DÉLIVRANCE DES PRINCES PAR LE CARDINAL DE MAZARIN.

Mazarin, dans une longue et curieuse lettre adressée à Michel Le Tellier, explique les motifs de sa conduite à l'égard des princes. Mademoiselle, en parlant de la délivrance de Condé, de son frère et de son beau-frère, donne le récit des ennemis du ministre. Il m'a paru utile de placer en regard celui du cardinal Mazarin.

 

Mazarin à Michel Le Tellier.

Du Havre, 15 février 1651.

« Je vous écrivis l'autre jour à la hâte ; c'est pourquoi je vous entretiendrai plus à loisir présentement et à cœur ouvert, comme j'en use avec vous, et je vous dirai premièrement que, s'il est vrai que toutes les nouvelles de Paris portent que l'impatience, que l'on avoit de savoir les princes hors de prison, étoit ce qui causoit les plus grands désordres, et que leur arrivée les feroit assurément cesser, je me devrois réjouir du calme, puisqu'ils y doivent être arrivés ; mais je crains fort que la confusion y augmentera et que Leurs Majestés auront plus de peine, quoique M. le Prince, bien conseillé, et, s'il étoit d'un autre naturel pour son repos, son honneur et son avantage, devroit s'engager entièrement à la reine, au moins en secret, dans ce commencement, ainsi qu'il m'en a donné sa parole.

» Que direz-vous du peuple de Paris, qui me reçut avec tant de bénédictions à mon retour de Champagne, reconnoissant le grand service que j'avois rendu, et qui m'a tiré des pierres trois semaines après ; qui prépare des feux de joie pour la liberté des princes, après en avoir fait pour leur détention, avec un applaudissement si général? Mais il ne faut pas s'étonner: car celui de Paris est comme tous les autres ; et, avec beaucoup de raison, ou les compare à la mer, laquelle est calme, si elle n'est agitée des vents, qui lui donnent tous les mouvements, les uns contraires aux autres, comme il arrive aux peuples, qui sont très-paisibles et vivent en grande tranquillité, si des esprits séditieux ne les émeuvent et ne les portent, sur de faux prétextes, à faire du trouble ; et vous voyez que ces mêmes vents, qui excitèrent Paris l'année passée à un si grand orage contre M. le Prince, se portent à présent à le faire en sa faveur, et il ne sera pas grand'merveille que les vents changent de souffler pour ledit prince, et que le peuple de Paris ensuite change aussi l'amour et les acclamations en haine et en injures. Mais je laisse cela pour vous faire la relation de ce qui s'est passé avec les prisonniers, et des raisons que j'ai eues de les faire sortir devant l'arrivée de MM. de la Vrillière,1 de la Rochefoucauld, Viole2 et les autres.

» J'ai parlé à M. le Prince du retour de madame de Longueville et de M. de Turenne. Il m'a répondu d'abord qu'il avoit déjà mandé à Arnaud3 de lui écrire de s'en revenir et de quitter toute sorte de liaison avec les Espagnols ; mais ensuite il a ajouté que, pour me parler franchement, il vouloit bien me dire que ceux, qui avoient pris les armes pour lui, ne reviendroient point qu'ils ne le sussent en libéré ; de sorte que, aussitôt qu'ils en auront appris la nouvelle, il assure qu'ils se rendront tous en diligence auprès de lui. De quoi je ne serai pas garant, s'il vous plaît ; car rien n'a si peu de rapport que ce que dit un homme en prison à ce qu'il exécute en liberté, et particulièrement quand ils sont de cette condition.

