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Avant-propos

Cette page reproduit une partie de

Mes Évasions

du Général
Henri Giraud

publié chez
Hachette
1949

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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II

 p11  L'evasion d'un capitaine

Laissé pour mort sur le champ de bataille de Guise, le 30 août 1914 à quinze heures,​a j'étais ramassé le lendemain matin par des brancardiers allemands de la 14e D. I., non sans avoir été visité au préalable par quelques amateurs qui soulageaient les blessés de leur superflu. Je n'accuse pas, je constate, sans m'étonner d'ailleurs : c'est la guerre !

Transporté dans un tombereau jusqu'à l'hôpital de campagne installé à Origny-Sainte-Benoîte, j'y ai été soigné de la façon la plus humaine et la plus attentive par des médecins sachant leur métier et le faisant consciencieusement. Les infirmiers allemands étaient secondés par des infirmières volontaires françaises. Mon voisin de lit, le capitaine Schmitt, et moi, étions confiés à Mlle E. Lemaire, la fille du maire d'Origny.​b

Je ne dirai jamais assez la douceur, les attentions, le dévouement de cette femme exquise, qui, non seulement nous donna les soins les plus éclairés  p12 pour nous permettre de nous guérir, mais encore nous aida de la façon la plus efficace pour notre évasion sachant parfaitement ce qu'elle risquait.

Après une pleurésie purulente qui m'avait gravement handicapé dans la seconde quinzaine de septembre, je sentis mes forces revenir dès le début d'octobre. Nous jugeant gravement atteints, le médecin-chef allemand nous avait placés, mon ami Schmitt et moi, dans une chambre isolée, où, en dehors de la visite quotidienne, entrait seule Mlle Lemaire, pour nous donner ses soins, et nous apporter de l'extérieur ce que ne donnait pas le service de santé allemand : laitage, compotes, gâteaux. Elle nous renseignait en même temps sur les potins de l'hôpital, les mutations, les évacuations.

Par ailleurs, un habitant d'Origny, gros courtier en grains, M. Cléry, dont la femme était également infirmière bénévole, nous tenait au courant de la situation générale. Nous avions connu aussi exactement que possible la bataille de la Marne, le recul allemand, la stabilisation.

Dès le 10 octobre, Mlle Lemaire nous prévint que l'autorité allemande envisageait l'évacuation prochaine de notre hôpital sur l'Allemagne, où nous serions internés jusqu'à la fin de la guerre.

Notre résolution fut aussitôt prise, de sortir le  p13 plus tôt possible de l'hôpital, et de regagner la France libre par n'importe quel moyen.

Notre infirmière est mise dans le secret. Elle se déclare prête à nous aider au maximum.

Il fallait commencer par nous habiller de pied en cap, car nous n'avions, Schmitt et moi, que la chemise de nuit donnée par le service de santé, et changée toutes les semaines, et une paire de sandales d'intérieur, pour tout costume. C'était un peu insuffisant pour une évasion et cela expliquait la faible surveillance dont nous étions l'objet.

Mlle Lemaire avait un père, des frères, dont la garde-robe était certainement bien montée. Elle nous apporta une par une toutes les pièces qu'il nous fallait pour circuler décemment, habillement aussi bien que linge et chaussures, chaque objet dissimulé sous les desserts de son panier et les serviettes largement dépliées. Jamais la sentinelle de la porte d'entrée n'eut l'idée saugrenue de regarder dans ce panier.

Au fur et à mesure des arrivages, le linge, les habits, les chaussures étaient étalés entre la paillasse et le matelas de nos deux lits. Mlle Lemaire étant seule à faire le ménage de notre chambre, personne ne soupçonnait l'accroissement progressif de notre garde-robe. Fin octobre, elle était complète. Les bruits d'évacuation de l'hôpital se faisaient  p14 de plus en plus précis. Il s'agissait de disparaître au plus tôt.

Mlle Lemaire nous avait donné le plan détaillé de l'hôpital. Sur notre demande elle avait fait fabriquer la clef d'une porte non gardée, donnant sur le canal latéral à l'Oise. Tout était prêt pas je l'évasion. Il s'agissait de sortir de notre chambre, comme pour aller au W.‑C., et de passer devant un infirmier allemand dont le lit était installé dans le couloir desservant notre chambre. Il ne fallait pas qu'il se réveillât… il ne se réveillerait certainement pas. De là, nous descendions au rez-de‑chaussée pour gagner l'office attenant à la cuisine. La porte indiquée était juste à la sortie de cet office. Ensuite, à Dieu vat !

Le 31 octobre, à dix heures, nous déclarons à Mlle Lemaire que l'affaire est pour cette nuit. Cette jeune femme qui a fait preuve de tant d'énergie, de sang-froid, d'adresse, est subitement décontenancée par l'imminence de la décision. Elle fait tout ce qu'elle peut pour nous dissuader d'une tentative qu'elle trouve follement osée. Nos blessures ne sont pas fermées, nos forces ne sont pas revenues, nous ne pouvons espérer passer des lignes qui sont continues et étroitement surveillées. Il vaut mieux attendre. Doucement, mais fermement, nous lui montrons que cette attente serait notre  p15 perte, ou tout au moins un sérieux handicap pour nous. Nous voulons nous évader. Il serait infiniment plus difficile de le faire en Allemagne que de cet hôpital, où nous ne sommes pas surveillés, où le service de garde en prend à son aise, et où le médecin-chef est plus souvent à la chasse qu'à son bureau. Évidemment, elle sera soupçonnée de complicité, interrogée, emprisonnée peut-être. C'est à elle de savoir répondre et rouler les Allemands. Elle le fera certainement très bien. Effectivement, elle l'a fait.

Minuit. L'heure des crimes. Nous sortons de notre chambre, nos souliers à la main. Je crois que j'avais un couteau dans l'autre… mais notre infirmier dort du sommeil du juste ; il a bien bu hier soir. Lentement, sans bruit, nous descendons l'escalier. Une lampe de poche nous éclaire dans l'office. Nous nous chaussons un peu fébrilement. La clef tourne dans la serrure. La porte s'ouvre, se referme sans bruit. La clef glisse dans le canal. Nous sommes libres. En route vers Guise. Il est minuit et demi. Belle nuit. Personne sur la route.

Cette première petite étape, si facile, se révèle cependant très dure pour les convalescents que nous sommes, et quand le jour paraît, nous sommes réellement fatigués. Il faut s'abriter pour la journée.

 p16  Nous sommes à proximité d'un grand parc dont le mur a souffert de la bataille du mois d'août. Nous escaladons une brèche béante et nous dirigeons vers la belle maison que nous apercevons à travers les arbres. Aucun Allemand à l'horizon. L'ennemi ne paraît pas occuper ce château.

Avec précaution tout de même, nous approchons des communs et attendons qu'un domestique paraisse.

Vers sept heures, de la cuisine, sort une femme qui va chercher du bois d'allumage au bûcher voisin. Quand elle revient, je suis devant elle, lui demandant à qui appartient le château et si je puis parler au propriétaire.

Passablement effrayée, la cuisinière me prie d'attendre à l'extérieur. Elle va prévenir Monsieur.

Au bout d'une demi-heure je vois à la grande porte paraître l'intéressé.

C'est un homme d'une soixantaine d'années, grand, fort, vêtu d'une confortable robe de chambre.

« Que voulez-vous ?

— Vous parler en particulier.

— Non, dites-moi ce que vous avez à me dire. C'est insensé de déranger les gens à une heure pareille.

 p18  — Je regrette, monsieur, je désire vous parler seul à seul, dans votre cabinet. Soyez tranquille, je ne suis pas armé. Vous n'avez rien à craindre. »

Il faut croire que je parle net, car, bien à contrecœur, M. de X… me fait entrer dans son cabinet contigu au vestibule, en laissant la porte ouverte : la confiance règne !

« Capitaine Giraud, du 4e régiment de zouaves, évadé de l'hôpital d'Origny-Sainte-Benoîte.

— Comment êtes-vous entré dans le parc, mon capitaine, la porte en est fermée ?

— En escaladant une brèche, que vous n'avez pas obstruée, monsieur.

— Mes compliments, monsieur, et qu'attendez-vous de moi ?

— Je vous demande de nous abriter, mon camarade et moi, pour la journée.

— Ah ! vous n'êtes pas seul, c'est complet !

— En effet, monsieur, mon camarade m'attend à côté. » Et ouvrant la fenêtre, j'appelle :

« Charles, tu peux venir.

— Qui vous permet, monsieur !

— Je suppose, monsieur, que vous n'allez pas refuser l'hospitalité à deux officiers français qui font leur devoir, tout simplement. »

 (p17) 
[ALT de l'image : zzz.]

Comment êtes-vous entré dans le parc ?

A ce moment, sans que je l'aie entendu venir, une petite dame d'âge certain intervient :

 p19  « Mon ami, j'ai entendu les derniers mots de monsieur. C'est proprement insensé. On s'introduit par escalade dans une propriété privée et on somme le propriétaire de vous abriter au péril de sa vie, tout simplement.

— Madame, je n'ai pas eu l'honneur de vous être présenté. Je nous présente. Le capitaine Schmitt (qui vient d'entrer) et le capitaine Giraud, blessés et évadés, vous prient de les abriter quelques heures, le temps de se reposer et de se réchauffer. Nous repartirons à la nuit tombée, et vous n'avez aucune chance d'être inquiétés.

— Vous en parlez à votre aise, monsieur. » Se tournant vers son mari : « Mon ami, il est probable que la police allemande est déjà aux trousses de ces individus. D'un instant à l'autre, nous allons la voir paraître ici. Nous serons complices de leur évasion. Notre compte est bon.

— Assez, madame. Je ne supposais pas que des Français pouvaient être aussi lâches et aussi pleutres. Il ne vous manquerait plus que d'aller nous dénoncer maintenant. Viens, Charles, sortons d'ici, pour ne pas gêner Monsieur et Madame. Nous trouverons ailleurs des « complices » qui auront moins la frousse. »

Nous sommes sortis. Le mari n'a rien dit. La  p20 femme tapote la vitre d'une main nerveuse. Les domestiques regardent à la porte de la cuisine. Pas un geste, pas un mot.

Nous voici sur la route. Il est huit heures du matin, le 1er novembre. Pas âme qui vive à l'horizon, par cette froide matinée d'automne. Guise est à nos pieds. Nous nous gardons bien d'y pénétrer, et prenons le premier chemin de terre vers le Nord pour ne pas aller vers l'Oise.

Une ferme dont une cheminée fume paraît à un kilomètre environ. Nous nous dirigeons droit sur elle. Aucun Allemand en vue, pas plus que de Français, d'ailleurs ! En ce jour de Toussaint, les travaux des champs font relâche et la campagne est vide : autant d'indiscrets en moins.

Avec prudence néanmoins, nous observons la ferme. Grosse installation. Bâtiments nombreux et solides répartis autour de la cour centrale. Maison d'habitation simple et propre. Un jeune homme en sort, et se dirige vers une écurie. Il a de quinze à vingt ans. Sans hésiter maintenant nous entrons dans la cour, et abordons le garçon.

« Y aurait‑il possibilité, petit, de s'abriter quelques heures ici. Nous marchons depuis longtemps et sommes fatigués.

— Pourquoi n'allez-vous pas à l'auberge à Guise ? Vous serez mieux.

 p21  — Nous ne tenons pas à aller en ville. Ici vous n'avez pas d'Allemands.

— Ah ! vous ne tenez pas à voir ces messieurs. Alors, attendez, je vais demander au père.

Et le jeune homme rentre dans la maison dont il laisse la porte ouverte.

Une seconde après, son père paraît à cette porte. Solide paysan de la Thiérache, d'une cinquantaine d'années.

« Bonjour, messieurs, qu'est‑ce que vous demandez ?

— Un abri pour la journée et si possible, une soupe chaude qu'on vous paiera.

— Ça va, ça va. Vous n'avez pas envie qu'on vous rencontre à Guise. Je ne vous demande pas pourquoi. Ici, dans la maison, vous ne seriez pas à votre aise. D'ailleurs, il n'y a pas de place. Tiens, Maurice, emmène‑les dans la grange où on a rentré le sainfoin. Vous y serez tranquilles, vous pourrez dormir, et à midi, la maîtresse vous portera une soupe chaude. Pas de cigarettes bien entendu, et toi, petit, motus. Il y a des choses que les autres ne doivent pas savoir, pas vrai ? J'irai vous dire bonjour, ce tantôt, vers quatre heures. Et je puis bien vous le dire, j'aime pas plus les Boches que vous. Ils le savent bien et il n'en vient jamais ici. Ça vous va ?

 p22  — Parfait, et grand merci. » Un quart d'heure après, déchaussés, enfouis dans le foin, nous dormons à poings fermés. C'est la fermière qui nous réveil, un peu avant midi, avec une marmite fumante, deux assiettes et des cuillères à la main, plus un morceau de pain.

