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I

Cette page reproduit une partie de

Mes Évasions

du Général
Henri Giraud

publié chez
Hachette
1949

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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III

 p97  L'evasion d'un General d'Armee

C'est le 19 mai 1940 que j'ai été fait prisonnier dans mon auto-mitrailleuse Panhard, à quelques kilomètres du Catelet. Inutile de revenir ici sur les tristes journées du 15 au 19 mai qui virent la fin de la 9e Armée, malgré les efforts désespérés de quelques-uns, au milieu de la débandade générale, devant une masse de chars et sous une aviation incroyablement supérieure. Il faudra écrire un jour, quand les passions seront calmées, et à la lueur des ordres donnés, l'histoire documentée de ces journées tragiques qui virent l'écroulement de l'armée française et la défaite temporaire de la France.

Pris ; alors que je n'avais jamais envisagé cette hypothèse, traité d'ailleurs fort correctement par le général von Kleist, commandant l'armée qui a réalisé la percée de Sedan, je suis conduit d'abord près de Vervins, puis à Bonn, avec mon officier d'ordonnance, le lieutenant Tannery. Villa  p98 somptueuse, menus choisis. La captivité prend l'apparence la plus engageante qui soit.

Dès ce premier jour, cependant, je déclare a Tannery que je m'évaderai, quelle que soit la garde qui m'entoure. Et elle est copieuse. Une section de la Wehrmacht, commandée par un lieutenant, plus un certain nombre de S. S. assis en permanence à la porte de la pièce où je me trouve.

Un envoyé du général von Brauchitsch — il n'est pas encore maréchal — vient me rendre visite. Il tient manifestement à me faire parler et je parle volontiers — de la puissance américaine et de la Baltique, car mon interlocuteur est un baron balte. Ce n'est sans doute pas pour cela qu'il est resté deux heures avec moi, mais il est trop bien élevé et trop bien dressé pour le laisser paraître. Incidemment, il m'a lancé une pointe sur mon évasion de l'autre guerre. Je n'ai pas eu l'air de comprendre.

Le lendemain, de bonne heure, on frappe à ma porte. Le chef de la section de garde me prie de faire mes bagages — ils sont réduits, car je n'ai rien — et d'être prêt à partir, sans mon officier d'ordonnance, pour une destination inconnue. Je présume que ce n'est pas vers l'Ouest. Nous nous séparons tristement, Tannery et moi, et je monte  p99 avec un capitaine de uhlans dans une puissante Mercédès qui démarre vers le Sud.

Ayant demandé à mon interlocuteur où nous allons, il s'excuse de ne pouvoir répondre. Comme je connais suffisamment l'Allemagne, je vois que nous roulons vers Giessen. Là, nous tournons à gauche et marchons vers l'Est.

Un peu avant midi, je demande où nous déjeunerons.

« J'ai prévu quelques sandwiches, monsieur le général.

— Ça ne suffit pas. Je vois que nous approchons d'Eisenach. J'y connais un bon restaurant. Nous nous y arrêterons.

— (Un peu interloqué.) A vos ordres, monsieur le général. »

— Je sais, hélas ! monsieur le capitaine, que c'est la France qui paiera.

— C'est la guerre, monsieur le général. »

Nous nous arrêtons effectivement devant le Thuringer Hof. Je passe le premier, suivi du capitaine, du sous-officier qui l'accompagne et du chauffeur, choisis une table au milieu de l'attention générale, et fais, ma foi, un excellent déjeuner, le dernier avant bien longtemps. Le capitaine paie. Nous repartons. On dépasse Chemnitz, Dresde, Pirna. La nuit est venue. Je ne pense pas  p100 qu'on veuille m'emmener en Silésie. Nous approchons donc.

En effet, l'auto stoppe au pied d'un rocher abrupt, sur lequel on devine une forteresse. J'ai entendu jadis parler de Königstein-An‑Der‑Elbe. Je le dis à mon garde du corps. Il s'incline en souriant.

Nous mettons pied à terre et montons une pente raide qui conduit à une porte massive interdite aux véhicules. Elle grince sur ses gonds, s'ouvre et se referme sur moi avec un bruit sinistre. Un sous-officier sort du corps de garde, ouvre une seconde porte intérieure, et me fait grimper par un petit escalier vers une tourelle que je devine dans l'obscurité.

