LA RELATION

DE L'ISLE IMAGINAIRE,

ET

L'HISTOIRE

DE LA PRINCESSE

DE PAPHLAGONIE.

Sur l'Imprimé de 1659.

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A MADAME

DE PONTAC

PREMIERE PRESIDENTE

DE BOURDEAUX

ON ne croiroit jamais que ce fût par l'avis d'une Devote, que j'eussse fait imprimer la Rélation de l'Isle, & l'Histoire de Paphlagonie : mais ceux qui connoîtront votre devotion ne s'en étonneront pas, sachant qu'elle est véritable, & d'une maniere à toucher plutôt le monde par votre bon exemple qu'à se faire craindre par une séverité triste. Vous n'avès point de ces façons qui épouventent, comme beaucoup d'autres qui professent extérieurement ce qu'ils n'ont pas dans le coeur. Pourroit-on craindre de vous resembler ? Vous qui lisés des choses pareilles à celle-ci, & qui y prenés plaisir : vous savés qu'elles sont innocentes, & vous vous y occupés comme une autre. A la vérité ce ne seroit pas manque de charité que de me dire, à quoi vvous amuseés-vous ? Il faut que les personnes de votre qualité songent à des choses grandes & solides, & non pas à des bagatelles. Cependant tel s'amuseroit à des choses qui ne seroient pas si frivoles, & qui seroient bien plus dangereuses pur sa conscience. Je suis assuré qu'il n'y a Confesseur, même des plus severes du tems, qui ne donne l'absolution d'un mensonge pareil à celui que je vous dedie ; & qu'il n'y a personne dans la Cour qui ajoute moins de foi à ma parole, pour savoir que je ments de cette sorte. Enfin votre approbation autorise tout : vous pouvés donner votre avis sur autre chose que sur la Devotion. Vous avés l'esprit délicat & juste : vous avés le discernement bon, & vous savés beaucoup : mais ce seroit asses dire (à qui ne vous connoîtroit pas) que vous êtes de la Maison de Thou, connuë par toute l'Europe, pour les excellens Hommes qu'elle a produits : & que vous avés été élevée par Messieurs Dupuy. La Cour & le Monde ont achevé de vous donner la derniére politesse : s'il vous avoit manqué quelque vivacité vous l'auriés prise au pays où vous avés été mariée, & où vous faites votre principale demeure : & après tout ce que j'ai dit, on jugeroit bien que vous n'auriés pas trop pris de ce feu un peu dangereux quelquefois : sur tout ceux qui connoîtront l'humeur de votre Mari, qui a toutes les bonnes qualités des Gascons, & qui n'a pas une des mauvaises qu'on leur attribuë. Les louanges que je vous donnerois à tous deux seroient suspectes, venant d'une personne aussi interessée que je le suis ; c'est pourquoi je n'en dirai pas davantage, & je reviendrai à mon Livre. Il est bon d'expliquer ce que c'est que le personnage à qui on adresse la Relation de l'Isle : car assurément c'est quelque chose de trop joli pour un nom aussi inconnu que le sien : mais ce fut lui qui me donna le sujet ce cette imagination. L'Epitre qui lui est adressée vous dit son nom & ses Charges. Celle qu'il a au Parlement de Dombes lui a causé quelque démêlé avec sa Cmopagnie : & ce démêlé l'a obligé à m'écrire souvent puor ses intérêts : mais d'éxagerer le rang de sa Charge d'une maniéere, & en des termes qui m'ont donné suject de prolonger son affaire, afin de m'en divertir. On le peut voir en de certains endroits de ma Relation, qui se rapportent tout-à-fait à lui, & où je me sers quelquefois des termes qui lui sont les plus ordinaires. Etant à Lyon, la charité que j'avois pour lui, prévalut sur le divertissement que j'en tirois : neanmoins il me vint en pensée de m'en procurer un nouveau. Je lui fis croire que l'on me proposoit d'acheter une Isle, & je lui donnai à entendre que je le destinois pour en être le Gouverneur. Il me demanda aussi-tôt le nom de cette Isle, je lui dis que je ne le savois point. Il s'informa si on ne m'en avoit point envoyé une Description ; & voyant la continuation de sa curiosité, & comme il prenoit la chose à coeur, au lieu que je croyois borner ce divertissement par une conversation, je trouvai qu'il me donnoit occasion de la pousser plus loin ; & je lui dis que j'attendois cette Relation au premier ordinaire. Je partois pour Dombes le lendemain ; n'ayant que faire le soir, je me mis à écrire cette bagatelle ; & le matin avant que le dîner je l'achevai. Il paroit assés que ce n'est point une chose premeditée, & qu'au contraire elle a été faite fort à la haste. Vous savés que s'il me falloit écrire autrement, je renoncerois même à faire réponse à mes amis, quoique j'aime fort à recevoir des Lettres. Pour l'Histoire de la Princesse de Paphlagonie, vous y étiés présente quand Madame de Monglat me pria de la faire : vous en avés vû le commencement & le progrès en me voyant écrire ; & la fin par la lecture que l'on vous en a faite. Si on trouve que j'aye eu tort de faire imprimer ces deux bagatelles pour vous les donner plus faciles à lire, on saura premièrement que j'ai cru que vous êtes de mon humeur, qui a aversion pour les Manuscrits ; & après il faudra s'en prendre à vous qui l'avés souhaité, & qui me l'avés conseillé. A qui se fiera-t-on qu'à ses parens, & a ses amis ? Vous m'êtes l'une & l'autre : par-dessus cela éclairée Devote & charitable. Puis-je faillir à votre persuasion ? Il me semble que je ne dois point être en paine de ce qu'on dira d'une chose qui est faite sous votre aveu, & c'est pourquoi je me mets l'esprit en repos.

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A

MONSEIGNEUR

DE BUSSILLET.

Seigneur de Messimieu, Chevalier de l'Ordre du Roi, Gentilhomme ordinaire de sa Chambre, Conseiller de leurs Altesses Royales Monseigneur le Duc d'Orleans & Mademoiselle sa fille ; Chevalier d'honneur au Parlement de Dombes, & nommé Gouverneur de l'Isle de * * *

MONSEIGNEUR,

La particuliére profession que j'ai toujours faite de vous honorer, m'oblige en cette rencontre de vous en donner des marques, en prenant part à la joie qui est en ce pays du Gouvernement que Madame vous a donné. elle a bien montré par toutes ses actions combien elle est juste : mais cette derniére nous le persuade plus que toute autre ; car à qui pouvoit-elle faire ce beau present ? Il est digne d'elle, & il est beaucoup plus digne de vous. Je vous assure, MONSEIGNEUR, qu'après avoir eu l'honneur d'entendre lire la Relation qu'on a envoyée à Madame, il m'a semblé que celui qui la faisoit avoit eu 'esprit de pénétrer dans ses desseins, ou quelque connoissance de l'avenir : car il y a mille choses qui vous conviennent plus qu'à homme du monde. Il ne manquoit au commencement de cet Ecrit qu'une Lettre qui l'offrit à VOTRE GRANDEUR ; mais voyant le present que Madame vous a fait de l'Original, j'ai crû vous devoir donner cette marque de ma servitude, de vous presenter la copie avec mes très-humbles respects. Je suis bien aise qu'ils soient connus, & que la voix publique aille disant en tous lieux, comme dans la Dombes, que je suis,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble, très-obéissant & très-obligé serviteur

De Trevoux ce dernier Decembre 1658.

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LA RELATION

DE L'ISLE

IMAGINAIRE.

L'ISLE dont je veux vous parler n'est ni au Nord ni au Midi : le climat est d'une juste temperature qui ne tient de l'un & l'autre que la maniére qu'il faut pour en faire dire un mot Italien, Il mezo tempo, & certainement il est fait tou comme cela, & l'on ne peut pas mieux l'exprimer : la douceur de l'air y est grande, & le plaisir qu'il y a à le respirer est inconcevable. Cette Isle n'a point de nom, & elle est inhabitée, il y auroit assés lieu de croire que c'est l'Isle Ferme par sa beauté, quoiqu'il n'y reste rien du Palais d'Apollidon ; mais vraisemblablement il a été détruit faute d'être hanté, personne n'étant digne de pouvoir parvenir à passer le Lac des loyaux Amans ; ainsi ce maudit Tems qui détruit tout a détruit ce digne & superbe édifice ; en recompense il y a dequoi en faire de plus beaux & de plus à la mode.

Sur le rapport de ceux que nous avons envoyés pour en faire le tour nous apprenons que cette Isle a cent lieuës circonférence ; qu'elle est toute revetuë de porphire & de marbre ; qu'à hauteur d'appui elle a tout alentour une balustrade de même, & ce pour regarder la mer qui la bat ; il n'y a que deux Havres où l'on entre à tous vents, & où les Vaisseaux les plus en danger de la tempête trouvent leur azile contre les plus fiers orages ; ses Ports sont commandés par deux Places les plus belles & les meilleures du monde, elles sont fortes par leur situation ; l'une est un Rocher escarpé, sur le haut duquel est une terrasse en manière de bastion d'une pierre aussi dure qu'elle est précieuse & éclatante ; je ne l'oserois nommer de crainte de passer pour menteur ; mais je le laisse à deviner, & je me persuade que l'on le fera aisément ; il y a force Canons qui ne sont point de fonte verte, mais qui sont d'une plus noble matiére, & l'on n'en connoît point la valeur en fait de canons, n'y en ayant jamais eu que ceux-là ; ils sont de ce métal à qui le Soleil donne son éclat & sa couleur, & ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'ils sont beaucoup meilleurs que les autres, bien qu'on n'en ait point fait experience en l'Europe ; leurs Assuts sont de bois de Calembours qui s'y trouve, plus propre qu'on ne croiroit ; les logemens pour les Soldats, & les magazins sont creusés dans le roc, & il n'y a de batiment qu'un très-petit Pavillon, mais très-splendidement bâti de Corail, de Geais & de la pierre même du Rocher : l'autre Fort est construit tout d'acier & armé de même que celui qui lui est opposé ; c'est une chose assés extraordinarie à voir ; mai fort rare, fort belle & encore meilleure.

Je pense que personne ne doutera que n'ayant que ces deux avenuës à garder, la dominatino de cette Isle ne soit fort considerable & fort redoutable à tous les Prince de la Chrétienté. La personne qui achete cette Isle n'étant pas pour y demeurer elle peut bien prendre ses mesures pour savoir à qui elle donnera ce gouvernement, puisqu'il est très-honorable, & surtout fort utile si celui à qui elle le destine a le pouvoir de mener des gens pour peupler cette contrée : je ferai le détail de tout ce qui y est nécessaire ; mais revenons à notre sujet.

Le pays est bon, & depuis deux ans que j'y suis, je m'étudie d'en connoître tout, & d'experimenter ce qui y peut venir : la conversation ne m'occupant point, puisque je n'ai avec moi que deux valets que je pourois nommer Esclaves ; vous serés peut-être en curiosité de savoir qui m'y a mené, je vous le vas dire.