« Alors, vous avez bien dormi ? Vous veniez de loin, hein ? Les voyages sont pas commodes aujourd'hui. Servez-vous bien. C'est tout pour vous. Il y a même un petit bout de viande pour chacun avec les choux et les patates. Tout à l'heure, quand on aura fini à la salle, je vous apporterai un peu de maroilles. Si vous n'avez pas assez de pain, vous me le direz. »

Et la bonne grosse femme disparaît, tirant derrière elle la porte de la grange.

Nous mangeons avec appétit, faisant, Charles et moi, quelques réflexions qui ne sont pas à l'avantage de M. de X… Quand la soupe est finie, le fromage paraît. La tranche est copieuse, la pâte grasse à souhait.

« Je n'arrête pas. Inutile qu'on me voie ici. Tout le monde se demanderait ce que je viens y faire. Mon homme viendra vers quatre heures. Vous lui direz ce que vous aurez à lui dire. »

Il fait bon dans le foin, après ce solide repas. Nous somnolons, Charles et moi.

 p23  Dehors, la pluie commence à tomber.

Un peu avant la nuit, le fermier arrive.

« Alors, bien reposés ?

— Parfait, tous nos remerciements.

— Qu'est-ce que vous comptez faire ?

— Repartir dès que la nuit sera venue.

— Pour où ?

— On ne sait pas exactement, Bohain, peut-être.

— Et puis ?

— Ça dépendra des Allemands.

— Oui, je vois ce que c'est. Vous êtes en délicatesse avec ces messieurs. Je ne vous demande pas pourquoi. Je ne veux pas le savoir. Mais voulez-vous que je vous dise mon avis ? Faut pas aller dans une petite ville, ni dans une ferme isolée. Vous seriez repérés tout de suite. Il vous faut une grande ville où vous serez noyés dans la masse. Et dans la région, je ne vois que Saint-Quentin. Lille est trop loin. Valenciennes, Maubeuge, très surveillées. A Saint-Quentin, il y a un gros état-major allemand, mais quantité de refugiés du Nord et de Belgique. A mon avis, c'est là que vous serez le mieux. Vous ne me paraissez pas très costauds. Vous ne pouvez pas faire un travail dur. Allez en ville, au moins pour un temps. Ensuite, vous verrez. La guerre sera peut-être finie.

 p24  — Merci, monsieur, on va réfléchir. En tout cas, ce soir on vous quitte, en vous disant un gros merci pour ce que vous avez fait pour nous. Dans deux heures, nous serons partis.

— Ça va. Sortez tranquillement sans venir remercier personne à la maison. On se reverra après la guerre. Pour l'instant, le moins de manifestations possible. Ça n'empêche pas les sentiments. Au revoir, et bonne chance. »

Quel brave homme ! Nous envisageons la situation avec calme, Charles et moi, et convenons que notre fermier a raison. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous sommes incapables d'un travail dur et de longues marches. Il faut d'abord nous réentraîner et même soigner nos plaies. J'ai un drain dans le dos qui pourrait me jouer un vilain tour.

L'idée de Saint-Quentin n'est pas mauvaise, quoiqu'il faille revenir sur nos pas, et qu'il y ait là l'état-major de la IIe Armée allemande. C'est peut-être nous jeter dans la gueule du loup. Par ailleurs, il ne faudrait y arriver qu'en sachant où nous adresser. Pour cela, quelqu'un peut nous aider : M. Cléry, à Origny-Sainte-Benoîte. Nous savons où il habite. Il s'agit d'être chez lui cette nuit, en tâchant évidemment de ne pas faire de mauvaise rencontre. Aujourd'hui., jour de la Toussaint,  p25 les médecins de l'hôpital n'ont pas dû se préoccuper de leurs malades ; notre absence a des chances ne ne pas avoir été encore signalée, puisque c'est Mlle Lemaire qui nous apporte nos repas. Ne perdons pas de temps. Demain, nous serons à Saint-Quentin.

Tranquillement, sans affectation, dans la nuit, nous quittons notre grange. Il bruine. On y voit tout juste pour ne pas s'égarer. Heureusement la direction est facile. Rapidement nous atteignons la grand-route et nous reprenons en sens inverse notre itinéraire de la veille.

Pas la moindre mauvaise rencontre. Un peu avant minuit, nous sommes à Origny-Sainte-Benoîte et sans hésiter, nous allons sonner à la porte de M. Cléry, chez qui on voit encore de la lumière.

Avec quelque hésitation, M. Cléry ouvre. On peut s'imaginer sa stupéfaction. Il a été prévenu de notre départ, dans la journée, par Mlle Lemaire. En dehors de lui, personne dans la localité ne soupçonne rien. Comme prévu il n'y a pas eu de visites médicales aujourd'hui à l'hôpital, et nul n'a pénétré dans notre chambre.

Il ne s'agit pas de repartir de suite pour Saint-Quentin, nous en serions incapables, et il vaut mieux que nous y arrivions de jour. Nous allons  p26 donc dormir ici, chacun dans un fauteuil. Au petit jour, M. Cléry qui va y réfléchir, nous dira à qui nous adresser à Saint-Quentin, et nous serons arrivés à destination avant que l'alerte ne soit donnée ici. Il s'arrangera d'ailleurs à faire traîner les recherches en longueur si par hasard le médecin-chef voulait faire du zèle, ce qui est peu probable.

A six heures, le 2 novembre, après une rapide toilette, conseil de guerre. M. Cléry nous conseille d'aller trouver tout simplement le maire de Saint-Quentin, un de ses bons amis, patriote résolu, qui tient tête aux occupants, et saura nous indiquer la marche à suivre.

Mme Cléry nous sert un excellent chocolat. Nous sommes lavés, reposés, frais et dispos. En route pour Saint-Quentin.

Un peu avant midi, nous passons devant le poste inoffensif qui musarde à l'entrée de la ville. Personne ne nous demande rien. La sentinelle est occupée à bavarder avec une jeune ouvrière de son âge et ne s'occupe guère de la circulation, pas plus des piétons que des autos.

Directement, nous allons à l'hôtel de ville. Il est occupé par les Allemands. Le maire est installé dans un autre immeuble, avec la plupart de ses services. C'est une chance, car nous n'y ferons  p27 pas de fâcheuses rencontres. Autre chance, le maire est là et peut nous recevoir tout de suite.

Sans hésiter, nous déclinons nos noms et qualités en disant qui nous envoie. Sans hésiter non plus, cet excellent Français nous déclare qu'il fera tout pour nous aider, de façon discrète évidemment car il est étroitement surveillé, mais certainement efficace.

Il sonne son commissaire spécial, M. Lambert, nous présente, et lui demande conseil, à lui qui connaît mieux que personne le logement des Allemands, leurs habitudes, leur activité.

M. Lambert nous conseille de nous loger dans le faubourg de La Fère de l'autre côté du passage a nouveau. Il n'y a là que peu ou pas d'Allemands. Nous pouvons y trouver des petites auberges où l'on nous accueillera comme réfugiés belges ; une entre autres est tenue par un ménage de braves gens, les Venet, qui pourraient même à l'occasion nous employer à de menus travaux. C'est dans la rue de La Fère, à gauche en montant. Bien entendu, notre véritable identité ne sera confiée à personne surtout pas à une femme.

Après de vifs remerciements, nous prenons congé. Nous mangeons sur un banc des Champs-Elysées, le pain et la viande froide que nous a donnés Mme Cléry, et sur le coup de quinze  p28 heures, nous entrons dans l'auberge-charcuterie Venet.

La patronne est une accorte femme réjouie, bien en chair, qui débite à son comptoir aussi bien de la charcuterie que du beurre et du fromage qu'on lui apporte en cachette de Thiérache.

M. Venet est aussi maigre que sa femme est rondelette. Il s'occupe de sa charcuterie et de son auberge où viennent, les jours de marché, de nombreux cultivateurs des environs. Homme d'aspect un peu rude, au visage sévère, scrupuleusement honnête, foncièrement français.

Nous racontons notre boniment, et demandons une chambre pour la semaine.

Papiers, néant, car nous avons tout perdu en Belgique, mais nous offrons de payer en avance le prix de la pension, repas compris, et nous annonçons que nous allons tâcher de trouver un emploi en ville.

Accueil pas très chaud. Il est évident que ces braves gens ne sont pas favorablement impressionnés par ces deux individus barbus, proprement mais pauvrement vêtus, et que n'embarrassent pas leurs bagages.

Finalement, c'est Mme Venet qui décide son mari à accepter pour un temps ces deux chemineaux. Elle ira en faire la déclaration à la municipalité  p29 française, sans s'occuper de la kommandantur allemande. Ouf, nous voilà logés !

La chambre de trois mètres sur quatre donne sur la cour des écuries. Deux lits, deux chaises, une commode, une table, une cuvette, un seau. C'est plus qu'il n'en faut pour l'instant. Notre garde-robe ne nous gêne pas. Nous avons en tout et pour tout un rechange de linge. Le sage se contente de peu.

Le soir, nous dînons en tête à tête, Charles et moi, dans la salle commune, servis par la jeune Denise, fille des patrons. Menu simple, comme il convient, mais vaisselle propre, et cuisine bien faite. Pas d'autres pensionnaires. A vingt heures, nous sommes rentrés dans notre chambre, et nous retrouvons un lit. C'est tout de même supérieur au foin ou au fauteuil. Nous dormons comme des bienheureux. C'est le soleil qui nous réveillera le lendemain après douze heures de sommeil réparateur. Notre nouvelle existence commence.

Nous comptions rester quelques jours à Saint-Quentin ; nous y avons séjourné plus de deux mois, le temps de nous orienter et surtout de permettre à ma plaie du dos de se refermer. On a beau être robuste, ce n'est pas impunément qu'on se promène avec un drain dans le poumon.

Deux jours après notre arrivée chez les Venet,  p30 nous étions embauchés par eux, mon ami Schmitt comme aide-charcutier et moi‑même comme garçon d'écurie. Je le dis sans forfanterie, j'étais beaucoup plus calé dans mon métier que Schmitt dans le sien. Soigner les chevaux, les atteler, les dételer était un jeu pour moi. Combien de fois ne l'ai‑je pas fait dans notre propriété de Touraine. Au contraire, je plains les malheureux cochons que Charles a fait passer de vie à trépas. Il manquait d'une certaine dextérité pour leur donner le coup de couteau fatal.

Naturellement, étant les « commis », comme on dit dans le Nord, nous prenions nos repas dans la cuisine, avec les maîtres et avec la jeune Denise, mariée juste avant la guerre au fils d'un gros fermier de Marcy, M. Caramel, et qui attendait incessamment un bébé. Atmosphère familiale, où les patrons s'aperçurent bien vite que leurs deux commis sortaient de l'ordinaire. Officiellement, nous étions des employés belges, parlant allemand.

C'est même cette derrière caractéristique qui inquiétait M. Venet. Il se demandait si nous n'étions pas tout simplement des agents camouflés de l'ennemi.

Un jour, il eut la bonne idée d'aller s'en ouvrir à son ami M. Lambert, le commissaire spécial.  p31 Sans lui dévoiler notre identité, M. Lambert le rassura, lui disant qu'il nous connaissait, que nous n'étions pas des Belges, mais que nous étions d'excellents Français, et qu'il ne fallait avoir aucun scrupule, au contraire, à nous employer. Notre connaissance de l'allemand pourrait, d'ailleurs, servir puissamment notre patron, pour tous ses rapports avec les occupants.

Effectivement, nombreuses furent les occasions où la langue allemande nous servit.

Que de voitures n'ai‑je pas attelées ou dételées pour des officiers allemands venant passer la journée à Saint-Quentin, et mettant leur équipage à l'auberge. Plusieurs me félicitèrent de la façon dont je savais présenter mes attelages. Je me souviens qu'un jour, l'un d'eux, en veine de générosité, me donna un pourboire de 50 pfennigs. Je le remerciai avec l'obséquiosité qui convenait.

Une autre fois, notre action fut encore beaucoup plus efficace.

Une troupe de passage devait loger à Saint-Quentin, et en particulier dans le faubourg de La Fère. Sur le coup de onze heures, un feldwebel suivi d'un secrétaire arrive à l'auberge pour faire le cantonnement d'une compagnie. Schmitt se charge du secrétaire pour lui montrer combien les officiers et sous-officiers seraient mal logés, et  p32 moi‑même je fais faire le tour — réduit — du propriétaire à mon feldwebel.

Ici une section, là à peine une demie, pas de place convenable pour les cuisines, etc.

Tant et si bien que nos braves petits Boches déclarent que le cantonnement est impossible, et qu'ils y renoncent, non sans que le feldwebel m'invite à trinquer avec lui pour me remercier de ma complaisance. J'ai accepté, bien entendu, et cet excellent Schmitt, sa serviette sur le bras, nous a servi, sans rire, un bon petit vin blanc, que la digne Mme Venet compta au prix fort à son visiteur indésiré.