» Je ne pouvois non plus en mieux user sans manquer, ou me conduire très-imprudemment, que de mettre MM. les princes en liberté sans les contraindre à certaines conditions, parce que, premièrement, ils m'ont promis, de si bonne grâce que je pouvois souhaiter, qu'ils se soumettroient à tout ce que la reine ordonneroit sur leurs intérêts ; et, en second lieu, leur engagement n'auroit servi de rien, puisque, comme le maréchal de Gramont et de Lyonne vous le pourroit dire, Arnaud et Viole avoient déjà mandé à M. le Prince qu'il ne se mît pas en peine de ce qu'on promettoit en son nom, à Paris, pour avancer sa liberté, parce qu'on se remettroit à lui d'exécuter celles des conditions, auxquelles on l'auroit engagé, que bon lui sembleroit, et que, s'il jugeoit à propos de poursuivre sa justification au parlement (en quoi on ne rencontreroit aucune difficulté, quelque chose qu'on eût promise), par arrêt de la cour, il seroit remis en l'état où il étoit, avec M. le prince de Conti et M. le duc de Longueville, lorsqu'ils furent arrêtés.

» L'on m'a de même nommé les personnes, qui ont dit à viole et Arnaud de donner cet avis. Le coadjuteur en est un, et Son Altesse royale l'a confirmé ; mais M. le garde des sceaux,4 plus que personne, l'a assuré, chacun faisant à l'envi pour obliger M. le Prince, afin qu'il sorte, reconnoissant tout le mal [venir] de la reine et de moi, et le bien d'eux ; de sorte que, pouvant sortir demain à l'arrivée de M. de la Vrillière et des autres, sans être engagé à rien, et recevant des lettres expresses de la part de la reine et de Sa Majesté même, écrites de sa main, que je n'apportasse le moindre obstacle à cette sortie ; et ayant reconnu que les méfiances, que madame d'Aiguillon5 témoigne avoir de moi, comme je dirai plus particulièrement ensuite, ne me permettroient pas de pouvoir exécuter ce que j'aurois cru être entièrement du service de Leurs Majestés, comme le temps à mon grand regret le fera connoître, il a été de la prudence de faire bonne mine, et n'exiger autres conditions pour la liberté de M. le Prince et des autres, si ce n'est qu'ils seroient attachés à la reine pour la servir envers et contre tous, et faire valoir une générosité, qui, en effet, consistoit à les faire jouir vingt-quatre heures plus tôt de leur liberté.

» J'oserai dire que, dans la chaleur où ils étoient, lorsqu'ils m'ont promis qu'ils serviroient Leurs Majestés, sans s'en détacher jamais, et qu'ils seroient de mes amis, ils en avoient l'intention, ayant tous, et particulièrement M. le Prince, parlé du coadjuteur et des autres dans les termes qu'on pouvoit souhaiter. Mais, environnées comme ils seront de gens malintentionnés, qui ont intérêt à nourrir la mauvaise intelligence dans la maison royale, et fomenter par toute sorte de moyens le trouble, et que d'ailleurs ils font professions d'être mes ennemis, je crois, quelque mine que je fasse avec les amis de M. le Prince, que devant d'être à Paris, ils iront être changés et résolus à se joindre avec les Frondeurs pour crier contre moi et me pousser plus que les autres ; car, quelque diligence que j'aie apportée pour imprimer aux prisonniers le contraire, on n'aura pas grande peine lorsqu'ils seront à Paris de leur persuader que c'est au désordre et à la confusion, où l'on avoit mis les affaires, qu'ils devoient leur liberté, et non pas à la bonne volonté de la reine ni à la mienne.

» Mais enfin, dans l'état où les choses étoient réduites, n'ayant pas eu le pouvoir de fair connoître de quel préjudice il seroit de traiter et arrêter la liberté des princes à Paris, je ne pouvois faire autre chose que ce que j'ai fait, laquelle [chose] peut-être ne servira de rien ; mais [les princes], sortant par les ordres qu'auroient apportés les autres, encore plus certainement il n'y auroit eu rien à espérer.

