RELATION

ENVOYÉE A MES AMIS EN FRANCE,

le 16 février 1779.


PREMIÈRE PARTIE.

« Mon cher prieur, et vous aussi mes chers amis, puisque vous me paraissez désirer un détail de la cruelle maladie que j'ai éprouvée et dont je suis bien éloigné d'être quitte encore, je vais essayer de vous satisfaire ; car l'idée de pouvoir vous occuper ainsi de moi quelques instans l'emporte sur mon extrême faiblesse. Souffrez que je vous demande grace pour le peu d'ordre et de liaisons que vous trouverez dans cet écrit. Mon imagination froissée par les plus cruelles souffrances, n'enfante plus maintenant que des idées errantes et fugitives. J'ai perdu presque toute ma mémoire, hélas ! il semble que toutes mes facultés aient déserté mon cerveau affaibli, mais pour se réfugier entièrement au fond de mon cœur. Oui, mes chers amis, les sentimens tendres et indissolubles que je vous ai voués et qui m'attacheront à vous jusqu'à mon dernier soupir, l'ont occupé sans cesse au plus fort même de mes maux. L'amitié m'a conservé la vie, le regret de vous perdre pour toujours, l'ardent désir d'être réservé à la pure volupté de vous revoir encore, en déchirant mon ame souvent glacée d'effroi, ont soutenu et ranimé aussi quelquefois mon courage. Hélas ! je puis bien dire avec mon cher et illustre Jean-Jacques : Ce fut alors que j'avalai la coupe amère et douce de la sensibilité. Mais l'heure s'avance, passons rapidement à la triste gazette de mes douleurs.

« Depuis quelques mois, ma santé n'était plus la même. Trop d'application, et peut-être aussi trop de soucis et d'inquiétudes, avaient commencé déjà à l'altérer. J'étais devenu très-sombre, et, m'arrachant tout-à-coup à la douceur des sociétés particulières, je m'enfermais chez moi le plus qu'il était possible, et ne sortais que pour aller chez M. le cardinal de Bernis, chez l'ambassadeur de Malte et dans les assemblées publiques où la bienséance me forçait de paraître. A la vérité je ne dînais que rarement chez moi, M. le cardinal ayant exigé que je dînasse trois fois la semaine chez lui, et étant attendu presque tous les jours chez M. l'ambassadeur de Malte.

« Vers le 20 novembre 1778, je me sentis des maux de tête violens, et un malaise universel. Je crus me guérir par la diète. Le 25, étant prié au palais de Malte, je ne voulus prendre qu'une limonade ; depuis deux jours j'avais la fièvre, et le soir, quoique je fusse invité chez le prince et la princesse de Palestrine, pour assister à la représentation d'une petite comédie qu'ils donnaient, je fus contraint d'aller me coucher. Le lendemain j'eus malgré moi et médecins et chirurgiens, je fus saigné et purgé parce que je n'étais pas le plus fort. Le vendredi 27, comme on se préparait à me saigner encore, le docteur Bellini que vous connaissez commença à s'apercevoir de l'éruption ; elle fut des plus laborieuses jusqu'au huit de la maladie, la fièvre putride inflammatoire s'étant déclarée dès les premiers jours du mal. J'étais si couvert de boutons de petite vérole que l'on ne put trouver à placer sur mon corps la grosseur d'un pois ; mais dans la nuit du 8 au 9, les boutons rentrèrent tout-à-coup et l'on désespéra de ma vie.

« Je demandai alors le St-Viatique, et j'envoyai chercher mon ami le père Fabrici, dominicain, théologien de la Minerve, homme de plus vertueux et très versé en même temps dans la connaissance des langues hébraïque et orientales. Il me dit qu'il n'était pas dans l'usage de confesser, mais qu'il allait m'amener le curé de St-Louis-des-Français, homme simple et très sensé, tel en un mot qu'il le fallait pour un homme qui n'eût pas consenti volontiers à se mettre dans les mains d'un confesseur italien. En attendant le St-Sacrement, je dictai au père Fabrici une lettre que je vous adressai à vous, mon cher prieur, et dans laquelle, après vous avoir remercié des tendres soins que vous prîtes de mes premières années, je vous invitais à vous consoler de ma mort et vous recommandais toutes les personnes qui m'étaient chères, sans néanmoins compromettre le nom d'aucune d'elles, et je consignai cette lettre dans les mains de M. le marquis de Fortia, le priant de vous la faire parvenir lorsque je ne serais plus.

