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Troisième Partie


CHAPITRE V

(1682 -- 1684)

Le temps des eaux vint : je parlai de mon voyage de Forges. Je fus un jour dîner à Choisy : le duc du Maine y vint avec moi ; M. de Lauzun vint l'après-dînée. Il avoit été à la chasse avec Monseigneur à Vincennes : il alloit souvent lui faire sa cour à ces voyages-là. Monseigneur le traitoit fort bien ; il avoit dîné ce jour-là avec lui. M. de Lauzun me témoigna la douleur qu'il avoit que le roi lui eût défendu d'aller à Eu, et qu'il auroit été ravi d'y venir. J'écrivis à madame de Montespan, qui me manda que cela étoit faux et que le roi trouvoit fort bon qu'il me suivît et qu'il me fît sa cour partout où je serois. Je lui montrai la lettre : ce qui le fâcha beaucoup, quoiqu'il voulût paroître bien aise, mais au désespoir de n'avoir point d'équipage, comme si à Paris on ne trouvoit pas en un moment tout ce que l'on a affaire. Je partis : il me dit fort qu'il partiroit le plus tôt qu'il pourroit. Il fut trois semaines sans venir ; pendant ce temps-là il écrivoit tous les jours pour marquer son impatience ; c'étoient de mauvaises excuses. Il fut à la noce de M. de Blainville,1 fils de M. Colbert, qui épousa mademoiselle de Tonnay-Charente, une héritière de la maison de Rochechouart. La noce se fit à Sceaux ; madame de Montespan y étoit, qui m'écrivit : « J'ai été tout étonnée d'y trouver M. de Lauzun, se faisant de fête chez M. Colbert, y étant venu sans être prié. Je lui ai dit qu'il étoit là fort hors d'œuvre et s'il n'avoit pas honte de n'être pas à Eu ; il m'a répondu qu'on ne trouvoit aucune sorte de voiture pour aller à Eu. La réponse m'a paru extraordinaire. » Je fis réponse et lui mandai qu'il avoit tant dit de fois que l'on ne manquoit de rien quand l'on vouloit et que l'on avoit de l'argent, et que l'on lui disoit qu'il trouvoit toujours des expédients a tout ; mais que cette fois-là on étoit pour lui comme le chien du bateleur est pour le roi d'Espagne, boiteux quand il faut sauter. Elle me répondit que la comparaison étoit fort juste, mais qu'il étoit fort mal agréable pour les gens qui obligent, après tant de grâces reçues, de parler ainsi d'eux ; que l'ingratitude lui étoit insupportable.

Après trois semaines, il vint accompagné de l'évêque de Dax. Il trouva le château beau, qu'il avoit un air de grandeur, et il est vrai que je l'avois fort bien fait accommoder. Le lendemain je fus me promener à la chasse à la tirasse ; puis il galopa, se perdit dans la plaine et ne revint qu'à neuf heures, que j'étois prête à me retirer. Prenant des eaux, je me levois matin pour les prendre : tout le monde me venoit faire la cour à cette heure-là ; lui ne venoit qu'à onze heures, lorsque j'allois à la messe, puis alloit dîner et se reposer après ; et souvent il montoit à cheval et ne venoit qu'à l'heure que j'ai dite. En quinze jours qu'il fut ici, on le vit très-peu.

Il fut un jour à la ville : on me dit que c'étoit pour parler à un courrier que M. le Prince lui avoit envoyé. De mes gens le reconnurent : à l'heure où il entra, je lui demandai [le sujet] ; il ne voulut pas le dire. Comme M. le Prince ne lui avoit jamais fait l'honneur de l'aimer, j'en fus surprise ; mais il le voyoit souvent chez madame de Thianges, depuis son retour : je n'en sus pas davantage. Un jour ou deux après, il reçut des lettres et il dit que l'on lui mandoit que madame la comtesse de Lauzun se mouroit : il parut affligé, même pleura et s'en alla dans le dessein de l'aller trouver, pour voir s'il ne contribueroit point à sa conversion : car elle étoit de la religion ; mais en arrivant à Paris, il sut qu'elle étoit guérie. Il ne partit point.

Dès que mes eaux furent finies, je m'en allai à Paris, afin de suivre le roi à Chambord. M. de Lauzun vint au-devant de moi à une lieue en deçà de Gisors, fort fâché, à ce qu'il disoit, d'avoir été obligé de partir d'Eu, où il se plaisoit beaucoup. On partit pour Chambord. M. et madame Colbert lui conseillèrent d'aller voir madame la comtesse de Lauzun. Le roi n'étant point à Paris, le parlement en vacance, il ne restoit à Paris que des marchands ; qu'il se donneroit quelque mérite auprès du roi d'aller travailler à la convertir. Il apportoit toutes les difficultés imaginables à ce voyage. Je ne comprenois ni pourquoi il en usoit ainsi, ni pourquoi on le pressoit tant de le faire ; mais c'est que cet empressement qu'il avoit pour mademoiselle Fouquet paroissoit ridicule à tous ses amis, d'autant plus que la demoiselle l'étoit beaucoup. Enfin il se détermina ; il partit quinze jours après la cour. Le comte d'Auvergne me dit : « J'ai laissé M. de Lauzun à Orléans ce matin ; il est allé à Beauregard chez Fieubet. » En sortant de la comédie, je trouvai un gentilhomme qu'il m'avoit envoyé ; il m'écrivoit qu'il me prioit fort d'aller le lendemain voir madame de Fieubet et d'y amener madame de Montespan ; que nous ne pouvions pas lui refuser cette grâce. Madame de Montespan lui manda qu'il étoit fou et qu'il devoit passer le plus vite qu'il pourroit ; qu'il ne songeoit pas qu'il étoit à deux lieues du roi et qu'il écrivit une lettre en partant de Beauregard, que l'on pût montrer au roi. Tout d'un coup, quand j'en fus là de ma lettre, elle me dit : « Envoyons-lui une lettre toute faite qu'il écrira. » Nous lui envoyâmes, et ce lui fut un prétexte pour demeurer encore un jour à Beauregard, dont nous le grondâmes bien. On montra la lettre au roi, qui l'approuva fort, et madame de Maintenon aussi.