Une nuit, ce fut plus sérieux. Il était environ vingt‑trois heures, nous étions couchés quand on frappa violemment à la porte de l'estaminet.

« Ouvrez, tout de suite. »

Passablement apeuré, M. Venet vient ouvrir, et se trouve en présence d'une patrouille allemande cherchant un déserteur. Visite du rez-de‑chaussée, visite du premier étage. Il valait mieux, dans notre situation, ne pas être interrogés.

Nous avions constaté que la porte de notre chambre, en s'ouvrant, masquait un petit réduit, sombre, où deux hommes pouvaient se dissimuler. Aussitôt que nous eûmes entendu, en bas, le bruit de la visite domiciliaire, nous sautons de  p33 nos lits, que nous refaisons en un tour de main, et nous nous collons dans le réduit. La porte s'ouvre. Un sous-officier jette un coup d'œil en tournant le commutateur. « Personne ici », et il referme la porte. Nous nous recouchons sans bruit. La visite s'achève. Tout rentre dans l'ordre. Tout, sauf cet excellent M. Venet, qui ne peut se rendormir, tant son émotion avait été vive, mais qui sut reconnaître le lendemain l'adresse de ses deux « commis ».

Le métier de garçon d'écurie n'avait rien de déshonorant, mais j'avais l'impression de pouvoir être plus utile ailleurs. L'occasion se présenta avec la demande d'une voisine, Mme Jaffary, femme d'un commissionnaire en charbons mobilisé, et que les Allemands pressaient de leur fournir du charbon par péniches entières.

Cette charmante jeune femme vient dire à Mme Venet qu'elle cherchait un comptable sachant parler allemand, et pouvant discuter avec l'état-major du général von Schieber, directeur des services de la IIe Armée. Ma digne patronne, qui n'était peut-être pas enchantée des services de son palefrenier, me transmet la demande. J'accepte aussitôt, et me voici fournisseur de l'armée allemande. J'ai défendu les intérêts de Mme Jaffary avec toute l'ardeur, sinon la  p34 compétence nécessaire. Elle n'a pas eu à se plaindre de son employé, et son mari, après la guerre, s'est bien amusé avec moi de mes connaissances en gras, en maigre, en flambant, etc… S. E. le général von Schieber ne s'est jamais douté qu'il traitait avec un officier français, dont le nom avait figuré sur les registres du service de santé allemand quelques semaines auparavant.

Ce grand chef des étapes et des services ne se doutait pas non plus que j'étais mieux renseigné que quiconque sur les fluctuations de la guerre mondiale.

Chaque après‑midi, avec l'autorisation de ma nouvelle patronne, j'allais vers seize heures rendre visite à un sous-officier du central-radio de la IIe Armée, avec lequel j'avais fait connaissance et qui, grâce à quelques chopes de mauvaise bière, était entré en confiance. Il était Bavarois. J'avais moi‑même habité, à Munich, Frauenhoferstrasse ; nous avions évoqué des souvenirs communs, et, de fil en aiguille, j'étais arrivé à ce que chaque jour il me passât le compte rendu des événements de la journée strictement réservé à l'état-major de l'armée. Je dois reconnaître que le G. Q. G. de S. M. Guillaume II était assez objectif et ne masquait pas les difficultés de la campagne à l'Est. L'offensive du grand-duc Nicolas en Pologne  p35 était décrite comme une action à ne pas sous-estimer, et qu'il fallait neutraliser, dès qu'on pourrait, par une contre-offensive puissamment montée. Il est assez amusant que j'aie été amené à constater personnellement, quelques semaines après, les transports préparatoires à cette contre-offensive. J'en parlerai quand nous arriverons à mon passage en Belgique.

Entre-temps, je soignais ma blessure. Dès les premiers jours de mon arrivée à Saint-Quentin, je m'étais mis en quête d'un médecin sûr. M. Venet m'avait indiqué un vieux praticien de la rue d'Isle connu pour son honnêteté, son expérience et ses sentiments français. Je demande un rendez-vous et j'arrive chez le docteur X…

« Qu'avez-vous, monsieur ?

— Quelque chose au poumon.

— Voulez-vous vous déshabiller.

J'ôte mon veston, ma chemise, à peu près propre, et le docteur un peu surpris voit la blessure et le drain.

« Depuis quand vous promenez-vous avec cela ?

— Depuis quinze jours.

— Mais vous êtes fou, mon garçon. Un drain, ça se change tous les deux ou trois jours. Il faut que vous soyez bâti à chaux et à sable pour supporter cela. Et puis qu'est‑ce que c'est que ce  p36 trou-là ? Une balle ? Pourquoi n'êtes-vous pas à l'hôpital, au lieu de circuler en ville. Ce n'est pas très catholique, tout cela.

— Pas catholique du tout, monsieur, Vous êtes tenu au secret professionnel et d'ailleurs je sais que je puis avoir confiance en vous. Voici l'histoire. »

Et, en quelques instants, le docteur X… sait qui je suis, ma blessure, mon hospitalisation, mon évasion, ma situation actuelle.

« Bravo, mon capitaine. Vous pouvez compter sur moi. Je vais vous remettre sur pied. Mais vous avez été terriblement imprudent. Heureusement votre pleurésie est terminée et je vais pouvoir définitivement supprimer le drain, mais j'ai bien peur qu'il ne vous reste des adhérences de la plèvre et du poumon, qui vous gêneront maintenant toute la vie : conséquence de votre sortie prématurée de l'hôpital. »

Cet excellent homme avait pleinement raison. Je me suis ressenti toute ma vie de cette blessure mal cicatrisée. Qu'est‑ce que cela à côté de la liberté reconquise ? Il lui fallut deux mois pour me remettre pleinement en état, sans vouloir jamais accepter un sou de moi. Que ses enfants trouvent ici l'expression de ma gratitude et de mon fidèle souvenir.

 p37  Vers le milieu de décembre, si j'ai bonne mémoire, mon précieux informateur de la radio m'annonça pour le lendemain une visite d'un personnage important, visite tenue strictement secrète. « L'Empereur arrivera vers onze heures à l'entrée de la ville, par le route venant de Guise. Le feldmarschal ira l'attendre. »

Excellente aubaine pour revoir de près Guillaume II que j'avais aperçu en 1906 à Berlin.

Avec la permission de Mme Jaffary, je quitte mon bureau, et à l'heure dite, je me trouve à l'endroit indiqué. Service d'ordre discret en ville, mais renforcement sérieux à l'endroit où doit avoir lieu le premier arrêt du Kaiser. Une compagnie d'honneur avec le chef de bataillon, plusieurs officiers d'état-major, de nombres policiers en uniforme… et en civil, ceux‑ci très reconnaissables pour un averti comme moi, peu de curieux, la nouvelle n'ayant pas filtré.

Sans affectation, je me place du côté opposé à la compagnie d'honneur, tout à côté d'un policier en tenue, auquel je demande innocemment ce qui se passe.

« Une inspection, mon garçon.

— De qui ?

— Est‑ce que je sais, moi ? Le feldmarschal se dérange. C'est sûrement un seigneur. »

 p3  En effet, garde à vous, présentez armes. Le feldmarschal, prince de Bülow, commandant la IIe Armée, arrive, passe l'inspection de la compagnie et se met à causer avec quelques officiers, exactement à deux mètres de moi.

Je suis coiffé d'une casquette, des lunettes à monture métallique sur les yeux, un gros cache-nez, un vieux pardessus, sans compter la barbe qui me rend méconnaissable. Nul certainement ne pense au blessé sorti subrepticement d'Origny-Sainte-Benoîte. Et nul, je dois le dire, ne s'imagine que je pourrais avoir dans la poche de mon pardessus, un browning dont je voudrais faire mauvais usage.

Dix minutes après, quelques voitures venant de l'Est arrivent en trombe. De la seconde, un grand torpedo découvert, descend le Seigneur de la Guerre. Guillaume II est en petite tenue de général d'infanterie. Le col de son manteau est recouvert d'une chaude fourrure. Il paraît fatigué. Ce n'est plus le souverain brillant que j'ai vu huit ans plus tôt, soit aux courses de Berlin, soit au concours agricole.

Malgré le froid, le teint est blême. Les traits sont tirés. Les yeux sont ternes. Cette guerre qui dure ne se déroule pas comme l'avait rêvé le Maître, et comme l'avait prévu le Grand Etat- p40 Major. La bataille de la Marne a été un effondrement pour cet homme qui se voyait déjà à l'Arc de Triomphe, et maintenant nul ne voit quand se terminera la tragédie. Guillaume II connaît mieux que personne les ressources de l'Allemagne et leur insuffisance en face de la France, de la Russie, de l'Angleterre réunies. Qui sait même si l'Italie ne se décidera pas un jour à entrer en ligne contre son ancienne alliée ?

Tout cela, pour un initié, se lit sur le visage du Kaiser. N'empêche qu'il accueille affectueusement le commandant de la IIe Armée, passe avec lui devant la compagnie, dont la présentation est impeccable, et revient dire un mot aimable au chef de bataillon qui s'incline, cramoisi.

« Où allons-nous ?

— Sur la place de l'Hôtel-de‑Ville, Sire, où un régiment de la garde vous rendra les honneurs.

— Parfait. Montez avec moi et partons. »

Et dans la voiture découverte, portant maintenant le fanion impérial, S. M. Guillaume II et S. E. le prince de Bülow entrent dans leur bonne ville de Saint-Quentin, montant la rue d'Isle que la police a fait évacuer, et s'en vont au vieil hôtel de ville de la cité, ce bijou de la Renaissance, où est installée maintenant la Kommandantur de la place.

 (p39) 
[ALT de l'image : zzz.]

Et dans la voiture découverte, S. M. Guillaume II.

 p41  Inutile de dire que je n'ai pas éprouvé le besoin de rentrer en ville derrière le cortège. Il vaut mieux ne pas forcer la chance, les jours où la surveillance est décuplée.

N'empêche que ce jour‑là, comme beaucoup d'autres, j'ai constaté que les grands de ce monde sont la proie certaine de celui qui est bien décidé à les supprimer, ayant fait lui‑même le sacrifice de sa vie. Si je l'avais voulu, avec le maximum de chances, j'abattais ce jour‑là Guillaume II, sûr évidemment d'y passer instantanément. Mais, qu'importe à un convaincu, à un illuminé, le sacrifice de sa vie, s'il est sûr de la nécessité et de la grandeur de son acte.

Une autre rencontre avec les autorités allemandes fut moins tranquille, sinon plus pittoresque.

Ce devait être au début de janvier 1915. Un soir, en ville, partout une affiche, prescrivant à tous les hommes de vingt à cinquante ans de se rendre le surlendemain à neuf heures, à la caserne d'infanterie, pour un recensement général.

Je rentre en hâte à l'auberge, et annonce la nouvelle à mon ami Charles. Chacun, dit l'affiche, doit être porteur d'un papier indiquant son nom, son âge, sa nationalité, sa profession, sa situation de famille, ses moyens d'existence.

 p42  A quoi cela répond‑il ? Que faut‑il faire ? Après mûre réflexion nous convenons que je tâcherai, dès demain matin, de me renseigner près de mon copain de la radio, auquel ses camarades ont dû expliquer les dessous de l'affaire. D'après les prévisions, nous réglerons notre conduite.

Cette prise de contact est fort efficace. Mon interlocuteur est très renseigné.

L'autorité allemande s'est émue du nombre de civils qui circulent dans Saint-Quentin, Français, étrangers, déserteurs, évadés, etc.

Elle désire vérifier la situation de tous ces indésirables.

Primo, on expulsera tous les étrangers. Belges, Hollandais, Luxembourgeois, seront reconduits chez eux.

Ensuite, bien entendu, on coffrera les évadés, les déserteurs.

A tous ceux qu'on laissera circuler en ville on remettra le papier qu'ils auront apporté, dûment vérifié par le commandant local, signé et timbré, et qui devra désormais être présenté à toute réquisition. Tout civil qui, à partir de demain, n'aura pas cette pièce, est bon pour partir en Allemagne, où on lui trouvera facilement du travail.

 p43  Pas d'hésitation, il faut y aller, et tâcher de bien jouer le jeu.

Le soir, nous rédigeons chacun notre fiche. Je suis Français, né dans le Centre, quarante ans, employé de commerce. J'avais avant la guerre une occupation près de Charleroi, à Tarcienne, avec ma femme et mes trois enfants. La guerre nous a dispersés. Je me suis refugié ici. J'ai mes moyens d'existence, dans la maison Jaffary. Ma situation est en règle. Schmitt invente une histoire semblable, sans aucun rapport avec la mienne bien entendu.