« Vous l'avouerai-je, mes chers amis, mon courage s'ébranla, s'évanouit bientôt ; le masque de fermeté tomba tout à coup. Je n'aimais plus la vie, mais je craignais la mort, et je pouvais alors m'écrier comme Beverley mourant, ô nature, tu frémis ! c'est dans ces momens terribles et redoutés que l'ame, affranchie du prestige des vains systèmes philosophiques, est rendue à la vérité. L'homme cesse enfin d'être dupe de lui-même ; les faux sophismes et les vains raisonnemens disparaissent, semblables à ces bulles de savon qu'un souffle élève et qu'un souffle vient détruire. O mes amis, on cherche tant la vérité, je sais bien où elle est : c'est dans la tombe.

« Je choisis M. de Fortia pour dépositaire de mes dernières volontés. Cette espèce de testament était indélébile ; car ce fut dans son cœur que le mien l'écrivit. Pour éviter les embarras d'un scellé, je m'efforçai de signer un papier par lequel je déclarais que tout ce qui était dans mon appartement était à lui. Enfin le médecin effrayé du danger, voyant que les sinapismes qu'il m'avait fait appliquer à la plante des pieds ne fesaient aucun effet, demanda du secours, et M. le cardinal m'envoya alors le docteur Mora, l'un des plus célèbres médecins de Rome. On me donna des soporatifs qui me procurèrent un mieux précaire. On conçut quelque espérance.

« Le 11e je fus condamné une seconde fois, et au lieu de la garde qu'on m'avait donnée dans le commencement de ma maladie, on m'amena un frère capucin infirmier pour me veiller la nuit. Je l'ai gardé encore jusqu'à présent parce que étant en même temps chirurgien, il m'est d'une très grande ressource pour mes blessures. On ne saurait, je vous assure, être mieux soigné que je l'ai été et je ne saurais aussi trop me louer des attentions vigilantes de mon bon hôte qui n'en eût pas fait davantage pour son propre fils.

« Enfin le mal empira au point que l'on m'administra l'extrême-onction et que les médecins déclarèrent que je n'avais tout au plus que deux heures à vivre. Depuis quarante-neuf heures j'étais tourmenté par un délire perpétuel. Toutes mes chairs étaient disparues, je n'avais plus qu'une peau brûlée collée sur les os. Ma chambre était remplie de religieux de différens ordres. Son Eminence m'avait envoyé le père Salin, son confesseur, qui avait amené avec lui un des pénitenciers de St-Pierre. Ils passèrent toute la nuit près de moi, et on m'a raconté depuis que chacun d'eux avait son bréviaire ouvert à l'article des prières pour les morts.

« J'étais entièrement privé de sentiment, et sans les violentes convulsions qui m'agitaient, on m'aurait cru absolument sans vie. L'heure de la mort était près de sonner pour moi, et tous ceux qui m'entouraient avaient perdu toute espérance. On me donna 32 gouttes de laudanum en deux prises qui sans me rendre le sentiment redoublèrent les convulsions. Alors la fièvre miliaire parut, et mes yeux, qui avaient été jusqu'à cette époque parfaitement ouverts, se fermèrent tout à fait et me firent éprouver des douleurs inexprimables. Au laudanum on fit succéder les glaces au citron et à l'orange ; enfin ma jeunesse me sauva, la nature fut plus forte et l'emporta sur les efforts redoublés du mal et de l'art homicide des médecins.

« Le 26e jour je fus un peu mieux et j'eus le plaisir d'entendre de la bouche même de mes docteurs, que le soin que j'avais eu de conserver des mœurs purs dans ma première adolescence m'avait sauvé la vie.

« J'ai passé légèrement, mes chers amis, dans le récit que je viens de vous faire, sur beaucoup de circonstances de ma maladie qui ne serviraient qu'à allonger inutilement cet écrit. Dieu ! que de maux cruels j'ai soufferts depuis les premiers jours de ma maladie jusqu'à ma convalescence ! J'étais tourmenté chaque nuit par un affreux délire ; une fois entre autres, je m'élançai hors de mon lit, dans l'intention, je m'en souviens encore, de chercher mon épée pour me tuer. Les efforts que je fis en me débattant attirent Saint-Jean dans ma chambre. M. Fortia arrive aussi dans le même instant. Je l'appelais à grands cris, mais quoique je le visse, je ne le reconnus pas : j'étais affreux à voir, il ne put soutenir un pareil spectacle, et St-Jean ne fut pas peu embarrassé entre nous deux. Chaque nuit fut marquée par une scène nouvelle, et l'impression de quelques-unes d'entre elles fut si vive, que, même dans ma convalescence je regardais comme réelle une partie des choses que j'avais rêvées.