Il ne se passa rien à Chambord, dont je me ressouvienne. On revint à Fontainebleau, et moi à Choisy, étant fort enrhumé, la reine la fut aussi : ç'a été là le commencement de son mal. Je reçus une lettre de l'arrivée de M. de Lauzun à Lauzun, où il disoit qu'il s'ennuyoit fort, quoiqu'il n'y eût que deux jours qu'il y étoit. Il avoit écrit à M. de Périgueux, qui est son évêque, pour le prier d'aller à Lauzun voir madame de Lauzun, pour tous ensemble faire leur possible pour la convertir ; qu'il lui avoit mandé qu'il étoit malade et qu'il avoit bien peur de revenir sans le voir. Je trouvai cette lettre de mauvais sens : premièrement de n'avoir pas été voir M. de Périgueux au lieu de lui avoir envoyé un gentilhomme, et de revenir sans s'être donné aucun mouvement pour une affaire pour laquelle il étoit allé là exprès, et de l'importance dont elle étoit, par l'impatience de retourner à Paris, où il n'avoit que faire. Je lui écrivis ce que je viens de dire ; mais il reçut ma lettre à Paris, où il lui arriva une belle aventure.

Je fus tout étonnée, sans le savoir arrivé, comme je me promenois, de le voir entrer dans le jardin de Choisy. Je trouvai fort à redire à son retour ; à quoi il n'eut rien à répondre à toutes les raisons, qui l'auroient obligé à demeurer plus longtemps à Lauzun, sinon : Je m'ennuyois ; je n'aime pas la campagne. C'étoit la veille de la Toussaint ; il s'en retourna et sa visite fut fort courte ; car il n'aime pas à être contrarié, quoiqu'il contrarie volontiers les autres. Un jour ou deux après, un homme, qui étoit amoureux d'une demoiselle qui étoit à l'Abbaye-aux-Bois, crut que l'homme de qui il étoit [le rival], sortoit le soir en chaise2 ; il fit arrêter les porteurs et commença par lui dire qu'il lui donneroit mille coups. M. de Lauzun sortit et parla ; cet homme lui fit de grandes excuses et lui dit, je crois, pour qu'il avoit eu dessein. On se moqua fort de lui, et il l'a bien désavoué. Je le sus quelques jours après, quoiqu'on eût pris grand soin de me le cacher, comme toutes les fredaines qu'il faisoit.

En revenant de Chambord, madame la princesse d'Harcourt,3 qui s'attache fort à la faveur et peu aux personnes, son amitié étant fort intéressé (quand madame de Montespan y étoit, elle ne bougeoit de chez elle, et elle a diminué comme la faveur ; il y en avoit encore assez en ce temps-là pour en être importunée, et je lui disois toujours : « Cette créature est bien accablante : car elle est parleuse, et fort sotte et méchante en ses manières, quoiqu'elle fasse la dévote »), elle étoit un soir chez madame de Montespan, comme j'y fus, pour y attraper à souper ; elle nous dit : « Vous ne me demandez point des nouvelles de mon affaire avec mademoiselle de Guise, qui fait tant de bruit ? » Madame de Montespan dit : « C'est que je crois que c'est une fable ; car, quoi ! vous, acheter le duché de Guise ? Vous êtes gueuse, et vous en faites profession. — Pour [moi], dis-je, je ne m'informe point des affaires de ma tante ; je la respecte trop pour trouver à dire à rien qu'elle fasse ; même je ne m'en veux pas informer, et puis je n'y ai nul intérêt.4 »

Elle commença : « Mademoiselle de Guise ne voulant pas que la principale terre de sa maison et dont ses ancêtres, qui étoient de si grands personnages, [portoient le nom], tombe en des mains étrangères, a voulu choisir le plus digne sujet de sa maison, et celui en qui les créanciers ont plus d'assurance pour leurs dettes et par la probité dont on agira avec eux. » Madame de Montespan lui dit : « Quel conte ! Tout le monde connoît M. votre mari ; on sait votre peu d'argent et on ne sauroit croire qu'on se fie plus à vous qu'à d'autres. Je vous demande pardon si je vous parle ainsi ; mais on se moquera de vous, si vous faites ce conte à d'autres gens. » Pour moi, je ne disois mot. Madame de Montespan lui rabattit fort bien sa vanité sur leur mérite, leur probité et leur argent comptant ; car assurément ce sont les derniers de la maison de Lorraine.

Je passai, à mon ordinaire, l'hiver5 à aller et venir de Paris à Versailles. M. de Lauzun venoit tous les soirs à l'heure du jeu chez moi ; son humeur périodique lui continuoit toujours. Je commençois à le connoître et à m'en lasser ; mais je voulois soutenir la gageure et je ne voulois pas, après avoir tant fait pour lui, le laisser là sans avoir achevé, c'est-à-dire le faire duc, et qu'il retournât à la cour.

La faveur de madame de Maintenon augmentoit ; celle de madame de Montespan diminuoit ; le roi y alloit pourtant avant et après souper : elle étoit encore maîtresse de ses enfants. M. de Montchevreuil6 étoit gouverneur du duc du Maine ; il se cassa un bras : cela obligea de mettre M. de Jussac auprès de lui. C'étoit un homme d'esprit, qui avoit l'honneur d'être à Monsieur, capitaine de la porte ; le roi l'avoit donné [pour] gouverneur de M. de Vendôme. Il avoit de l'esprit, savoir la cour, savoit les poëtes, faisoit joliment des vers et écrivoit bien. Madame de Montespan ne le connoissoit point ; elle me demanda quel homme c'étoit : je crois que ce fut madame de La Fayette qui lui en parla.