C'est d'un pas assuré, mais l'esprit tout de même aux aguets, que nous franchissons la porte de la caserne, gardée par une section du 2e régiment de la garde. Nous nous trouvons au milieu d'une foule de gens, passablement inquiets, dont beaucoup ne doivent pas avoir la conscience tranquille, et qui en tout cas, se demandent les raisons de leur convocation.

Une table est installée dans un coin de la cour, à l'abri du vent. Autour de la table, des officiers, des interprètes, des secrétaires, des plantons. Un sous-officier, à la voix de stentor : « D'abord les étrangers, tous ceux qui ne sont pas Français, et qui se sont refugiés à Saint-Quentin. »

 p44  Un certain nombre d'hommes et de jeunes gens s'avancent, présentent leurs fiches. On les examine assez vite et on rassemble les intéressés dans un coin de la cour. C'est bien ce que l'on m'avait dit. En voilà qui sont fixés : ils ne resteront pas à Saint-Quentin.

« Maintenant, les Français, en commençant par les plus âgés. »

Cinquante ans, quarante‑neuf, quarante‑huit, etc. Un groupe par année.

En file par un, pour passer devant le colonel commandant d'armes qui vous interrogera, après que vous lui aurez remis votre papier.

Voilà le moment intéressant. Je me suis attribué quarante ans. Charles en a trente‑sept. Je passe avant lui.

Une cinquantaine d'hommes dans mon groupe, de tout rang social, de toute profession, en majeure partie des commerçants, des employés, des ouvriers.

Nous avons vu, dans les groupes précédents, que certains ont été libérés avec leur papier approuvé, tandis que d'autres sont mis de côté, sous bonne garde. Il s'agit de ne pas être de ceux‑là.

Le colonel en question est le colonel de Bernstorff, frère de l'attaché militaire allemand  p45 aux Etats-Unis. Je tends mon papier au sous-officier debout près de la table, qui lit à haute voix mes nom, prénom et qualités. Dès qu'il a terminé, le colonel m'interpelle : « Quarante ans, mais alors, vous êtes mobilisable, mon garçon. Pourquoi êtes-vous ici ?

— J'ai été réformé.

— Pourquoi ?

— Pour la vue.

— Qu'est‑ce que vous avez ?

— Je suis myope.

— Vous avez des verres ?

— Voici. »

Et je tends mes lunettes, pas très élégantes, qui me servent à corriger ma vue.

Le colonel fait signe à son médecin, au garde‑à‑vous près de lui.

« Vous avez votre instrument. Mesurez.

— Une dioptrie et demie de l'œil droit, deux dioptries de l'œil gauche.

— Ce n'est pas avec cela qu'on est réformé. Vous me racontez une histoire, mon gaillard.

— Pardon, monsieur le colonel, j'étais beaucoup plus myope que cela à vingt ans.

— C'est possible, docteur ?

— Très possible, monsieur le colonel.

— Oui, oui, mais en France, où l'on manque  p46 tellement d'hommes, cet individu aurait été pris. Il est grand, bien bâti, à la rigueur, on l'aurait mis dans un bureau puisqu'il est employé de commerce. Non, voyez-vous, il nous raconte une histoire. S'il n'est pas militaire, il y a quelque chose là‑dessous. »

Ça commence à aller mal. J'ai alors une idée que je qualifierai modestement d'idée de génie.

« Non seulement, monsieur le colonel, j'étais myope, mais j'étais ce que nous appelons en France « pistonné ». Mon père connaissait bien le député de notre arrondissement. Il n'avait pas envie que je sois pris pour le service. Et je n'ai pas été pris. En France, avec du piston, on fait bien des choses.

— Ah ! Je savais bien qu'il y avait autre chose. Je les connais bien les Français, moi. Étonnez vous maintenant de leur défaite, avec de telles mœurs. Je vous dis que c'est un peuple pourri. Allez, signez-lui son billet, au « pistonné ». Pistonné, pistonné ! Sont‑ils bêtes, ces Français ! »

Je n'en demandais pas plus. Je salue poliment. On me rend mon papier bien timbré, en me recommandant de l'avoir toujours sur moi, et à un autre.

Je me dirige lentement vers la porte de sortie. La section est sous les armes, au repos. Un jeune  p47 lieutenant fort élégant, monoclé, se promène nonchalamment devant le front. Je lui tends poliment mon papier. Il ne le regarde même pas. Un geste dédaigneux. La porte s'entrouvre. Je sors tranquillement et regagne la rue de La Fère. Une demi-heure après, Charles me rejoignait. Il a le teint tellement jaune, depuis sa blessure au foie, que le colonel n'a pas insisté avec lui et qu'il a été libéré sans discussion. Il ferait évidemment un piètre travailleur en Allemagne.

Nous pouvons nous féliciter mutuellement. Il m'avoue ne pas avoir été très tranquille quand il a vu que mon interrogatoire durait aussi longtemps. Mais tout est bien qui finit bien. Ce n'est qu'une alerte de plus. Les jours se passent ainsi dans un calme relatif. A vrai dire, jamais, à Saint-Quentin, nous n'avons été personnellement recherchés, ni le capitaine Schmitt, ni moi‑même. Il est fort probable que le médecin-chef de l'hôpital d'Origny-Sainte-Benoîte n'a jamais signalé notre évasion à l'autorité supérieure, craignant ses propres responsabilités.

Nous avons su plus tard, par Mlle Lemaire, comment les choses s'étaient passées.

Le 3 novembre, elle avait alerté le bureau sur notre départ, se plaignant de n'avoir pas été prévenue de notre évacuation. On l'avait longuement  p48 interrogée, lui demandant de se rappeler nous conversations, et les indices qui pourraient mettre sur nos traces. Elle s'était souvenue, comme par hasard, que nous parlions souvent de Reims, de Rethel, de l'Argonne où nous avions des parents l'un et l'autre. Quant à nos vêtements, elle était incapable d'indiquer leur provenance, pas plus que de l'argent dont nous devions avoir besoin.

Ses explications n'avaient certainement pas convaincu le Stabsarzt, mais la faire arrêter eût été faire éclater le scandale, et il y avait beaucoup à dire sur la tenue et la garde de l'hôpital. Le mieux était de nous rayer de la liste des vivants, en nous faisant passer non pas dans le four crématoire — la mode n'en était pas encore née — mais dans un lot de morts non identifiés, comme il y en a tellement à l'issue des grandes batailles.

C'est ce qui fut certainement fait. Ma femme reçut, au milieu de 1915, une réponse de la Croix Rouge internationale à l'une de ses multiples demandes de renseignements, ainsi libellée :

« Le capitaine Giraud, du 4e régiment de zouaves, a effectivement été soigné au mois d'août dans une formation sanitaire allemande, mais on perd ensuite sa trace. Il a probablement été inhumé après décès dans une tombe commune sans être identifié. »

 p49  J'étais à ce moment capitaine à l'état-major du général Franchet d'Espèrey​c à Jonchery-sur‑Vesle

Cependant ma blessure se cicatrisait. Celle de Schmitt était guérie. Il était temps de partir ailleurs. Ce n'était pas pour faire le charcutier ou le marchand de charbon que nous avions quitté notre hôpital.

Parmi les habitués de l'auberge Venet, passait fréquemment un marchand de bestiaux que la guerre avait transformé en colporteur de denrées rares et riches, telles que le beurre, le fromage, le café, le thé, le chocolat, le tabac. Il faisait régulièrement la navette entre la France et la Belgique, chaque voyage lui rapportant des sommes rondelettes, au nez et à la barbe des Allemands.

Homme énergique, audacieux, aimant le risque et n'hésitant pas devant le danger. Par ailleurs, connaissant quantité de gens à la campagne qui l'hébergeaient, l'approvisionnaient, le renseignaient. Précieux atout à mettre dans notre jeu, si nous voulions un jour partir vers la Hollande.

A la réflexion, en effet, c'était, malgré la distance, la solution la plus sage. Nous étions maintenant bien renseignés sur les lignes. Le front de France formait une ligne de tranchées continue de la mer du Nord jusqu'à la Suisse. Le franchir en un point quelconque était une entreprise extrêmement  p50 difficile, tous les civils des villages étant soit évacués, soit parfaitement connus des Allemands.

L'Argonne était le théâtre de combats incessants où notre présence aurait été vraiment insolite. Il valait décidément mieux faire le grand tour par la Hollande et l'Angleterre. Quand on s'évade, je l'ai encore expérimenté en 1942, la ligne droite n'est jamais le plus court chemin d'un point à un autre, n'en déplaise aux mathématiciens.

Dans le courant de janvier, après la naissance du jeune Jacques Caramel, dont j'avais promis d'être le parrain, et auquel j'ai servi de témoin pour son récent mariage, trente ans après, je tâtai donc M. Richard pour savoir si éventuellement, il ne consentirait pas à m'emmener en Belgique, et à m'y laisser, lors d'un prochain voyage. J'étais désireux de quitter Saint-Quentin, et je pourrais lui servir de « commis » dans une de ses expéditions. Étant d'ailleurs Belge, j'aurais sûrement des facilités dans mon pays natal.

Au bout de quinze jours, l'affaire est conclue. Il est entendu que je partirai avec mon nouveau patron au début de février, qu'il me déposera à la frontière belge, sans pénétrer lui‑même en Belgique, car la frontière est en ce moment sévèrement gardée par les Allemands. Nous pouvons  p51 avoir quelques difficultés, car la surveillance du ravitaillement est actuellement très renforcée, mais il a l'impression que je ne suis pas plus froussard que lui, et que nous saurons nous débrouiller. Ultérieurement, dans le courant de février, il tâchera de rendre le même service à mon compatriote Charles, le garçon charcutier. Les derniers jours à Saint-Quentin se passent dans le calme, sans que personne ne soit avisé de mon prochain départ.

La veille du jour fixé, je me fais régler par Mme Jaffary, et je vais avertir M. Lambert de mon départ. Le lendemain, adieux émus de Mme Venet et de son mari qui tâche de rester impassible. Nous nous étreignons longuement, Charles et moi, et dans la carriole de M. Richard, attelée d'un excellent cheval, nous partons vers le Nord, dans la grisaille d'une matinée d'hiver.

Route sans incidents, jusqu'à Bohain, où nous couchons chez des amis de Richard. La nouvelle recrue que je suis dans le marché gris ne se fait pas trop balancer. On félicite Richard de ne plus vouloir circuler seul, à cause des rencontres toujours fâcheuses. Les occupants fouillant volontiers les voitures, il est bon d'avoir avec soi quelqu'un parlant allemand pour arranger les affaires.

Le lendemain, au point du jour, en route pour Maubeuge que nous laissons à notre droite. Nous  p52 allons coucher dans une ferme isolée de Gomegnies,º dont le propriétaire est, lui aussi, un ami de Richard. La frontière belge est à deux pas, mais il est bien exact qu'elle est surveillée de près par les Allemands, on ne sait trop pourquoi, puisqu'ils occupent la Belgique comme le Nord de la France. Ce qui se comprend pour la frontière hollandaise est un peu de luxe pour la frontière belge.

Le fait n'en est pas moins là. Mais rien n'est plus facile que de tromper la surveillance allemande pour des cultivateurs dont les champs sont souvent à cheval sur la frontière. C'est le cas de notre hôte.

Demain je partirai avec lui, conduisant un attelage à trois chevaux qui traînera un tombereau de fumier là où il me l'indiquera. Lui‑même qui est bien connu des occupants sera parti un peu à l'avance en Belgique, pour travailler la partie belge de sa propriété. Je lui amènerai son fumier et le quitterai ensuite, en lui laissant ramener son tombereau. La manœuvre est enfantine.

Le lendemain, elle s'exécute à la lettre. Le charretier en bras de chemise et en pantalon long n'a peut-être pas les gros souliers qui conviendrait, mais la sentinelle boche vers laquelle je me dirige tranquillement n'y prend pas garde.

C'est moi‑même qui lui souhaite bonjour le  p54 premier. « Ça tire, me répond‑il, mais les chevaux sont bons. » Et tandis que mon fouet cingle joyeusement, le tombereau pénètre en Belgique, où mon patron d'un jour m'attend sans émotion.

 (p53) 
[ALT de l'image : zzz.]

C'est moi qui lui souhaite bonjour le premier.

Tout à l'heure, j'ai pris congé de Richard, non sans le remercier avec effusion. Maintenant, je me sépare de celui‑ci. Il faut avouer que les « commis » de mon acabit ne restent pas longtemps dans la même place. Je plains leurs employeurs. C'est, hélas ! une instabilité qui n'a fait que croître et embellir.

En Belgique, Richard m'a donné l'adresse d'un cafetier de Walcourt, où je pourrai m'adresser de sa part, et qui saura m'orienter sur les caractéristiques de la circulation, les habitudes de la police, etc. En attendant que j'aie pu me munir de nouvelles pièces d'identité, il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur moi. Cet homme parle d'or. On voit qu'il a l'expérience des situations régulières et de celles qui le sont moins.

