PRÉFACE

Le 15 août 1755, fut baptisé, à Paris, « Marie-Charles-Joseph Pougens, fils de Valbruge-Godefrigue (sic) d'Estaberk (1) et de Messire Charles de Pougens, ce dernier absent. » Messire Charles de Pougens n'en qttt pas à sa première absence, et celle-ci n'était que la conséquence d'une autre. Le nouveau-né était fils naturel du prince de Conti. Une dame Beaugé, puis la comtesse de Guimont l'entourèrent de soins, et le prince lui donna des maîtres excellents. Destiné à la diplomatie, le chevalier de Pougens fut envoyé à Rome en 1776, avec une lettre de Louis XVI pour le comte de Bernis. Il était extrêmement laborieux, et avait l'esprit ouvert aux choses les plus diverses. Élève de Greuze et de Bachelier, il fit, à vingt-deux ans, un tableau pour lequel il fut reçu membre de l'académie de peinture de Rome, et, en même temps, il dépouillait avec ardeur les manuscrits de la bibliothèque du Vatican. A vingt-quatre ans, la petite vérole, dont il faillit mourir, le rendit presque aveugle ; un charlatan acheva de lui crever les yeux. Il revint dans sa patrie qu'il ne revit pas, et, envoyé en mission en Angleterre, il contribua au traité de commerce conclu avec cette puissance en 1786. Libéral et philosophe, il aima la Révolution, fut ruiné par elle, et l'aima encore. La Convention, sur la proposition de Marie-Joseph Chénier, lui fit une pension que l'empire et la restauration lui conservèrent. Mais il voulut, à l'exemple des Anglais qu'il avait vus chez eux, rétablir lui-même sa fortune par le négoce. Il fonda une imprimerie et une maison de commission pour la librairie. Ces établissements, compromis par une faillite, eussent sombré sous l'empire, sans le secours de Napoléon qui prêta 40,000 francs au chevalier libraire, et ne voulut être remboursé que de la moitié de la somme. Ainsi fut sauvé l'honneur commercial d'un membre de l'Institut, car Pougens avait été reçu, en 1799, dans la section des Inscriptions et Belles-Lettres. En 1805, sur le déclin, il épousa une anglaise, Miss Sayer, et, trois ans après, il se retira à Vauxbuin, près de Soissons, où il mourut le 19 décembre 1833, après une vie consumée dans des travaux de philologie, d'art, de diplomatie, de négoce, de politique, de morale, de physique, de botanique, de géologie, de minéralogie, de poésie, d'archéologie, de mythologie, d'histoire et de jurisprudence criminelle. Son œuvre, étonnante et médiocre, est une encyclopédie qui représente, sur tous les sujets, l'état moyen des esprits à la fin du XVIIIe siècle. Il fut tout le monde : être tout le monde, c'est énorme quand on vit, ce n'est rien quand on est mort ; et de tous les livres, gros ou minces, du chevalier de Pougens, il ne reste plus rien aujourd'hui, rien qu'un mignon petit conte qui s'appelle Jocko.

II

Jocko, que l'auteur détacha d'un recueil inédit de lettres sur l'instinct des animaux, fut publié pour la première fois en 1824 (2), mais c'est bien un ouvrage conçu dans l'esprit du XVIIIe siècle et exécuté dans le goût Louis XVI. C'est là son charme. L'héroïne du conte a le naturel recommandé aux demoiselles par madame de Genlis, et la « sensibilité » sans laquelle il n'y a point d'objet aimable ; elle cultive l'amitié ; elle sait dresser une table frugale et elle aime la musique, quand la musique est mélancolique et tendre ; et ce n'est ni une gracieuse française, ni une sincère anglaise, ni une portugaise ardente, comme on en mettait dans les romans et dans les drames ; ce n'est pas davantage une jeune sauvage, taïtienne ou indienne, ainsi qu'on en voyait tant ; non, c'est la femelle d'un orang-outang. Mais rassurez-vous ; elle a, dans son île de Ceylan, des grâces françaises. Elle ne déparerait point, cette enfant de la nature, le salon de madame d'Houdetot, et, pour la pudeur, elle ne le cède point à la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ainsi qu'on en peut juger par le curieux passage qui commence par ces mots : « comme ses bras, sans être entièrement disproportionnés... » (page 18)

Enfin, pour tout dire, Jocko est de la religion du vicaire Savoyard ; Jocko reconnaît l'Être suprême ; du moins Pougens se plaît à le croire, et, quand il la voit élever son bras droit vers le soleil couchant, il se figure qu'elle adresse à l'Auteur la nature une prière philosophique et morale. Sensible, naturelle et philosophe, telle est Jocko.