M. le duc de Verneuil mourut7 ; le roi donna le gouvernement de Languedoc à M. du Maine. Dès l'instant que le roi en eut la nouvelle, il l'envoya querir pour lui dire qu'il [le] lui donnoit et lui dit de venir à ma chambre me le dire. Je montai chez le roi, qui étoit dans la galerie. Il vint au-devant de moi et me dit : « Il faut bien que je lui fasse du bien, à votre exemple ; mais je ne lui en saurois tant faire que vous lui en avez fait : je crois que je vous ai fait plaisir. » Je répondis : « J'en viens remercier Votre Majesté. » Puis je fus chez madame de Montespan, où je trouvai M. le duc de Noailles ; le roi m'avoit dit qu'il le faisoit commandant en Languedoc sous M. le duc du Maine, comme M. de Schomberg l'avoit été sous feu Monsieur. Je lui fis mon compliment. Il me dit qu'il s'en alloit chez moi pour me le dire ; il me pria de parler au roi pour que le chevalier d'Aulnay, qui étoit lieutenant des gardes de M. de Verneuil, le fût de M. du Maine ; il avoit été son page. Je le connoissois et j'étois bien aise de faire plaisir à un gentilhomme, qui avoit été à mon oncle. Madame de Montespan dit qu'elle en parleroit aussi au roi. M. de Noailles assura qu'il étoit propre à cela et qu'il en répondroit ; j'en parlai, et l'affaire ne fut pas difficile à faire.

Le roi ne parla d'autre chose tout le soir que ce gouvernement ; il étoit fort aise d'avoir fait cela. M. le prince de Conti8 l'avoit demandé, et madame la princesse de Conti9 le demanda pour M. son mari ; ils furent tous deux fort fâchés et en témoignèrent publiquement leur ressentiment. On dit que Monsieur l'avoit aussi demandé, et que le roi avoit répondu : « pendant la vie du feu roi, mon père, mon oncle [Gaston d'Orléans] n'a jamais eu que celui d'Auvergne ; et l'on n'en donne point aux fils de France.10 » M. le prince de Conti n'avoit pas une conduite qui fût agréable au roi : il hantoit beaucoup de gens qui ne lui plaisoient pas ; il se donnoit des airs de libéralité qui le faisoient fort louer et qui avoient un grand air de déréglement ; il empruntois pour donner, sans savoir s'il auroit pour le rendre ; et ses amis disoient : « Les princes ne sauroient trop donner, ils ne manquent jamais de rien. » Et quand l'on meurt sans avoir payé, ces sortes de louanges ne sauvent pas les gens. Il avoit paru fort dévot dans sa jeunesse, et tout d'un coup il avoit planté là ses amis, qui étoient gens réglés, et la dévotion, pour être toujours avec des débauchés, et se piquoient de l'être. Ces hauts et bas ne seyent à personne. Il étoit beau et bien fait ; mais on voyoit bien a sa taille qu'il étoit fils d'un bossu, aussi bien que M. son frère, que l'on nommoit le prince de La Roche-sur-Yon.11 M. le prince de Conti12 n'ayant point de nom à lui donner, me demanda la permission de lui faire porter celui-là, dont j'ai la terre, et qu'un cadet de la maison de Montpensier avoit porté.

M. le prince de Conti avoit beaucoup d'esprit, mais un esprit savant, contraint, distrait, qui convenoit mieux à la dévotion qu'à la galanterie. J'ai ouï dire que le roi ordonna à M. de La Feuillade de le faire suivre par un officier des gardes ; qu'il s'en aperçut et qu'il eut un grand démêlé avec lui.13 Je n'en sais point le détail, et je ne l'ai su que depuis sa mort.14 Il eut un démêlé avec le chevalier de Lorraine, que j'avois oublié de dire qui étoit revenu d'Italie plus favori de Monsieur que jamais. Cette affaire fit grand bruit, et tel que cela sera écrit en bien de endroits, et je n'en ai pas chargé ma mémoire. Toutes ces choses déplurent fort au roi et firent qu'il le traita moins bien qu'il n'avoit accoutumé.

La cour fit un voyage à Compiègne et ensuite en Allemagne15 ; je n'y allai point ; je demeurai à Choisy. Ces voyages de la cour avoient donné beaucoup de chagrin à M. de Lauzun et m'attiroient de grands reproches tous les jours, au lieu de remerciements ; car il ne devoit jamais parler à moi sans m'en faire. Il me dit un jour que tout le monde s'étonnoit de la manière dont je le traitois ; le peu de cas que je faisois de lui ; que l'on disoit qu'il devroit tout faire chez moi, comme le chevalier de Lorraine tout chez Monsieur ; qu'il me feroit mieux servir que je n'étois ; que mon équipage seroit plus propre, plus magnifique ; que je ne devrois pas prendre qui que ce fût que de sa main ; quand j'aurois affaire d'argent, lui en demander ; qu'il feroit mieux rendre compte à mon trésorier que mes gens ne faisoient. Je lui réponds à cela : « Je crois que vous riez ; on se moqueroit bien de moi, et vous avez tant blâmé Monsieur de se laisser gouverner : voudriez-vous que je donnasse dans la même faute ? J'aurois bien affaire, quand je voudrois de l'argent, de vous en envoyer demander. »

Une autre fois il me dit que l'on trouvoit à redire de le voir loger chez Rollinde, sans savoir où donner de la tête ; qu'il auroit cru que j'aurois songé, dès qu'il a été sorti de prison, à lui faire meubler un logis, faire un équipage et qu'il n'a rien trouvé ; que c'est ce qui l'a obligé d'acheter une maison dans l'île Notre-Dame,16 pour n'être pas comme un gueux ; mais que, si je faisois bien, j'ôterois mes pages et de mes gens qui sont au logis de madame de Choisy ; que je lui ferois faire un bel appartement bien meublé et qu'il y viendroit quelquefois loger ; que je lui ferois servir une table et qu'il pourroit y mener de ses amis manger ; que cela auroit un bon air, et que je devrois avoir aussi un carrosse à six chevaux, qui ne fût que pour lui, quand il logeroit dans cet appartement.

Ces discours ne se faisoient pas en même jour ; il les partageoit tantôt en reproches et en grondant, tantôt en demandant gracieusement ; jamais un quart d'heure de même manière. Enfin après avoir dit : « Mais vous vous moquez ! ce sont des visions, il n'est pas possible que vous pensiez cela tout de bon ; mais le roi, ne le comptez-vous pour rien ? Souffriroit-il cela ? En vérité, vous devriez faire plus de réflexion aux choses que vous dites, et comprendre que, si je le voulois faire, vous ne le devriez pas vouloir, par la véritable affection que vous devriez avoir pour moi ; » il ne dit plus mot.