Sans perdre de temps, mais sans me presser, en route pour Walcourt ! C'est là que j'ai cantonné, en 1914, à notre entrée en Belgique. Je connais un peu la ville. C'est toujours précieux quand on ne tient pas à se faire remarquer.

Par bonheur, je tombe en pleine kermesse. Beaucoup de monde en ville, venu des environs. Peu  p55 de soldats allemands, peu de policiers, tout au moins en uniforme, car il y en a certainement davantage en civil, et ce ne sont pas les moins dangereux.

J'arrive à l'estaminet indiqué, non loin de la grande place. Il est près de midi. On boit et on mange dans la salle enfumée. Je me fais reconnaître du patron, qui semble tenir Richard en haute estime, car il me fait tout de suite entrer dans la cuisine où s'affairent sa femme et ses filles, et me demande avec intérêt des nouvelles de mon patron, de ses affaires, des difficultés qu'il a ou qu'il n'a pas…

J'ai l'impression que cet estaminet doit abriter pas mal de marchandises qui passent de Belgique en France, ou réciproquement, et qui ne subissent pas beaucoup de visites douanières.

Peu m'importe, au fond. Ce qui m'intéresse beaucoup plus, c'est le moyen d'aller à Bruxelles sans prendre ni trains, ni trams, ni cars, sujets à contrôle inopiné.

« J'ai ce qu'il vous faut. Vous tombez à point. Un client, qui consomme actuellement dans la salle, me demandait tout à l'heure si je ne connaissais pas un « commis » pour l'aider. C'est un forain qui possède un beau carrousel automobile, une nouveauté qui fait fureur. Il voudrait un  p56 homme solide qui puisse conduire une des roulottes pendant les étapes, et surveiller le moteur du manège pendant les représentations. Seriez-vous capable de faire cela ? Il doit déménager demain pour Bruxelles. Pour vous, ce serait une affaire.

— De braves gens, pas indiscrets ?

— Epatants. Le père, la mère, une fille d'une vingtaine d'années, deux autres gosses, tout cela propre, honnête, méritant. Vous seriez à merveille chez eux.

— Parfait. Pouvez-vous me présenter ?

— Je vais le faire venir ici, dans la cuisine, vous serez plus tranquille pour causer. »

Une seconde après, mon nième patron est là. L'affaire est rondement menée. Je ne suis pas très exigeant pour le salaire. Et lui me paraît un brave homme.

Il est entendu que, dès ce soir, je viendrai loger dans une des roulottes, et ferai connaissance avec le matériel. J'aurai également à soigner les quatre chevaux, car les roulottes ne sont pas à traction automobile. Demain, on démontera l'installation, et, après-demain, en route pour Bruxelles.

Le contact avec ma nouvelle famille est cordial. Ces braves gens sont de Poperinghe. Ils circulent depuis des années en Belgique en Hollande, en France, en Allemagne. Progressivement, leurs  p57 affaires ont prospéré, et maintenant, leur manège automobile est un des plus modernes de toutes les foires.

Le père doit avoir quarante‑cinq ans, la mère en a à peine quarante. Thérèse, la fille aînée, est une jolie blonde, fraîche et rose, toujours gaie, propre, presque élégante. C'est la caissière de l'établissement, qui sait inciter les clients à entrer et leur rendre la monnaie avec un gentil sourire. D'ailleurs, je pourrai le vérifier, parfaitement sérieuse et bien élevée. Rien de la bohémienne, tout de la fille du Nord, éprise d'ordre et de propreté.

Moi‑même, pour eux, je suis Wallon, de la région de Verviers, ce qui justifie mon absence d'accent, d'une part, et ma connaissance de l'allemand, d'autre part. Ils connaissent, comme moi, Aix-la‑Chapelle aussi bien que Liége ou Namur. Nous sommes en pays de connaissance.

Bien entendu, je mange à la table familiale, avec des menus, ma foi, qui ne sentent pas les restrictions, une cuisine simple, mais bien faite et la bière quasi à discrétion. Comme je n'abuse pas, on me considère rapidement comme un bon « commis ».

Nous quittons Walcourt. En route pour Bruxelles par Namur, à petites étapes, sans nous presser. On n'installe pas le matériel dans n'importe quelle  p58 bourgade. Nous sommes des gens qui ne nous dérangeons que pour les grandes foires. C'est pour celle de mars, à Bruxelles, sur le boulevard du Midi, qu'il faut être en place.

Les jours passent sans incidents. J'ai l'occasion de repérer un transport de troupes dont je reparlerai plus tard. Je m'entends fort bien avec mon amie Thérèse, qui a certainement plaisir à causer avec moi. Elle désire se marier avec quelqu'un qui pourrait reprendre la suite de son père. L'affaire marche bien. On pourrait encore la développer. Ce sont des projets d'avenir que j'écoute avec intérêt, peut-être pas dans le même sens que Thérèse. Si elle lit ces pages, qu'elle sache bien le souvenir ému que je garde de sa jeunesse, de sa grâce et de son charme.

Et nous arrivons à Bruxelles sans avoir fait la moindre mauvaise rencontre. On installe les voitures dans un emplacement connu, sur le boulevard du Midi, et l'on se prépare à décharger le matériel, qui devra être prêt à fonctionner d'ici deux à trois jours. Comme il est tard, on remet la chose au lendemain.

Vers dix-neuf heures trente, on se met à table dans la roulotte. Le plat de résistance, je me le rappelle, se composait d'excellent œufs au jambon, succédant à une bonne soupe bien chaude.

 p59  J'étais en train de les déguster quand la porte s'ouvre et un ami de la famille entre. C'est un cordonnier installé non loin d'ici, et qui ne manque jamais de rendre visite à ses copains quand ils passent à Bruxelles. On me présente, comme le nouvel auxiliaire, natif de Verviers, et dont chacun, y compris Thérèse, vante les qualités. Je m'incline modestement, comme il convient, et la conversation générale s'engage.

C'est, naturellement, une revue rétrospective de la guerre, avec des aperçus sur la France, sur l'Allemagne, sur l'Italie. Notre interlocuteur a manifestement beaucoup voyagé. Il connaît même l'Afrique du Nord. Sans m'en rendre compte, je me laisse aller à étaler, moi aussi, mes connaissances. On parle de Tunis, d'Alger, d'Oran, de Tlemcen, de Sidi-bel‑Abbès. A ce moment, notre cordonnier me regarde, et sans affectation :

« Dis‑moi, t'as rudement circulé, toi, à ton âge. T'as pas été à la Légion ?

Je m'aperçois de mon imprudence.

« La Légion, quelle légion ?

— Mais tu sais bien, la légion étrangère des Français. Si je t'en parle c'est que j'y ai été, moi.

— Eh bien, moi, je n'y étais pas.

— Ça va, n'en parlons plus. Mettons que je me suis trompé. »

 p60  Et la conversation glisse sur un autre sujet.

Quelques minutes après, on vient de prendre le fromage.

« Tu viens fumer une cigarette dehors ?

— Volontiers. » (Je ne fume pas mais je sens qu'il va se passer quelque chose.)

Il sort le premier. Je n'ai pas encore descendu les trois marches du petit escalier de bois qu'il se retourne vers moi, et à voix basse :

« Eh bien, maintenant, comment faut‑il dire, mon lieutenant ou mon capitaine ?

— Dis mon capitaine, à part toi. Mais puisque j'ai été imprudent et que tu as deviné, prends garde à toi. Tu penses bien que, si je suis ici, c'est que je n'ai pas la frousse et que je ne me laisserai pas livrer aux Allemands sans résister. Attention à ta peau.

— Vous fâchez pas, mon capitaine. Mais voyez-vous, ce qui vous arrive avec moi aurait pu vous arriver avec un autre. Ç'aurait été bien plus embêtant pour vous.

« Si vous voulez bien, faut venir avec moi. Vous pouvez pas rester avec les X… Ce sont de braves gens, mais vous n'êtes pas venu à Bruxelles pour y demeurer, pas vrai ? Vous voulez allez ailleurs, n'est‑ce pas ?

« Alors, je vais dire que je vous emmène coucher  p61 chez moi, et demain, vous viendrez vous séparer d'eux. Ils comprendront. Vous leur avez rendu service. Ici, à Bruxelles, ils trouveront facilement un autre commis. Croyez-moi, mon capitaine, faut venir avec moi. Vous vous en repentirez pas.

— Tu sais ce que je t'ai dit, si tu me livrais aux Boches.

— Entendu, mon capitaine. Vous êtes plus costaud que moi. »

Nous rentrons dans la roulotte. Il est vingt heures trente. Je dis au revoir à mes amis en leur promettant de revenir le lendemain de bonne heure, et en route dans la nuit vers Anderlecht, avec un guide que je ne connaissais pas une heure auparavant. Au bout d'un quart d'heure, nous atteignons la rue des Vétérinaires, bordée de petits hôtels particuliers, type Passy ou Auteuil. Beaucoup d'officiers allemands doivent loger par ici, si j'en juge par le nombre des ordonnances, qui à l'approche de l'appel, regagnent un quartier voisin.

Nous nous arrêtons devant une maison plongée dans l'obscurité. Rez-de‑chaussée surélevé. Un escalier de quelques marches. Mon guide connaît bien les êtres. Il monte et sonne.

L'électricité s'allume derrière la porte vitrée. La porte s'ouvre. Une jeune femme, qui est manifestement la maîtresse de maison :

 p62  « Madame, je vous amène un officier français. »

Stupéfait, je fais rentrer de force mon guide dans le vestibule, le suis et tire la porte derrière moi. Sur le trottoir, au même moment, trois soldats allemands passait en causant bruyamment.

« Que dis‑tu, Etienne, un officier français ? Quelle chance ! Frédéric, Frédéric ! »

Une porte s'ouvre sur le vestibule. J'aperçois une salle à manger sobre et de bon goût. Un homme, petit, portant lorgnon, paraît. Derrière lui, une fillette attirée par le bruit, regarde curieusement.

« Frédéric, voici Etienne qui nous amène un officier français. Quel bonheur ! C'est le premier que nous voyons depuis la retraite. Comme je suis heureuse ! »

Le mari est aussi froid que sa femme est excitée.

« Que signifie tout cela ? Etienne, d'où viens‑tu ?

— Monsieur le docteur, je faisais mon métier. Ce soir, j'ai su que nos amis X… étaient arrivés sur le boulevard du Midi avec leurs voitures. Je suis allé leur dire bonjour. Et, en causant, j'ai découvert monsieur. Il ne voulait pas venir, mais j'ai cru bien faire en vous l'amenant.

— Qui êtes-vous, monsieur ?

— Un officier français, évadé.

— Vous avez des papiers ?

 p63  — Si j'en avais, je ne serais pas ici.

— Alors, qui me prouve ce que vous avancez ? Pourquoi êtes-vous chez moi ?

— Officiellement, je ne puis vous donner aucune preuve. Il y a une demi-heure, je ne savais pas où cet homme, que vous appelez Etienne, allait m'emmener. J'ai peut-être été imprudent, mais il m'a paru de bonne foi, et je l'ai suivi. Depuis mon évasion de l'hôpital, j'ai l'habitude de me décider vite. Si je vous gêne, je puis très bien partir et retourner chez les forains que je viens de quitter.

— Vous me parlez d'hôpital, vous avez été blessé ?

— Oui, une balle au poumon.

— Quand ?

Le 30 août, l'année dernière.

— Où ?

— A la bataille de Guise.

— Où avez-vous été soigné ?

A l'hôpital allemand d'Origny-Sainte-Benoîte, dans l'Aisne. J'ai fait de la pleurésie purulente au mois de septembre et je viens de m'en guérir complètement à Saint-Quentin le mois dernier.

— Eh bien, monsieur, voici une pièce d'identité, que je puis examiner. Je suis médecin. Voulez-vous passer dans mon cabinet ?

J'entre dans la pièce voisine, tandis que la jeune  p64 femme et Etienne se regardent un peu interloqués, constatant sans doute que le docteur a raison d'être méfiant.

« Voulez-vous vous déshabiller ?

J'ôte mon veston, mon gilet, ma chemise. La blessure et le passage du drain sont nettement visibles. Le docteur m'ausculte avec attention. Quand il a terminé, sa physionomie a changé. Ce n'est plus le même homme.

« A qui ai‑je l'honneur de parler ?

— Capitaine Giraud, du 4e régiment de zouaves.

— Mon capitaine, je vous félicite de de vous être ainsi tiré de cette grave blessure et de ses suites. Excusez-moi si j'ai été méfiant tout à l'heure. Etienne est un bien brave garçon, mais un peu impulsif et il faut se méfier des agents provocateurs dans le métier que nous faisons.