» Je vous avoue que j'étois si persuadé qu'on ne pouvoit rien faire de plus préjudiciable à l'État, aux intérêts de la reine et aux miens, que mettre les princes en liberté en exécution d'un traité fait à Paris, où l'état dans lequel sont Leurs Majestés fait assez connoître qu'elles y ont consenti par force, qu'en ayant reçu la nouvelle à Lillebonne6 j'ai pris la résolution d'empêcher la sortie des prisonniers, quelque chose qu'il pût arriver ; et, de fait, je vous écrivis, par votre jeune courrier, après vous avoir témoigné mon sensible déplaisir de ce qui s'étoit fait à Paris, que je me résoudrai à ce que j'estimerai plus propre au service de Leurs Majestés ; et je m'ouvris confidemment de cette pensée à M. de Paluau, qui le pourra dire, comme aussi à de Lyonne, qui me vint à rencontre à deux lieues du Havre ; lesquels pourtant, il est vrai, qu'ils m'en déconseillèrent, m'assurant qu'étant impossible qu'il pût jamais y avoir amitié entre M. le Prince et le coadjuteur avec sa cabale, et pouvant trouver son compte et ses sûretés en s'attachant entièrement à la reine, ils croyoient pouvoir répondre que M. le Prince exécuteroit sincèrement les promesses qu'il faisoit de vouloir être serviteur de la reine et mon ami.

» Tout cela pourtant ne m'eût pas empêché de suivre ma pointe, connoissant fort bien à qui j'avoir à faire, et qu'au lieue d'éteindre le feu en arrivant à Paris, il l'allumeroit davantage, ayant assez reconnu que sa maxime et sa croyance sont que rien ne peut être plus propre à son élévation, et mettre à un plus haut point ses intérêts que le désordre et l'abattement de l'autorité royale, et ne doutant point qu'il ne fasse d'abord toutes les avances pour cajoler les Frondeurs, sans les aimer, pour s'emparer, s'il peut, de l'esprit de M. le duc d'Orléans, afin de mettre Leurs Majestés en peine et obliger la reine à lui donner quelque grand avantage pour le regagner, espérant de pouvoir, comme cela, devenir le maître du côté de Sa Majesté et de Son Altesse royale, empêchant mon retour et perdant les Frondeurs ; mais, en un mot, j'ai reconnu qu'il m'étoit comme impossible de venir à bout de mon dessein. Car je trouvai, d'un côté que madame d'Aiguillon, à laquelle j'avois écrit, de Pont-de-l'Arche, que je m'en venois ici, avoit dépêché et mandé tout ce qui pouvoit mettre cette ville dans le dernier soupçon, si j'y séjournois, et écrit à de Bar7 tout ce qu'elle a pu s'imaginer, pour lui faire croire que je venois ici, à dessein d'emparer de la citadelle, de façon qu'avant d'y entrer, il me pria de ne le faire qu'avec deux ou trois personnes, et il me représenta, en me faisant mille excuses, que, quoiqu'il fût entièrement à moi, ayant promis, de mon consentement, à madame d'Aiguillon, qui lui avoit confié la place, de la lui garder soigneusement, ladite dame étant entrée en quelque méfiance que je pourrois songer à me rendre maître de la place, il ne pouvoit pas se dispenser d'en user autrement.8 Je vous avoue pourtant que ce procédé ne me plut point.

» Je fis connoître à Bar que madame d'Aiguillon avoit eu grand tort de concevoir un semblable soupçon, étant incapable d'avoir des pensées si lâches, et n'ayant pas seulement employé tout mon crédit avec la fermeté, que chacun savoit, pour sauver les parents de M. le cardinal [de Richelieu] de la persécution, à laquelle tout le monde étoit animé, espérant de profiter de leur dépouille ; mais, entre autres, ayant fait, pour elle et pour ses neveux, des choses tout à fait extraordinaires, jusqu'à demander mon congé à la reine, au commencement de la régence, en cas que Sa Majesté eût voulu céder aux instances qu'on lui faisoit pour dépouiller ladite dame, à laquelle je venois encore depuis peu, de remettre cette place, et de lui faire donner toutes les expéditions qu'elle pouvoit souhaiter pour la posséder, à l'exclusion de M. de Richelieu,9 que, par mon adresse, j'avois eu moyen d'en faire sortir avec sa femme, et que, si j'eusse eu intention de m'en rendre maître, rien ne pouvoit m'en empêcher en cette rencontre-là.