Comme le temps de Forges vint, avant que de partir pour Eu j'allai dire adieu à madame Colbert, et je demandai à M. Colbert ; nous nous promenâmes, lui et moi, une heure et demie dans un cabinet, à parler de M. de Lauzun. Il me disoit : « Il empire ses affaires ; il ne sait ce qu'il fait ; il tient des qui lui nuiroient, s'il les faisoit à d'autres qu'à moi. » Je pressai fort de me les dire ; il ne voulut pas. Enfin je lui dis : « Il m'en fait de bien extraordinaires aussi, et me dite sans cesse le chevalier de Lorraine. » Nous nous contâmes l'un à l'autre tout ce qu'il avoit dit, et il se trouva que c'étoit la même chose, et qu'il lui avoit répondu : « Si Mademoiselle étoit capable de faire une telle chose, le roi vous chasseroit, et ne souffriroit pas qu'elle jouit de son bien ; il y mettroit quelqu'un pour le gouverner. » Il ajouta : « Je vous plains fort, Mademoiselle, d'avoir fait du bien à un homme, qui en est si peu reconnoissant et qui ne vous donne que du chagrin. Dieu veuille qu'il change ! mais je crains bien qu'il ne change pas et que vous ne soyez obligée à demander au roi, avec autant d'empressement, que l'on le chasse, que vous en avez eu à le faire revenir. Mais vous trouverez de la différence : car l'un s'obtiendra plus promptement que l'autre. »

Cette conversation m'étonna. D'ailleurs j'eus beaucoup de sujet d'en être fort contente ; car il entra dans de grand détails de mes affaires. Il me dit : « Dès que vous serez de retour, je veux travailler avec Rollinde à vos affaires ; il faut que votre bien augmente ; que vous trouviez toute la facilité pour cela par le roi. Je veux que l'on me donne part de tout : je crois que vous le trouverez bon. » Enfin il n'y eut marque d'affection qu'il ne me donnât, et cela fort sincèrement ; car c'étoit un homme de bonne foi.

M. de Lauzun vint à Eu peu de jours après que j'y fus ; il s'adonnoit à aller à la chase ; ce qui faisoit qu'il ne s'ennuyoit pas tant que l'autre année. Un jour en se promenant avec moi dans la galerie, il me dit force choses sur son retour à la cour, et sur les mauvais offices que l'on lui rendoit, et que l'on croyoit qu'il avoit de grandes prétentions sur mon bien ; qu'il n'y songeoit pas, et que, si je le croyois, je donnerois tout ce qui me restoit à madame de Montespan, pour aller après au comte de Toulouse ; que je la ferois appeler madame de Montpensier, afin de ne plus porter le nom de ce vilain homme, qui lui étoit si odieux, et que l'on me donnât une pension plus forte que mon bien ; que je n'aurois plus de procès ; plus besoin de gens d'affaires ;à eu je saurois ce que j'avois de bien à point nommé, et que je seroit fort heureuse. Je lui dis : « Le roi et M. de Colbert ne sont pas immortels ; et la garantie ? — Si cela arrivoit, n'en seroit-ce pas une bonne que madame de Montespan ? — J'ai assez donné ; je ne donnerai pas davantage ; et vous me donnez un mauvais conseil. » Il appela la comtesse de Fiesque et lui dit : « Comtesse, écoutez ce que je dis à Mademoiselle, et si elle ne devroit pas le faire. » Et recommença ce que je viens de dire, et ajouta : « L'écrit est là ; la cour [saura] que j'en use ainsi. »

La cour étoit revenue, on ne parloit que de plaisirs dans toutes les lettres. Un jour que j'avois pris médecine pour finir mes eaux, M. de Lauzun étoit à la chasse ; j'avois reçu les lettres de l'ordinaire, qui ne parloient point de la reine. J'entrai dans le cabinet où je suis17 : il faisoit chaud ; je n'avois pas fermé la porte ; j'entendis quelqu'un derrière moi : je vis un page que j'avois laissé à Paris ; je lui demandai : « Qu'est-ce que c'est ? » Il me dit : « M. de Jarnac m'envoie vous dire que la reine est morte.18 » Je pris mes lettres sans les ouvrir, et revins dans un salon, où tout le monde étoit étonné, en pleurant. J'envoyai chercher M. de Lauzun : on le trouva qui revenoit ; je courus au-devant de lui, au haut du degré : car on étoit si troublée que l'on ne savoit ce que l'on faisoit. Je lui dis : « Ah ! monsieur, que dites-vous de la nouvelle ? » Il me répondit : « Je n'en sais point. » Je [la] lui dis. Il me répondit : « Il faudroit mettre en prison les gens qui sont assez hardis pour dire de telles faussetés ; ose-t-on prononcer de telles choses de la reine ? » Il fut une heure à parler sur ce ton-là ; ce qui nous surprit fort.

A la fin on lui montra les lettres, et il convint que les reines sont mortelles comme les autres. Quand le valet de pied que j'avois envoyé l'aborda pour lui dire cette nouvelle, il lui dit : « Je ne sais à quoi il tient que je ne te donne de mon épée au travers du corps. » Ce pauvre garçon fut fort effrayé, et moi bien étonnée de ce discours. Tout le soir se passa en lamentations ; ma médecine me demeura dans le corps, et je partis le lendemain. Je croyois aller en deux jours ; mais le médecine m'empêcha de dormir au premier gîte ; et comme la première nuit que j'avois appris cette nouvelle je n'avois pas dormi, je ne fus qu'en quatre jours à Paris. M. de Lauzun alla devant ; je le trouvai, en arrivant, avec le deuil ; on ne parloit que de la mort de la reine.