« Je suis le chirurgien de l'hôpital où travaille Miss Cavell, une admirable femme qui s'est donné pour tâche de faire évader tous les prisonniers anglais et français que nous pouvons découvrir. Etienne est un de nos agents recruteurs. C'est ainsi qu'il vous a amené chez moi. Maintenant, nous allons vous faire passer en Hollande, mais, d'abord il faut vous reposer et si vous le voulez bien, je vais achever de dîner, en vous conviant à notre modeste repas.

 p65  — J'ai dîné, docteur, je vous remercie.

— Alors, peut-être préférez‑vous un bain. Je puis même vous prêter du linge.

— Ceci, très volontiers. J'accepte sans aucun scrupule.

— Ma femme va vous préparer ce qu'il vous faut, et ensuite nous parlerons de votre futur voyage. Je vous montre votre chambre. La salle de bains est à côté. »

Une heure après, baigné, peigné, avec du linge propre, je redescendais au rez-de‑chaussée dans le cabinet du docteur.

Entre-temps, Mme Frère était allée prévenir un ménage ami et voisin dont le mari était maire d'Anderlecht, et c'est devant quelques Belges enthousiastes que je narrai l'essentiel de mes aventures, cependant qu'on débouchait quelques excellentes bouteilles, qui avaient échappé aux investigations boches.

On décide immédiatement de la marche à suivre.

Demain, je serai à dix heures à la mairie d'Anderlecht, où l'on me fabriquera de toutes pièces un état civil, au jour exact de ma naissance.

Ensuite, je me ferai établir par le Kommandantur un permis de circuler dans la zone qu'on m'indiquera.

Et dès que je serai en état de voyager à pied,  p66 car il vaut mieux ne pas prendre de moyens de transport, je me mettrai en route sur l'itinéraire fixé. La filière est sûre, jusqu'à présent. Il n'y a pas de raison qu'elle soit prochainement découverte, si on sait tenir sa langue.

Après deux bonnes heures ainsi employées à causer sérieusement, chacun rentre chez soi, et je ne cache pas que j'ai aussi bien dormi dans la chambre du docteur que dans la roulotte de mes amis forains.

Le lendemain, à la mairie, je retrouve le magistrat municipal. Des trois enfants du sexe masculin, nés le 18 janvier 1879, l'un avait maintenant un casier judiciaire. Je ne lui empruntai pas son identité.

Le second était coupeur en cravates, métier facile, sinon délicat, qui convenait parfaitement à mon genre de beauté. Et il se trouvait que le maire était lui‑même fabricant de cravates.

« A partir de maintenant, vous êtes employé chez moi, et vous pouvez vous référer à moi. Si on vous présente une pièce de soie, vous coupez en biais, en gâchant le moins d'étoffe possible, pour faire une belle cravate qui se tienne. Évidemment, la guerre a ralenti nos affaires. C'est ce qui justifiera vos déplacements. En principe, vous voyagerez pour vous ravitailler.

 p67  « Maintenant, il s'agit de faire faire votre photographie, chez l'opérateur imposé par les Boches. C'est une façon pour eux de nous espionner et d'établir des fiches sur chacun. Pour vous, pas d'importance. Allez‑y tranquillement et demandez une demi-douzaine de photos pour cartes d'identité. Vous les aurez demain. Ensuite, vous irez à la mairie chercher un Ausweis pour la région que notre ami vous précisera, et pour une durée de quinze jours. On vous fera payer cela quelques marks, mais jamais on ne les refuse. Toujours le même leitmotiv : ravitaillement. »

Je rentre déjeuner chez le docteur et sa charmante femme, et aussitôt après, séance chez le photographe boche. Le grand garçon barbu que je suis, à la mine peu brillante, aux vêtements râpés, n'a rien qui attire l'attention. On fera la demi-douzaine de photos pour demain. Il ne m'en coûtera que trois marks.

Je passe dire bonjour et adieu à mes amis du boulevard du Midi, qui semblent regretter sincèrement que j'aie trouvé de l'embauche ailleurs, dans un bureau, mais qui reconnaissent que c'est davantage dans mes cordes. Thérèse et moi sommes un tantinet émus, et la vie nous sépare sans savoir quand nous nous reverrons.

Je rentre coucher rue des Vétérinaires. Le lendemain,  p68 muni de mes photos, je vais à la Kommandantur. Accueil d'un bureau militaire comme tous les bureaux, de quelque pays qu'ils soient.

Un fonctionnaire nonchalant prend ma demande, mes deux photos, me pose pour la forme quelques questions insignifiantes et me demande cinq marks. Je reviendrai chercher le papier demain à dix-sept heures.

Et le lendemain, j'étais en possession du bienheureux Ausweis qui me permettait de circuler pendant quinze jours dans la région Nord de la Belgique, entre Bruxelles et Turnhout. Interdiction, bien entendu, de franchir la frontière hollandaise.

Rentré rue des Vétérinaires, je mets au point avec le docteur les détails de mon voyage.

Je repartirai sur Turnhout par,… voyageant toujours à pied. Étapes journalières d'une quinzaine de kilomètres. Je ne connaîtrai les étapes successives que chaque jour au moment de me mettre en route. La première est Vilvorde. J'irai chez Mme X… Quand on viendra m'ouvrir, je n'aurai qu'à dire : « Belgica ». On me fera entrer et je resterai tranquille jusqu'au lendemain : vivre et coucher assurés. De là, on me dirigera sur le prochain point de destination, et ainsi de suite.

Parler le moins possible. Afficher l'identité portée sur mon passeport. Se méfier des domestiques,  p69 surtout féminins. Prétexte du voyage : ravitaillement. En cas d'incidents imprévus, qui peuvent toujours survenir, garder son calme. En tout cas, ne rien dévoiler de l'organisation.

Le docteur Frère décide que je partirai non pas le lendemain, mais le surlendemain, pour pouvoir avertir mes hôtes de la première étape. C'est l'habitude chaque fois qu'il y a un départ de Bruxelles. Seuls, ici, sont au courant de mon passage, sa femme, Miss Cavell et la princesse Marie de Croÿ. Il est essentiel que le minimum d'affidés soient dans le secret, car la police allemande soupçonne déjà cet hôpital anglo-belge d'être une agence d'espionnage, et le docteur est convaincu que Miss Cavell est discrètement surveillée. C'est la raison pour laquelle il a évité que je ne la rencontre.

Journée du lendemain sans incidents. Je cause longuement avec Mme Frère. Cette jeune femme est une patriote exaltée. Elle n'aimait pas les Allemands avant la guerre. Elle les hait maintenant. Elle a vu les abominations dont ils se sont rendus coupables à Malines. Elle n'est pas dupe de leur prétendue correction.

Bien qu'elle ne soit pas cléricale, au contraire, elle admire le cardinal Mercier. Bien qu'elle soit socialiste, elle apprécie l'attitude résolue du bourgmestre  p70 de Bruxelles, M. Max. Il n'hésite pas à démentir les assertions que la presse vendue à l'occupant publie par ordre certains jours.

Elle est une fidèle lectrice de la Libre Belgique, le journal clandestin qui paraît au nez et à la barbe des Boches, avec la complicité d'une masse de Belges courageux, qui n'ont encore jamais pu être découverts. Admirablement renseignée et bien rédigée, la feuille est le plus parfait organe de propagande qui soit. Chez cette femme intelligente, passionnée, comme chez son mari, comme chez leurs amis, j'ai trouvé cette conviction unanime de la défaite allemande, malgré toutes les apparences de victoire. Conviction non pas irraisonnée, mais parfaitement logique devant la constatation d'un effort trop prolongé.

L'Allemagne ne pouvait gagner cette guerre qu'à la condition d'aller vite et d'obtenir en quelques semaines la capitulation de la France. La bataille de la Marne a ruiné ses espérances. Accrochée à l'Est, accrochée à l'Ouest, il lui faut combattre sur deux fronts, avec des navettes incessantes de la Picardie à la Pologne et réciproquement. Si la France est durement touchée, militairement et économiquement, l'Angleterre est intacte, et elle sait trop son intérêt, pour ne pas jeter toutes ses forces dans la bataille jusqu'à l'écrasement total de  p71 l'Allemagne. Donc, l'avenir est à ceux qui, comme la Belgique, n'ont jamais voulu la guerre, mais n'acceptent pas la défaite et lutteront jusqu'au bout pour recouvrer leur indépendance.

Quand je rentrerai en France, que je dise bien tout cela, et que je rassure les Français sur l'attitude des Belges. Le jour où l'armée française rentrera victorieuse en Belgique, elle aura tout le peuple belge avec elle.

C'est vers huit heures que je quitte Anderlecht pour partir à pied vers Vilvorde. Il fait froid et sec. La marche est excellente. Ces quelques jours de repos, avec une excellente nourriture, un bon lit, m'ont mis en parfaite condition, et je fais ma petite étape sans la moindre fatigue et sans aucun incident.

A midi, je sonne chez M. X… Une domestique vient ouvrir.

« Belgica.

— Entrez, monsieur. Je vais avertir Madame. »

Et la maîtresse de maison arrive, me conduit à ma chambre et m'avertit que nous déjeunerons dans un instant, sans me demander la moindre explication. Il en est ainsi à chaque étape, jusqu'à Turnhout. Départ le matin entre sept et huit heures, arrivée vers midi, repos l'après‑midi, coucher de bonne here.

 p72  Ici, gîte modeste, là, maison somptueuse. Les membres de l'association appartiennent à toutes les catégories sociales. Une seule pensée les anime : l'amour de la Patrie et la haine du Boche. Ils savent tout ce qu'ils risquent. Ils le font joyeusement, simplement. Je ne dirai jamais suffisamment ma reconnaissance à tous ces hommes, à toutes ces femmes, de la noblesse, de la bourgeoisie, de la ville ou de la campagne, riches ou pauvres, savants ou illettrés qui ont protégé le passage de Belgique en Hollande de tous les proscrits voulant échapper à l'emprise allemande.

Toutes les étapes se passèrent le plus simplement du monde, sauf l'une d'elles qui vaut la peine d'être contée.

Je suivais la route de X… à Y…, marchant d'un bon pas, mon sac tyrolien sur le dos, sans la moindre appréhension d'une mauvaise rencontre, quand, brusquement, au détour d'un chemin et à l'entrée d'un hameau une sentinelle allemande :

« Halt, Papier, bitte ! »

Interloqué, mais sans le laisser paraître, je sors mon Ausweis.

« Voyez le chef de poste, dans la maison, ici. »

J'entre dans le poste de contrôle, installé là pendant la nuit, et dont personne n'avait pu m'indiquer la présence. Un feldwebelleutnant commande  p73 le groupe d'hommes composant le poste. Il lit attentivement mon papier.

« Où allez-vous ?

— A Audenarde, à quelques kilomètres d'ici.

— Chez qui ?

— Chez ma tante.

— Pourquoi ?

— Pour chercher des légumes.

— Vous n'êtes pas maraîcher, vous êtes coupeur de cravates à Bruxelles.

— Précisément, le travail marche mal. Je suis la moitié du temps en chômage, et je ne trouve pas à me ravitailler. Ici, ma tante a un grand jardin, et peut me fournir des choux, des pommes de terre, des carottes. C'est précieux pour moi.

— Je l'admets. Vous repasserez par ici pour aller à Bruxelles ?

— Certainement.

— Alors, vous me rapporterez pour moi un chou et un kilo de pommes de terre. Donnez-moi deux marks. Voici votre Ausweis timbré.

J'ai oublié. M. l'officier attend encore son chou.

Le lendemain, à midi, j'arrivais à Turnhout. Ce dernier gîte est de belle apparence.

 p74  « Belgica.

— Entrez, monsieur, le docteur va venir. »

Effectivement le maître de maison arrive quelques instants après, et me fait entrer dans son cabinet. Je sais par le docteur Frère que c'est le dernier maillon de la chaîne, et que je puis, sans témoins, parler à cœur ouvert avec lui.

« Je ne vous demande pas votre Ausweis qui ne m'apprendrait rien. Voulez-vous me dire votre véritable identité ?

— Volontiers, docteur. Capitaine Giraud, de l'armée française, évadé d'un hôpital allemand et voulant rejoindre la France.

— Parfait, mon capitaine. Votre blessure est bien fermée ? Vous pouvez faire un petit effort ?

— Certainement, docteur.

— Alors, ce sera pour la nuit prochaine. Mais d'abord, nous allons déjeuner avec mes enfants. Bien entendu, aucune allusion devant eux. Ma femme est malheureusement absente. Pour tout le monde, vous êtes un ami de passage. La servante qui vous a ouvert sait que j'ai ainsi des clients qui, pour ne pas attendre, se servent du mot de passe que vous avez employé. Elle ne s'étonnera pas de vous voir à table. »

Très bon déjeuner, avec une bande de jolis enfants, parfaitement élevés, ne posant aucune  p75 question, répondant poliment à celles qu'on leur pose. Nous prenons le café au salon, seuls, le docteur et moi.