« Souffrez, mes chers amis, que je consacre ici quelques lignes à la vive reconnaissance que je dois aux tendres soins de mon généreux ami le marquis de Fortia. Ce fut un ange tutélaire et conservateur que le ciel m'envoya pour adoucir mes maux. Depuis deux mois nous logions ensemble, je lui avais fait arranger dans la maison que j'habite sur la cour un très joli appartement. Vous savez qu'il est à Rome pour suivre plusieurs procès qu'il a avec son cousin le duc de Gadagne, un de ces procès est de cent mille écus romains, c'est-à-dire, un peu plus de cinq cent mille francs de France. Eh bien ! il a tout abandonné, s'est séquestré entièrement et a cessé d'aller chez Son Eminence où il dînait tous les jours, s'est exposé courageusement au danger du mal qui m'accablait, et enfin par sa présence a contribué considérablement à sauver la vie de votre malheureux ami. O divine et sainte amitié ! C'est à toi désormais que je veux consacrer tous les sentimens de mon cœur, et si le bonheur est sur la terre, c'est sans doute à tes côtés qu'il réside.

« Je vous avouerai aussi, mes chers amis, que je fus extrêmement sensible au vif intérêt dont j'ai reçu les marques les plus touchantes de la part d'une foule de personnes de qui je ne devais raisonnablement attendre que de l'indifférence. Indépendamment de la sollicitude que voulurent bien me témoigner tous les Français qui sont ici, la meilleure partie de la noblesse de Rome passa à ma porte ; j'ai plus de cent cinquante personnes sur ma liste. La princesse de Palestrine, la même qui, à cause de ses richesses, fut proposée en mariage au roi de Portugal, voulut absolument parler à Saint-Jean, le fit descendre et se fit rendre compte le plus exactement possible de mon état. Que de preuves d'amitié vives et tendres n'ai-je pas éprouvées de la part de mon cher et généreux ami le bailli de la Brillane, ambassadeur de Malte ! Pendant tout le temps que je fus en danger, il se faisait rendre compte, par mon chirurgien, toutes les deux heures, des progrès ou de la diminution de mon mal, et sitôt qu'il fut permis de me voir, il fut un des premiers à venir chez moi.

« Voici l'origine de ma liaison avec lui. Comme il fait profession d'être infiniment attaché à Son Altesse Sérénissime, ayant su par M. le cardinal de Bernis que j'avais l'honneur d'être connu d'elle, il débuta par me faire toutes sortes d'avances et me pria, dès lors, de regarder sa maison comme la mienne ; ensuite les soins que je pris pour mériter ceux dont il m'accablait, firent naître l'amitié et une entière confiance de sa part. De mon côté, je vous assure qu'on ne saurait lui être plus attaché que je ne le suis, et je le respecte, je l'aime aussi tendrement que si j'avais l'honneur de lui appartenir.

« Enfin nous voici parvenus à l'époque de ma prétendue convalescence dont le cours fut presque aussi douloureux que la maladie même. Ah ! mes chers amis, je vous l'avoue, depuis que j'ai tant souffert, je suis devenu plus que jamais athée en médecine. Mes yeux qui, comme je vous l'ai déjà dit, avaient été parfaitement ouverts pendant le cours du mal, se fermèrent entièrement après la prise des 32 gouttes de laudanum : ils se gonflèrent alors extraordinairement et me causèrent de vives douleurs. On me purgea beaucoup, on m'appliqua ensuite les sangsues derrière les oreilles, auxquelles on fit succéder quelque temps après les vésicatoires, qu'on fut ensuite obligé d'ôter au bout de sept à huit jours, quoique j'en espérasse beaucoup de bien après ce que m'en avait écrit madame de Tessé. On m'appliqua aussi les ventouses à la nuque.

« Je commençais à me lever un quart d'heure environ ou une demi-heure, lorsqu'il me sortit une grande quantité de tumeurs. J'étais dans des souffrances perpétuelles, je ne pouvais même plus m'asseoir sur mon séant. Il y avait déjà 23 jours qu'on me fesait manger comme un enfant. Enfin, le signor Francesco Toti, mon chirurgien, demanda du secours ; on amena le signor Fabiani, il décida qu'il n'y avait pas de temps à perdre et qu'il fallait ouvrir une de ces tumeurs dont la base était prodigieusement élargie. Heureusement pour moi, comme il était près d'opérer, arriva le chevalier de la Canorgue, ancien capitaine des dragons et mon ami particulier, qui voulut bien se charger de me tenir les mains pendant que les chirurgiens travaillaient. J'étais ravi qu'il se trouvât précisément avec moi dans ce moment-là, espérant que la présence d'un brave homme comme lui soutiendrait mon courage. On me fit donc des coupures en forme de 7 dont la plus grande avait près de six pouces de long, et l'écartement des deux lèvres de la blessure était de près de trois doigts. Mon espoir fut déçu, la nature se trouva plus forte que le préjugé du courage ; je poussai des cris affreux. Mon digne ami, le chevalier de la Canorgue eut besoin lui-même de toute sa fermeté que le spectacle des douleurs cruelles que je souffrais commençait à amollir ; sa seule amitié pour moi le soutint néanmoins et je n'oublierai jamais tous les soins qu'il a bien voulu me rendre jusqu'à ce jour. Une semaine après on me coupa une autre tumeur un peu moins grosse qui m'était survenue à l'épaule près de l'articulation. Il y a bientôt 40 jours qu'on m'a fait ces deux opérations qui m'ont occasionné plusieurs accès de fièvre. Il m'était défendu de faire le plus léger mouvement. On continue toujours à me faire manger, et depuis la ceinture jusqu'au col j'ai le corps garrotté de bandages ; mais ma blessure des reins n'a guère plus à présent qu'un doigt de longueur.