Etant jeune je me débauchai de mes études avec quelques uns de mes camarades nous fimes dessein de nous en aller en pellerinage à saint Jacques en Galice, & nous fûmes jusqu'à Orlenas, nous nous amusions pendant le sejour que nous y fimes à pêcher dans la Riviére de Loire, & étant fort avancés pour trouver plus de poisson il vint un tourbillon de vent qui nous emporta jusqu'à Gergeau, où je me trouvai dans un batteau separé de mes camarades. Je fus au desespoir, ne sachant que devenir, & n'ayant pas un sol : le Battellier eut pité de moi, & me mena avec lui jusqu'à Rouanne où j'entendis parler de la montagne de Tarare ; je me souvins d'avoir lû dans Voiture qu'il s'y étoit trouvé par enchantement le jour qu'on le berna à l'Hotel de Rambouillet. Je songeai alors que je serois heureux s'il arrivoit une avanture pareille qui m'emportât & qui m'emmenât en quelqu'Isle enchantée, à l'instant je me sentis élevé & je me trouvai à Marseille sur le Port, en état bien different de celui auquel j'étoit parti de Paris, car j'étois vêtu en homme de qualité, & je trouvai beaucoup d'argent dans mes poches. Jugés de ma joie ! force gens me vinrent acoster, & me démanderent depuis quand j'étois arrivé ; je ne jugeai pas à propos de me faire connoître pour un Ecolier, ni de passer aussi pour un homme qui tombe des nuës, je leur répondis qu'il y avoit deux ou trois jours que j'étois dans leur Ville, & que j'y venois à dessein de prendre emploi sur les Vaisseaux, n'ayant pas trouvé le service de terre à ma fantaisie, & qu'il m'étoit même arrivé quelque accident qui m'avoit obligé de m'éloigner de l'armée de Flandres pour quelques années ; ils me pressoient fort de leur conter lee détail de mon combat, ne doutant point que ce n'en fut un ; mais comme je me serois fort mal demêlé d'un tel récit ; n'ayant jamais ni vû ni fait de combats de ma vie, je me tirai honêtement de celui-ci sans coup ferir, & j'évitai d'entrer en matiére. Ces Messieurs jugerent que j'étois un joli garçon, & conçurent une grande opinion de moi, & plus que je ne meritois à mon âge, car je n'avois que seize ans, & je n'avois rien vû. Je les hantai, je les regalai : enfin je m'embarquai & je m'abandonnai à la mer. Si je me souviens ce fut avec le Chevalier de la Ferriere qui fut si malheureux que de perir, & tout ce qui étoit avec lui : je me trouvai heureusement sur une planche de Galere du debris des nôtres, qui me porta dans un Vaisseau Turc où l'on me reçut fort bien : j'y trouvai des François, des Espagnols, des Alemans ; enfin des gens de tout Pays : mais peu de jours après nous fûmes attaqués, nous combattimes, & tout fut tué sur notre Vaisseau, il n'y demeura que moi, & je fus victorieux de ceux contre qui nous combattions : enfin je me vis maître des Ennemis, d'un Navire, & de quantité de richesses : cela me plut fort, jem'en allai à la premiére Ville rajuster mon vaisseau, & me munir de tout ce qui m'étoit necessaire pour continuer cette vie qui me sembloit fort agréable : ce fut à ce combat où je pris les deux fidelles Esclaves que j'ai avec moi, nous fimes encore quantité de prises ; entre autres nous en fimes une où il y avoit force femmes, & entre elles une jeune Princesse d'une beauté sans pareille, elle n'avoit que dix-huit ans ; vous disant que c'étoit la plus belle chose du monde il seroit inutile de vous en faire le portrait ; car ce terme comprend tout ce qui se peut imaginer ; elle avoit un casque d'une Escarboucle seule, avec une manière de plume d'or où il pendoit des poires de diamans, taillés à facettes, gros comme des amandes : elle avoit deux Emeraudes, dont elle étoit armée comme d'une cuirasse ; une juppe & des manches volantes d'un taffetas d'Avignon couleur de feu, car c'étoit en Eté, les bras à moitié nuds, & les jambes de même vec de petits brodequins seulement, d'un tissu couleur de feu & argent. Je ne vous dirai rien de leur beauté, tout le corps en étoit aussi-bien partagé que le visage, j'en fut surpris & étonné : elle étoit sur une manière de Trône, & on ne lui parloit qu'à genoux ; je jugeai bien que c'étoit quelque grande Dame ; mais je ne l'appris pas si-tôt, car personne ne parloit ni François ni aucune des autres Langues que je savois. Je lui rendis les mêmes devoirs que ceux de sa suite, & jamais prisonniers ne furent si maîtres que ceux-là. Vous jugerés bien sans que je vous le die que dès ce premier moment je fus prevenu d'une grande passion pour ce charmant object : l'amour ne m'aveugla pas tant que je ne jugeasse bien que cette charmante Princesse me mepriseroit quand elle sauroit que je n'étois qu'un miserable Gentilhomme, & que j'aurois beau être jeune & bien fait tout cela ne lui pouroit plaire. Je m'avisai de me faire servir avec beaucoup de cérémonie, & de lui donner à juger par la maniére qu'on en usoit avec moi que j'étois un fort grand Seigneur. Il m'étoit d'autant plus aisé de prendre telle qualité que je voudrois, que pas un de mes gens ne me connoissoit, & ne savoit qui j'étois : je pris donc cette resolution le lendemain de son arrivée. Le premier jour elle avoit été rétirée, ainsi ni elle ni sa suite n'avoient pû remarquer que je vêcusse autrement. Je l'allois voir avec soin, mon silence lui parloit de ma passion, & il me sembloit que le sien me faisoit connoître qu'elle ne l'avoit pas tout à fait desagréable : enfin Amour qui entend toutes les Langues, & qui est le meilleur maître du monde pour s'exprimer, m'aprit son langage, & je me trouvai en état de lui parler. Les premiers entretiens que nous eumes ensemble furent de plaindre son malheur, de lui protester qu'elle étoit la maitresse de ses volontés, que j'étois incapable de me prevaloir de sa disgrace, & tout prêt à la ramener où elle ordonneroit ; elle me dit qu'elle étoit fille du Roi de Madagascar, & que son pere l'avoit promise au Roi d'Ethyopie, & que l'un de ceux qui avoit été tué au combat, étoit son oncle qui la menoit au mari qui lui étoit destiné. Elle me fit paroître peu d'inclination pour cette alliance. La conjoncture étoit fort belle pour faire paroître ma passion ; mais comme je songeois par où je devois commencer, elle me demanda qui j'étois, & me dit que la bonne opinion qu'elle avot de moi, fondée sur les civilités que je lui avois rendus, lui donnoit la curiosité de me connoître. Je me défendis autant que je pûs, mais de façon que je lui donnois encore plus de curiosité : enfin elle me pressa tant que je lui dis que j'étois le fils du Roi de France, ce qui étoit une chose assés difficile à croire en l'état où j'étois, puisque le Roi mon pere étoit le plus puissant des Rois ; mais que des raisons que je n'osois dire m'avoient mis en l'état où j'étois, & que je la suppliois très-humblement de ne me point commander de lui en dire davantage : elle eut peu d'égard à ma supplication, & elle me commanda absolument de lui dire mon avanture ; le même amour qui m'avoit fait celer ce que je voulois taire m'obligea à parler. Un jour ( dis-je à cette Princesse ) comme je chassois dans la forêt de Livri, mon cheval étant tombé, & s'étant enfui avant que je fusse relevé un Page courut après pour me le ramener, pendant ce tems-là je vis proche de moi une Bergere d'une si grande beauté qu'elle me donna dans la vuë : je l'aprochai, & je lui trouvai autant de fierté que de charmes : & dans le peu de tems que je lui parlai son esprit me parut aussi poli que celui des Dames de la Cour. Je lui demandai sa demeure, elle me dit que c'étoit dans le village de Livri, & que son occupation ordinaire étoit de garder les moutons. Mon cheval revint, je ratrappai la chasse, & pendant que je courois après le cerf je n'y songeois guere ; mais bien à ma Bergere. Je m'imaginai que c'étoit Astrée, & je me resolus d'être Celadon, & de quitter toute la grandeur & la dignité où j'étois né, pour suivre la vie champêtre, & passer une partie de la mienne avec elle ; me persuadant que le Roi mon pere ne me permettroit jamais de l'épouser de son vivant, & que tant qu'il vivroit je serois Berger. Je retournai au Louvre où je fis comme j'avois acoutumé ; je donnai mes ordres à un Valet affidé que j'avois, de m'acheter tout ce qui étoit necessaire pour me vêtir en Berger. Dès le lendemain je partis de Paris de grand matin ; je me défis de tous mes gens, & comme j'étois au lieu où j'avois donné mon rendés-vous, je trouvai mes habits de Berger, dont je me revêtis, & je quittai mes habits de la Cour, je donnai mon cheval à celui qui me les avoit apporté, & je le renvoyai avec ordre de m'apporter toutes les semaines de l'argent au lieu même où il me quittoit. Je m'en allai trouver ma Bergere, qui ne fut pas fâchée de me voir ; mais elle fut surprise de mon changement d'habit ; toutefois celui que j'avois la veille n'étoit pas pour me faire croire un grand Seigneur, car j'avois une Casaque d'un valet de chiens : je lui dis que le avie de la Cour, & la sujétion de penser les chiens ne m'avoit pas pleu, que j'aimois beaucoup mieux garder les moutons comme elle, & que je la priois e me mettre en condition. Elle me répondit que je rencontrois une occasion fort favorable, que son maître n'avoit plus qu'elle à garder ses troupeaux, ayant chassé un Berger depuis quelques jours, parce qu'on l'accusoit d'être sorcier : mais que n'ayant point de repondant elle ne savoit si on me prendroit. Je me trouvai fort embarassé, elle le reconnut bien ; mais nous ne laissâmes pas d'aller, car elle me promit de me mener chés lui. Je songeois par le chemin que je m'embarquois ici à une affaire mal aisée à achever, que dès que le Roi mon pere me trouveroit perdu, il me feroit chercher ; que Livri n'étoit qu'à quatre lieuës de paris ; que si ces gens-ci en avoient le bruit ( comme l'on ne manqueroit point en s'informant de moi de me dépeindre ) le bon homme chés qui je serois auroit une grande joie de me livrer ; qu ema Bergere n'ajouteroit point de foi à tout ce que je lui auroit dit dès que je serois connu, & qu'enfin elle me prendroit pour un affronteur. Toutes ces choses me donnoient tant d'ambarras, que me trouvant arrivé à la maison du Laboureur, la Bergere me presenta, & comme ce bon homme commença à me parler je ne savois comment lui répondre. Enfin je commençai, en disant en moi-même : Amour aide moi, ce qu'il fit. Mon nouveau maître me demanda d'où j'étois, je lui repondis que j'étois de la frontiere de Picardie, que mes pere & mere avoient du bien, & que pour mon plaisir je m'étois amusé à faire le métier que maintenant j'exerçois par nécessité. Il se tourna vers sa femme, & lui dit : ma mie ce jeune garçon me plaît, il paroît à la naïveté de son discours qu'il dit vrai, & à sa mine qu'il a été bien nouri : il ne faut oint s'arrêter à des répondans, il me plaît prenons-le. La bonne femme à qui je revenois autant qu'à son mari en convint, & lui répondit, ces malheurs peuvent arriver à tout le monde, & s'il nous arrivoit nous serions bien heureux de trouver des gens qui en fissent autant à nos enfans, de sorte que je fus arrêté au logis. J'allois tous les jours mener mes moutons aux champs avec ma belle Bergere : nous chantions assis sur l'herbe ; nous faisons des chapeaux de fleurs à nos moutons les mieux aimés ; je leur mettois des rubans : enfin rien n'étoit si joli que nos troupeaux. Je lui contois mes douleurs, elle les écoutoit, & les écoutant les soulageoit, à la fin je trouvai que je n'avois plus de sujet de me plaindre, puisqu'elle m'etoit si favorable. Mais un Dimanche comme nous étions, au Prône j'entendis crier le fils du Roi que l'on demandoit : l'apprehension que j'eus d'être connu me fit resoudre à me déclarer à elle : je le fis, & lui protestai à même tems que rien ne pouvoit empêcher le dessein que j'avois de l'épouser. Je lui proposai de quitter ce pays, & de nous en aller mener notre douce vie aux bords du Lignon, & dans un lieu plus éloigné, dans lequel l'on nous trouveroit moinds, nous nous y en allâmes par des lieux écartés, ne logeant ni en bourg ni en village, couchant dans les bois. Comme la France n'est plus comme elle étoit autrefois du tems des Gaulois, nous ne trouvâmes point de Chevaliers Errants, & notre voyage se passa sans aucune avanture. Les bords du Lignon me parurent beaux au dernier point : nous allâmes voir les Saules où Celadon & Astrée mettoient leurs lettres ; nous vîmens la fontaine de la Vérité d'amour ; nous visitâmes tous les lieux où se faisoient les Sacrifices, & nous passames-là quelque tems avec beaucoup de douceur ; mai mon malheur voulut qu'étant allé à une fête à un village prochain, la foule ou la chaleur causa à ma Bergere une maladie dont elle mourut. Vous pouvés juger de ma douleur dans une si funeste avanture. Ma premiere resolution fut de m'en aller en la Thebaïde pour y vivre comme j'avois lû qu'ont fait autrefois les Peres du desert ; mais comme j'étois en chemin pour y aller il me sembla que de la qualité dont j'étois je pouvois faire une plus rude penitence en ce monde, puisque les plaisirs sont un grand supplice pour les gens qui n'ont pas le coeur gai ; mais aussi je songeai que de m'en retourner droit à la Cour après quelques mois d'absence il faudroit rendre compte du sujet qui l'avoit causée, & qu'encore qu'il fut beau pour ceux qui avoient vû la Bergere, il ne seroit pas de même pour le Roi mon pere : qu'il valoit mieux m'en aller à la Guerre, & ne point revenir que n'eusse fait quelque chose de considerable, & que ce seroit un honête prétexte d'avoir quité la cour, en disant que la crainte que l'on ne m'empêchat d'aller à l'armée m'avoit fait partir de cette maniere. Je m'embarquai donc sur cette pensée dans un Vaisseau étranger, ne voulant pas être connu. Mon dessein a réussi, ayant fait d'assés belles choses pour m'aquerir quelque reputation, & le ressouvenir de tous mes maux passés est bien effacé maintenant par la joie que j'ai d'avoir l'honeur de vous voir.