Je fus le lendemain à Fontainebleau ; j'allai descendre chez madame de Montespan, qui étoit à la promenade avec Monsieur. Ils revinrent ; Monsieur ne voulut pas que je misse ma mante, parce qu'elle sentoit bon. Monsieur me conta la mort de la reine, et en badinant il tira une boîte de ces senteurs d'Allemagne, et me dit : « Sentez ; je l'ai tenue deux heures sous le nez de la reine, comme elle se mouroit. » Je ne la voulus pas sentir. Madame de Montespan disoit : « Voilà des récits de gens bien affligés. » Il me conta tout ce que l'on faisoit ; car il est toujours fort occupé des cérémonies. Je montai en haut ; je fus dans le cabinet du roi, qui me parut fort triste ; puis on soupa. Il y avoit huit jours qu'elle étoit morte. Je fus quelques jours à Fontainebleau ; puis je me fus reposer à Choisy, ne faisant que quitter mes eaux. Cela me dispensa de lui aller donner de l'eau bénite en cérémonie avec Madame, et d'accompagner son corps, qui fut une longue cérémonie, à ce que j'ai appris. Les mousquetaires chassèrent en le menant dans la plaine de Saint-Denis, et on rit beaucoup dans les carrosses. Madame de Montespan vint à Choisy en s'en retournant à Fontainebleau, qui en étoit fort scandalisée ; elle [lui] avoit rendu tous les devoirs dans la maladie, à merveille. Comme c'est une femme d'esprit, elle fait bien ce qu'il faut faire.

Après m'être un peu reposée je retournai à Fontainebleau. Le premier voyage, j'avois vu un moment M. Colbert ; il partit pour Versailles ; il partit malade. Quand le temps du service fut venu, je m'en retournai à Choisy, et me rendis à Paris le jour que Monseigneur et Madame s'y devoient rendre. Nous fûmes à Saint-Denis ensemble, et nous résolûmes de ne nous pas quitter le temps que nous serions à Paris. En entrant dans l'église de Saint-Denis, Madame et moi, nous nous mîmes fort à pleurer de voir les officiers de la reine qui pleuroient beaucoup ; et cela continua tout le service, en voyant cette chapelle ardente au milieu du chœur, qui est un terrible spectacle pour nous, qui étions tous les jours du monde [avec elle]. Les réflexions que l'on fait à Saint-Denis sont toujours fort tristes : c'est dans un lieu où l'on a tous ses parents et où l'on songe que l'on sera et où l'on voit enterrer des gens avec qui on étoit toujours ; et j'aimois cette pauvre femme ; je n'ai à me reprocher que de ne l'avoir pas assez ménagée ; car si j'avois voulu, j'aurois été sa favorite ; mais j'ai toujours fort négligé de gouverner personne, ne me pouvant contraindre pour rien que pour mes grandes affaires, à quoi je ne manque pas, ayant l'humeur libertine.

On sort tard de ces lieux-là ; on est las : chacun s'en va chez soi. Monseigneur fut pourtant le soir chez Madame ; le lendemain il alla à Versailles. Je fus chez Madame d'assez bonne heure. Le soir, comme nous allions sortir pour aller aux Tuileries voir Monseigneur, Monsieur qui marchoit devant rentra pour nous dire que le roi étoit tombé, et qu'il s'étoit cassé le bras. C'étoit M. le marquis de Mauni qui étoit parti sur-le-champ pour apporter cette nouvelle, sans que l'on lui eût dit. Je fus chez Monseigneur, et vins chez Monsieur ; nous continuâmes notre chemin chez Monseigneur, qui parloit à du Saussoy, écuyer du roi, que le roi avoit envoyé, qui rapporta que le bras du roi n'étoit que démis ; son cheval étoit tombé dans un fossé et avoit fait tomber le roi ; que l'on lui avoit bandé le bras avec la cravate de Guery, officier des gardes ; et qu'il étoit revenu à Fontainebleau, avoit monté le degré à l'ordinaire ; que Félix lui avoit fort bien remis le bras, et que ce ne seroit rien ; qu'il avoit de la douleur ; mais qu'il défendoit à Monseigneur et à Monsieur d'y aller, et [vouloit] que l'on achevât la cérémonie du service qui se devoit faire à Notre-Dame.

Monseigneur devoit voir ce soir-là un cheval qui comptoit et qui faisoit force choses avec le pied, que l'on montroit à la foire Saint-Laurent qui tenoit pour lors, et où le roi nous avoit défendu à tous d'aller, ni au Cours, ni aux Tuileries. On ne jugea point que cela dût empêcher ce médiocre divertissement ; que si l'on renvoyoit le cheval, on diroit que le roi seroit plus mal ; ainsi on eut cet amusement, aussitôt après que nous y fûmes arrivés. Comme M. de Lauzun faisoit sa cour à Monseigneur, il ne le quitta pas tout ce voyage. Après le service de Notre-Dame, où je dis des nouvelles du roi aux présidents et aux gens du roi, qui étoient proches de moi, en ayant eu à minuit (et Monseigneur n'en avoit pas de plus fraîches), on causa un peu ; c'est une assez grande matière pour parler, et on a assez de plaisir, en pareille occasion, de débiter les nouvelles quand elles sont bonnes.

Après le service, Monseigneur et Monsieur partirent, et Monsieur ne voulut pas que Madame partît que le lendemain : je n'osai pas partir sans elle. Le lendemain nous partîmes de fort bonne heure. En arrivant nous fûmes chez le roi, qui étoit dans son lit, qui nous conta son aventure et comme il avoit beaucoup souffert. Nous y retournâmes le soir ; il commença à se lever ; il venoit des moments chez madame la Dauphine, et on alloit chez lui.

