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ONZIEME LETTRE

Les Chats considerez tels qu'ils sont
aujourd'hui.

NOS Lettres précedentes, Madame, ont dévoilé les fastes des Chats d'une façon qui, je croi, paroîtra satisfaisante à ceux qui, comme nous, reconnoissent leur mérite. Mais croyez-vous qu'elle fasse assez d'impression sur les personnes prévenues contre eux ? Nous avons bien des sortes d'adversaires à combattre. Il y a des esprits severes qui affectent le pyrronisme de l'histoire, & qui nous nieront sans aucune pudeur les fais que nous aurons avancez sur la foi de la respectable antiquité. D'autres qui sont esclaves des préjugez de leur enfance, accoutumez à manquer d'égard pour les Chats, apprendront, sans en être touchez, toute leur gloire passée. Il n'y a qu'un parti à prendre ,Madame ; c'est d'examiner l'espece chatte telle qu'elle est aujourd'hui isolée & considerée en elle-même. Vous m'avez donné bien des lumieres à cet égard, dont il est temps de faire usage. Transportons-nous d'abord dans une région supérieure à celle des Animaux terrestres ; c'est-là que nous trouverons les Chats dans un repos & dans une abondance qu'ils ne tiennent point des hommes. Pourra-t-on alors ne pas reconnoître que c'est par pure courtoisie que les Chats veulent bien commercer avec nous ? Libres dans le choix de leur séjour, ils habitent au gré de leur ambition ou de leur philosophie, les portiques du Monarque, ou le simple toit du Citoyen. Il ne leur conte ni complaisance, ni soin de plaire, pour en obtenir l'accès ; leur legereté & leur souplesse leur ouvre, pour ainsi dire, un chemin dans les airs : c'est donc sur la superficie des Villes que les Chats peuplent une Ville particuliere : c'est-là qu'ils forment une espece de République qui s'entretient & fleurit par ses propres forces. Les combles des maisons ne sont remplis que d'Animaux qui semblent n'être faits, & ne se reproduire que pour leur subsistance ; ainsi, sans aucun secours humain, il n'y a point de Chat qui, déduction faite du temps qu'il donne à sa paresse ou à ses amours, ne trouve abondamment tout ce qui peut le rendre heureux. Et avec quelle œconomie ne jouissent-ils pas du bien être ? Ils ennoblissent les besoins de la vie, en les accompagnant des dehors de la liberté & du plaisir ; ils commencent par se faire un spectacle de la Souris, qui va devenir leur proye : ce n'est que le progrès du besoin qui les détermine enfin à se la sacrifier. Les Chats dans leur agilité & dans leurs griffes portent donc, si j'ose m'exprimer ainsi, & leur fortune & leur Patrie [1].

C'est du sein d'une si heureuse indépendance qu'ils descendent dans nos habitations. Eh, sous quels auspices encore ? avec quels agrémens viennent-ils s'y produire ? L'enjouëment le plus aimable, les attitudes fines & variés, dont l'imitation fit autrefois la gloire des plus celebres Pantomimes ; voilà le talens avec lesquels ils naissent, & qu'ils apportent parmi nous : aussi ne sont-ce point des Maîtres qu'ils viennent y chercher ? Nez dans une condition heureuse, toujours libres d'y rester, rien ne les conduit à la servitude. Ce n'est que pure tendresse pour les hommes, convenances, raports d'humeur, qui fait que nous sommes assez heureux pour les posseder ; cent fois plus estimables à cet égard que l'espece chienne, que bien des gens cependant n'ont pas honte d'élever au-dessus d'eux. Les Chiens ne s'attachent à nous, que parcequ'ils mouroient sans notre secours. Qu'on les examine bien ; humiliez par la bassesse de leur condition, il n'y a sorte d'affronts, de mauvais procedez qu'ils n'endurent. Quelle différence ! Dans le Chien le plus parfait on ne trouve qu'un esclave fidèle ; dans son Chat on possede un ami amusant, dont l'attachement n'a rien que de volontaire ; dont tous les momens qu'il vous donne sont autant de sacrifices de cette liberté & de cette souplesse qui ne bornent ni son sejour, ni ses inclinations [2].