Il étoit tard lorsque je commençai mon avanture ; ainsi dès qu'elle fut finie la Prrincesse donna le bon soir. Quand je fus retiré j'admirai mon bonheur de m'être si bien tiré d'affaire ; & je me remerciai moi-même de m'être fait si grand Seigneur ; mais quand il faut feindre il ne faut point que ce soit à moitié, & il ne coute pas plus de se faire fils d'un roi que le dernier de son Royaume. Je connus à la mine de la Princesse que mon recit lui avoit plu, & me flattai de belles esperances ; je passai toute la nuit à faire ce qui s'appelle des chateaux en Espagne, ce qui fit que le matin je dormis tard. L'on me vint éveiller, & j'appris que c'étoit une des Dames de la Princesse qui me venoit avertir qu'elle avoit été malade toute la nuit, & que l'air de la mer lui étoit tout-à-fait contraire ; mais qu'elle étoiit si peu accoutumée à prier personne qu'elle mourroit plutôt que de sse remettre à me faire une priere de laquelle elle pouroit être refusée ; je me levai en diligence, & je l'allai trouver pour la supplier de me dire ce qu'elle vouloit devenir, qu'il n'étoit ps juste de la tenir toujours errante & vagabonde, qu'elle étoit la maitresse qu'elle pouvoit prescrire ce qu'il lui plairoit, & qu'elle seroit obéïe. Elle me dit qu'elle étoit plutôt en état de suivre mes conseils que de commander, & qu'elle m'avoit une grande obligation. Nous fumes long-tems sur ces propos interdits l'un & l'autre, & de maniere à comprendre que chacun avoit envie de parler & n'osoit. Je crûs qu'en cette rencontre mon silence seroit criminiel, & que c'étoit à moi à parler. Je me determinai donc, & jugeai qu'en cette occasion je me devois bien plutôt recommander à l'Amour que quand j'avois dit l'avoir fait en répondant au Laboureur ; je dis donc alors : Amour seconde moi, & je lui fis une déclaration tout de mon mieux ; mais une telle chose est toujours ridicule à redire, & n'est jamais agréable qu'à ceuxx qui la font, quand elle est bien reçuë, ou à celle qui l'écoute quand elle aime le cavalier. La Princesse reçut la mienne fort agràblement : je ne sai pas si ce sont les charmes de ma personne du moins ne le puis-je croire, trouvant qu'il y en a tant à la qualité dont je lui avois dit que j'étois, que mon recit seul pouvoit avoir captivé sa bonne volonté sans y rien ajouter. Je lui alleguai les avantages qu'elle auroit, la maniere de vivre de la Cour de France, les agrémens qu'elle y trouveroit : enfin nous conclûmes, & je me trouvai le plus heureux homme du monde de me voir Mari d'une si parfaite beauté & d'une si grande Princesse. Le respect que les honnêtes gens ont toujours pour le sexe, & celui qu'elle m'inspira à sa premiere vuë fut cause qu'elle demeura toujours dans son vVaisseau, & que l'on ne toucha à rien ; de sorte que la fortune, non contente de m'avoir donné un si riche tresor que celui de sa personne, me fit paroître beaucoup de choses qu'elle possedoit. Elle me fit voir des millions d'or monoyé, des Lingots en quantité, des barils tout pleins de Diamans taillés à facette, en table & de toutes les manieres ; de fort gros Rubis. des Perles rondes & en poires d'une grosseur démesurée. Jugés de mon étonnement, car la valeur de toutes ces choses ne se pouvoit nombrer. Il y avoit encore des pieces de toile d'or, d'argent, & des tapis de Perse pour fair plus de deux mille Ameublemens. Comme l'intérêt n'étoit pas pour lors ma passion dominante je regardai tout cela comme des feuilles de chêne, & je ne fis autre reflexion si-non que mon bon homme de pere seroit bien aise de me voir marié à un si riche parti, & que toutes ces sommes seroient fort utiles pour la subsistance de notre famille. Notre dessein étoit de venir en France, mais tous les vents nous furent contraires ; nous fumes attaqués, & victorieux plusieurs fois : à la fin nous fumes vaincus ; & par malheur dans un fort rude combat, la Princesse fut tuée d'un coup de mousquet, qu'elle reçut dans le coeur, pour la punir, je crois, d'avoir aimé un aussi grand imposteur que moi. Jugés cependant de ma douleur. je ne songeai plus à rien. Je demeurai dix jours sans parler & sans manger ; de sorte que mes deux fidels Esclavs avoient soin du Vaisseau ; à l fin je donnai quelque signe de vie ; je fus encore un long-tems sans parler, & peu après je revins ; mais comme un homme outré de melancolie, nous allions dessus la mer errant deçà & delà sans savoir où, & sans dessein. Un jour pour me divertir ces fidels Esclaves s'aviserent de m'aporter des Livres qu'ils avoient trouvés dans quelqu'unes de nos prises ; je m'amusai à les lire ; c'étoit des Philosophes, sur tout Epictete me plut, car en l'état où j'étois, souffrir & s'abstenir étoit une philosophie qui donnoit fort dans mon sens. Le vent me jetta dans l'Isle dont il est question ; d'abord je fus surpris de la beauté de ce Port. etant entré dans ce beau & brillant Rocher, dont je vous ai fait le recit, je fis mon possible pour en sortir, ne jugeant pas que tant de beauté convint q ma mauvaise fortune ; mais il me fut impossible. j'aprehendois d'y trouver du mond edigne d'habiter un si beau lieu ; mai quand je n'y trouvai personne j'eus autant de joie que j'étois capable d'en pouvoir sentir de me trouver seul avec mes deux Esclaves. J'oubliois de vous dire que pendant que ma douleur m'avoit reduit au miserable état où l'on me croyoit mort, nos Vaisseaux avoient combatu, & que l'on m'avoit pris celui où étoient toutes mes Richesses, & qu'il n'étoit demeuré dans le mien que les choses necessaires, dont je ne me souciois point. Pendant que je lisois mon Epictete, & que je passois les jours & les nuits sur la dure dans ce charmant lieu, la beauté duquel faisoit que je n'avois plus d'yeux pour tous les autres. Mes Esclaves se promenant dans l'Isle y découvrirent des raretés si grandes qu'ils m'en racontoient tous les jours quelque chose de nouveau. A force de lire les Philosophes, je le devins tant que je me consolai de la mort de la Princesse, & n'y songeai plus. Seneque me parut avoir mené une vie plus agréable qu'Epictete, ayant possedé des biens en les méprisant. Je commençai à sortir, & à me promener par toute l'Isle, je la trouvai d'une beauté extraordinaire, nous nous mîmes tous trois à la cultiver, ce qui nous fit connoître la bonté du terroir : & ce qui me donna lieu de penser à la peupler, & à en donner avis a quelque personne considerable, comme j'ai fait, songeant que je trouverois à y vivre avec repos & tranquilité ; même à y avoir du bien pour y vivre heureusement. Ce fut dans cette pensée que je dressai ce projet.