Un lieutenant essoufflé se précipite vers moi. C'est l'officier d'ordonnance du commandant de la forteresse. Il s'excuse de ne pas avoir été à la porte à mon arrivée. On m'attendait plus tôt. On ne croyait plus à ma venue aujourd'hui, etc.

Nous montons toujours. Un dernier escalier en colimaçon. Une porte aux multiples serrures, et me voici dans mon nouvel appartement.

Pas très réjouissant, l'appartement.

Deux pièces, au second étage d'un bâtiment dominant à pic la cour intérieure avec de petites fenêtres grillagées. Un lit, une table, un fauteuil,  p101 une chaise, une cuvette, un broc : c'est plutôt sommaire. A proximité, détail appréciable, un petit réduit à usage intime.

On a maladroitement laissé les fenêtres ouvertes pendant le violent orage qui s'est déchaîné ici cet après‑midi, et tout le plancher est trempé. Je le fais remarquer sèchementº au lieutenant, qui s'excuse une fois de plus, et me demande si je désire prendre quelque chose. Il n'a à m'offrir d'ailleurs que du pain avec une rondelle de saucisse. Je remercie, congédie mes interlocuteurs, et m'endors sans joie dans cette chambre humide et froide.

Le lendemain, de bonne heure, je suis debout et tâche de m'orienter.

Impossible de rien voir de ma chambre que des murs verticaux d'un côté, et un chemin de ronde crénelé de l'autre, qui doit dominer l'à‑pic du rocher. Ces bâtiments datent vraisemblablement du XVIIe siècle. Ils sont magnifiquement construits et ancrés sur le roc. Ce ne sera pas commode de creuser là‑dedans des tunnels et des souterrains. Cette fois, je suis en prison, il ne sera pas facile d'en sortir.

Vers dix heures, la porte s'ouvre, et le commandant de la forteresse vient me rendre visite. C'est  p102 un vieux colonel, parfaitement correct, et parfaitement désagréable. Son aide de camp sert d'interprète, car j'exige évidemment un interprète.

« Vous êtes ici, monsieur le général, en représailles.

— … ?

— En représailles, pour la conduite inqualifiable qu'a tenue en 1918 le maréchal Foch vis‑à‑vis du lieutenant-colonel von Gersdorf. »

Je n'ai jamais entendu parler de ce monsieur et fais un geste d'étonnement.

« J'ignore, monsieur le colonel. En tout cas, il me semble qu'il y a prescription.

— Non, monsieur le général. L'O. K. W.​1 a décidé. J'exécute.

— Bien, monsieur le colonel. »

Ces messieurs sortent.

A midi la porte s'ouvre. Un sous-officier entre avec un planton, portant une assiette d'un liquide indéterminé, un morceau de pain et une carafe d'eau.

Je m'attable et goûte la soupe. C'est de l'eau de vaisselle, littéralement infecte. Pas d'hésitation, je fais passer l'assiette de fer blanc par la fenêtre proche de la table.

 p103  Stupéfaction du sous-officier.

« Allez me chercher « l'adjudant ».

M. le lieutenant arrive cramoisi.

« Monsieur le général, pourquoi avoir fait une chose pareille ?

— Monsieur le lieutenant, j'ai élevé des cochons dans une propriété en France, jamais je ne leur aurais donné pareille saleté. J'aurais eu peur de les faire crever.

— Monsieur le général, c'est le règlement pour les prisonniers dans votre cas. Vous n'aurez pas autre chose.

— Eh bien, monsieur le lieutenant, je me contenterai de pain sec et d'eau claire. Mes campagnes au Sahara m'ont appris la sobriété. Mais on le saura en France.

— Enfin, monsieur le général, que voulez-vous ?

— Je veux, monsieur, avoir la nourriture prévue pour les prisonniers par la convention de Genève, c'est‑à‑dire, celle des hommes qui me gardent et, par conséquent, la vôtre, monsieur le lieutenant, car chacun sait, vous l'avez assez répété, que les officiers allemands mangent comme leurs hommes. J'exige donc la nourriture qu'on vous sert à vous, monsieur le lieutenant, au casino.