» J'ai tâché après de reconnoître quelle seroit l'intention de Bar, si M. de La Rochefoucauld et les autres venant pour faire sortir les prisonniers, je lui ordonnois, en vertu du pouvoir de la reine, de les retenir, et ayant vu, quoiqu'on n'en vînt pas aux explications précises, que tout ce qu'on eût pu faire eût été de retarder cinq ou six jours, qui n'eussent servi qu'à aigrir et à mettre les affaires en un plus mauvais état, je ne le pressai pas davantage.

» Je songeai après à me mettre dans un vaisseau et m'en aller, avec eux, à Dieppe, où le Plessis-Bellière eût entièrement fait ce que j'eusse voulu ; mais, d'un côté, il eût fallu quinze jours pour apprêter un vaisseau, et il y avoit grand risque à faire le trajet par terre du Havre à Dieppe, parce que je n'avois pas grand monde avec moi, et presque toute la noblesse de Normandie étoit à cheval pour venir au rencontre des princes, qu'on savoit devoir sortir de prison. Mais, avec tout cela, je vous promets que j'eusse hasardé le paquet d'une façon ou d'autre, espérant, après tout, que j'aurois pu catéchiser Bar, et pour l'amitié qu'il a pour moi, l'ayant assez obligé à cela, et par des raisons auxquelles il n'y avoit point de réplique, puisque les ordres que j'avois pour lui de la reine étoient très-précis, et que ceux qui venoient au contraire étoient forcés, Sa Majesté étant prisonnière et contrainte à ordonner tout ce que vouloient les personnes qui lui faisoient ce traitement ; et au moins Bar eût pu déclarer que, lorsque Leurs Majestés seroient en lieu de pouvoir faire librement connoître leur volonté, il s'y seroit conformé ; avec quoi on eût pu obtenir, avec apparence que le parti même de M. le Prince y auroit travaillé, qu'elles sortissent de Paris. Ce qui n'eût pas été une petite affaire.

» Mais les armes me tombèrent des mains, et je n'eus pas lieu de prendre aucune résolution semblable, lorsqu'outre la dépêche de M. Servien, par laquelle il me mandoit en termes fort pressants que tout étoit perdu et que les personnes de Leurs Majestés étoient en danger, si j'apportois le moindre retardement à la sortie des princes, la reine m'en écrivit une autre de sa main que j'ai reçue, en entrant dans cette ville, par laquelle elle me conjuroit de la même chose, en termes si pressants, qu'il n'y avoit rien à y ajouter.

» Et, quoique je voyois bien que ce n'étoit pas son service et que le préjudice que le roi et l'État recevoient d'une liberté accordée de la sorte à des personnes du tempérament de M. le Prince seroit irréparable, et que, pour bien faire mon devoir, je ne devois pas me conformer aux sentiments de Sa Majesté et de ceux qui la conseillent, néanmoins, comme on n'avoit pas vu les maux qui arriveroient de ceci et qu'il ne se peut qu'il n'arrive quelque inconvénient, en empêchant la sortie des princes après les engagements, dans lesquels on est entré à Paris (ce qui pourtant n'est nullement comparable avec tout le mal qui arrivera du contraire), je ne songeai qu'à faire de nécessité vertu et dire aux prisonniers toutes les choses qui les pouvoient obliger de croire que la reine avoit pour eux toute sorte de bonté ; qu'elle avoit voulu leur liberté, et que, pour lui en ôter le mérite, les malintentionnés la voyant résolue à la donner, et moi en chemin pour exécuter ses volontés, avoient remué et excité une sédition, afin de faire valoir cela aux prisonniers, et leur faire croire que c'est à eux à qui ils devoient leur bonheur, et que la reine ne s'étoit pu empêcher d'accorder contre sa volonté ce qu'ils avoient voulu, et, afin qu'ils crussent que la venue de M. de La Vrillière, avec les autres, ne serviroit de rien à leur liberté, si je n'en donnois les ordres à Bar, je leur fis voir la lettre écrite de la main de la reine, et je le fis entrer, pour leur déclarer, comme il fit fort bien, qu'il ne feroit ni plus ni moins que ce que je lui dirois.

