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NEUVIEME LETTRE

SI jamais, Madame, il étoit établi de déterminer son choix à une seule espece de Chats, les noirs auroient sans difficulté la préference. Les Chats noirs sont ceux dont la nature a toujours été le plus avare ; elle semble ne nous en montrer quelquefois que pour nous prouver qu'elle a le secret d'en faire. Il y a toute apparence que les Chattes qui se piquent de beauté, sont de cette couleur, ou tâchent du moins d'en être. J'ai remarqué qu'elles étoient extrêmement courues par toute sorte de Chats. Elles ont apparemment à leurs yeux ce piquant qui est le partage des Brunes dans toutes les especes, & pourroient bien se faire honneur de ces Vers de M. de Fontenelle, dont les Brunes ont été si flatées.

Brunette fut la gentille femelle, Qui charma tant les yeux de Salomon, Et renversa cette forte cervelle, Où la sagesse avoit pris le timon. Qui dit Brunette, il dit spirituelle, Et vive au moins comme un petit Demon. Et s'il vous plaît tous ces jolis visages, Qui de la Grece affolerent les Sages, Qui comme oisons les menoient par le bec ; Qui croyez-vous que ce fussent ? Brunettes Aux beaux yeux noir, & qui dans leurs goguettes, Disoient, Dieu sçait gentillesses en Grec ; Autre Brunette aujourd'hui me tourmente, Moi Philosophe, ou du moins Raisonneur, Et qui pouvois acquerir tout l'honneur Et tout l'ennui d'une ame indifferente. Or vous, Messieurs, qui faites vanité Des tristes dons de l'austere sagesse ; Quand vous verrez Brunettes d'un côté, Allez de l'autre en toute humilité ; Brunettes sont l'écueil de votre espece.

Il est vrai que la couleur noire nuit beaucoup aux Chats dans les esprits vulgaire ; elle fait sortir davantage le feu de leurs yeux : c'est assez pour les croire au moins sorciers (1), mais en récompense ce même aspect joint à leurs façons d'agir charmantes, est pour les gens de bon sens une image naïve de ces peuples venus de l'Afrique, dont le teint rembruni leur donnoit un abord sauvage, & qui cependant, dès qu'ils furent maîtres de l'Espagne, sembloient n'en avoir fait la conquête que pour y transporter la politesse & la galanterie.

Feu Madame de la Sabliere fournit à cet égard un exemple bien remarquable. Elle avoit passé une partie de sa vie au milieu d'un nombre de Chiens. Un beau jour ses amis furent très-étonnez de les trouver tous éxilez, & de voir à leur place une troupe de Chats noirs triomphans. On lui demanda la cause de cette révolution ; elle avoua qu'ayant éprouvé qu'on s'attachoit avec passion aux Chiens, ce qui lui paroissoit très-déraisonnable, elle s'étoit déterminée à n'avoir que des Animaux dont le commerce ne mene pas plus loin qu'on ne veut. Quelle guide que la prudence humaine ! C'étoit les Chats ; & les noirs encore qu'elle avoit choisis. Il est vrai qu'elle réussit d'abord à rompre son premier attachement, mais ce ne fut que pour en reprendre un cent fois plus tendre & plus durable. Sans cesse environnée & occupée de ces Chats ; livrée de plus en plus à un enchantement qu'elle n'avoit pas prévû : amusemens, passions, tout leur devint subordonné. Elle ne voulut plus admettre dans son intimité qu'eux, & Monsieur de la Fontaine ; & cette liaison agréable a duré jusqu'à sa mort.

Chat noir

Entre ces Chats rares, ce siecle-ci en a produit un dans lequel on retrouve à un degré de ressemblance étonnant, ce commerce séduisant de Zegris & des Abencerages. Comme eux il a un goût infini pour les Fêtes. Amateur des promenades, & en même temps ennemi de cette tristesse que l'hyver répand sur la nature, il s'est choisi une galerie où il jouit d'un printemps éternel. C'est une Orangerie. On le voit respirant les parfums, & s'égarant à travers les branches & les fleurs. Vous jugez bien, Madame, que le théâtre de ses amours ne peut être que

Sous ce berceau qu'amour a fait exprès, Pour attendrir une inhumaine.

Il y conduit une Chatte tricolore, qui porte un masque noir comme le sien, & qu'il aime avec toute la galanterie & la fidélité de ces vieux temps qu'on nous vante toujours. Cette constance est bien à sa gloire. Charmant comme il est, avec l'art qu'il a d'attirer les Belles dans un lieu délicieux, où il ne regne qu'un jour sombre, il n'auroit qu'à imaginer des conquêtes, & les faire.

Quelles Chattes si moderées, S'armeroient de rigueur dans ces nuits éclairées, Par le seul flambeau de leurs amours ! C'étoit sous un berceau, dans ces belles soirées, Que Cleves, malgré soi, s'occupoit de Nemours.

Je n'ai encore exposé que les plus foibles preuves du mérite de cet admirable Chat. Une Princesse à qui les Destinées ont fait un don plus précieux par le charme de son esprit que par le rang supérieur qu'elle remplit ; cette grande Princesse, dis-je, le cherit & s'en amuse. Anacréon, à ce prix, n'auroit-il pas jugé avec justice ses talens assez récompensez ?

J'ai l'honneur d'être, &c.


Notes

(1) Il se passe à ce sujet à Mets tous les ans, une ceremonie qui est bien à la honte de l'esprit : Les Magistrats viennent gravement dans la Place publique expose des Chats dans une cage placée au dessus d'un Bucher, auquel on met le feu avec un grand appareil, & le Peuple aux cris affreux que font ces pauvres Bêtes, croit faire souffrir encore une vieille Sorciere qu'on prétend s'être autrefois metamorphosée en Chat, lorsqu'on alloit la brûler.

Les Chats sont bien malheureux d'avoir eu la préference dans la prétendue metamorphose de la Vieille. Il étoit si naturel de l'imaginer changée en Dragon.

M. Locke a bien raison de dire qu'il y a de certaines frayeurs qui deshonorent notre entendement. Rien est-il si ridicule que l'avanture de ce Mathematicien ?* qui s'imaginant un jour que son Chat avoit parlé, pensa en mourir de peur. Tandis qu'il travailloit, remarquant que ce Chat tenoit ses yeux sur lui, il dit : Tu me regarde bien attentivement ; à quoi il prétend que le Chat avoit répondu, Eh ! pourquoi non.

Le Mathematicien ennivré de la fatigue de son travail, avoit pris un Miaou pour un Pourquoi non.

* Il s'appelloit M. Drouin, & logeoit à Paris chez M. de Treville.

François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Neuvième lettre: pp. 119-124.

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