« On espérait que l'ouverture de mes tumeurs ferait un très grand bien à mes yeux et en effet, depuis près d'un mois, ils sont parfaitement ouverts. Il y a environ 25 jours que le docteur Philuppani, médecin assez célèbre, les examina : il condamna absolument l'œil gauche, donna fort peu d'espérance pour le droit et alla publier ensuite dans Rome que j'étais aveugle. On parla alors d'une eau ophthalmique du sieur Guyot, apothicaire de Versailles. Vous connaissez ma répugnance pour tous ces genres de remèdes ; cependant plusieurs personnes qui en avaient vu, à ce qu'elles m'assuraient, résulter des miracles, persuadèrent M. le chevalier de Canorgue qui, en présence de ms médecins et chirurgiens, voulut lui-même l'éprouver sur ses yeux. Quoique je pusse citer mille autres exemples de sa généreuse amitié pour moi, je crois ce trait-là suffisant pour vous en convaincre. Voici le raisonnement que je fis : Messieurs, leur dis-je, l'œil gauche est condamné, je consens qu'on y mette de l'eau du sieur Guyot, et d'après l'effet subséquent, on se décidera pour l'œil droit. Deux ou trois jours après l'administration du collyre du sieur Guyot, l'œil commença à se dépouiller de beaucoup de matière semblable à un pus condensé, et je parvins alors à apercevoir mes doigts de ce même œil gauche dont auparavant je ne distinguais pas même la lumière. Alors je résolus de faire faire la même expérience sur l'œil droit et je fis écrire sur le champ pour avoir plusieurs bouteilles de cette eau.

« Je conviens que j'éprouve depuis quelque temps des progrès dans ma vue. Il y a cinq ou six jours que je distinguai très bien la couleur de la veste de mon laquais, celle de ses boutons, et à peu près la forme et la couleur de son visage ; pourvu que mes yeux soient dans l'ombre et les objets dans la lumière, je distingue à peu près toutes les couleurs et de préférence celles qui sont claires ; j'ai vu aussi l'autre jour très distinctement les boutons de cuivre du perruquier qui était venu pour me démêler les cheveux qui lui sont restés tous absolument dans la main, ce qui m'est, je vous le jure, de la dernière indifférence, ainsi que tous les accidens qui pourront arriver à mon visage ; je n'ai pas à la vérité beaucoup à me plaindre de ce côté-là, car je ne suis qu'assez légèrement marqué de la petite vérole, je n'ai aucune espèce de cicatrice.

« Hélas ! mon cher Prieur, je vois par votre dernière lettre que vous appréhendiez pour moi l'effet qui pourrait résulter de la certitude d'avoir perdu un œil. Plût au ciel, que j'implore avec toute la ferveur d'un cœur brisé par les craintes les plus cruelles, plût au ciel, dis-je, que je fusse réservé au bonheur d'en sauver un ! Ah ! mes chers amis, vous qui jouissez de la clarté du jour, savourez à longs traits l'ineffable et suprême volupté que doit éprouver tout mortel qui peut contempler à son gré les merveilles de la nature, la couleur des cieux, les traits de l'ami qu'il chérit, les effets miraculeux des arts, le spectacle toujours varié des saisons ; en un mot la main de l'Eternel imprimée jusque sur les objets les plus simples ! O Dieu ! suis-je donc réservé au cruel et amer désespoir d'avoir perdu pour toujours la lumière ? Qu'on vienne maintenant me parler de courage, et du philosophie, en est-il une pour l'infortuné qui perd inopinément le plus utile, le plus précieux de tous les sens ? Je vous l'avoue, la crainte d'être aveugle sans retour en égarant ma raison a fait à mon cœur une profonde blessure, et le poignard restera dans la plaie si un rayon d'espoir ne m'est bientôt rendu. Je veux me taire sur les conséquences, mon cher Prieur, mais pleurez, pleurez sur le sort de votre malheureux ami.