» Je vous assure que je n'ai rien oublié pour imprimer tout ceci particulièrement dans l'esprit de M. le Prince ; de quoi M. le maréchal de Gramont et de Lyonne vous pourront faire foi et des réponses obligeantes, que lui et les autres y ont faites ; mais je vous réplique qu'avec tout cela la faute est faite, et que l'État et Leurs Majestés s'en ressentiront ; car, sans cela, je ne compterois à rien ma perte entière, pour laquelle il ne faut pas douter que M. le Prince ne se joigne aux autres. Je témoigne pourtant à tout le monde de croire autrement, et je continuerai à faire semblant de croire ainsi, et particulièrement au maréchal de Gramont et à toutes les personnes qui sont amis et affidés à M. le Prince, et qui lui parlent à toute heure, et même à de Lyonne, qui est persuadé de sa bonne volonté pour moi.

» Il ne faut pas que j'oublie de vous conter la manière avec laquelle les trois princes me promirent leur amitié: je leur dis que le maréchal de Gramont et de Lyonne m'en avoient assuré, et par écrit et de vivre voix, comme il étoit vrai ; mais que je ne prétendois les contraindre à rien, et que, si par quelque raison que ce pût être, ils n'étoient pas disposés à être de mes amis, comme je souhaitois être le leur et leur serviteur, je les priois de me le dire, et qu'ils ne devoient pas craindre que la déclaration de ne le vouloir pas apportât le moindre empêchement à leur liberté ; car je leur promettois que, en ce cas, ils en jouiroient une heure plus tôt. M. le Prince repartit que cela étoit bien généreux et qu'il ratifieroit avec plaisir ce que lesdits messieurs m'avoient dit et qu'il ne manqueroit pas à la parole qu'il me donnoit d'être mon ami. Après quoi, les autres dirent la même chose et tous m'embrassèrent, et chacun après m'entretint en particulier et me confirma la même chose. Mais il se faut toujours souvenir que c'est M. le Prince qui a promis cela, et en prison.

» Je ne doute point que, suivant la promesse que l'on a faite aux prisonniers, de la part de M. de Châteauneuf et des autres personnes nommées ci-dessus, on ne travaille, lorsqu'ils seront à Paris, pour leur faire accorder tout ce qu'ils demanderont, et particulièrement pour leur justification, afin qu'il paroisse que la reine les a fait arrêter sans aucune justice ni fondement, comme aussi pour poursuivre, après être déclarés innocents, le rétablissement dans tous les gouvernements, places et charges, qu'ils possédoient lorsqu'ils ont été arrêtés.

» Si M. le Prince se veut sincèrement attacher à la reine, Sa Majesté lui peut départir les grâces, à mesure qu'elle s'assurera de ses intentions ; autrement elle doit tenir ferme à ne vouloir pas rétablir ni lui ni les autres dans les places, ni remettre sur pied les troupes, qui étoient sous leurs noms. A quoi il ne faut pas douter que M. le Prince n'insiste de toute sa force ; mais, comme on ne leur a rien promis là-dessus, on peut tenir bon, sans que personne y trouve à redire, au moins déclarer que, devant de demander aucune grâce, Leurs Majestés veulent voir les Espagnols hors de Stenay, madame de Longueville et le maréchal de Turenne de retour et toutes sortes d'intelligences avec les Espagnols rompues ; après quoi, la reine pourra faire filer tout doucement les grâces, leur accordant aujourd'hui une chose et dans six semaines une autre, pour faire couler le temps ; car, tant que M. le Prince aura à espérer de la reine et qu'il ne se verra pas, à l'égard des troupes et des places, en l'état qu'il étoit auparavant, il sera souple, et en cheminera plus aisément ; et il ne faut pas douter que, s'il se voit une fois aussi puissant qu'auparavant, et si près de la majorité, convié, d'un côté, par les Espagnols, qui lui offriront tout pour remuer, et voyant, d'un autre, tant d'esprits débauchés et qui ne demandent que le trouble, on doit fort appréhender que son ambition, qui est sans bornes, et la crainte que le roi, étant majeur, ne souffre pas sa trop grande puissance, ne lui fasse prendre des résolutions, qui soient funestes à l'État.