L'Isle a comme j'ai déja dit cent lieuës de cironference : de longueur & de largeur en tout sens environ quarante. J'ai parlé de la maniere dont elle est revêtuë : il y a dix Forêts, à savoir une d'Orangers, qui est en partie à mi-côte : au milieu, qui est sur une hauteur, il y a un grand Etang d'une eau claire & vive : cette source forme un ruisseau qui tombe en cascade sur du marbre noir dans le milieu d'une route, & qui fait un grand rond au bas. Les routes y sont à perte de vuë, & les arbres touchent aux nuës. A l'opposite l'on rencontre une autre Forêt de Grenadiers, qui est très-agréable par la couleur de ses fleurs, & par la grosseur de ses fruits : des Grenades que l'on y cueille il y en a la moitié qui sont douces : ces arbres fleurissent, & portent des fruits deux fois l'année, & les Orangers de mmême. Une autre m'a paru assés extraordinaire, parce que les arbres qui la composent grosissent rarement en France ; elle est de Jasmin, mais d'une hauteur, & d'une grosseur incroyable : aussi bien que la quatriéme, qui est de Genêt d'Espagne. Les autres sont de chênes, d'ormes, de sapins, & de cedres ; si on en avoit le debit elles seroient de grand revenu, un arbre y croissant en deux ans comme en quarante dans l'Europe. Les autres sont d'Oliviers, & d'arbres fruitiers. De toutes sortes de Poires, de Prunes, Cerises, Bigarreaux & Pêches de toutes les maniers ; celles-là sont beaucoup plus grandes que toutes les autres, & au pied des arbres il y vient des Raisins muscats de toutes les façons, qui entourent les arbres, & sur la terre toute sorte de fruits rampans, comme Fraises, Framboises, Groseilles, Melons, Concombre & Citrouille : enfinn de tout ce que l'on se peut imaginer, & de toutes sortes de Legumes sous les autre. Il y vient du bled, de l'Avoine, del'Orge, fors sous celles des Orangers, Grenadiers, Jasmins & Genêt d'Espagne, semblant que cela est plus pour la décoration du pays que pour l'utilité : mais il y nait de toutes sortes de fleurs qui y sont toujours comme au Printems. Les Prés y sont d'une beauté, & d'une bonté singuliére, puisque l'on les coupe quatre fois l'année. Il y a des champs où il ne vient que des Champignons de toute sorte de couleurs pour réjouir la vuë, & dans le mmême endroit des Trufes. Il y a force rivieres de toutes longueurs & largeurs ; des Lacs & des ruisseaux ; le cours des uns est doux, des autres il est rapide, & les eaux de different oeil. L'on y prend des poissons d'une monstrueuse grosseur ; l'on y voit souvent des Chevaux Marins, des Baleines, des Dauphins, des Naïades, & des Sirénes des plus jolies du monde : elles chantent melodieusement, & quand le Soleil donne sur leurs écailles rien n'est plus plaisant à voir. Les petits ruisseaux & les prés d'alentour sont toujours couverts de tous les oiseaux qui aiment cet Element, & qui sont d'un plumage le mieux nué du monde, & l'on peut crroire par-là que la nature mêle mieux les couleurs que les marchands du Palais. Les Forêts sont toutes pleines de Satyres qui sont beaucoup plus modestes qu'ailleurs, ne songeant qu'à jouer de leur flûte douce, & à les accorder au chant des oiseaux qui font un agréable concert. Les Cerfs y sont tout communément pies & beaucoup, jaunes & noirs, & même de tout blancss avec les cornes couleur de feu si vive qu'il semble qu'elle soit de verni. Les biches, Faons, Chevreuils & Dains sont quasi toujours couleur de rose & isabelle. Pour les Lapins y sont de toutes couleurs, ainsi des autres bêtes, elles sont toutes differentes des autres ; mais les Chevaux noirs, blancs, bays ou gris y sont rares, étant tous bleus, incarnat, gris de lin & mêlés de ces couleurs, il n'y en eut jamais de si beaux : comme ils y sont sauvages leurs queuës & leurs crains pendent jusques à terre, cela fait un effet admirable. Les Elephans, les Licornes, les Cromadaires & les Chameaux y sont communs : enfin il n'y a d'aucune sorte de bêtes ni d'oiseaux dont vous ayés vu, oui parler, ou lû qui n'y soit en quantité, & d'une beauté exquise & rare. Le Gibier y est merveilleux ; le Boeuf, le Mouton y ont un goût qui n'est point connu en lieu du Monde. Les soirs rien n'est si beau à voir que les Prairies au coucher du Soleil. Toutes sortes d'Animaux y viennent, les Silvains aussi & les Naïades se viennent promener quelquefois dans ces petits ruisseaux ; de sorte que leur voix, les flutes des Silvains, avec le chant des oiseaux, les mugissemens & hannissemens des bêtes, tout cela fait un concert le meilleur du monde, & le plaisir qu'on a de voir tant de Crétures irraisonables doner une telle satisfaction montre bien que la nature est une chose bien admirable ; encore plus celui qui en est l'Auteur, & cela très-assurément donne de beaux sujets de penser à soi, & de faire de bonnes & solides reflexions. J'oubliois une espece de Bête que l'on ne devrot point nommer ainsi, puisque hors la parole rien ne rapporte mieux à l'homme, non par la forme, mais par l'esprit, quisqu'ils en ont infiniment, qu'ils entendent, qu'ils sont fidels & intelligens : personne ne doutera que ce ne soit des chiens dont je veux parler. J'ai remarqué qu'en cette Isle ils y sont comme en maniére de république, ainsi que quelques Naturalistes ont écrit des Fourmis & des Mouches à miel : mais assurement les Chiens de cette Isle le font avec plus de reconnoissance & de raison. Ayant donc remarqué qu'ils avoient un Chef, & que les uns & les autres le révéroient, je me suis tout-à-fait appliqué à voir où la chose alloit ; j'ai trouvé en eux une vraie Monarchie ; un roi, une Reine, & toute leur maison. Ce sont les Levriers qui regnent maintenant, il m'a même paru qu'ils ont disputé long-tems avec les Epagneux : mais ce parti étoit le plus foible, puisqu'il n'étot soutenu que des Bichons ; & que les Chiens courants, les Dogues, les Turcs, les Chiens d'Artois, les Mâtins, & toute autre espece avoient reconnu les Levriers comme leurs véritables Princes. La race qui regne maintenant est d'une fort petite espece ; mais beaux à merveille : ils ne chassent point ; mais ils font chasser les autres pour leur divertissement : la Reine en est noire avec du blanc & du feu : le Roi est blanc, & les Princes du sang sont communément gris & blancs, noirs blancs & noirs ou fort gris : il y en a deux seulement isabelle & blancs d'une beauté singuliere, que l'on destine de marier ensemble. Leur Monarchie est en fort bon ordre ; ils y vivent sans dissention ; les Barbets agissent peu : mais pour les Epagneux ils font contre fortune bon coeur ; car ils chassent, & apportant de leurs prises sont subsister les autres : enfin ils parossent fort zelés pour l'état ; de vous dire si c'est par politique ou par inclination qu'ils agissent, je ne vous le dirai point : mais vous faurés que les Lions y sont fort jolis, ils sont couleur de feu, & enjoués extrémement. Je pense que cela leur vient de la liaison qu'ils ont avec les Chiens ; car assurément il y a alliance & conféderation ; & dans cette derniére affaire ils furent fort zelés pour le parti des Levriers ; les Singes & les Renards furent pour les Epagneux : pour les autres Bêtes je ne les vis point prendre parti dans cette Guerre. L'on mange en toute saison des Pois verts, des Feves & des Asperges, & toute autre sorte de ces denrées. Il n'y auroit rien de si aisé que de faire des Confitures. Les cannes de sucre y sont en quantité ; la Canelle, la Case, le Ris, la Rubarbe, le Sené, le Tabac, & toutes ces drogues Orientales y viennent à foison. Nous ne manquons que de gens pour travailler ; car nous avons de toute matiére ; et dès que nous aurons du monde nous aurons de l'argent. Les Vers-à-soye sont à milliers, tous les meuriers en sont pleins : enfin amenés nous de toutes sortes d'Ouvriers, car tout est à faire ici. Les Carriéres sont visibles, quoique l'on n'en ait rien tiré ; le Marbre, le Porphyre, la Pierre de touche, le Jaspe, le Lapis, la Cornaline, le Geais, les roches de Diamans, d'Emeraudes, de Rubis, de Saphirs, de Turqoises y sont de même ; & les bords de la Mer y sont tout remplis de coquilles où l'on trouve des Perles. Amenés d'honnêtes gens pour peuple l'Isle, des Bourgeois, des Gentilshommes & des gens d'Eglise, car il faut que la Vigne du Seigneur y soit cultivée aussi-bien que le reste ; des Religieux & des Religieuses, entre-autres des Jesuites, car autrement l'Isle seroit décriée, & un lieu où ils ne veulent pas être n'est pas en reputation : ils y feront de superbes Colleges. Si vous voulés envoyés y des Jansenistes, il sont laborieux, & ne songent pas seulement au travail de l'esprit : quoiqu'ils fassent les plus beaux Ouvrages, & que ce soient les meilleures plumes de ce tems, ils ne laissent pas de s'adonner à travailler à toute sorte de métiers, imitant les anciens qui ne demeuroient point inutiles. Il seroit assés à propos d'y amener des gens de Guerre, de Police, & de Justice : des premiers si on en suit mon avis, il y en aura de plusieurs Nations ; comme François, Allemans & Suisses, qui sont les peuples de tous assurément les plus aguerris. Il n'en faut pas en grand nombre, n'ayant point de Guerre ; mais seulement pour garder les Ports ; & pour suivre le Gouverneur, qui representera la personne du Prince. Ce n'est point une chose extraordinaire d'en user ainsi, il y en a en flandres qui servoient auprès des Ducs de Bourgogne, qui servent encore maintenant à tous les Gouverneurs qui y sont pour sa Majesté Catholique. Quant à la Justice je pense que c'est surquoi on aura plus long-tems à penser, afin de n'y envoyer que des gens triés sur le volet, ne prévoyant pas qu'il puisse y avoir de plus d'une année aucun procedé litigieux. Je suis toutefois d'avis que l'on y établisse un Parlement, quand ce ne seroit que pour le decorum de la Magistrature ; le nombre dont is sera composé je n'en dis rien, n'ayant point de connoissance de ces choses-là, non plus que de beaucoup d'autres, dont je ne parle ici que par les livres : mais je dirai, s'il m'est permis de donner mon avis, que j'ai lû quelque part qu'au Parlement de Dijon il y avoit un Chevalier d'honneur, & même dans un autre qui avoit été créé à l'instar d'ice-luy ; mais ma memoire me manque aussi-bien que de la maniére dont il fut fait. Comme vous êtes sur les lieux vous pouvés prendre vos mesures, & vous fonder sur des exemples ; car les innovations ne sont pas bonnes, même en un lieu où il faut que tout soit nouveau. Les Corps de Ville auront soin de la Police, quand on en aura bâti. Pour de la Monnoye on y en battra tant que l'on voudra, car nous avons des Mines d'Or, d'Argent, de Cuivre, de Plomb, & d'autres choses, qui faute de nom ne se peuvent dire. Les Comédiens est chose necessaire : des François, d'Italiens ; des Batteleurs, Sauteurs de cordes, & Buveurs d'eau, sans oublier les Marionettes, & joueurs de goblets ; des chiens dressés à sauter, & des Singes pur montrer aux nôtres ; des Violons, des Trompetes, des joueurs de Luth, de Harpe, de Clavessin, d'Epinette, d'Orgues, de Mandores, de Sistres ; des Psalterions, Manicordions, Trompes Mariness & Trompes de cors pour la chasse ; car il est bon de joindre les Arts liberaux aux mécaniques : & comme la Musique est un de ceux qui me plaît davantage j'en ai fait le détail, ce que je ne ferai point des autres : des Baladins & bons Danseurs en est une dependance, surtout qu'ils sachent la Sarabande à l'Espagnole, avec des Castagnettes, rien ne me paroissant plus agréable dans un ballet que de les voir après les machines. N'oubliés pas un Machiniste. J'ai vû autrefoiis à Paris de certaines gens de tout sexe & conditions qui hantoient les honêtes gens ; les uns mélancoliques, & les autres gais, habillés differemment des autres, & parlant de même. Parmi ceux-là il y avoit des Rois, des Empereurs, des Gens de rien, des Oiseaux, le saint Esprit même à ce qu'il disoit : enfin des personnages propres à récréer la compagnie : comme les Cours ne sont jamais sans cela amenés-en pour divertir notre Gouverneur ; le mot qui les signifie m'est échapé de la memoire ; mais je crois le designer assés pour me faire entendre : quelque Bouffon qui soit demi fat. Je pense que voilà toutes les choses que je pouvois imaginer pour peupler un beau & agréable sejour, & en rendre la demeure telle. Après avoir songé à ce bien public je veux songer au mien, je crois qu'il me faudra marier ; mais je songerois plutôt à l'alliance qu'à la personne de mon Infante ; car étant fille d'un homme tel que je le vas dépeindre, elle ne pouroit être qu'incomparable. Je voudrois donc que mon prétendu beau-pere fut un homme âgé de cinquante-neuf ans, large d'épaules, d'entre deux tailles, blanc comme un signe, assés frisé pour laisser à juger aux spectateurs qu'il a eu une belle tête de grosseur à l'avoir bonne ; rouge en visage, de gros yeux bleus, un peu hors de la tête, entre doux & hagards, plus souvent l'un que l'autre, puisque la douceur lui doit être naturelle, & que quand ils ne le sont pas il faut qu'ils se sentent de son humeur martiale : que son nez soit entre le camard & le pied de marmite ; sa bouche assés commune : enfin à tout prendre qu'il ait bonne mine, & qu'il soit bien fait, qu'il ait l'air fin, qu'il fasse des mines, selon les occurences, qui signifient beaucoup de choses. Il me semble que je le voi, son esprit ne se peut exprimer ; il parle comme un livre, & a la langue mieux penduë qu'homme du monde : il écrit comme Nerveze ; il est un registre vivant de tous les commandemens, soit en Guerre ou en Province : il sait la fonction de toutes les Charges, & parfaitement bien les formalités de Justice, les séances, les rangs des Compagnies souveraines, & sur tout leur maniére de siéger. Il a pour ses maîtres des respects inouïs, une fidelité sans égale ; aussi pour ses amis est le plus ferme & le meilleur homme du monde, il est à naître qu'homme qui vive s'en soit plaint : il rend toujours de bons offices ; sert l'un, oblige l'autre, & n'abuse point du credit qu'il s'est acquis par son propre mérite, ce qui a fait sur l'esprit de son maître une impression capable d'éblouïr par ses rayons tous ses compatriotes d'envie, mais ils ne sont pas assés forts pour la dissiper : je pense que voilà un abregé d'un homme bien parfait. J'en ai parlé comme d'un homme vivant ; car puisqu'il sera mon beau-père il y a quelque apparance qu'il est sous la voute des Cieux, & qu'il n'y a qu'à le connoître. Fasse le Ciel que ce soit plutôt que l'on ne s'imagine, & qu'il lui donne une dignité, si c'étoit le gouvernement de notre Isle je serois au comble de mes souhaits ; mais il faudroit être Nostradamus pour le connoître maintenant : mais à propos de Nostradamus envoyés nous aussi de ces gens, qui de leurs cabinets se promenent dans la moyenne region de l'air, & qui par les habitudes qu'ils ont avec les Astres fouillent par la permission des Dieux dans les plus cachés secrets de nos Rois, même penetrent jusques dans l'avenir.

Fin de la Relation de l'Isle Imaginaire.

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A MADAME

LA MARQUISE

DE MONGLAT.

IL est difficile de ne se pas rendre à vos priéres ayant autant d'amitié que j'en ai pour vous, & l'amitié que j'ai pour moi-même fait aisément tomber dans les panneaux qu'il vout plaît de me tendre. J'avouë ingenument que j'ai beaucoup d'amour propre, & que les louanges que vous m'avés données après la lecture de l'Isle ont su me plaire, cela m'oblige à satisfaire plus volontiers à la priére que vous me faites d'écrire l'Histoire de la Princesse de Paphlagonie, non pas comme elle est dans Cyrus ; car d'entreprendre une même chose que Mademoiselle de Scudery il ne m'appartient pas, ce seroit donner dans un grand ridicule : & tout grand qu'est cet amour propre ma raison est si dominante sur lui que je suis assuré qu'il ne m'aveuglera pas au point de me laisser faire de si lourdes fautes. Il ne me fera jamais échouer que dans des Isles inhabitées, & je crois que l'on ne perit point dans de tels ecueils, puisque ceux qui viennent pour les reconnoître, tirent du peril où l'on s'est trouvé, & aménent de quoi en sortir. Je vous regarde donc comme celle qui me tirera du naufrage, puisque c'est vous qui m'embarqués. Il sera de cette Histoire comme de ces beautés qui n'ont guerre d'esprit ; pourvû qu'elles ayent de l'agrément, & qu'elles fassent des mines, elles soutiennent toutes sortes de conversations sans parler, & les personnes qui les quittent vont disant que ce smines signifient de jolies choses, & qu'elles en font plus entendre que si elles parloient davantage. J'ai la meilleure intention du monde dans cette narration ; mais toutes ces grimaces ne font rien sur le papier. Je vous prie de ne me prendre point par mes façons, car je n'en fais point ; mais de juger de mon Ouvrage par le feu de mon esprit, où j'aurai manqué à dire tout ce qu'il faudra, dites que les esprits vifs conçoivent tant de choses à la fois que cette confusion de pensées au lieu de s'exprimer se dissipe & se consomme en soi-même : si j'en dis trop vous l'attribuerés aussi au même feu, qui gagne plus que l'on ne veut, & qui éblouit de sa trop grande lumiere : enfin on peut trouver de bonnes excuses à mes fautes, puisqu'elles partent d'un bon principe, & même dequoi me louer quand on voudra me traiter un peu favorablement. Peut-être dirés-vous que je me loue trop moi-même ; mais je ne le trouve pas, puisqu'à mon gré la vivacité est plutôt un deffaut dont je m'acuse que je ne la crois une qualité necessaire, quand elle n'est pas accompagnée de jugement.


