » Madame de Motteville ne soupçonnait pas à quel point Anne d'Autriche était dominée par son ministre, et que la scène qu'elle venait de raconter avait été arrangée par le cardinal jusque dans les moindres détails.

 


NOTES

1. Carnets, nº XII, p. 85, ms. B.N., f. Baluze.

2. Carnets, nº XIII, p. 79.

3. Ibidem, nº XIII, p. 95.

4. Le maréchal de Lavardin, né en 1551, mort en 1614, était aïeul maternel de Jarzé.

5. Mémoires, à l'année 1649.

6. Madame de Motteville dit que « madame de Beauvais, première femme de chambre de la reine, étoit amie de Jarzé; que n'étant ni jeune ni belle, et voulant avoir des amis, elle avoit flatté Jarze de cette pensée qu'elle le rendroit agréable à la reine et lui feroit de bons offices. » Le Journal de Dubuisson-Aubenay indique l'époque précise de la disgrâce de madame de Beauvais; elle avoit précédé de trois jours la scène que la reine fit à Jarzé: « Le mercredi 24 novembre, les meubles de l'appartement de la dame de Beauvais, première femme de chambre de la reine, ont été enlevés du Palais-Royal, et menés en la maison qu'elle a à Gentilly, et où elle s'en alla, dès le jour précédent, avec toute sa famille, la reine lui ayant faire dire par Largentier, surnommé Le Gras, secrétaire de la reine, qu'elle eût à se retirer sur le midi, comme S.M. entroit en son carrosse, pour aller ouïr la messe aux Filles Sainte-Marie, près la Bastille. Elle avoit encore le matin été coiffée par ladite dame de Beauvais. » L'auteur, après avoir rapporté plusieurs bruits, sur les causes de cette disgrâce, termine ainsi: « La plus véritable opinion est qu'elle a été chassée pour une lettre qui fut trouvée sur la toilette de la reine, pleine de transports et emportements d'amour, laquelle on dit être du marquis de Jarzé, et que c'étoit la dame de Beauvais, bonne amie dudit marquis, qui l'y avoit mise. »


This page is by James Eason.