Eh bien ! il a fallu de l'art, et un art très discret, pour dessiner cette figure si fine et si coquette dans son absurdité charmante ; pour l'animer, pour composer ses mines et ses gestes de bête des bois et de petite demoiselle, pour la faire vivre enfin d'une vie ambiguë qui semble réelle. Car elle est vivante, cette gentille Jocko, elle est sympathique, elle est touchante, et, à tout prendre, pas si absurde que j'ai dit car on peut entrevoir bien des choses mystérieuses dans l'âme de ces frères sauvages de l'homme, qui, moins puissants que lui, sont restés plus innocents.

Et même je ne puis m'empêcher de ranger Jocko dans les romans scientifiques. C'en est, si vous voulez, la première fleur, fleur toute mince, qui ne fait pas prévoir la lourde végétation qui menace aujourd'hui de nous étouffer. Il y a plus de poésie dans les vingt-cinq pages de Pougens et plus de vérité aussi que dans tous les volumes de M. Jules Verne. Pougens a donné ses preuves à la suite de son récit. Elles ne sont pas toutes bonnes ; on pourrait facilement les redresser et les renforcer. Mais irons-nous, à propos d'une agréable bagatelle, interroger Darwin et consulter Broca ? Non. Pougens lui-même a trop cédé à l'envie de prouver, et il n'avait nul besoin d'appeler en témoignage, comme il l'a fait, don Félix d'Azara et Gassendi. Nous touchons au côté faible de son conte. On voit trop comment il est composé, était que chaque circonstance est inspirée par une lecture. Le plus souvent, après avoir rapporté quelque fait et geste de sa petite Jocko, il ajoute : « Je me rappelai alors ce que j'avais lu dans plusieurs relations de voyages, » ou « Je me rappelai dans cet instant que quelques naturalistes, observateurs, etc., » ou bien encore, à propos de la cabane qui bâtit Jocko : « Je me rappelai bientôt que l'existence de ces constructions agrestes était constatée par plusieurs voyageurs célèbres et par nos premiers naturalistes. » Cela ôte l'illusion et trahit le compilateur. Pougens n'était pas allé dans l'Inde ; il ne faut pas toujours le croire sur parole. Il se trompe, par exemple, quand il dit que Jocko trouva du lait dans une noix de coco fraîchement cueillie. Puisque la noix était fraîche. Jocko y trouva une eau légèrement acide et fort agréable à boire. Les compilateurs sont sujets à ces méprises. Il ne faut pas chicaner les gens pour une noix. Mais les noms génériques donnés par l'auteur à son héroïne, présentent quelques difficultés. Pougens, après avoir semblé distinguer le pongo et l'orang-outang, les confond, et veut que son Jocko soit en même temps l'un et l'autre, ce qui est tout à fait impossible. Patrie, mœurs et figure, tout s'accorde pour faire reconnaître en Jocko un jeune individu de l'espèce que les naturalistes ont nommée pitachus satyrus et les matelots orang-outang. Ces deux derniers mots sont malais et veulent dire homme de forêt. C'est le nom que prennent les indigènes eux-mêmes dans la presqu'île de Malacca. Quant au Pongo, il est à coup sûr africain ; son nom appartient à la langue mpongwe, qui se parle sur les deux rives du Gabon. Le Pongo, selon toute apparence, n'est autre que le gorille, et l'on sait que celui-là est un terrible compagnon chez qui les vertus et les grâces de la tendre Jocko n'ont jamais fleuri. Mais voilà assez et trop de lourde critique.

Le petit conte de Jocko est inspiré et embelli d'un bout à l'autre par un sentiment vrai de pitié et de respect pour les animaux. C'est là ce qui lui donne, malgré ses mines vieillottes et son petit air rococo, une physionomie encore gracieuse, encore vive, encore touchante.

ANATOLE FRANCE.


Notes

(1) Voir Michaud. — La biographie de Leipzig (1807) dit seulement « né d'une famille noble. »

(2) Jocko, anecdote détachée des lettres inédites sur l'instinct des animaux. Paris, l'Auteur, 1824, in-12, 2 fr. 50 c. ; pap. vélin, 5 fr.

Parmi les réimpressions, signalons : troisième édit., Paris, Mongie aîné, 1827, in-18 ;

En 1825, Jocko fut mis sur la théâtre.

Sous ce titre : Peters, littérature Anglaise, et avec ces signatures : John, Griffiths (Quatre années dans l'île de Ceylan), traduit par Henri Soustraces. Le Musée des Familles du mois de mai 1834 donne la nouvelle de Pougens, abrégée et défigurée. Même exposition, mêmes épisodes (moins celui des diamants), même dénouement. Ce plagiat est des plus effrontés.

Les lettres sur l'instinct des animaux sont restées inédites, avec une très notable partie des œuvres de Pougens.


Jocko, par M. C. de Pougens. Précédé d'une notice par Anatole France. Paris: Charavay Frères, 1881. Préface: pp. vii–xxi.

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