Devant que de passer plus avant à toutes les choses qui arrivèrent en ce temps-là à la cour, où il arriva assez d'affaires, je vous en dirai une remarquable que Madame m'a contée elle-même au sujet du bras du roi. Elle songea un jour ou deux devant (j'étois encore à à Paris19) ; « J'ai songé cette nuit qu'étant à la chasse avec le roi, il est tombé et que j'ai eu une terrible frayeur. » Je lui dis : « Les songes ne signifient rien. » Elle ajouta : « Les miens ne sont pas comme ceux des autres. Cinq ou six jours avant que la reine tombât malade, je lui contai et à madame la Dauphine, que j'avois fait un songe horrible ; que j'étois entrée dans une église que je connoissois point, qui étoit toute tendue de noir, et que l'on avoit ouvert une cave à un des côtés de l'autel ; qu'il y est descendu des gens qui ont dit : Il n'y a point de place ; qu'ils ont rangé les bières, et qu'ils ont dit qu'ils avoient trouvé le caveau plus long qu'ils ne croyoient, et, détachant quelque chose, qu'ils y avoient mis le corps de Madame. Je me suis éveillé là-dessus, fort étonnée. » La reine dit : « C'est pour moi assurément ce songe ; car j'ai été à Saint-Denis au service de la reine d'Angleterre, et le caveau est placé de la même manière. » Madame fut fort fâchée avoir d'avoir dit cela, et il se trouva que le caveau étoit plein, que l'on fit rompre quelque chose, où on mit le corps de ma mère, qui étoit tout au bout, et que l'on le vint dire au roi. Elle dit : « Voilà deux de mes songes arrivés. » Je la suppliai de ne songer jamais à moi.

La nouvelle de la mort de M. Colbert20 vint, dont je fus fâchée ; je dis au roi, en allant à la messe : « Votre Majesté veut bien que je prenne part à la perte qu'elle a faite. » Il donna sa charge de contrôleur général à M. Le Pelletier, conseiller d'État.21 Comme il se levoit dans ce temps-là, il donna un souper dans la chambre de l'Ovale, qui est son cabinet, où il n'y avoit que dix ou douze personnes. Avant souper on fit une loterie de bijoux : le roi avoit partagé avec Monseigneur ses pierreries et ses bijoux. J'en étois ; nous les reconnûmes : les pastilles étoient encore dans les boîtes. Avant que le monde fût venu, madame la Dauphine et moi fûmes longtemps avec le roi ; il n'y avoit que madame de Richelieu. Il dit qu'il avoit ôté la charge des bâtiments à Blainville,22 et que c'étoit un paresseux qui n'en étoit pas capable. Je lui dis : « Il y a longtemps que je l'ai ouï dire à Votre Majesté, et qu'elle lui ôteroit cette charge, n'en étant pas capable ; mais j'aurois souhaité que Votre Majesté l'eût fait du vivant de son père, ou qu'elle eût un peu attendu : je crains que cela ne fasse pas un bon effet dans le monde. Je demande pardon à Votre Majesté de parler si librement ; mais je crois qu'elle ne le trouvera pas mauvais. » Il me dit : « La chose étoit résolue, et je l'avois dite à son père ; il s'y attendoit et voyoit bien que je ne pouvois faire autrement. » Quand on manda à Bourbon, où étoit madame de Louvois,23 que l'on avoit donné cette charge à son mari, elle dit : « Je ne m'en réjouis point ; on en fera un de ses jours autant à mes enfants. »

Quelques jours avant, on eut nouvelle que l'armée, qui n'avoit rien fait cette campagne, avoit assiégé Courtrai.24 M. de Vermandois partit pour s'y en aller ; M. de Lauzun partit aussi de Paris pour faire ce voyage. Il y avoit peu que M. de Vermandois étoit revenu à la cour. Le roi n'ayant pas été content de sa conduite (il s'étoit trouvé dans des débauches) ne le vouloit point voir. Il étoit à Versailles sans voir personne, n'allant qu'à l'académie, et le matin à la messe ; ceux qui y avoient été avec lui n'étoient pas agréables au roi. Ce sont de ces choses que l'on ne sait point, et que l'on ne voudroit pas savoir. Cela donna beaucoup de chagrin à madame de La Vallière. On le fit fort prêcher ; il fit une confession générale, et on croyoit qu'il se fût fait un fort honnête homme.

Après que le roi fut guéri, je vins ici, fatiguée des cérémonies de mort : cela m'avoit donné des vapeurs ; je revins ici après la Notre-Dame de septembre. Madame de Montespan m'envoya un courrier. Elle m'écrivit que M. de Vermandois étoit mort,25 et que le roi avoit donné sa charge d'amiral à M. le comte de Toulouse. Il tomba malade au siége de Courtrai, d'avoir trop bu d'eau-de-vie. On dit qu'il avoit donné de grandes marques de courage, et on parloit de son esprit et de sa conduite, comme l'on a accoutumé, selon que l'on aime les gens. Pour moi, je n'en fus point fâchée ; car j'étois bien aise que M. du Maine n'eût point un frère devant lui. Quand je retournai à Paris, il étoit assez tard ; mais les plaisirs étoient sursis par la mort de la reine ; c'étoit la seule chose qui en faisoit souvenir, et le deuil : car sans cela elle étoit fort oubliée. Madame la Dauphine alla à son appartement.

Quand M. de Lauzun revint de l'armée, j'étois ici ; il en passa assez près ; mais il ne prit pas la peine d'y venir, et me manda de Paris qu'il avoit été étonné de ne m'y pas trouver. Quand j'arrivai, il vint au-devant de moi : je le trouvai à la porte de Pontoise ; il me dit qu'il avoit couché à Beaumont, où il me croyoit trouver. Il ne me parla que de la perte que le roi et l'État avoient faite de M. de Vermandois, et le mettoit au-dessus des plus grands hommes qui eussent jamais été. Je lui dis : « Modérez ces louanges pour qu'on les puisse croire ; car un homme de cet âge ne peut posséder toutes les qualités que vous lui donnez ; elles ne viennent point naturellement. » Après tout ce que l'on avoit dit de madame de La Vallière, il ne lui convenoit point de louer ainsi son fils, et il me sembloit que ce fût pour dépriser M. du Maine, de dire que personne ne l'égaleroit jamais. Je lui en dis mon sentiment aussi inutilement qu'à l'ordinaire ; mais je n'étois pas encore tout à fait corrigée.26

Il se mit plus que jamais dans le grand jeu ; il alloit chez le président Robert, où étoit souvent la présidente Le Brun, qui est une femme assez bien faite, mais qui n'est pas trop jeune ; il en faisoit l'amoureux, et l'alloit attendre en sortant de la messe des Quinze-Vingts,27 l'accompagnoit à son carrosse avec des respects admirables. On dit qu'elle se moquoit fort de lui. Cette église, quoique de fondation royale, me paroît trop crottée pour qu'il s'y puisse passer des scènes que l'on pût mettre dans un roman de mademoiselle Scudéry. Cette femme a épousé M. de Courtenay. Il [Lauzun] étoit fort inquiet de ses affaires et en tourmentoit les autres.