« Voici le programme qui vous agréera, je l'espère. J'ai ici depuis ce matin deux jeunes artistes belges, qui veulent rejoindre le roi à La Panne. Ce sont un peintre et un sculpteur qui ne font pas quarante‑cinq ans à eux deux. Solides physiquement et moralement. Ils sont arrivés ce matin au petit jour, et dorment encore. Je vais les réveiller. Ils mangeront rapidement. Je ferai les présentations et vous partirez ensemble à quinze heures.

« Comme des promeneurs sans bagages, vous prendrez la route de Bréda tranquillement, de façon à vous trouver à dix-sept heures précises au kilomètre 7‑6. A côté de la borne kilométrique se trouve un tas de cailloux, sur lequel sera assis un cantonnier, cassant sa pierre, ayant au cou un foulard rouge à pois blancs. Vous passerez à côté de lui, sans faire semblant de rien, et lui direz « Belgica » de façon à n'être entendu que de lui seul. Vous continuerez votre chemin sans vous presser. Il vous rejoindra, vous dépassera et vous n'aurez plus qu'à le suivre. Cette nuit, vous serez en Hollande. C'est un braconnier, qui m'a tué beaucoup de lapins avant la guerre, mais qui, depuis  p76 la guerre, m'a passé beaucoup d'hommes en Hollande.

— Gratis, docteur ?

— Comme vous êtes indiscret, mon capitaine. Eh bien, non. Je lui donne vingt francs par passage. Trouvez-vous que ce soit trop cher ?

— Ma foi non, docteur. Et comme il me reste un peu de monnaie, je vous demande de me laisser payer mon guide. Ce sera un souvenir pour moi.

— Volontiers, mon capitaine. Vous me faites faire des économies. Mais je vous quitte pour aller réveiller vos futurs camarades. Tout à l'heure, je vous les présenterai. Voulez-vous faire la sieste ou lire les dernières nouvelles du journal local. Tout ici est à votre disposition. A tout à l'heure. »

Enfoncé dans un bon fauteuil, je lis distraitement le grand journal de Turnhout, mais pense intensément aux heures qui vont venir. Le moment décisif est arrivé ! Je sais que, dans ce secteur, la frontière hollandaise est sévèrement gardée par une division de cavalerie allemande. Il va falloir faire du sport. Sans le moindre bagage, je me sens assez vigoureux pour un effort pas trop prolongé. Mon poumon à peine cicatrisé m'interdit certaines excentricités.

Un quart d'heure avant le départ, je fais connaissance  p77 de mes deux nouveaux amis. Comme moi, ils ont des permis de circuler valables jusqu'ici. Si, par hasard, nous étions arrêtés sur la route, par des Boches indiscrets, nous reviendrions sagement chez notre hôte. L'affaire serait remise au lendemain à la même heure. Mais, avec un joyeux optimisme, notre docteur nous affirme que tout se passera pour le mieux.

Une poignée de main, un dernier adieu, en route.

Nous causons peu, pour ne pas attirer l'attention des nombreux Allemands qui nous croisent ou nous dépassent. Presque tous, d'ailleurs, sont à cheval ou à bicyclette. Estafettes, agents de liaison allant du P. C. de Turnhout aux postes du front. L'heure n'est pas celle des éléments de surveillance. Il est encore trop tôt.

A dix-sept heures, le tas de cailloux, le foulard rouge à pois blancs. « Belgica ». Le cantonnier incline imperceptiblement la tête. Il est en bras de chemise, son veston à côté de lui. Nous continuons notre chemin lentement sans tourner la tête. Cent mètres plus loin, l'homme nous dépasse, sa veste sur le bras. Il prend à gauche un petit chemin de terre. Nous le suivons. La nuit tombe. Il est dix-sept heures trente au mois de février, en Belgique septentrionale.

 p78  Quand il est sûr que personne ne nous voit plus de la route, le guide s'arrête et se tourne vers nous. Catastrophe, il parle flamand. Je ne comprends pas un mot, car cette langue ne ressemble ni à l'allemand, ni au français. Heureusement, notre sculpteur baragouine un peu le flamand. Il nous traduit qu'il faut suivre exactement les traces du guide. Nous allons passer dans des sablières, où le sol est raviné. Appuyer à droit ou à gauche, serait dangereux.

D'autre part, ne pas parler, ne pas fumer, imiter les gestes du guide, et en cas de mauvaise rencontre, rester immobile, couché à plat ventre. D'habitude, les rondes n'ont pas de chiens avec elles.

La nuit est maintenant tout à fait venue. La lune s'est levée, voilée fréquemment par de petits nuages isolés. On y voit suffisamment pour marcher, pas assez pour être découvert à quelques dizaines de mètres. Nous repartons en file indienne, sans mot dire. Terrain sablonneux, parsemé de multiples bois de sapins. Traversée des sablières sans incident.

Brusquement, notre chef de file s'arrête, et se jette à plat ventre. Nous l'imitons. Quelques secondes plus tard, perpendiculairement à notre direction, passe une patrouille de uhlans à cheval,  p79 la lance au bras, la pipe à la bouche, causant et plaisantant, n'attachant manifestement pas grande importance à leur mission. Ils ne sont pas à plus de vingt mètres de nous. Nous les voyons distinctement. Ils ne nous soupçonnent pas.

Le bruit s'éloigne. Nous repartons. Encore une heure de marche environ. Nous arrivons à la lisière du bois au sommet d'un mamelon. Le guide s'arrête, le doigt sur la bouche pour imposer silence d'abord, puis le bras tendu vers deux foyers lumineux, en contrebas, à quelque cinq cents mètres de nous.

Deux feux de bivouac, auprès desquels on distingue nettement les groupes d'hommes assis et la sentinelle à quelques pas. C'est entre eux qu'il s'agit de passer.

Le guide tend le bras vers la direction à suivre, et commence à descendre la piste du mamelon. Nous suivons.

Le terrain s'alourdit. Nous entrons dans la boue, puis dans la vase. C'est un marais que nous allons traverser.

L'eau monte peu à peu. J'en ai bientôt au genou, puis à mi‑cuisse, puis à la ceinture. Mes camarades plus petits sont immergés jusqu'à la poitrine.

Nous allons lentement, sans bruit, sans faire le moindre clapotis. Nous sentons à notre droite et  p80 à notre gauche, les postes qui sont là pour veiller. Par nuit claire, les sentinelles nous aperçoivent peut-être. C'est une sensation bizarre. Impossible de se coucher, impossible de nager, situation peu enviable.

Mais les sentinelles pensent sans doute à tout autre chose, et la marche dans la vase continue, lente, lente et silencieuse.

Il y a bien une demi-heure que nous sommes entrés dans le marais. L'eau diminue maintenant. Je n'en ai plus qu'au genou. Le guide s'arrête, et se tournant vers moi, qui le suis immédiatement :

« Hollande, monsieur. »

J'avoue que j'ai donné une poignée de main à cet honnête braconnier comme je n'en ai pas donné beaucoup dans ma vie. Cette minute était, depuis le 30 août 1914, la première où je me sentais libre. Le reste, maintenant, n'était plus qu'un jeu. J'étais sorti de la geôle boche. La vie était belle.

Tout dégouttants de vase, trempés comme des canards, nous nous dirigeons vers une maisonnette qu'on devine confusément dans la nuit. Elle est au bord de la route.

Nous l'atteignons. Une sentinelle hollandaise est à la porte et nous fait entrer.

Une vraie toile de Téniers.

Une grande salle basse, enfumée. Dans le fond,  p81 la cheminée avec un bon feu. A droite des hommes dorment sur la paille. A gauche, d'autres jouent aux cartes.

C'est à eux que la sentinelle nous conduit. Notre guide n'est d'ailleurs pas un inconnu. Le lieutenant lui parle en flamand, amicalement. Puis s'adressant à moi en français très acceptable :

« Vous parlez français, monsieur ?

— Oui, monsieur le lieutenant.

— Allemand aussi peut-être ?

— Oui, monsieur le lieutenant.

— Vous avez des papiers ?

— Voici, monsieur le lieutenant.

— Mais ceci est parfaitement en règle pour la Belgique, mais pas pour la Hollande, vous le savez.

— Je le sais, monsieur le lieutenant. C'est pourquoi je n'ai pas pris la route pour venir vous trouver.

— Oui, vous avez pris le chemin détourné et mouillé. Vous ne risquez pas de vous sécher devant le feu.

« Alors, voyons, vous êtes Belge, de Bruxelles. Coupeur de cravates. Pourquoi passez-vous chez nous ?

— Parce que je ne veux pas rester avec les Allemands, et qu'il n'y a plus de travail à Bruxelles.

 p82  — Alors vous comptez trouver du travail en Hollande. Ce sera difficile, savez‑vous. Si vous ne trouvez rien chez nous, vous pourriez peut-être aller en Allemagne, puisque vous parlez allemand.

Ma foi non, je passerai plutôt en Angleterre.

— Ah ! et si vous ne trouvez pas de travail en Angleterre ?

— Alors, je passerai en France.

— C'est bien ce que je pense. Travailler de votre métier, coupeur en cravates ?

— Mais oui, monsieur le lieutenant, c'est écrit, comme vous voyez.

— Je vois, je vois. Nous sommes forcés d'interner les prisonniers évadés, mais nous n'en voulons pas aux coupeurs de cravates. Allez vous sécher. Je vais voir vos camarades. »

Je me suis fait rôtir devant le grand feu. J'ai sommeillé, bavardé, rêvé, et quand le jour paraît, quittant mes amis belges, je gagne la gare de Bréda. Un train allait partir pour La Haye. Une place de 4e et en route pour la capitale de la Hollande. Il me restait, je crois bien, 0 fr. 25 en poche.

Arrivé à La Haye, je demande l'ambassade de France. On me met sur le chemin. A dix heures je suis à l'ambassade. La vase a séché sur mon pantalon, mais elle n'a pas perdu son odeur sui  p83 generis. Je ne sors évidemment pas d'un institut de beauté.

Un jeune secrétaire me reçoit, parfaitement aimable et courtois, mais manifestement peu désireux de me garder longtemps dans son bureau.

« Mon capitaine, votre cas est très intéressant. Il faut aller voir le nouvelle attaché militaire, le colonel Desprez. Il est installé à l'hôtel Bellevue en face le Palais Royal. C'est lui qui vous dira la marche à suivre pour regagner la France. »

Je remercie mon élégant interlocuteur et me dirige vers l'hôtel Bellevue.

Palace, comme tous les palaces, avec la méticuleuse propreté hollandaise en plus. Je ne suis évidemment pas à ma place, avec ma casquette délavée, mon vieux veston, un pan de chemise en guise de cravate, un pantalon attaché avec des ficelles au‑dessus des chaussures éculées, et la vase, la sinistre vase, puante et fétide.

Le portier, grand comme moi, galonné sur toutes les coutures, me voit entrer avec un mépris mal dissimulé.

Je m'adresse à lui en français. Tournant ma casquette sale dans mes mains sales :

« Le colonel Desprez, s'il vous plaît.

— L'attaché militaire français ?

— Oui.

 p84  — Vous avez quelque chose à lui faire dire ?

— Je désire le voir, personnellement.

— Alors, sortez. Prenez à gauche, la première rue, la porte de service, et vous demanderez qu'on vous conduise au colonel Desprez, au second étage, appartement no

— Mais non, mon ami, je vais monter par l'ascenseur, si vous le voyez bien.

— L'ascenseur, Donnerwetter ! l'ascenseur n'est pas fait pour des types comme vous. Je vous ai dit l'escalier de service, vous avez compris ?

— Non, je n'ai pas compris. Si vous ne voyez pas m'appeler le boy de l'ascenseur, je le manœuvrerai moi‑même. Je monterai par ici, non par là. Avez-vous compris, vous aussi ?

Mon portier est écarlate. Mais j'ai un tel accoutrement qu'il produit un effet que n'aurait pas obtenu un costume correct. Mon adversaire prescrit au garçon de l'ascenseur de me conduire au second et je l'entends appeler au téléphone le service de cet étage. Je ne comprends que le nom de Desprez.

Sur le palier du second, m'attend une délicieuse petite femme de chambre, le portrait frappant de la vignette imprimée sur les boîtes de cacao Van Houten. Elle ne peut maîtriser un sentiment de répulsion en voyant sortir de la cabine le vagabond que je suis.

 p85  Sans mot dire, elle me conduit au bout du couloir. Elle frappe. Le colonel Desprez lui‑même vient ouvrir.

« Ein Besuch, herr Oberst.

— Vous désirez ?

— Je voudrais vous parler, mon colonel.

— Dites ce que vous désirez, inutile d'entrer.

— Pardon, mon colonel, il faut que je vous parle en particulier. »

Et écartant la gracieuse enfant, qui ne se le fait pas dire deux fois, j'entre dans le vestibule de l'appartement, et referme la porte derrière moi.