» Il y aura des gens qui prêcheront à la reine la générosité et qu'il faut accorder tout de bonne grâce à M. le Prince, à son frère et au duc de Longueville, afin de les obliger ; mais que Sa Majesté ne se trompe pas, adhérant à ces conseils ; car, outre que lesdits princes ne seront pas trop obligés, en leur rendant ce qui leur avoit été ôté, ils sont d'un naturel, et particulièrement M. le Prince, qui ne compte jamais pour rien les grâces reçues, et rien n'est plus capable de le tenir dans le devoir et le faire bien agir que les espérances de celles qu'il croira pouvoir recevoir.

» Je vous prie de me donner vos avis sur ce qui se passe avec la même affection et sincérité que vous avez toujours fait. Vous savez combien j'ai de confiance en vous, et que je défère entièrement à vos sentiments ; surtout je vous conjure de me mander quel fondement je puis faire sur l'amitié de MM. les ministres en général et de chacun, en particulier, de ceux qui entrent dans le conseil du roi.

» On m'a dit que M. le maréchal de Villeroy négocioit pour faire revenir M. de Chavigny ; je ne le crois pas ; mais, en tous cas, je vous prie de me mander ce que vous en pénétrerez.

» Enfin, ce qui me touche le plus, c'est de voir mon honneur attaqué et que cela paroisse avec éclat dans toute l'Europe. Je m'assure qu'il vous est assez cher pour vous obliger à n'oublier rien de ce qui pourra dépendre de vous, afin qu'il soit réparé et que Leurs Majestés fassent toutes les déclarations nécessaires pour cela. En ce cas, le reste me touchera fort peu ; mais si, dans l'oppression que je souffre, on ne trouve moyen de sauver ma réputation, je vous avoue, à moins que la reine me commande le contraire, que je suis capable de me porter à toutes les extrémités, dans lesquelles un homme d'honneur se doit jeter pour le mettre à couvert et pour vérifier son innocence. Vous savez si la mienne est calomniée injustement, et je ne vois pas que leurs Majestés reçoivent aucun avantage qu'on persécute ainsi une personne, qui les a si bien servies et qui est honorée de leur bienveillance.

» Vous pouvez juger en quel état je suis de n'avoir point de lettres de Paris ; je n'en ai reçu qu'une de vous en chiffres, datée du 8 courant. Je vous prie de me donner plus souvent de vos nouvelles. Je vous dirai confidemment que j'ai reconnu des discours, que M. le maréchal de Gramont m'a tenus, que M. le Prince ne vous aime pas et qu'il croit que vous lui avez manqué de parole ; mais je n'ai pas pu savoir en quoi.

» Vous montrerez cette lettre à la reine ; mais non pas à aucun autre. »

 


NOTES

1. Louis Phélypeaux, seigneur de La Vrillière, secrétaire d'État depuis 1629, mort en 1681, à quatre-vingt trois ans.

2. Conseiller au parlement et un des plus violents frondeurs.

3. Il s'agit ici d'Isaac Arnauld, mestre de camp, ou colonel, des carabins.

4. Le marquis de Châteauneuf.

5. Le gouvernement du Havre appartenait à madame d'Aiguillon, nièce de Richelieu.

6. Petit ville du département de la Seine-Inférieure, à peu distance du Havre.

7. Gouverneur du Havre, qui était spécialement chargé de la garde des princes.

8. On a reproduit exactement le texte ; mais il faudrait d'en user ainsi.

9. Voy. dans les Mémoires de Mademoiselle (Chap. VI) le mariage de ce duc de Richelieu, petit neveu du cardinal, avec madame de Pons (Anne Poussard du Vigean).


James Eason.