Un jour à l'appartement,28 madame de Montespan me dit qu'elle me vouloit entretenir. Nous allâmes dans la galerie ; je la trouvai de fort mauvaise humeur, sans savoir de quoi ; je ne comprenois point à qui elle en avoit. Elle me gronda de mille choses que je ne comprenois point et me cita souvent M. de Lauzun. Je crus qu'il avoit tâché de nous brouiller ; je m'en allai dans la salle où le roi jouoit au billard ; madame de Maintenon y étoit, qui me dit : « Qu'avez-vous ? je vous trouve tout étonnée ? » Je lui dis : « Ce n'est rien. — D'où venez-vous ? — Je viens de me promener dans la galerie avec madame de Montespan. — Ah ! je vois bien ce que c'est : elle vous a grondée ; vous avez cela de commun avec votre cousin germain : elle l'a souvent grondé, et il ne s'est pas vanté. Je vous connois : vous êtes tous faits les uns comme les autres. »

Le lendemain, madame de Montespan me fit froid ; je ne savois ce que c'étoit. M. de Lauzun m'écrivit une grande lettre pour demander au roi qu'il le fît servir dans son armée d'aide de camp auprès de sa personne ; qu'il feroit tout ce qu'il lui plairoit ; mais que, s'il vouloit lui rendre justice, il le feroit servir de lieutenant général devant les autres, à prendre du temps qu'il l'a été. Il me piquoit d'honneur de faire son affaire, comme s'il m'eût été honteux que l'on m'eût refusée et que je ne m'en plaignisse pas. Je fus chez madame de Maintenon, à qui je dis : « Je ne sais plus de quel côté me tourner ; tout le monde me gronde : voyez la lettre que M. de Lauzun m'écrit. Vous savez si je ne vous pas qu'il vienne et si je m'y oppose ; je vous prie tous les jours de vous en vouloir mêler, et vous me refusez. » Elle me dit : « Faites-lui réponse, et me la montrez, je vous supplie. » J'allai écrire à ma chambre et je la lui portai. Il me semble que je lui mandois que je lui avois assez donné de preuves que je souhaitois son élévation et de le voir auprès du roi ; que je ne savois point si c'étoit par ma conduite que cela s'étoit défait ; mais qu'il songeât d'où cela pouvoit venir, pour tâcher d'y apporter remède. Elle étoit plus étendue ; mais en voici le sens. Madame de Maintenon en fut contente. Je les montrai toutes deux à madame de Montespan, qui me dit : « Tout cela, ce sont des paroles qui ne concluent rien. » Ne me paroissant pas de bonne humeur, je fus chez elle à mon ordinaire, mais je ne cherchai pas de me trouver tête à tête avec elle. Enfin le soir, avant le départ du roi, elle me dit : « Mais si M. de Lauzun s'en va à l'armée, qu'il reste auprès du roi, qu'il le prie de le souffrir, voulez-vous que le roi le chasse, parce que vous ne l'en avez pas prié, et auriez-vous la cruauté de ne pas vouloir qu'il se raccommodât de cette manière, puisque vous ne voulez pas agir ? »  Je me fâchai et je lui dis qu'il me sembloit que ce n'étoit pas à elle à parler ainsi ; qu'elle savoit quelles instances j'avois faites et combien je l'avois priée, et M. Colbert, de vouloir agir sans qu'ils l'eussent voulu faire ; et combien elle m'avoit rebutée, moi qui ne devois avoir d'elle que des agréments, comme elle m'avoit tant de fois dit. Je m'emportoit beaucoup, et elle aussi. Elle me dit : « Voulez-vous que je dise au roi que vous ne voulez pas que M. de Lauzun aille à l'armée ? » Je lui dis : « Au contraire, je demande qu'il y aille ; mais que le roi [le] lui accorde à mes très-humble prière . » Je ne compris point ce discours ; je ne le comprends pas encore.

Le lendemain je la fus voir, et elle me dit : « J'ai parlé au roi dans le sens que vous avez voulu et je plains fort M. de Lauzun ; » et s'en alla. Après que le roi eut dîné, il me parla et me dit : « Madame de Montespan m'a parlé sur M. de Lauzun et m'a dit force choses à quoi je n'ai rien compris. Voulez-vous consentir qu'il aille à l'armée, sans que vous m'en priiez ? Je trouve cela ridicule : j'ai mes raisons pour ne le voir pas ; quand je pourrai le faire, je le verrai pour l'amour de vous, et point pour lui. Je ne lui donnerai jamais rien sans votre participation ; il doit tout tenir de vous ; mais il n'est pas temps. Êtes-vous contente ? » Je répondis : « J'ai fort sujet de l'être des bontés de Votre Majesté. — Voilà mon intention, et je n'y entends point mystère ; mais êtes-vous contente de moi ? — Oui, sire ; cela sera toujours, quand Votre Majesté me parlera avec tant de bonté. »

Le lendemain il s'en alla.29 Je fus à Paris, un jour, sans que M. de Lauzun me vînt voir. Je fus à Saint-Joseph ; en arrivant, je trouvai madame de Montespan dans la rue, qui partoit ; nous nous fîmes un adieu assez froid. Monsieur étoit demeuré pour quelques jours à Paris. M. de Lauzun me vint voir ; j'allai à lui avec un air riant et lui dis : « Il faut que vous vous en alliez à Lauzun ou à Saint-Fargeau ; car n'allant point avec le roi, cela seroit ridicule que vous demeurassiez à Paris, et je serois fort fâchée que l'on crût que c'est moi qui suis cause que vous y demeurez. » Il me dit : « Je m'en vais et je vous dis adieu pour ne vous voir de ma vie. » Je lui répondis : « Elle auroit été bien heureuse, si je ne vous avois jamais vu ; mais il vaut mieux tard que jamais. — Vous avez ruiné ma fortune, me répliqua-t-il ; vous m'avez coupé la gorge ; vous êtes cause que je ne vais point avec le roi ; vous l'en avez prié. — Oh ! pour celui-là, cela est faux ;il peut dire lui-même ce qui en est. » Il s'emporta beaucoup, et moi je demeurai dans un grand sang-froid. Je lui dis : « Adieu donc ; » et j'entrai dans ma petite chambre. J'y fus quelque temps ; je rentrai ; je le trouvai encore. Les dames qui étoient là me dirent : « Ne voulez-vous donc pas jouer ? » J'allai à lui, lui disant : « C'est trop ; tenez votre résolution ; allez-vous-en.30 » Il se retira et fut chez Monsieur lui dire que je l'avois chassé comme un coquin, et se plaignit fort de moi. Quand j'eus conté à Monsieur comme la chose s'étoit passée, il trouva qu'il avoit beaucoup de torts. Les jours qu'il resta à Paris, il joua. Il partit ; son équipage étoit tout prêt, et je n'ai jamais su ni compris ce que c'étoit que tout cela.