Mais il faut encore les envisager par des qualitez bien supérieures. Pour peu qu'on fasse l'analyse de leurs sentimens, si j'ose m'exprimer ainsi, quelle élevation n'y découvre-t-on pas ? Rien ne les étonne ; rien ne leur en impose. Tout ce qui s'agite devient pour eux un objet de badinage. Ils croyent que la nature ne s'occupe que de leur divertissement. Ils n'imaginent point d'autre cause du mouvement ; & quand par nos agaceries nous excitons leurs postures folâtres, ne semble-t-il pas qu'ils n'apperçoivent en nous que des Pantomimes, dont toutes les actions sont autant de boufonneries ? Ainsi de part & d'autre on se donne la comedie ; & nous divertissons, tandis que nous croyons n'être que divertis.

Cette gayeté si naturelle aux Chats me fait souvenir de ce qu'on lit de ces Rois du Turquestan [3], qui ne se montroient jamais à leurs sujets, ni à leur ennemis qu'avec des dehors de cette joye qui part du fond de l'ame, & qui regardant ce bien comme le premier de tous, prenoient par excellence le titre de Prince qui n'est jamais triste.

Un Chat se lasse-t-il du tumulte des Villes, les campagnes lui presentent une nouvelle patrie, où la nature semble avoir prévû tous ses besoins. Eh ! que n'a-t-elle point fait pour lui cette nature ? Est-il un animal plus heureusement constitué ? On n'apperçoit jamais d'alteration dans sa santé ; exempt de toute inquiétude, on ne le voit point s'embarrasser des soins du lendemain. Quel avantage sur les autres Animaux ! La Prévoyance, toute estimable qu'elle a droit de nous paroître, n'en est pas moins fille de la crainte ; elle est une de ces vertus qui supposent la misere de l'état de celui qui la possede. Un Chien environné de tout ce que sa voracité lui rend de plus précieux, ne jouit pas de cette quiétude qui constitue la vrai bonheur ; à l'instant même de sa satisfaction, il sent son indigence prochaine ; il va cacher avec défiance une partie de sa richesse. Le Chat maître de sa situation, goûte dans le sein de l'abondance, le plaisir pur de la tranquilité ; son adresse & sa sobrieté lui sont des garands toujours certains d'un avenir agréable.

On ne sçauroit leur reprocher, comme on feroit avec justice aux Chiens, que leur commerce nous coute des soins & de la contrainte ; Philosophes dans le choix de leur habitation, il n'est aucun endroit d'une maison qui ne leur paroisse une retraite agréable. L'heure des repas leur est indifferente ; dans les intervalles on ne craint point qu'assujettis à la soif, la rage les fasse devenir l'effroi & la destruction d'une famille qui les a élevez dans ses bras ; ils n'y apportent pas même la moindre incommodité. C'est par un murmure doux, & qui semble n'être qu'une agacerie d'amitié, qu'ils s'expliquent avec nous ; ils ménagent ainsi, avec autant d'art que de prudence, cette voix à laquelle ils donnent un effort si éclatant, quand ils se retrouvent dans cette région où les hommes n'osent aller les troubler ; on peut enfin ne s'occuper d'eux que pour s'en amuser. Les Chiens heureux seulement parcequ'ils sont nos esclaves, nous vendent cependant leur servitude, & l'inutilité dont ils sont dans les Villes ; ils multiplient nos soins domestiques. Les Chats possesseurs d'un bien être qui n'attend rien de nous, délivrent nos maisons des animaux qui les détruisent [4] ; ils nous prodiguent l'agrément de leur commerce. Qu'on les reçoive dans l'intimité des familles, ils n'y veulent jouer que le rôle d'animaux ; ils n'exigent point des égards que les hommes ne doivent qu'aux hommes, & nous épargnent la honte de mettre au rang de nos occupations le soin de satisfaire leurs besoins ou leurs caprices [5].