« Un nouveau surcroît de chagrin vient m'accabler dans ce moment-ci. M. l'abbé Deshaires, secrétaire d'ambassade de France, qui le 30 du mois dernier avait passé une partie de la matinée chez moi, est mort d'une espèce de fluxion de poitrine en treize jours. Hélas ! dans le temps qu'il m'était encore permis d'avoir de l'ambition, je lui avais confié une partie de mes projets au succès desquels il pouvait contribuer plus que personne. Nous étions extrêmement liés et chaque soir nous nous voyions régulièrement depuis dix-huit mois chez la marquise de Puymonbrun, nièce de son Eminence. Je le regrette, je vous assure, du fond du cœur, et sa mort m'a agité au dernier point. M. le cardinal, dont il était l'ami depuis quarante ans, est au désespoir de sa perte.

« Vous serez sans doute, mes chers amis, peu satisfaits de ce misérable écrit ; mais comme je vous ai déjà dit, ma tête est plus affaiblie que je ne saurais vous l'exprimer. J'ai perdu ma mémoire ; il n'y a pas long-temps qu'il m'est arrivé d'envoyer l'après-midi savoir des nouvelles de quelqu'un avec qui j'avais passé deux heures dans la matinée. Depuis 85 jours que je suis la malheureuse victime des maux les plus cruels, je n'éprouve que trop à chaque moment combien tous mes sens sont émoussés ; il n'y a que mon cœur qui soit resté exempt d'aucune altération et qui ne puisse, telle chose qui arrive, changer pour vous. »


SECONDE PARTIE.

« Voici, mes chers amis, la deuxième partie de ma relation dont vous avez déjà reçu la première. Je suivrai dans cette feuille-ci la même marche que j'ai suivie dans la précédente et je ne m'appesantirai pas plus que je l'ai déjà fait sur beaucoup de détails aussi affligeans qu'inutiles. J'ai cru devoir à votre tendresse pour moi cette légère infidélité dans l'histoire de mes malheurs.

« La mort de mon malheureux ami, l'abbé Deshaires, me causa une telle agitation que mes yeux s'en ressentent cruellement. Pendant treize nuits j'ai été réduit à un quart d'heure, à une demi-heure au plus de sommeil, ce qui m'a, comme vous le concevez aisément, fatigué au dernier point. L'œil gauche étant plus maltraité que l'œil droit s'en ressentit aussi davantage et sortait tellement de son orbite, que je ne pouvais plus fermer les paupières. Je vous laisse à juger de ce que je souffrais.

« On m'a amené le signor Balduini, seul oculiste qui soit à Rome et qui pour cela n'en jouit pas davantage de la confiance publique. Il me fit porter, malgré mon extrême faiblesse, sur une chaise près de la fenêtre , examina mes yeux un instant et me dit d'un ton assez laconique : « Voilà qui est fini, monsieur, vous pouvez maintenant retourner à votre lit. » J'avoue que je crus entrevoir dans la manière dont il prononça ce peu de mots une condamnation précise. L'effet que fit sur mon imagination une crainte aussi cruelle, retentit jusqu'à mon cœur. J'ai eu cependant la force de dissimuler, j'ai affecté même de paraître assez gai ; mais je ne pus m'empêcher de serrer fortement la main du chevalier de la Canorgue qui me soutenait d'un côté et qui m'avoua depuis qu'il ne m'avait que trop bien entendu et qu'il en avait été pénétré. Ma fausse gaieté ne pouvait être de longue durée et l'on pouvait dans ce moment-là me comparer à ces poltrons qui chantent la nuit quand ils ont peur.

« Dès que je fus recouché, il fut question d'écouter Balduini et mon ame passa toute entière dans mes oreilles. Après beaucoup de bavardage, il me dit enfin que le cas, quoique très grave, n'était cependant pas désespéré et qu'il voulait bien se charger de ma cure. Le soir nouvelle scène pour le moins aussi cruelle. J'avais plusieurs personnes dans ma chambre, car maintenant je reçois compagnie depuis les 24 heures d'Italie jusqu'à 3 ou 4 heures de nuit.

« Une partie de ceux qui étaient chez moi ce soir-là prit le ton le plus affirmatif et m'assura positivement que si je me mettais dans les mains de Balduini, j'étais un homme perdu ; l'autre partie me protesta d'un ton aussi affirmatif, que si je n'exécutais pas entièrement ce qu'il me dirait, je serais aveugle sans retour.