 

FIN

 


NOTES

1. Jules-Armand Colbert, marquis de Blainville, mort le 13 août 1704, par suite des blessures reçues à la bataille de Hochstedt.

2. Il a fallu modifier le texte du manuscrit, qui est inintelligible. Le voici : « Un jour ou deux après, un homme, qui étoit amoureux d'une demoiselle qui étoit à l'Abbaye-aux-Bois, crut que l'homme de qui il l'étoit qui sortoit le soir en chaise, etc. »

3. Voy. sur cette princesse d'Harcourt les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, t. IV, p 53 et suiv.). Ils confirment ce que Mademoiselle dit de la princesse d'Harcourt ; Saint-Simon en parle avec sa verve et sa liberté ordinaires.

4. Ce passage, depuis qui fait tant de bruit jusqu'à nul intérêt, a été omis dans les anciennes éditions.

5. L'hiver de 1682 à 1683.

6. Henri de Mornay, marquis de Montchevreuil, mort le 2 juin 1706. Voy sur ce personnage les Mémoires de Saint-Simon (t. I, p. 36-37, même édit.).

7. Henri de Bourbon-Verneuil était mort le 28 mai 1682.

8. Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, fils d'Armand de Bourbon, dont Mademoiselle a souvent parlé dans ses Mémoires et dont il est encore question plus bas.

9. Anne-Marie de Bourbon, fille naturelle de Louis XIV.

10. Voy dans les OEuvres de Louis XIV (t. I, p. 96) les motifs qui lui firent refuser un gouvernement à son frère : « La mort imprévue du prince de Conti (Armand de Bourbon, mort en 1666) fit naître à mon frère une nouvelle ambition pour le gouvernement de Languedoc. Car d'abord il se persuada que feu mon oncle (Gaston d'Orléans) l'ayant occupé, c'étoit un exemple incontestable pour y avoir naturellement quelque droit ; mais je ne crus pas encore lui devoir accorder ce point, étant persuadé que, après les désordres que nous avons vu naître si souvent dans le royaume, c'étoit manquer absolument de prévoyance et de raison que de mettre les gouvernements des provinces entre les mains des fils de France, lesquels, pour le bien de l'État, ne doivent jamais avoir d'autre retraite que la cour, ni d'autre place du sûreté que le cœur de leur aîné. »

11. François-Louis de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon, mort en 1709 (22 février).

12. Il s'agit ici d'Armand de Bourbon, premier prince de Conti, et père des deux frères dont parle Mademoiselle.

13. Voy. le Journal du Dangeau à la date du 26 décembre 1684 : « MM. les princes de Conti s'étoient plaints assez aigrement de ce que M. de La Feuillade les avoit fait suivre la veille de Noël, qu'ils avoient soupé chez M. de Langlée ; le roi déclara que ç'avoit été par son ordre et qu'il avoit donné ce soin-là à M. de La Feuillade pour empêcher qu'il n'arrivât quelque chose entre ces princes et M. le comte de Soissons. »

14. Le prince de Conti mourut le 9 novembre 1685.

15. Il faut entendre ici par Allemagne l'Alsace, la Lorraine et la Bourgogne, où Louis XIV avoit établi des camps qu'il alla visiter.

16. Aujourd'hui l'île-Saint-Louis.

17. On voit par ce trait et par quelques autres que Mademoiselle écrit à Eu cette partie de ses Mémoires.

18. Marie-Thérèse mourut le 30 juillet 1683.

19. Les mots à Paris sont complètement dans le manuscrit ; mais ils sont indiqués par le sens général de la phrase.

20. Jean-Baptiste Colbert mourut le 6 septembre 1683.

21. Claude Le Pelletier fut contrôleur des finances de 1683 à 1689. Saint-Simon, tout en reconnoissant sa probité, le caractérise sévèrement. Il était, dit-il, fort court de génie.

22. Fils de Colbert, dont il a été question plus haut, p. 484.

23. Louvois avoit épousé le 19 mars 1662 Anne de Souvré, marquise de Courtenvaux.

24. Le siége fut mis devant Courtrai le 1er novembre 1683.

25. Louis de France, comte de Vermandois, amiral de France, né le 2 octobre 1667, mourut dans la nuit du 17 au 18 novembre 1683.

26. Les anciennes éditions font dire à Mademoiselle il n'étoit pas encore tout fait corrigé. Il est inutile d'insister sur de pareils contre-sens.

27. L'hôpital des Quinze-Vingts avait été fondé par saint Louis pour les aveugles et était situé à l'angle formé par la rue Saint-Honoré et la rue Saint-Nicaise.

28. Il y avait appartement lorsque le roi recevait le soir la cour dans les grands appartements, où il y avait musique, et jeux de toute espèce ; quelquefois la soirée se terminait par un bal.

29. Le roi partit de Versailles pour l'armée le 22 avril 1684.

30. On lit dans le Journal de Dangeau, à la date du 4 mai 1684 : « On apprit de Paris que Mademoiselle avoit défendu à M. de Lauzun de se présenter devant elle. » Ce passage, qui fixe la date de la scène, prouve en même temps qu'elle avait eu un grand retentissement.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. V (troisième partie)  : p. 483-510.


This page is by James Eason, University of Chicago.