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HISTOIRE

DE LA PRINCESSE

DE

PAPHLAGONIE

LORSQUE les Perses vinrent dans la Paphlagonie, & que Cyrus s'en rendit le maître tout le pays eut de la terreur, & de l'effroi des Conquêtes d'un si grand Capitaine, si honnête homme, & si bien fait. La Reine de Paphlagonie craignit que les charmes de ce Conquerant n'en donnassent dans la vuë de sa fille, ou qu'il ne ressentit lui même les charmes de la Princesse ; & comme ce n'étoit point des intérêts de leurs Etats que l'union de ces deux maisons, la bonne femme de Paphlagonie envoya la Princesse sa fille chés la Reine de Misnie sa tante. La jeune Princesse étoit née avec beaucoup d'esprit & de beauté ; elle étoit fort aimée de sa mere, & elle l'avoit été encore davantage de son pere, de qui elle tenoit la vivacité d'esprit, & l'agrément qu'elle avoit en toutes choses, ce qui redoubloit sa tendresse pour elle par cette ressemblance. Ce Prince avoit été un des plus braves & des lus galans hommes de son tems, & l'on peut dire que s'il vaoiit vêcu, les Perses ne seroient pas entrés dans son pays, ou du moins n'y auroient pas fait de si grands progrès, & assurément il est mort trop tôt pour le bien de ses Etats. Cette jeune Princesse dont l'enfance avoiit été cherie par ce Prince avoit encore cultivé les commencemens de ses belle lumieres dans sa Cour, qui étoit aussi grande, aussi agréable & pleine d'aussi honnêtes gens qu'aucune de tous les Princes ses voisins ; mais cette Cour devint une solitude par sa mort, & ce lieu ressembloit plutôt à un Couvent par la vie que l'on y menoit qu'à la Cour d'une grande Princesse, ce qui donnoit beaucoup d'ennui à s fille, qui s'adonnoit à toute sorte de lecture ; car c'étoit un esprit à qui il falloit donner toujours de l'occupation : elle apprit toutes les Langues qui étoient à la mode du tems, & convenable aux personnes de son sexe : & pendant que sa mere étoit dans les Temples aux pieds des Autels, adressant ses prieres aux Dieux pour la conservation de ses Etats, notre jeune Princesse tâchoit de se rendre digne de les gouverner. Comme elle arriva chés la Princesse de Misnie on admira cette jeune merveille, & tout le monde en étoit charmé ; on ne comprenoit pas comment elle s'étoit pû faire au point qu'elle étoit dans la solitude où sa mere la faisoit vivre, ce qui faisoit d'autant plus admirer la beauté de son naturel ; mais ce que l'on y remarqua surtout fut un grand éloignement pour la galanterie, quoi qu'elle aimât les esprits galans, & qu'elle eut une délicatesse admirable à en faire le discernement. Un jour un Cavalier, en lui racontant une Histoire, nomma l'Amour, à l'instant il lui vint un vermillon aux jouës beaucoup plus éclatant que celui qu'elle y avoit d'ordinaire, ce qui fit remarquer à la compagnie que le Cavalier avoit dit quelque chose qui avoit blessé sa pudeur, il s'arrêta tout court ( car le respect l'interdit jusqu'à lui faire perdre la parole ) & elle remedia à cela de la maniere du monde la plus ingénieuse, & la plus nouvelle ; elle reprit le discours en lui disant : Hé bien l'autre qu'a-t-il fait ? ne voulant point nommer l'amour pour lui apprendre à se faire entendre sans prononcer une chose qui lui déplaisoit ; de sorte que depuis on ne parla plus que de l'autre, & l'Amour fut banni des conversations de la Princesse, aussi-bien que de son coeur.

Rien ne ressemble mieux à Paris que la Ville où demeuroit la Reine de Misnie, & rien n'étoit plus semblable à la place royale qu'une place où étoit son Palais ; c'est pourquoi après cette comparaison il seroit inutile d'en faire la description ; mais il n'est pas ainsi de sa personne, car on ne la peut comparer qu'à elle même. C'étoit une femme grande, de belle taille & de bonne mine ; sa beauté étoit journaliere par ses indispositions qui en diminuoient un peu l'éclat : elle avoit un air distrait & rêveur, qui lui donnoit une élévation dans les yeux, & qui faisoit croire qu'elle méprisoit ceux qu'elle regardoit ; mais sa civilité & sa bonté racommodoient en un moment de conversation ce que les distractions puovoient avoiir gâté par cet air méprisant. Elle avoit de l'esprit infiniment ; un esprit capable, instruit, connoissant & extraordinaire en toutes choses. Il falloit avoir une grande politesse pour être de sa Cour : car tout ce qu'il y avoit d'honnêtes gens de tout sexe s'y rendoient de tous côtés : mais quelque bonté qu'elle eut pour excuser les défauts des personnes qui venoient pour y apprendre, ses Courtisans moins charitables qu'elle n'avoient pas la même indulgence, & ainsi la crainte en bannissoit le ridicule. Elle ne vivoit point cmme le reste des mortels, & elle ne s'abaissoit pas à cette regle où l'usage assujettit les gens du commun à se regler selon les horloges ; elles étoient défendues dans tous ses Etats, & on eut reputé pour insensé un homme ou une femme qui se fussent asservis à un coup de cloche : on croyoit en ce pays-là que cela choquoit tout-à-fait le bons sens, parce que d'ordinaire on regle les cadrans sur le Soleil, & c'étoit l'ennemi mortel de la Princesse. Elle avoit coutume de dire pour s'excuser qu'elle craignoit la chaleur, & que dès que les rayons de cet astre entroient dans sa chambre, elle se mouroit, elle s'évanouissoit ; mais pour moi je crois que l'version en étoit réciproque, & que si le feu de l'esprit de la Princesse, & celui de ses yeux se fussent rencontrés avec celui du Soleil, ils eussent fait un tel incendie, que le genre humain en eut souffert : peut-être croyoit-elle que ce devoit être par-là que devoit commencer le Deluge de feu, qui viendra à la fin du Monde. Peut-être aussi notre Princesse qui étoit très-éclairée en toutes sciences pénétroit-elle dans l'avenir par l'Astrologie, & par ce moyen connoissant le mal qu'elle craignoit de causer, elle l'éloignoit autant qu'il lui étoit possible : sans doute c'étoit la raison qui faisoit qu'elle ne sortoit jamais en plein midi : qu'elle ne se levoit qu'au coucher du Soleil, & qu'elle ne se couchoit qu'à son lever : elle craignoit extrémement la Mort par cette raison encore à ce qu'elle disoit qu'elle vouloit alonger le Monde tant qu'elle pouroit : & assurément quand elle n'auroit pas eu ce sentiment par elle-même, elle l'auroit eu par la communication de la Princesse Parthenie son amie intime, qui avoit des frayeurs de la Mort au delà de l'imagination ; il n'y avoit point d'heures où elles ne conferassent des moyens de s'empêcher de mourir, & de l'art de se rendre immortelles : leurs Conferences ne se faisoient pas comme celles des autres ; la crainte de respirer un air ou trop froid ou trop chaud, l'apprehension que le vent ne fut trop sec ou trop humide, une imagination enfin que le temps ne fut pas aussi temperé qu'elles le jugeoient necessaire pour la conservation de leur santé, étoit cause qu'elles s'écrivoient d'une chambre à l'autre. On seroit trop heureux si on pouvoit trouver de ces billets, & en faire un recueil, je suis assuré que l'on y trouveroit des préceptes pour le regime de vivre : des précautions jusques au tems propre à faire des remedes, & des remedes même dont Hippocrate & Galien n'ont jamais entendu parler avec toute leur science ; ce seroit une chose fort utile au public, & dont les Facultés de Paris & de Montpellier feroient bien leur profit. Si on trouvoit leurs Lettres, on en tireroit de grands avantages en toutes maniéres ; car c'étoient des Princesses qui n'avoient rien de mortel que la connoissance de l'être. Dans leurs écrits, on apprendroit toute la politesse du style, & la plus délicte maniére de parler sur toutes choses. Il n'y a rien dont elles n'ayent eu connoissance : elles ont su les affaires de tous les Etats du Monde, par la participation qu'elles y ont eu de toutes les intrigues des particuliers, soit de galanterie ou d'autres choses où leurs avis ont été necessaires, tantôt pour appaiser les brouilleries, & les querelles, tantôt pour les faire naître selon les avantages que leurs amies en pouvoient tirer : enfin c'étoient des personnes par les mains desquelles le secret de tout le monde avoit à passer. La Princesse Parthenie avoit le goût aussi délicat que l'esprit ; rien n'égaloit la magnificence des festins qu'elle faisoit : tous les mets en étoient exquis, & sa propreté a été au-delà de tout ce qui s'en peut imaginer. C'est de leur tems que l'écriture a été mise en usage : auparavant on n'écrivoit que les Contrats de mariage, & des Lettres, il ne s'en entendoit point parler ; ainsi nous leur avons l'obligation d'une chose si commode pour le commerce. Cirus vint en Misne & s'adonna à rendre visite très-soigneusement à la Reine de cette contréè, la Princesse de Paphlagonie qui étoit avec elle ne lui déplut point, il aimoit fort sa conversation. Comme ce Prince étoit fort jeune, & fort enjoué, un soir il vint chés la Princesse habillé en femme ( car de ce tems-là on s'habilloit en masque aussi bien qu'en celui-ci.) Sous cet habit trompeur il embrassa la Princesse de Paphlagonie, & se jouant avec elle comme auroit pû faire quelqu'autre Princesse, puis il se démasqua, elle en demeura transie à un tel point qu'elle en pensa mourir, & Cirus eut toutes les peines du monde à obtenir pardon d'une liberté en laquelle il n'avoit point crû manquer au respect qu'il lui devoit : elle lui reprocha en colere que c'étoit des jeux qu'il apprenoit chés la Reine Gelatille : il est bon d'expliquer qui étoit cette Reine. Gelatille étoit une veuve, qui depuis la mort de son mari étoit venuë habiter la ville de Morisate, c'est le nom de la Capitale de Misnie. Comme le Royaume de cette veuve étoit dans un pays si éloigné & si barbare qu'elle n'avoit jamais vû le monde, elle le cherchoit avec empressement, & pour en être plus proche, par la permission de la Reine, elle logeoit dans un coin du Palais. C'étoit une jeune femme de la plus agréable taille du monde : elle avoit de beaux yeux & un beau tein ; mais elle étoit fort maigre, & elle avoit un air for étourdi, qui faisoit juger, aussi-bien que sa conduite, de son peu de jugement. Tout ce qu'il y avoit de jeunesse à la Cour ne bougeoit de chés elle depuis le matin jusques au soir : on y vivoit sans respect ; dînant & soupant avec elle quand il y avoit dequoi, car bien qu'elle ne fut pas dans une grande opulence, elle en avoit assés pour maintenir sa dignité. Sans sondé reglement, qui faisoit que tout alloit chés elle dans un grand desordre, elle conservoit néanmoins sa Majesté dans son train & entre ses principaux Officiers elle avoit un Chancelier qui étoit un aussi bonne tête qu'elle. Comme elle faisoit sa Cour chés la Princesse tous ses Courtisans suivoient son exemple, & le Chancelier devint amoureux de la Princesse de Paphlagonie à un tel point qu'il s'en rendit le jouet de tout le monde tant il parut ridicule. Un jour on le trouva devant la porte de la Princesse poignardé, mais de telle maniere qu'il n'étoit ps tout-à-fait mort ; il tenoit dans sa main un espece de Manifeste pour justifier l'homicide de soi-même, par sa cause : & comme cette folie lui avoit encore assés laissé de sens pour respecter la Princesse, ce Manifeste étoit écrit en Grec, afin que ceux qui le lui expliqueroient le fissent d'une maniére moins pssionnée qu'il n'eut fait lui-même, sachant bien que les termes tendres & amoureux lui déplaisoient ; mi sil lui étoit difficile de s'expliquer autrement : enfin il lui vouloit plaire en tout. La Reine de Misnie eut soin de le faire emporter à son logis, & donna charge qu'on tâchat de le guerir. Cette avanture fit fort rire toute la Cour ; & Cirus se servit bien de ce sujet pour faire la Guerre à la Princesse de Paphlagonie. Elle en rougissoit comme si ç'eût été Cirus qui se fut poignardé pour elle : je crois que maintenant ceux qui voyagent en ce pays-là en entendent encore parler. Vous remarquerés ce que c'étoit que l'Etoille de la Reine Gelatille ; on ne parloit que d'elle & des siens, il n'y avoit jour qu'il n'arrivât quelqu'avanture chés elle, ou pour elle, dont toutefois pas une n'étoit heroïque. Un certain Chevalier jeune & étourdi comme elle, en devint amoureux ; assurément cela se pouvoit, car elle avoit beaucoup de choses aimables parmi tout ce que j'en ai dit : ce Chevalier ne lui déplut point. Un Prince de ses cousins, qui lui étoit obligé de sa fortune, prenant grand intérêt à la conservation de la sienne, fit son possible pour lui faire connoître l'inegalité qu'il y avoit de lui à elle, dans la crainte qu'elle ne l'épousât : je ne sai si elle le redit au Chevalier, ou s'il l'apprit d'ailleurs, le Chevalier l'envoya appeller, & lui donna rendés-vous sur le rempart de la ville où le Prince se rendit. C'étoit en hyver : comme le Chevalier arriva d'abord il s'excusa de son retardement sur quelqu'indisposition, ensuite il lui dit que le feu de son amour avoit tellement éteint la chaleur naturelle qu'il ne se pouvoit aider ni de ses pieds ni de ses mains ; qu'il falloit qu'il s'allât chauffer devant que de se battre ; l'autre qui ne passoit pas pour le plus grand heros de ce tems, le contrefit fort à l'égard du Chevalier, il le menaça, il lui dit plusieurs paroles outrageantes, & il s'en alla rendre compte de son démêlé à la Reine, qui depuis fut degoûtée de son Amant. Cette Avanture fit oublier celle du Chancelier, qui se guérit de ses blessures.