« Permettez-moi maintenant de me présenter, mon colonel. Capitaine Giraud, du 4e régiment de zouaves.

— Capitaine Giraud ? Je ne vous connais pas. Avez-vous des papiers ?

— Si j'en avais, je ne serais pas ici, mon colonel. J'ai été blessé le 30 août dernier à Guise, laissé pour mort sur le terrain, ramassé par les Allemands et hospitalisé à Origny-Sainte-Benoîte. Je me suis évadé de l'hôpital le 31 octobre, abrité à Saint-Quentin jusqu'à la fin janvier, et ai gagné la Hollande en faisant tous les métiers. Voici mon Ausweis délivré par la Kommandantur de Bruxelles. Il ne vous apprendra rien. Mes cicatrices de blessures vous en diront peut-être plus, si vous  p86 désirez les voir. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, et je puis donner des détails intéressants sur un courant de transport que j'ai repéré de l'Ouest vers l'Est, et dont peut-être vous n'êtes pas informé. Mais auparavant, si vous le permettez, je voudrais pouvoir me laver, me changer, et j'ai recours à vous pour me procurer ce qu'il me faut, à tous points de vue, car je n'ai plus que vingt‑cinq centimes en poche.

— Capitaine, inutile d'insister, je vous crois pleinement et je vais faire le nécessaire. Vous allez être logé ici, dans cet hôtel, au même étage que moi. Nous sommes sensiblement de la même taille, en attendant que vous ayez l'indispensable, je vais vous prêter du linge à moi, un pyjama et des sandales. Mon secrétaire ira chercher en ville ce qu'il vous faut, et votre costume va être nettoyé dans le minimum de temps. Ne vous inquiétez de rien au point de vue matériel. Vous prendrez vos repas avec moi dans cet appartement, de façon à ne pas attirer l'attention.

— Sans compter, mon colonel, que j'ai déjà eu une algarade avec le portier de l'hôtel et qu'il me tient certainement à l'œil. »

Et je raconte l'histoire de l'ascenseur.

« Que voyez-vous, mon cher ! Ces excellents hollandais ne sont pas encore entrés vraiment dans  p87 la guerre, et ne comprennent pas certaines choses. Vous êtes un agent de plus qui est venu me demander et que notre majestueux portier a certainement déjà signalé au S. R. boche. Je ne me fais aucune illusion. En tout cas, votre identité n'est pas trahie, c'est l'essentiel, car autrement vous devriez être interné. Vous n'y tenez pas, n'est‑ce pas ? Moi non plus. Je vais faire ce qu'il faut pour vous faire passer en France le plus tôt possible. Mais d'abord, votre chambre. »

Cinq minutes après, la même soubrette, que j'avais si cavalièrement écartée tout à l'heure, m'ouvrait la porte d'une chambre spacieuse, avec salle de bains bien chauffée. Mon costume partait chez le teinturier, et après un bon bain, vêtu du linge de mon colonel, avec un pyjama un peu court, mais très élégant, je venais faire à l'attaché militaire le compte rendu que je lui avais promis.

J'avais en effet repéré sur la voie ferrée de Maubeuge à Namur, tandis que je voyageais avec mon carrousel automobile, un transport de troupes, allant d'Ouest en Est.

Arrêté longtemps près d'un passage à niveau, j'avais pu causer avec des Rhénans quittant l'Île de France, où ils se trouvaient à merveille, pour la Prusse Orientale où ils savaient que tout était détruit. J'avais compris qu'on devait grouper pas  p88 mal de monde dans la région d'Allenstein. C'était un renseignement important dont le colonel Desprez me signala immédiatement la valeur.

Les Russes, en effet, s'attendaient à une puissante offensive allemande en Pologne, mais n'avaient pu encore discerner le point d'application des forces transportées de l'Ouest vers l'Est. Mon renseignement intéressait prodigieusement le 2e bureau du grand-duc Nicolas.

Et c'est en pyjama que j'ai rédigé le télégramme chiffré que le colonel Desprez fit partir le soir même pour le G. Q. G. français. A peine sorti des griffes allemandes, je ne perdais pas de temps pour reprendre mon métier d'officier d'état-major dans des conditions utiles et intéressantes.

Je ne quittai pas l'hôtel Bellevue dans les jours qui suivirent. Le colonel Desprez fit toutes les démarches nécessaires près du consulat belge, — car j'étais jusqu'à nouvel ordre citoyen belge, — pour me faire passer en Angleterre. Quelques jours après, mon costume nettoyé, avec du linge, des chaussures neuves, la barbe coupée, je prenais le train pour Flessingue où je devais m'embarquer pour Folkestone sur le Mecklembourg.

J'allais vers le quai d'embarquement sous une petite pluie fine et froide, quand je remarquai,  p89 marchant lentement devant moi, un promeneur engoncé dans une grande pèlerine.

Pourquoi ai‑je à ce moment pensé à mon camarade Schmitt, que j'avais laissé un mois plus tôt à Saint-Quentin, chez les Venet ? La taille, l'allure, tout y était, mais rien ne pouvait faire prévoir que nous nous retrouverions à Flessingue, sauf les projets plus ou moins vagues que nous avions élaborés jadis dans nos veillées de la rue de La Fère. J'arrive à hauteur du promeneur, et à tout hasard : « Bonjour, Charles ! »

Sursaut brusque de l'inconnu, qui s'arrête, me regarde, et, tout joyeux :

« Henri, c'est toi. Quel bonheur !

— Que fais‑tu ici ?

— Je viens d'arriver.

— Par où es‑tu passé ?

— Je te raconterai cela. Mais toi, que fais‑tu ?

— Je m'embarque dans un instant pour l'Angleterre.

— Tu m'emmènes, dis ?

— Bien sûr, mon vieux. Naturellement, tu n'as pas de passeport ?

— Naturellement !

Peu importe. Je vais régler cela ici avec le consul de Belgique. A Folkestone, on avisera.

Nous arrivons à l'embarcadère. Le consul de  p90 Belgique fait immédiatement le nécessaire pour l'embarquement de Schmitt, non sans nous prévenir qu'il y aura peut-être quelques difficultés en Angleterre, et le Mecklembourg démarre.

C'est un petit bateau, bâti pour la mer du Nord et ses courtes traversées, qui encaisse bien le gros temps, mais qui, cette fois, danse comme une plume sur les vagues énormes.

Je crois bien avoir été un des rares passagers qui n'ait pas été malade pendant cette mauvaise traversée, et le bateau étant surchargé, on peut s'imaginer l'état dans lequel étaient les salons, les coursives, les lavabos.

Heureusement, quelques heures sont vite passées. Avant la nuit, nous arrivons à Folkestone. Mes papiers sont en règle. Je débarque sans difficulté.

Mais quand je veux que mon camarade me suive, la police anglaise ne l'entend pas de la sorte. Cet homme à la longue barbe rousse, à l'accent lorrain, sans passeport, ne lui inspire aucune confiance. On va d'abord l'écrouer à la prison locale. On instruira son cas ensuite. J'ai beau protester, me porter garant. Personne ne me connaît. Rien à faire.

Je descends tristement du bateau, quand, ô surprise, j'aperçois sur le quai, en civil, un camarade que je connais bien, le capitaine Wallner, du service de renseignements français.

 p91  Il me reconnaît, m'accueille joyeusement, et — sans attendre — je lui dis en deux mots le cas de Schmitt.

« C'était fatal avec la sûreté anglaise. Mais je vais arranger cela. Venez avec moi à la direction de la police. »

Effectivement, grâce à ses relations, Wallner peut rapidement faire élargir Schmitt, et nous revenons tous trois joyeusement vers l'hôtel où s'est installé le chef du service de renseignements français.

« Je vais vous loger ici, à côté de moi. L'hôtel est élégant et votre garde-robe va détonner au milieu des tenues plus que correctes de mes amis anglais et de leurs femmes. Ce n'en sera que plus amusant. En attendant le dîner, je vais m'occuper de votre passage en France, et ce soir, à vingt heures, nous dînerons dans la grande salle à manger. Vous ferez sensation. »

Effectivement, non pas à vingt heures, mais à vingt heures trente, pour que nous ne passions pas inaperçu, nous entrons derrière Wallner dans la somptueuse salle à manger de l'hôtel. La plupart des tables sont occupées par des civils ou des militaires, toutes les femmes sont en robes du soir. Wallner a sa table retenue dans un angle de la salle.

 p92  Légère sensation. Beaucoup de faces-à‑main se braquent sur nous. Beaucoup de monocles nous dévisagent. Nous passons, impassibles, nullement gênés, et commençons à dîner.

Nous n'étions pas au rôti, qu'un jeune officier anglais, collègue de Wallner, vient sous un prétexte quelconque, trouver notre camarade et lui demander un renseignement insignifiant. Celui‑ci n'est pas dupe, donne aimablement la réponse demandée, et, ce que désirait l'Anglais, sans l'avancer, nous présente :

« Capitaine Schmitt et capitaine Giraud, qui viennent de s'évader d'Allemagne et arrivent de Flessingue avant de rentrer en France.

— Oh ! magnifique, comment avez-vous fait ?

— Écoutez, mon cher, nous sommes déjà très en retard. Laissez-nous finir de dîner, et puis j'invite toute votre table, ces dames comprises bien entendu, à venir boire le champagne avec nous à la santé de mes camarades. Ça va ?

All right. Mais d'avance merci. Excellente idée. » Une demi-heure après, il y avait une quinzaine de personnes autour de notre table, tous officiers du service de renseignements britannique, en civil pour la plupart, avec un ensemble de jeunes et jolies Anglaises, et le champagne pétillait dans les coupes.

 p93  C'est moi qui dus m'exécuter et raconter les épisodes les plus typiques de notre aventure. Naturellement, de multiples questions, les unes sérieuses, les autres enfantines, auxquels nous répondions, Schmitt et moi, avec toute la complaisance désirable. C'est vers minuit seulement, après force bouteilles vidées, que nous nous séparions pour aller prendre un peu de repos bien mérité. Wallner nous avait prévenues entre-temps que nous partirions le lendemain à dix heures sur le croiseur ramenant en France M. Delcassé avec M. Bark, ministre des Finances de Russie. Le ministre des Affaires étrangères pressenti avait très volontiers accepté de nous prendre à son bord pour nous faire gagner du temps. Un compartiment nous serait également réservé dans le train spécial qui devait le ramener à Paris. Enfin, nos familles étaient prévenues. Tout s'arrangeait à merveille.

Le lendemain, temps superbe, par opposition à celui de la veille. A dix heures, nous quittions Folkestone, notre croiseur escorté par deux contre-torpilleurs, dans le chenal de sécurité jalonné par des filets anti-sous-marins, des dragueurs, des torpilleurs.

Sans le moindre incident, à grande vitesse, nous atteignons Boulogne. Un officier du commissaire régulateur nous attend et nous conduit au compartiment  p94 du train ministériel qui nous est réservé.

Ici, un dernier incident comique.

Notre compartiment avait été prélevé sur le wagon prévu pour le personnel des Affaires étrangères, ayant accompagné le ministre en Angleterre.

La plaque « Réservé jusqu'à Paris » intriguait passablement quelques jeunes attachés, qui trouvaient insolite la présence de deux individus aussi mal accoutrés dans un milieu aussi élégant.

Après plusieurs allées et venues qui nous amusaient prodigieusement, Schmitt et moi, l'un de ces messieurs plus audacieux, se fit le porte-parole de ses collègues, et faisant glisser la porte vitrée :

« Messieurs, je crois que vous avez fait erreur. Vous êtes ici dans le train spécial du ministre des Affaires étrangères. Ce compartiment est réservé. Il faudrait descendre avant que le train ne parte.

— Ce compartiment est effectivement réservé pour nous, monsieur. Je vous serai obligé de fermer la porte et de nous laisser. »

J'ai débité la phrase d'un ton sec, en regardant le personnage bien en face. Il ne demanda pas son reste, et nous fûmes tranquilles jusqu'à Paris. Je me figure les réflexions de ces messieurs du cabinet.

 p95  Six heures après, nous étions à la gare du Nord, et un taxi nous emmenait boulevard Saint-Germain où ma famille m'attendait Dieu sait avec quelle impatience.

Le beau voyage était fini. A l'autre guerre !


Notes de Thayer :

a Les détails sont donnés dans Giraud and the African Scene (1944), pp18‑19, de G. Ward Price : livre pour lequel l'auteur bénéficia du concours du général Giraud, témoin la lettre autographe de ce dernier reproduite dans le même livre.

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b Le général passe sous silence sa première tentative d'évasion, dès le 21 octobre : Giraud and the African Scene (1944), pp19 f.

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c L'auteur (ou son éditeur, ce qui me semble plus probable) écrit « d'Esperey  », faute très répandue. Voir la page de Christian de Gastines, qui tranche la question.


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Page mise à jour le 19 juin 21