S'ils étoient susceptibles d'amour propre, dans quels Animaux seroit-il plus pardonnable ? A examiner le jeu & l'harmonie qu'il y a dans tous leurs membres, ne semble-t-il pas que la nature a donné une attention particuliere à leur construction ? Elle leur a fait un avantage qui réussit toujours chez les hommes ; c'est d'avoir ce qu'on appelle une phisionomie. L'ensemble de leurs traits qui porte un caractere de finesse & d'hilarité, & particulierement leurs moustaches sont des dons qu'ils ne peuvent avoir reçus qu'à titre d'agrémens. Le brillant dans les yeux si estimé encore parmi les hommes, est assurément prodigué à l'espece chatte [6]. Nos yeux à nous n'ont d'autre faculté que de nous faire appercevoir les objets par le secours de la lumiere, & nous deviennent purement inutiles par tout où elle n'existe plus. Ceux des Chats portent avec eux la lumiere même. Le Soleil ou les clartez artificielles dont nous avons un besoin indispensable dans presque toutes nos actions, ne sont pour eux qu'un spectacle ; & tandis qu'arrêtez souvent dans nos projets les plus interessans, nous nous impatientons jusqu'à temps que l'obscurité cesse, les Chats amans s'entr'apperçoivent clairement dans la goutiere ; & plus heureux que nous, leurs yeux en cherchant l'objet qu'ils aiment, leur suffisent pour le découvrir.

Ces qualitez lumineuses sont si dignes d'attention, qu'elles ont mérité un éloge dans le livre d'un de nos plus celebres Academiciens des Sciences [7]. Il ne balance point à honorer les yeux des Chats, & ces étincelles qu'on voit briller quand on les frotte à rebrousse poil [8], du titre de phosphores naturels ; cette remarque fera connoître aux siecles avenirs que les Chats n'étoient pas inutiles dans les Academies, & qu'ils y concouroient à la perfection des Sciences.

Examinons à present leur caractere. Il est dangereux, si l'on en croit l'opinion vulgaire ; & cette erreur, quelque honte qu'elle fasse à notre jugement, se trouve adoptée même par des personnes de bon sens : on ne doit point s'en étonner ; les gens d'esprit sont peuples à bien des égards. C'est l'ouvrage d'une certaine portion de paresse, qui reste toujours dans ceux même qui ont le plus de penchant à s'instruire ; & quelques-uns d'ailleurs ne se reprochent gueres de leur credulité, quand leur vanité n'est point blessée de croire.

Comme nous avons déjà établi que les Chats sont capables d'attachement & de prévenances dans la conduite qu'ils gardent avec les hommes, pour peu que nous entrions dans le détail, nous prouverons encore qu'ils ont toute la délicatesse de l'amitié : mais on nous contestera que cette amitié soit constante, & qu'on puisse compter sur elle ; on ne manquera pas de se récrier contre leur patte égratignante. C'est donc cette griffe tant reprochée dont il s'agit de faire connoître la candeur & l'innocence ; examinons d'abord sa forme : elle est si aigue, & exige des Chats une si grande attention, une dexterité si parfaite pour ne point gripper, que les gens qui raisonnent le moins, en conviennent, quand ils disent que les Chats font patte de velours. Cette façon de parler qui paroît n'être qu'un rébus, est cependant une analyse très-fine de l'adresse admirable avec laquelle il faut qu'un Chat se serve de sa patte pour que ses ongles n'égratignent point. Voilà donc les Chats dans une perpetuelle contrainte ; & de quelle espece encore ? contrainte qui demande une étude d'autant plus gênante, qu'elle dérange absolument l'ordre & l'action naturelle des ressorts de sa machine. C'est donc dans une retenue, dans une attention continuelle que les Chats vivent avec nous. Pour peu qu'on ouvrît les yeux sur cette situation, oseroit-on ne pas sentir, ne pas avouer que l'attachement des Chats est le plus flateur & le plus tendre que nous puissions inspirer ? Il est vrai que dans le cours de sa vie, un Chat aura peut-être une douzaine de distractions : sa griffe reprendra malgré lui le jeu qui lui est imposé par la nature ; encore ne sera-ce que le transport d'une joye involontaire, l'égratignûre d'ailleurs ne tombant jamais que sur des mains méfiantes ; cependant voilà les esprits qui se révoltent : on ne lui tient plus aucun compte de sa vertu passée : on se déchaîne : on oublie tout ce qu'il en coute à un Chat, pour ne vous pas égratigner plus souvent ; quelle injustice ! quelle ingratitude ! Un ami amusant, délicat, a passé sa vie à se contraindre pour vous, & vous ne pardonnerez pas à son amitié quelques momens de distraction ? La societé pourroit-elle s'entretenir parmi les hommes, s'ils regardoient avec la même severité, avec cet esprit pointilleux, les coups de griffe, (si je puis m'exprimer ainsi,) qu'ils s'entredonnent & presque toujours volontairement, dans le cours de leur liaison & même de leur amitié ? Ce petite manque d'égalité dans la conduite des Chats, loin de nous indisposer contre eux, est une morale en action qui devroit ne nous les faire envisager que comme des animaux autant capables de nous instruire que de nous amuser.