Dans ce tems-là il vint en cette Cour un Prince Italien très-beau & très-bien fait, après avoir rendu ses premiers devoirs à la Reine de Misnie il s'alla échouer comme les autrs chés la Reine Gelatille, il en devint amoureux, ce qui donna beaucoup de divertissement au public ; car les Italiens étant fort Galans, il n'y vaoit jour qu'il ne fit voir chose nouvelle : on couroit la bague, les t8tes & le faquin : on faisoit des carousels : il donnoit mille sérénades, & toujours de differentes maniéres. La Princesse de Paphlagonie régadoit ces divertissemens avec plaisir, songeant avec une satisfaction intérieure combien elle étoit heureuse de voir cela pour une autre, puisqu'elle auroit été au desespoir si on en avoit autant fait pour elle, ayant une vraie horreur pour les amans. Pour la Reine de Misnie, le récit de toutes ces choses la divetissoit, & le plaisir d'en parler avec Parthenie ( dans ses lettres s'entend ) ; car le moindre zephir qu'elle eut senti à la fenêtre elle l'eût trouvé une tempête, ou un grand orage. Ce Prince fit venir des Comédiens de son pays, qui réprésentoient les plus belles Piéces du monde, en musique, & avec des machines, dont on n'avoit point encore vû de pareilles. Il avoit infiniment de l'esprit ; il étoit adroit à toutes sortes d'éxercices : il écrivoit bien, se connoissoit en Vers & en faisoit de fort agréables : il n'y avoit passions qu'il n'eut euë avant celle de l'amour, il sembloit que c'eût été pour s'y rendre plus propre, & pour se mieux faire aimer que cela étoit arrivé ainsi : car il avoit aimé toutes sortes de danses, toutes les courses dont j'ai parlé, tous les jeux d'éxercice, ceux des cartes & des dés, même je pense que cela voit été jusqu'aux jeux de la Merele, de la Poule & du Renard, tant il portoint loin les choses : pour la Poësie il en avoit été fou aussi-bien que de tous les vieux Livres : il n'ignoroit pas une Langue : il avoit aimé la peinture, & il avoit la connoissance des tableaux, celle des fleurs, des plantes, & des médailles, même des papillons & des coquilles. Il connoissoit la Sculpture : il avoit aimé les bâtimens, les jardinages & les fontaines : il avoit eu la curiosité des meubles, & des pierreries, & toutes ces choses avoient succedé les unes aux autres quand l'amour pour la Reine Gelatille vint à son tour. Il n'y avoit que l'Astrologie dont il n'avoit point eu de connoissance, & sa fortune le fit assés connoître ; car s'il eut connu l'avenir il auroit évité toutes les disgraces qui lui sont arrivées. Gelatille l'aimoit extrémement, & cela est facile à croire, puisque pardessus toutes ces bonnes qualités, il avoit celle de la nouveatué, ce qui n'étoit pas peu de chose pour elle. Leurs amours durérent long-tems, & cette longueur les diminua ; ils entrérent en jalousie l'un de l'autre à un tel point qu'ils se querellérent souvent, & même je ne sai s'ils ne s'étoient point battus ; mais tout cela n'empêcha pas qu'ils ne se mariassent ensemble sans s'aimer, car pour lors l'amour étoit tout passé ; elle s'en alla demeurer au pays de son mari, ce qui fâcha fort toute la jeunesse de cette Cour, les plaisirs finirent quasi en même tems. Cirus poursuivit ses Conquêtes ; & le Roi de Misnei s'étant attaché à ses intérêts aussi bien que le Prince Italien ils le suivirent. L'Histoire de Perse fait assés de mention de ses Conquêtes, & du progrès de ses Armes sans que j'en parle : c'est pourquoi je démeurerai toujours à nos Dames. La Princesse Parthenie s'éloigna de la Cour, & s'en alla demeurer parmi un nombre de Vierges qui s'étoient retirés pour servir aux Dieux ; c'étoit un lieu comme l'on pouroit dire maintenant un Monastere ; là elle conversoit quand elle vouloit avec ses Dames, & quand elle vouloit aussi elle voyoit ses amies. Pendant le voyage du Roi de Misnie, la Reine sa femme alloit quelquefos se retirer avec elle, dont la Princesse de Paphlagonie étoit au desespoir, n'y ayant jamais eu une vertu si libertine que la sienne : la coîture lui étoit insupportable, aussi-bien que le silence : jamais personne n'aima tant à parler qu'elle, aussi s'en aquitoit-elle admirablement bien. La Reine de Misnie étoit fort éloignée de la devotion, & ainsi elle ne confirmoit pas la Princesse Parthenie dans la resolution qu'elle avoit prise de devenir devote. Je dis de le devenir, car je sûs qu'elle s'étoit retirée avant que d'être fourt touchée, esperant cet effet du bon exemple, assurément le lieu de sa retraite étoit fort propre à inspirer de bons sentimens ; c'étoit une societé de personnes d'une vertu, & d'un merite tout extraordinaire, qui causoit même de l'envie aux gens du siécle, parce qu'il y avoit peu de personnes ailleurs qui pussent s'égaler à ceux qui composoient cette Assemblée. Un grand merite ne s'aquerant ps pour le vouloir aquerir : & la vertu étant un effet de la Grace, ne l'a pas qui veut.

Le Prince Italien fut tué dans les Guerres de Cirus, ce qui causa beaucoup de douleur à la Reine Gelatille, quoique l'on ne doive pas attendre beaucoup de tendresse d'une personne de son humeur ; elle en eut beaucoup dans les premiers momens. Elle se retira en Italie dans les Etats de son mari : ce fut là qu'elle prit amitié pour une certaine marchande qui avoit épousé par amour un Soldat estropié de la garnison d'une des places de son mari. Cette femme avoit eu quelque beauté étant jeune, cela se peut croir aisément par ceux qui auront oui dire que le Diable même étoit beau dans sa jeunesse. Cette Créature plaisoit par sa gentillesse ; car il me semble que le mot de beuté ou d'agrément seroit prophané pour elle. Cette gentille Dame dansoit, & chantoit bien ; elle jouoit du Luth : elle avoit enfin force qualités qui la faisoient souffrir dans les bonnes maisons même chés le splus grands. Elle s'amouracha de ce pauvre Soldat, parce qu'il étoit jeune, & qu'il avoit de l'esprit ; elle en avoit aussi, mais son esprit étoit peu délicat, & sans lumiéres ; & elle étoit encore aveuglée de la passion qu'elle avoit pour lui, qui l'empêchoit de remarquer combien son Amant avoit l'esprt de travers. Cette inclination se fit en un village où il étoi allé prendre l'ai rpour se remettre de la blessure dont il étoit estropié. Pour elle elle étoit à la maison des champs de son pere, qui eut cette amour desagréable, & qui défendit sa maison au Soldat, même elle n'osoit plus aller danser sous l'orme, ce qu'elle aimoit fort ; comme ils virent cela, ils firent ce qui s'appelle un trou à la nuit, ils s'en allerent, & depuis ils ne bougerent de chés la Reine Gelatille. Le mari se fit Soldat dans le château où demeuroit cette Princesse, qui prit sa femme en si grande amitié, que fermant les yeux à sa naissance, elle la fit la principale personne de sa Cour ; elle l'habilla en femme de qualité, ce qui la déguisa fort ; cet habit étoit si opposé à son air qu'elle en étoit encore plus mal. Cette femme changea tellement l'humeur de Gelatille que l'on ne la connoissoit plus ; & d'un autre côté l'amour qu'elle avoit eu pour son mari se tourna en une si grande haine qu'elle ne le pouvoit plus souffrir ; cependant le Chevalier dont j'ai parlé ne sachant où donner de la tête en son pays se fit Bandi : il courut long-tems sur la Mer, & fit toutes sortes de métiers ; enfin sachant que le mari de Gelatille étoit mort, il l'alla trouver en Italie ; & comme

Une flamme mal éteinte
Est facile à ralumer.