« J'écoutai paisiblement les deux partis pendant deux ou trois heures sans les interrompre, et je puis bien assurer que dans ce moment je bus jusqu'à la lie le calice empoisonné de l'incertitude. Il y avait parmi mes controversistes plusieurs personnes de l'art. « Eh, messieurs, leur dis-je, c'est bien assez de m'avoir assassiné sans vous acharner encore à me fatiguer impitoyablement ; prenons deux dez, tirons au sort et finissons. » Je puis vous assurer, mes chers amis, que j'étais de très bonne foi dans la proposition que je fesais. Quand une fois l'ame est fatiguée, on devient presque indifférent sur tout le reste. On me pressa cependant de prendre un parti et l'on voulut absolument me décerner le cruel honneur de décider entre les deux questions.

« Messieurs, leur répondis-je enfin, je vais vous mettre d'accord. L'eau du sieur Guyot, dont je me sers depuis un temps, ne m'a fait, d'après vos observations même, aucun mal. J'aperçois dans mes yeux un mieux léger, je distingue maintenant aussi bien mes doigts de l'œil gauche que je les distinguais auparavant de l'œil droit, et vous savez que de ce même œil gauche je ne n'apercevais pas même dans les premiers momens la clarté d'une bougie ; ainsi je prétends faire usage pendant quinze ou vingt jours de ce même eau ; passé cette époque si je n'aperçois pas quelque légère amélioration, je me livrerai peut-être alors aux soins de M. Balduini.

« Cependant le staphylôme augmentait de plus en plus, et mes chirurgiens se déterminèrent, d'après la consultation de MM. Grandjean, à admettre sur la paupière des compresses imbibées de blanc d'œuf, d'eau de plantin et de quelque astringent léger, à fin d'opérer une pression médiocre sur la cornée. Cette opération dissipa mes cruelles douleurs et réduisit mes yeux dans un état assez voisin de leur système naturel de protubérance ; à la vérité je n'en vois pas plus clair pour cela. J'aperçois cependant toujours, au travers d'une espèce de brouillard, les couleurs à l'exception du noir. Cette dernière circonstance me fait souvenir d'une petite anecdote qui peut servir à l'histoire générale de l'ignorance des médecins et chirurgiens romains modernes : je demandai à Balduini quelle était la couleur la plus difficile à apercevoir pour un homme dont les yeux étaient aussi maltraités que les miens, il me répondit que c'était le blanc. Le lendemain je fis la même question à Fabiani, mon premier chirurgien, qui me répondit que c'était le noir. O Molière ! où es-tu ?

« Enfin, mes chers amis, la perplexité que me causèrent les deux scènes dont je fus le triste héros le jour de la visite du signor Balduini, agita mon sang à un tel point que pour la neuvième fois, depuis le moment de ma convalescence, la fièvre revint encore. Vous me croirez aisément quand je vous aurai dit que, quatre ou cinq jours auparavant, j'en avais eu un accès seulement pour m'être efforcé de signer le dernier mémoire que je vous envoyai le 16 février. Vu ma faiblesse actuelle tant morale que physique, on concevra sans peine ce qu'un homme qui, comme moi, préfère la vue à la vie, doit éprouver quand il se voit réduit à la dure et cruelle extrémité de consentir à abandonner aux caprices du hasard le destin de ses yeux. Puis, non-seulement mon corps a été obligé de lutter contre les efforts redoublés du mal, et qui pis est des remèdes, mais encore mon pauvre esprit n'a été que trop souvent contraint à s'armer du précaution contre l'ignorance de mes docteurs.

« Il faut, mes chers amis, que je vous fasse l'aveu d'une faiblesse dont je n'ai pu me garantir dimanche dernier. Mes blessures étant presque entièrement guéries, mes docteurs, malgré mon dénuement absolu de forces, m'ordonnèrent de me lever et je pus alors me livrer au plaisir de quitter mon lit. Comme j'ai la voix assez libre, assez sonore, on me croit beaucoup plus vigoureux que je ne le suis en effet. On m'ôta les bandages dont j'étais garrotté, on me leva. Vous l'avouerai-je, mes amis, en touchant mes vêtemens pour la première fois depuis cent jours, je me sentis déjà ému. On m'assit sur une chaise longue qu'a eu la bonté de m'envoyer madame la marquise Boccapaduli, la femme de Rome la plus spirituelle, et qui certainement a le meilleur ton. Je lui ai mille obligations, et elle a été une des premières à me venir voir lorsque j'ai consenti à recevoir du monde.