Tranquilisons-nous, Madame ; nous verrons un jour le mérite des Chats generalement reconnu. Il est impossible que dans une nation aussi éclairée que la nôtre, la prévention, à cet égard, l'emporte long-temps encore sur un sentiment aussi raisonnable. N'en doutez point, dans les societez, aux spectacles, aux promenades, au Bal, dans les Academies même, les Chats seront reçus ou plutôt recherchez. Il est impossible qu'on ne parvienne point à sentir que dans son Chat on possede un ami de très-bonne compagnie, un Pantomime admirable, un Astrologue né, un Musicien parfait, enfin l'assemblage des talens & des graces ; mais nous ne pouvons encore déterminer bien précisément quand arrivera ce siecle qui sera si legitimement comparé au siecle d'or : il faudra que la raison ait détruit l'ouvrage du préjugé, & les progrès de la raison ne sont point rapides, aux ménagemens qu'elle garde avec les hommes, quand elle les conduit. Il semble qu'elle craigne de leur faire appercevoir que c'est elle qui les entraîne ; cela est bien humiliant pour l'humanité, & bien contraire aux interêts des Chats. J'ai l'honneur d'être, &c.


Notes

(1) Les Allains, les Vendalles, & les Sueves, amateurs de la liberté, ne connoissent point de simbole plus propre à la representer que le Chat ; aussi portoient-ils d'or au Chat de sable. Method. Favyn. Hist. de Navarre, l. 1. pag. 34.

Le Chat, en terme de Blazon, se dit Effarouché, lorsqu'il est rempant ; mais lorsqu'il a le train de derriere plus haut que la tête, on l'appelle Herissoné.

Felis efforata, Felis erecta.

(2) Cet agrément du commerce des Chats devient de jour en jour plus reconnu à Paris ; ils commencent à y trouver communément les mêmes égards qu'on a pour eux dans le Levant ; on feroit une très-longue liste de ceux qui y passent une vie délicieuse. Madame la Princesse de Bouillon en a deux qui peuvent assurément voir sans en être jaloux, la condition des plus heureux Chats de l'Asie.

(3) Bibliot. Orientale.

(4) Feles quidem quo silentio ... quam occulto speculatu in Musculos exiliunt. Plin. lib. XI. cap. LXXXIII. [10.202; X, LXXIII, anglice].

(5) A quel souci, dit Montagne, en parlant des Chiens, ne nous démettons-nous point pour leur commodité ? Il ne me semble point que les plus abjets serviteurs fassent volontiers pour leurs Maîtres ce que les Princes s'honorent de faire pour ces Bêtes. pag. 277. ch. 2. l. 2. [II. cap. 12]

(6) Nocturnorum Animalium velut Felium in tenebris fulgent, radiantque oculi. Plin. lib. XI. cap. XXVI. [XI.lv (xxxvii).151; anglicè, XI.xxxvii]

(7) M. Lemery, Traité de Chymie.

(8) Alios audivi se in frictione nigra Felis à dorso Bellua flammas executere solitos ; le texte est ainsi, Fortunius luctus de Lucernis. pag. 262.

François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Onzième lettre: pp. 141-155.

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