la Dame dont j'ai n'ai pû trouver le nom, non plus que celui de son mari, dans tous les livres où j'ai vû cette Histoire, ni même de quel pays ils étoient tant ils ont été peu remarquables, cette femme, dis-je, obligea la pauvre Gelatille à épouser le Chevalier, & à s'en aller errante sur les mers avec lui par le seul intérêt, que par ce moyen elle quitteroit ce Soldat qui lui étoit devenu un mari in suportable. Jugés quel trait c'étoit faire à un maitresse qui l'aimoit comme son amie ; & quelle pitié on doit avoir de la pauvre Gelatille. Pour moi j'avouë qu'elle m'en fait beaucoup, & qu'encore que l'on ne s'affectione point aux personnes que l'on n'a jamais connuës, je ne songe point à cette Histoire sans sentir pour elle de la compassion, au lieu que je sens un si grand mépris pour l'autre, que même cela iroit aisément à l'aversion, tant je trouve dans son procedé de sentimens bas, & de marques d'une méchante ame, & d'un coeur peu reconnoissant. La Princesse de Paphlagonie voyant qu'il n'y avoit plus de guerre dans ses Etats, & que sa mere étoit morte, se crut obligé de s'en retourner : elle devint Reine, quoique nous l'appellions toujours Princesse, & on la vint querir avec un équipage aussi pompeux que l'on en ait jamais vû en Paphlagonie. Je crois, selon ce que j'en sai, que ceux qui la venoient querir étoient vêtus à peu près comme les Polonois lorsqu'ils vinrent querir leur Reine. Ce qu'on y remarqoit de particulier c'étoit une certaine Caléche doublée d'un brocard d'or, argent & bleu, & attelée de six Cerfs pies : la Princesse qui avoit toujours été nourrie à crainde le chaud & le froid par la Reine de Misnie, s'écria : Seigneur Dieu, me veut-on faire mourir de m'envoyer une telle voiture, il vaudroit autant que j'allasse à cheval ; ce qui étoit une action fort redoutable pour elle. A l'instant on lui fit voir une Litere de cristal de roche, ce qui la satisfit fort. Les adieux de la Reeine sa tante ; & d'elle furent du dernier tendre. Pour moi je m'imagine que sa tante lui dit : Ah petite ! ah mignonne ! le moyen de vous quitter ; mai sau moins on vous écrira. Il faudra songer pour se mettre l'esprit en repos, que nous sommes enrhumées toutes deux : que vous êtes là-haut dans votre lit, & moi dans le mien : & je m'imagine encore que la Princesse lui répondoit : En effet il faut bien croire cela, Madame ; car autrement on seroit au desespoir. Elle partit, & elle fut reçuë dans ses Etats avec des applaudissemens nompareils ; on ne peut point nombrer les troupes qui étoient sous les armes, ni la quantité de chars qui vinrent au-devant d'elle. On m'a promis de me faire voir un Livre où sont tous les Vers que l'on fit pour elle, & les devises qui étoient par tout. Un de ses Serviteurs les recueillit, & les augmenta de quelques Epigrammes, ayant un talent particulier pour cela. Un des beaux esprits de ce tems, & qui est de l'Académie les a traduits. Rien n'étoit égal à la oie de ses Peuples, ni à sa prosperité. Elle dormoit quinze heures, & ne donnoit ses Audiances qu'aux flambeaux ; sa chambre & un grand nombre d'autres que l'on passoit pour y arriver étoient éclairées de milles lustres plus beaux, à ce que je crois, que ceux que nous voyons maintenant. Elle ne vivoit que de consommés, ne mangeoit que des ortolans, & d'autres viandes de cette délicatesse, & beaucoup de confitures, car elle les aimoit fort : elle étoit toujours couchée sur un lit de repos, d'où elle ne levoit sa tête qui étoit sur mille petits oreillers, pour personne : elle ne sortoit point, dès que l'on l'importunoit elle faisoit sortir le monde, & envoyoit querir qui il lui plaisoit : mais helas ! il lui survint un embaras qui lui causa bien du chagrin. Le Chevalier étant couru par d'autres Bandis qui etoient les plus forts fut obligé de s'échouer dans un port de Paphlagonie, ou ayant pris terre avec sa tropue, ils s'informerent de ce qui s'y passoit, & de la Reine ; on leur conta la vénération qu'on avoit pour elle. Cette maudite créature, que nous n'avons point nommée, mais qui ne sera que trop remarquable par ses méchancetés, dit qu'il falloit troubler ses Etats, & en profiter ; & s'adressant à sa troupe : Laissés-moi faire, s'écria-t-elle. Composant des Placards contre la Princesse, elle les envoya afficher par tout : la Princesse qui est fort promte, & qui n'aime pas qu'on lui manque de respect fit chatier quelques uns de ceux qui s'en trouverent saisis, quoiqu'ils n'en fussent pas coupables ; & comme elle vit que l'insolence continuoit, elle continua les chatimens de même. Cela soûleva les esprits, & il le fit quelque maniere de revolte. Le Bandi & sa suite se mirent à la tête des Rebelles ; & ces troubles durerent quelques tems, pendant que la Princesse envoya demander du secours à ses Alliés. Il y avoit long-tems que les Amazones désiroient de s'allier avec elle, & même il y avoit un Ambassadeur de la part de leur Reine, à qui elle accorda ce qu'il demandoit il y avoit long-tems. La Reine des Amazones vint avec des Troupes fort lestes & fort aguerries ; elle tailla en piéces tous ces Revoltés ; chassa les Conjurés hors de la Paphlagonie, & notre Princesse demeura sur son Trône triomphante de tous ses Ennemis. Le Bandi & sa troupe s'embarquerent, & continuerent leur train ordinaire. Comme c'étoit des gens qui ne respiroient que feu & flamme, & qui ne pouvoient demeurer en un lieu où regnoit la paix. Ils apprirent qu'en Thrace il y avoit de grands troubles, ils jugerent que c'étoit un parti à prendre pour eux ; ils se rembarquent, & ils y parviennent ; mais incontinent après leur arrivée la paix se fit, ce qui les embarassa extrêmement, neanmoins ils n'y furent pas long-tems qu'ils y trouverent un emploi digne d'eux. Il y avoit là une maniére de Ministre de ce Roi de Thrace qui avoit fait sa fortune dans les derniers troubles, & qui étoit bien aise de donner des marques de son élevation en toutes choses : m89eme pour imiter les Souverains il se faisoit bâtir un Serail, & comme d'ordinaire ces lieux-là sont remplis d'Esclaves de toutes nations, il jugea qu'il étoit bon de les faire gouverner par des gens qui eussent quelque politesse, il entendit parler de ces Etrangers nouvellement arrivés : & les jugeant propres à le servir, il les envoya querir & leur communiqua son dessein. Ils accepterent cette commission avec la plus grande joie du monde ; ne sachant plus où donner de la tête, & on leur donna le gouvernement de ce Serail. Cet emploi nous paroît une chos bien odieuses ; mais en un pays où l'on ne connoissoit point le Christianisme, & où la coutume étoit d'avoir quantité de femmes, cela étoit une chose ordinaire. Il faut pourtant avouer que c'étoit une étrange reduction, après avoir commandé dans un grant Etat comme Gelatille, de Reine se voir reduite à servir des personnes si inferieures. Quand cette nouvelle vint à la Princesse de Paphlagonie elle en fut fort étonnée, quelque sujet qu'elle eut de ne pas aimer ces gens-là, elle eut pitié du Bandi, & de la Reine, de s'être laissés entrainer à une si abjecte condition, par les mauvais conseils de la créature qui les avoit ainsi perdus. Cette malicieuse femme n'y trouva pas son compte elle-même : après avoir jetté la Reine dans cet abîme, elle commença à se vouloir séparer d'elle : elle la voyoit quelquefois ; mais elle alloit blamant la conduite qu'elle lui avoit inspirée. C'est proprement comme mettre les gens dans un bourbier, & les y laisser. Depuis pour se faire une autre societé, cette femme s'attacha à une caballe de Thraciennes qui demeuroient auparavant sur la frontiere ; ensorte que la derniére guerre avoit pillé leurs biens, & les avoit chassées de leurs maisons. Ces Dames de campagne avoient de l'esprit ; mais l'âge, & leurs déplaisirs avoient tout-à-fait terni ce que la nature leur avoit donné de beauté, dont elles étoient bien fâchées, ne sachant par où se faire valoir. Elles avoient quelque chose d'agréable dans la conversation : car elles étoient fort railleuses, & cela plait quelquefois. Desorte qu'elles attiroient du monde chés elles : voilà la maniére dont elles se firent connoître. Elles avoient de la vertu ; mais elles croyoient qu'il n'appartenoit pas aux autres d'en avoir, & elles méprisoient toutes celles qui en avoient ; leur imaginant des défauts, si elle sn'en avoient pas, ou les exagerant pour peu qu'elles en eussent : enfin elles critiqoient tout le monde, & on leur rendoit la pareille. La Dame sans nom commença à rénier Gelatille, & à blâmer ses desseins, aussi bien que ces autres Dames avec qui elle s'étoit associée ; mais pourtant le besoin qu'elles eurent du Ministre fut cause qu'elles la visiterent, non pas dans le Serail, car bien qu'elle on prit le soin elle n'y demeuroit pas. quand on disoit à ces Dames qu'elles hantoient des personnes moins austères qu'elles, elle s'en défendoient fort, ayant pour coup sur de chercher leur conte, & puis de se moquer des persones qui le leur faisoient trouver. Elles s'aviserent de faire des railleries de la Princesse de Paphlagonie. Rien n'est plus éloigné des belles ames que d'envier la prosperité des autres, & quelquefois en cherchant le foible de ses ennemis, on montre le sien. Elles en firent de même ; car elles ne purent trouver de foiblesse en la Princesse, & ne firent que montrer leur mauvaise volonté, & l'envie secrette qu'elles avoient de sa bonne fortune. elles porterent Gelatille à retourner lui fair la guerre, & à mettre le ministre dans ses intérêts pour fournir aux frais de la guerre ; il l'entreprit volontiers, comme il a de coutume de faire toutes les choses d'éclat ; mais leur dessein ayant été divulgué, le bruit en vint jusqu'à la Reine des Amazones, qui en donna avis à la Princesse de Paphlagonie. Elle lui manda qu'elle ne se mit point en peine : qu'elle la tireroit de cette affaire, aussi bien que de l'autre ; qu'il étoit au dessous d'elle de demeurer sur la défensive avec des personnes si inégales ; qu'elle y donneroit reméde dans le principe de ses mauvais desseins, & en empêcheroit le progrès de hauteur & d'autorité. La redoutable Amazone envoya un Ambassadeur au Roi de Thrace pour lui faire des plaintes de son Ministre, & de Gelatille. Cette genereuse Reine, & le Roi de Thrace avoient liaison ensemble, leur Traité de Paix & d'Alliance ayant été renouvellé depuis peu. Le Roi envoya querir le personnage, & lui faisant la réprimande qu'il méritoit lui ordonna de s'en aller trouver la Reine des Amazones pour la satisfaire sur toutes les choses enquoi il auroit pû manquer envers la Princesse de Paphlagonie, laquelle par ce moyen eut la satisfaction que la Reine des Amazones lui avoit fait esperer. Gelatille & les autres voyant qu'il n'y avoit plus rien à faire voulurent avoir recorus à la misericorde de la Princesse de Paphlagonie, & pour cela employerent la Princesse Aminte, amie particuliére de notre heroïne. Aminte partit de Thrace, elle arriva en Paphlagonie, ce qui donna beaucoup de joie à la Princesse, qui la reCut avec tout l'accueil imaginable : elle la regala de tous les plaisirs qui se peuvent imaginer. Elle crut bien qu'Aminte avoit quelque proposition à lui faire ; car cette Princesse avoit un esprit de pacification, & portoit la paix par tout où elle alloit. C'étoit une personne aimable & aimée de tout le monde ; qui n'a jamais fait que du bien, & qui a toujours empêché le mal autant qu'elle a pû. Elle avoit des charmes dans l'esprit qui se faisoient connoître à tous ceux qui l'approchoient ; mais qui ne se peuvent exprimer. Jamais personne n'a mieux su qu'elle conserver l'affection de ceux qui étoient le plus mal ensemble, ni être si bien venuë chés les ennemis des gens qu'elle venoit de quitter. Rien n'étoit bien sans elle : les maisons qu'elle ne vouloit pas honorer de ses visites étoient desertes & décriées : enfin son approbation seule faisoit valoir ceux qu'elle en jugeoit dignes ; & pour bien debuter dans le monde, il falloit avoir l'honneur d'être connu d'elle. C'est une chose qui semblera difficile à croire ; mais je l'ai su de fort bonne part : elle étoit fille de la Déesse d'Athenes qui vivoit en ce tems-là, & qui fut adorée, dès son vivant. Cette Deité étoit si honnête, si savante, & si sage, que c'est sans doute ce qui a donné sujet à la Fable de dire qu'elle étoit née de la tête de Jupiter, & qu'elle avoit toujours été fille. Toute reverée qu'elle étoit elle s'humanisoit quelque fois : elle écoutoit les priéres, & les voeux d'un chacun, & y répondoit à toute heure sans distinction de la qualité, mais bien de la vertu, & souvent sans qu'elle en fut requise. Lorsque des personnes prophanes ont eu la témerité d'entrer dans son Temple elle les en a chassés vec toutes les fulminations dignes d'un tel Sacrilege, & leur a donné toutes les maledictions qu'elle jugeoit à propos, pour tâcher de corriger la perversité de leur naturel, par la crainte, puisqu'à sa vuë ils ne s'étoient point rendus à sa douceur. Jamais il n'y en eut de pareille, pour moi j'aurois toutes les envies du monde d'aller à Athènes pour la voir, si cela se pouvoit encore ; car je me persuade que j'aurois grande satisfaction de l'entendre. Je la crois voir dans un enfoncement où le Soleil ne penetre point, & d'où la lumiére n'est pas tout-à-fait bannie. Cet Antre est entouré de grands vases de cristal plein des plus belles fleurs du Printems, qui durent toujours dans les jardins qui sont auprès de son temple, pour lui produire ce qui lui est agréable : autour d'elle il y a force tableaux de toutes les personnes qu'elle aime ; ses regards sur ces portraits portent toute bénédiction aux originaux. Il y a encore force livres sur des tablettes qui sont dans cette Grotte ; on peut juger qu'ils ne traitent de rien de commun. On n'entre dans ce lieu que deux ou trois à la fois, la confusion lui déplaisant ; & le bruit étant contraire à la Divinité, dont la voix n'est d'ordinaire éclatante que dans son couroux lorsqu'elle lance les tonnerrres, celle-ci n'en a jamais, c'est la douceur même. La devotion que j'ai pour elle fait que je m'écarte un peu de mon sujet pour en parler ; mais je suis assurée que je n'ennuyerai point le Lecteur en parlant d'une chose si adorable.

La divine Aminte sa fille après avoir été quelques jours en Paphlagonie ne manqua point de parler à la Princesse du sujet qui l'amenoit. La Princesse lui répondit que la Reine des Amazones l'ayant traité si obligeament dans tout le cours de ses affairs, elle ne pouvoit rien répondre sans lui en donner part. Elle depêcha en toute diligence vers elle, & lui fit savoir les propositions. La Reine manda que quelqu'égard que l'on dût avoir pour toutes les choses dont Aminte se mêloit, la Princesse ne devoit rien écouter sur ce chapitre, & que l'on ne devoit jamais parler de ces personnes, qui étoient indignes de la bonté qu'Aminte avoit pour elles, & qu'il falloit les ensevelir dans un oubli éternel. Aminte reçut avec beaucoup de respect la réponse de [la] Reine des Amazones, & fut satisfaite du procedé de la Princesse ; car elle entendoit raison mieux que personne du monde.