« Après mon dîner on m'a fait faire quelques pas dans ma chambre ; soutenu par deux personnes je suis enfin parvenu à en faire le tour. Hélas ! dis-je, en reconnaissant par le seul sentiment du tact les objets que je rencontrais ; voici ma table à écrire où je passais tant d'heures délicieuses, voici la place où je faisais ces mêmes dessins qui m'ont fait tant applaudir ici dans mes sociétés. Je maniais ensuite tous mes instrumens les uns après les autres, mes pupitres, mes livres ; puis me tournant tout à coup vers mon lit : grand Dieu ! m'écriai-je, voilà maintenant tout ce qui me reste !

« Je n'ai jamais ressenti, je vous assure, dans le cours de ma vie, rien de pareil à ce que j'éprouvai alors ; tous mes sens se glacèrent, un voile noir vint envelopper mon cœur. L'idée de ne plus voir désormais les mêmes objets qui m'étaient si chers, m'arracha un torrent de larmes qu'il ne fut impossible de retenir. Je devins si faible que peu de temps après il fallut me remettre dans mon lit. J'aurais, je vous assure, baisé avec la plus vive ardeur la main de celui qui dans ce moment eût été destiné à m'ôter la vie.

« Cet incident est cause que j'ai dicté ma relation fort à la hâte, car j'étais encore si triste hier et avant-hier que j'ai craint de n'avoir pas la force de vous dissimuler une partie des pensées funestes qui m'agitaient. Hélas ! j'ai si peu de force encore que je crains bien de ne pas pouvoir, avant trois mois, sortir même en voiture. O mon cher Prieur, que d'argumens n'avons-nous pas maintenant en faveur de l'inoculation ! Il est certain que long-temps avant ma maladie j'aurais dû prendre de grandes précautions d'après le dérangement sensible que j'éprouvais dans ma santé : depuis près d'un mois je n'étais pas reconnaissable. Deux jours avant de m'aliter tout à fait, je m'évanouis pendant que j'étais occupé à vous écrire ; la veille de ma maladie je m'évanouis encore une seconde fois en copiant une romance que j'avais faite pour la reine, et qu'Hinner, son maître de harpe, qui venait de la remettre en musique dans un goût plus français que celle que j'avais déjà composée auparavant, m'avait prié instamment d'arranger avec les parties, le courrier étant sur le point de partir. Enfin, mes chers amis, je crois qu'il y a beaucoup de fatalisme en fait de prévoyance. Adorons donc, puisqu'il le faut, les décrets d'une impérieuse destinée. »


LETTRE A M. LE COMTE DE MUN.

24 février 1779.

« J'ai reçu votre lettre du 8 février. Oui, mon digne et honorable ami, jusqu'à mon dernier soupir les assurances de votre tendre affection seront pour moi le premier de tous les biens. Quand je croyais mourir nul regret, je vous assure, ne m'attachait à la terre ; mais l'idée de ne vous revoir jamais déchirait cruellement mon cœur. Le billet que je vous écrivis moi-même le 22 décembre de l'année dernière, malgré la perte de ma vue, soulagea mon cœur oppressé par les vives douleurs que j'avais éprouvées et que j'éprouve encore. La fatigue que je ressentis en traçant de ma main ces tristes lignes, me redonna la fièvre ; mais je vous avais écrit, j'étais satisfait. Mon intention était de vous adresser cet ordinaire-ci la suite de mon premier mémoire, ainsi que de tout ce qui m'est arrivé depuis relativement à mes yeux et à la consultation de messieurs Grandjean, mais j'aime mieux vous parler de mon vif et tendre attachement pour vous : le courrier prochain j'aurai soin de vous envoyer une suite de ma relation, car aujourd'hui il me reste très peu de force.

« Vous voulez que je vous parle de l'intérêt que son Eminence a bien voulu prendre à mon état ; je vous assure qu'il serait difficile d'en témoigner un plus vif. Il envoyait toutes les deux heures un valet de chambre s'informer de mes nouvelles. Sa nièce, dans la société de qui je passais régulièrement toutes mes soirées depuis dix-huit mois, venait en personne au moins deux fois par jour à ma porte, ainsi que ce malheureux abbé Deshaires. Franchement, mon cher comte, je ne pouvais pas ignorer qu'on avait beaucoup de bonté pour moi dans ce pays-ci, mais je vous assure que je ne m'attendais pas à des marques si précises d'un intérêt aussi universel. Je ne vous cacherai point, à vous qui lirez toujours librement au fond de mon cœur, combien j'y ai été sensible ; c'est une faiblesse, mais de bonne foi elle est bien douce.