Alors il y avoit en Sirie un Roi de Damas, qui s'étant marié par une avanture bizare à une Princesse des Celtes, envoya un Ambassadeur à la Princesse de Paphlagonie lui donner part de son mariage à cause de la parenté qui étoit entre eux. L'Ambassadeur lui contant comme la chose s'étoit passée, lui disoit que son maître voyageant comme un Chevalier Errant dans un pays si éloigné du sien rencontra cette Princesse qui avoit nom Galathée, & qu'à l'instant il en étoit devenu amoureux, aussi étoit-elle d'une exquise beauté. Sn pere étoit Roi des Pictes, Peuples des plus éloignés des Celtes, avoit beaucoup d'enfans, & elle n'avoit jamais été l'inclination de sa mere, desorte que l'un & l'autre furent bien aises de donner au Roi de Damas la satisfaction qu'il desiroit. Il la vit, il l'aima ; le mariage fut resolu, & il l'épousa en vingt quatre heures. Sa condition plaisoit à Galathée : l'exterieur de sa personne lui revenoit moins ; & pour les bonnes & mauvaises qualités de son ame elle ne les pouvoit connoître en si peu de tems ; elle eut bien desiré que la chose n'eut pas été si précipitéwe ; mais je crois que la raison qu'elle en avoit n'étoit pas tant de le vouloir connoître, que la connoissance qu'elle avoit de l'amour d'un Prince des bords de la Garonne. Ce Prince étoit jeune, bien fait en grande estime, puissamment établi par les belles charges qu'il avoit auprès du grand Empereur des Celtes, & possedoit les plus belles maisons du monde, & dans le voisinage du pere de Galathée. Il commandoit pour lors les armées de son pere, pour mettre à la raison quelques Villes qui s'étoient revoltées contre lui. Je ne sai si Galathée étoit fort assurée de l'épouser ; mais la simple esperance qu'elle en avoit lui sembloit plus avanageuse que le parti qui se presentoit. Pour éloigner ce mariage elle se servit de tous les moyens qui lui furent possibles. Voyant que tous lui avoient manqué, & étant devant celui qui étoit proposé pour recevoir leur foi, elle dit qu'ils étoient parens : je pense qu'elle ne dit pas au degré défendu, puisque cela n'a été resolu qu'au Concile de Trente ; mais assurément il y avoit quelque regles dès ce tems-là, que nous ne savons point. Comme on l'appelloit elle surprit fort la compagnie, & son pere & sa mere plus que tout le reste. Je pense que l'époux ne le fut ps moins, car en Damas on n'est pas accoutumé à de semblables traits. Son pere & sa mere la gronderent, & tournant la chose en plaisanterie tâcherent de la faire prendre ainsi à sa Majesté Damasquine : ce Prince avoit fort peu de politesse, & il avoit si peu été parmi les Celtes qu'il n'avoit pû en prendre les moeurs, quoique sa femme eut bien du regret à quitter son pays ; elle avoit grande impatience de s'en aller pour en faire partir son mari, qui lui faisoit honte : & s'il eut voulu s'en aller seul, elle en eut été bien aise ; mais il ne voulut pas. Ils partirent, & comme ils furent prêts de ses Etats, un Prince son beau frere vint au devant d'elle qui lui fit la reverence. Elle lui fit une petite inclination de la tête, & ne le salua pas, quoique ce fut la mode du pays. Lorsqu'elle fut arrivée dans son Palais au lieu de se montrer à ses Sujets, elle se mit sur son lit avec son masque, & ne l'ota point de tout le jour, même les jours suivans elle le mettoit souvent : quand ses belles-soeurs la vinrent visiter elles la trouverent sur un lit qui filoit sa quenouille. On dit qu'en Damas l'usage est d'aller mener les Dames qui vous viennent voir dans leur chambre. Galathée ne prit point cette peine, se tournant vers ses belles soeurs : Vous êtes nées céans, leur dit-elle, vous en savés mieux les estres que moi qui y arrive, c'est pourquoi allés en vos chambres vous en savés le chemin. Elle vêcut dans ce Royaumes les premieres années avec une grande hauteur, n'en voulant apprendre, ni la langue ni les coutumes ; cela fini elle les apprit, & se fit aimer des Sujets de son mari. Voilà la relation que l'Ambassadeur de Damas fit à la Princesse de Paphlagonie, qui eut lus de joie de la fin que du commencement de cette avanture, étant bien aise de la satisfaction qu'avoit alors le Roi son Cousin : & ayant été en inquietude des peines qu'il avoit euës dans le commencement de son mariage. A la verité on pouroit excuser la Reine sa femme de s'être ainsi masquée dans son avénement à la Couronne, parce que les Damasquines ont le regard rude : & possible craignoit-elle que la trop grande attention qu'elles avoient à la regarder ne lui écorchassent le tein, qu'elle avoit beau par excellence, & qu'elle conserva toujours avec soin. Quand on fait les choses sur quelque fondement, encore cela est-il excusable : mais il lui arriva un accident peu de jours après, qui causa bien du chagrin au Roi son mari. Elle étoit allée à la promenade sur un de ses chevaux de manége : se promenant dans un bois, le sentier n'étoit pas droit, elle donna un coup de canne à son cheval, qui s'emporta comme dans une carriere, il sautoit les haies, les fossés & les buissons, & la Reine ayant eu peur tomba sur des épines ; elle avoit oublié alors à mettre son masque, & elle eut le visage, la gorge & les bras un peu écorchés, elle en fut quitte pour cela. Mais puisque nous sommes sur les Ambassades il est bon d'ajoûter encore une particularité qui ne sera peut-être pas des moins considérables de cette Histoire Paphlagonique. Il revint un Ambassadeur extraordinaire, que notre Princesse avoit envoyé en grande diligence vers la Reine Uralinde, pour une affaire importante. Il avoit demeuré un an à son voyage, ce qui étonnoit fort toute la Cour de Paphlagonie, parce qu'il mandoit dans toutes ses lettres qu'il partiroit au plutôt pour s'en revenir, & que le Royaume d'Uralinde n'étoit pas excessivement éloigné de Paphlagonie : enfin à son retour la Princesse lui demanda le sujet d'un si long retardement, & il lui dit, que le lendemain de son arrivée il avoit vû la Reine, qui l'avoit reçû avec tous les honneurs possibles, & avec toutes les marques d'un grand respect, & d'une grande affection pour elle ; que le même jour elle lui avoit promis de le depêcher au plutôt, & de donne à la Princesse toute la satisfaction qu'elle pouvoit desirer dans l'affaire qu'il lui avoit communiquée ; mais que depuis ce tems-là ayant sollicité ses dépêches, & son Audience de congé on l'avoit toujours remis de jour à autre sans lui en dire la raison : qu'enfin avec bien de la peine il avoit découvert que le jour de sa premiere Audience, cette Reine ayant été jouer (ce qu'elle faisoit tous les jours) elle avoit perdu, & s'étoit mise dans l'esprit que l'Ambassade & l'Ambassadeur lui avoient porté guignon : desorte qu'elle n'avoit pas voulu qu'il revint depuis, parce qu'elle gagna, & qu'elle eut peur de perdre sa bonne fortune par une seconde vuë de ce visage qui l'avoit choquée. Et comme sa fortune avoit duré onze mois ce fut ce qui causa le long retardement. Au bout de ce tems la Reine ayant perdu une fois, & ayant été pressée au sortir du jeu de l'expedier, elle avoit répondu : J'y consens, aussi-bien je suis en malheur : & dès qu'il avoit eu sa réponse, il étoit parti à l'instant. La Princesse le questiona fort de la beauté du pays, & de la demeure de la Reine : il lui dit que le pays étoit fort beau, & que sa maison étoit admirablement belle ; mais que si quelqu'un y eut voulu trouver quelque défaut comme d'ordinaire on en peut trouver aux plus grands ouvrages, n'y en avant point de parfaits, elle faisoit mettre ces Critiques-là en prison. La Princesse lui demanda si la maniére de s'habiller dans la Cour d'Uralinde étoit semblable à celle de Paphlagonie, il répondit qu'il y trouvoit peu de difference, que cette Reine étoit toujours très-superbement vêtuë ; qu'elle avoit des assortimens de toutes sortes de pierreries d'une beauté extraordinaire : qu'elle avoit une affection fort vive pour les Bijoux : enfin que rien n'étoit mieux qu'elle, tant en ce qui dependoit de l'art, que des beautés de la nature. Il ajouta qu'il avoit remarqué qu'en donnant sa main à baiser elle montroit son coude, ce qui l'avoit surpris d'abord : mais que le cosiderant mieux, il l'avoit trouvé d'une beauté si extraordinaire, qu'il avoit jugé qu'elle avoit raison. Il lui dit encore, que comme il hantoit les Dames de la Cour de cette Reine, parce qu'il avoit été assés long-tems inutile pour chercher ce divertissemnt, s'étant écrié un jour en fort bonne compagnie sur l'ajustement de la Reine, quelqu'un lui avoit répondu : vraiment elle n'est pas toujours ainsi, elle est quelquefois quinze jours sans changer de linge, avec une robe grasse, des rubans sales, les cheveux dans la même negligence, faute de se peigner ; & le tout de peur de changer sa fortune au jeu, son scrupule étant si grand qu'elle fait garder jusqu'aux épingles dont elle étoit vêtuë le jour qu'elle a gagné, & s'il en manquoit une, ou qu'on la lui changeât, toute sa Cour seroit en consternation. Qu'au reste c'étoit la meilleure femme du monde, & que ses Peuples l'adoroient, qu'elle étoit bonne & familiere, qu'elle avoit beaucoup d'esprit, & l'avoit fort agréable dans la conversation. Il n'y a qu'au jeu, disoit le chef de l'Ambassade, où elle n'est pas toujours de bonne humeur. Elle traite fort bien les gens de haute qualité, & les fiat souvent manger avec elle ; car elle n'aime pas à garder la gravité en mangeant. Sa table est servie manifiquement ; mais, Madame, il y a bien des mets dont votre Majesté ne mangeroit pas. Et quoi, dit la Princesse ? de Gigots de mouton à l'ail, répondit l'Ambassadeur, des Barberobert, des Pigeons à la poivrade, des Canards à la dodine, des Pâtés froids & chauds, des Pigeoneaux en compote, le tout fort poivré & assaisoné avec oignons ou échalotes ; & pour son fruit des Saussissons de Boulogne, & des Cervelats, elle trouve que cela lui fortifie l'estomach : & elle me dit dans ma derniere Audience, qu'elle seroit d'avis que votre Majesté s'en servit. La Princesse demanda quelle étois sa boisson ordinaire : l'Ambassadeur répartit, que depuis que les Peuples de la Phocide avoient fondé une Colonie dans le pays des Celtes, elle faisoit venir ses vins de ce pays-là, & vous remarquerés que c'étoient les vins de Condrieux, & de la Cioutat, qui étoient déja en vogue dès ce tems-là ; comme aussi, à ce que dit le même Ambassadeur, elle fait encore venir du vin d'une contrée qui n'est pas fort éloignée de celle-là ; & par la description qu'il lui en fit tous les auteurs qui ont traité cette Histoire, Grecs, Arabes, ou Latins, ont jugé que c'étoit l'excellent vin de Mâcon, dont jamais la Reine de Damas ne perdi tle goût : quelqu'eloignée qu'elle put être du pays qui le produit, elle en faisoit venir jusqu'en Damas, & en envoyoit tous les ans aux étrennes à Uralinde, dont les Etats étoient voisins des siens. Mais la Princesse,, continuant ses questions : Prend elle de l'eau de veau, ou un bouillon le matin, dit-elle, à son Ambassadeur ? Non, Madame, dit-il, elle boit un grand trait de ces excellens vins avec une rotie dedans, & ne mange jamais de potage. Quoi ! elle ne boit point l'après dînée de limonade ? Point du tout, elle ne mange même ni confiture ni fruit. Ce discours m'échauffe, dit la Princesse, & toutes ces viandes si salées & si épicée me prennent à la gorge. On courut promtement aux offices, & on lui apporta deux grands traits d'eau de jasmin qu'elle but soudain pour se rafraîchir, & la suite de la Relation acheva de dissiper les vapeurs chaudes qui lui étoient montées à la tête ; car l'Ambassadeur conta comme Uralinde aimoit la Musique, & le plaisir qu'elle prenoit à l'entendre : il dit que ceux qui l'aimoient comme elle, y en avoient beaucoup ; mai sque ceux qui n'y donnoient pas une attention telle qu'elle eut voulu étoient contraints de sortir, qu'autrement cette Reine eut toujours grondé. On sut encore par cette Relation que les dedans de sa maison avoient été tous renouvellés & changés par son ordonnance. en verité, disoit cet éloquent Ministre, rien n'est plus galand, plus commode ni plus superbe : mais elle a une fantaisie dont les plus sages de son Royaume sont fort étonnés : c'est qu'elle ne couche qu'au grenier, encore c'est avec une si grande précaution contre le bruit que lui pouroient faire les rats, qu'il y a un de ses principaux Officiers qui n'a point d'autre soin que de les empoisonner, & cette Charge est si considerable dans son état, qu'on ne la donne que pour recompense de grands services, & q aun homme fort expérimenté dans les grandes affairs. Comme elle m'a commandé de convier votre Majesté de l'aller visiter, je ne lui en dirai pas davantage, elle m'a assuré qu'elle vous traiteroit à votre mode : la Princesse dit qu'il falloit attendre en tems favorable pour cela. L'Ambassadeur ajouta qu'il avoit oublié de lui dire qu'on attendoit en ce pays là la Reine des Amazones au Printems ; la Princesse témoigna qu'elle feroit bien aise de prendre le même tems pour visiter Uralinde : & congédiant l'Ambassadeur, lui fit connoître qu'elle étoit satisfaite de lui.

Je n'ai point dit comme l'Autre ( on se souvient bien que l'Amour s'appelloit ainsi en Paphlagonie ) regnoit dans tous les Etats voisins ; mais cela se doit entendre. Qui est maître du coeur des Rois, & des Souverains l'est toujours de tout ce qui est sous leur domination. On ne rencontroit sur la frontiere qu'Ambassadeurs, & l'on ne trouvoit dans les grands chemins que Messagers qui portoient lettres douces ; mais on jettoit toutes ces lettres au feu sans les lire, & l'on renvoyoit les Ambassadeurs beaucoup plus vîte que la Reine Uralinde n'avoit renvoyé celuy de Paphlagonie. Un matin entre l'aube & le lever du Soleil, dans un beau jour d'Eté, la Princesse s'éveilla, & ouvrant son rideau elle vit Diane qui lui fit force complimens & amitiés pour la remercier du bon exemple qu'elle avoit donné dans le monde, & pour la louer de la constance qu'elle avoit euë à demeurer pure comme elle. Elle lui dit que cela méritoit qu'on la déifiât, & que la chose été resoluë dans le conseil de tous les Dieux ; que ceux qui faisoient voeu de Virginité s'adresseroient desormais à la Princesse de Paphlagonie aussi bien qu'à Diane même : & que bien loin d'être jalouse des Autels, & des Sacrifices qu'elle lui ôteroit, elle se tiendroit honorée d'être associée à elle, & d'être sa compagne. La Princesse toute ravie & toute surprise, ne savoit ce que c'étoit, ni ce qu'elle devoit répondre, & cette éloquence qui lui étoit si naturelle fut muette en ce moment. Diane l'enleva avec l'aide de ses chastes compagnes, & au lieu qu'elle va chassant & errant dans les bois, attendu l'humeur sédentaire de notre Princesse, il fut arrêté qu'elle demeureroit en l'air dans une gloire fixe, sans bouger de la même place ; si non qu'en certains jours de l'année, on la verroit en Paphlagonie avec toute la beauté qu'elle a jamais euë, & plus encore s'il se pouvoit comme Melusine à Lusignan : enfin être dans la gloire, c'est tout dire, & même davantage que si on particularisoit, car on n'a point encore fait de description d'une gloire immortelle : la gloire de Niquée est une chose prophane, & outre qu'elle n'est qu'une imitation de celle-ci, elle n'en peut donner qu'une très-imparfaite idée.

Fin de l'Histoire de la Princesse de Paphlagonie.

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