« Vous avez dû voir dans ma relation tout ce que je dois à mon cher ambassadeur de Malte et à Fortia. Je puis dire que ce dernier m'a sauvé la vie par ses soins généreux ; il me sera moins difficile, je vous assure, de vous parler des obligations que je lui ai que de vous peindre son ame. Il n'y a pas deux mortels de son âge semblables à lui sur la terre. Ajoutez à toutes ses vertus, que notre célèbre père Jacquier, qui est ici, publie ouvertement qu'il voudrait savoir en mathématiques ce que sait Fortia, et cependant vous savez qu'il n'a que vingt-deux ans. Les liens d'amitié qui nous attachent l'un à l'autre sont devenus maintenant indissolubles, et quoique nous soyons probablement destinés à vivre séparés l'un de l'autre, nos cœurs ne pourront jamais l'être.

« Soyez tranquille sur vos lettres ; je vous avoue cependant que je n'ai pas encore pu me résoudre à me séparer d'aucune ; mais quand je croyais mourir, j'avais remis sans exception tous mes papiers à Fortia avec prière expresse de les brûler tous indistinctement un quart d'heure après ma mort sans les lire. Si vous le connaissiez comme moi, vous ne douteriez pas un instant de sa religieuse exactitude à exécuter les dernières volontés d'un ami mourant. Ne craignez rien pour mon régime diététique, etc. Ainsi, mon cher comte, vous voilà satisfait. Son Altesse Sérénissime doit être désespérée du danger du chevalier de Vauréal.

« Adieu, mon cher comte, je ne croyais avoir assez de force que pour vous écrire quatre mots et je m'aperçois cependant que voilà déjà une assez longue lettre. »


LETTRE A M. LE CHEVALIER DE GESTAS.

15 mars 1779.

« Garde les plaisirs, chevalier, et laisse-moi la douleur. A la seconde phrase de ta lettre, j'ai deviné sans peine que c'était par ménagement que tu n'épanchais plus tes chagrins dans l'ame de ton ami. Fortia a confirmé mes soupçons en m'avouant que tu lui avais écrit une lettre désolante. Jette les yeux sur moi, chevalier, et si le spectacle de mes malheurs afflige quelques instans ton cœur sensible, qu'il serve au moins à guérir ton esprit des folles douleurs qui depuis si long-temps en bannissent le repos et en émoussent la gaieté.

« O mon ami, compare ton sort avec le mien. J'ai eu par trois fois le pied dans la tombe, j'ai senti toutes les parties de mon être se dissoudre : il y a cent dix jours que je suis dans mon lit, et lorsqu'on me lève, il m'est encore impossible de faire un pas sans être soutenu ; enfin, je ne suis échappé à la mort que pour perdre la clarté du jour. Tu me connais, chevalier, tu sais combien mon ame est vive et impatient ; tu sais combien je chérissais l'étude et les arts, juge de mon désespoir ; oui, mon ami, il n'y a plus d'autre jouissance pour moi sur la terre que la certitude du bonheur des personnes qui me sont chères. Si toute espèce de raison n'est pas encore entièrement bannie de ton cœur, s'il est vrai que tu m'aimes, renonce à tes folles inquiétudes, rends le calme à ton esprit, jette les yeux sur l'avenir, vois-le tel qu'il est, considère qu'avant peu tes chagrins doivent finir d'une façon ou d'une autre ; en un mot, par respect pour mes malheurs ôte-moi enfin l'affreuse idée de ne pouvoir regarder un de mes meilleurs amis que comme un infortuné. Songe d'ailleurs que j'exige de toi de ne point m'écrire de vains raisonnemens ni de frivoles consolations sur mon affreux état. Les liens de la tendre amitié m'attachent encore à la terre ; mon ame est trop fatiguée par la douleur pour être désormais susceptible d'aucun autre sentiment. Le gain du procès de Fortia a réveillé un instant mon ancienne sensibilité. Mon ami, ne fût-ce que par pitié, procure-moi donc encore un de ces bienheureux momens en m'écrivant que tu vas travailler de toutes tes forces à cesser d'être malheureux. Sois persuadé qu'à mon retour à Paris, je vais songer à travailler vivement malgré mes infirmités à tes intérêts relativement à la personne que tu sais. Adieu, mon cher Gestas, reçois les embrassemens de ton tendre et malheureux ami. »

« P. S. Que d'obligations j'ai à Fortia ! mon cher Gestas, imagine que bravant tous les dangers du mal qui m'accablait, il s'est exilé entièrement pendant quarante-six jours de toutes ses sociétés et a abandonné les soins de son procès pour me consacrer tous ses momens. Mais ni toi ni moi ne pouvons jamais apprendre aucune belle action de sa part qui puisse nous étonner. »


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Relation de sa maladie et Lettres: pp. 68-96.

This page is by James Eason.

Valid XHTML 1.1 Valid CSS