— Monsieur le général, il faut en référer à Berlin.

 p104  — Demandez à qui vous voulez : jusqu'à ce que j'aie eu satisfaction, je me contenterai de ma ration de pain. »

Le soir, on me rapportait l'eau de vaisselle à laquelle je n'ai pas touché, et le lendemain, à midi, la porte s'ouvrait devant un excellent bifteck aux pommes venu en droite ligne du casino de messieurs les officiers. Je n'ai finalement jamais été mieux nourri que pendant mon temps de représailles. Ensuite, ce fut le régime commun que connaissent bien tous les prisonniers : quinze grammes de viande, trois pommes de terre, deux rutabagas, saucisse et soupçon de margarine.

Cette première algarade fut suivie de multiples autres. Je reconnais ne pas avoir été un prisonnier modèle. Je reconnais aussi que le général Genthe, commandant de la forteresse pendant la plus grande partie de ma captivité et qui a été puni sévèrement lors de mon évasion, a toujours été parfaitement correct avec moi. Je tiens à lui dire ici le souvenir que je garde de sa courtoisie à mon égard alors que je ne lui ai jamais caché mes sentiments et que je ne lui ai jamais fait la moindre promesse.

Dès mon entrée à Königstein, j'ai pensé à m'évader et je me souviens de la séance de photographie obligatoire, où chacun était pris de face et  p105 de profil. Mon épreuve fut particulièrement mauvaise, et la Kommandantur voulait la faire recommencer.

« Pourquoi faire, déclarai‑je à l'aide de camp du général, je n'ai pas besoin de carte d'identité pour circuler en Allemagne, n'est‑ce pas, et vous n'en avez besoin que pour votre fichier. Peu vous importe qu'elle soit plus ou moins ressemblante. »

Je ne croyais pas si bien dire. C'est cette photo, affreusement mauvaise, qui fut répandue à profusion quand la police partit à mes trousses en avril 1942.

Pour bien comprendre les difficultés de sortie de Königstein, il faut décrire sommairement la forteresse où nous étions enfermés.


[image ALT: Vue aérienne d'un paysage fortement boisé, au milieu duquel une butte aux escarpements raides, sur lequel s'étalent une dizaine de grands bâtiments en pierre de trois ou quatre étages, insérés dans un grand parc également boisé. Les édifices semblent dater du 16e ou du 17e siècle ; le périmètre du parc est doté d'un chemin de ronde bien visible. Il s'agit de la forteresse de Königstein en Saxe.]

Photographie 2007 Fritz-Gerald Schröder,
détenteur des droits, que je remercie de son aimable autorisation.

Cette forteresse a été bâtie à partir du XVIe siècle, sur un piton isolé, qui domine la variété vallée de l'Elbe, au‑dessus de la petite ville du même nom. Ce piton est le plus important entre plusieurs autres, qui se dressent dans la vallée comme les témoins d'un plateau qui a dû s'effondrer à l'époque secondaire. Il s'élève à quelques trois cents mètres au‑dessus du cours de la rivière. Ses pentes rapides sont boisées depuis le pied jusqu'au rocher qui domine le monticule sur un hauteur de quarante mètres environ par un à‑pic caractéristique, aux rares anfractuosités.

 p106  Le sommet du rocher forme une plate-forme de deux hectares environ, dont moitié bâtie, et moitié constituant un grand jardin avec quelques beaux arbres. Un chemin de ronde avec un mur crénelé de un mètre cinquante environ entoure toute la plate-forme. De place en place, des terrasses ont été aménagées pour que les sentinelles et les promeneurs puissent contempler le très beau point de vue qu'on a de là sur toute la Suisse saxonne.

Après avoir été un château royal, la forteresse était devenue au XIXe siècle une prison pour officiers punis, puis un sanatorium pour officiers fatigués. J'ai logé suffisamment longtemps dans le Stafhaus pour en connaître les cellules et les fenêtres grillagées.

Les généraux prisonniers, leurs ordonnances, la compagnie de garde, le personnel de la Kommandantur locale étaient répartis dans l'ensemble des bâtiments qu'un réseau de fils de fer barbelés isolait du jardin. L'accès de ce jardin nous était permis de neuf heures à dix-huit heures et même jusqu'à vingt heures en été. Une sentinelle fixe, placée sur un mirador au milieu du jardin, pouvait en surveiller l'ensemble. Des rondes fréquentes complétaient cette surveillance fixe.

 p107  L'accès de la citadelle se faisait de deux côtés, soit par le chemin que j'avais pris à mon arrivée et qui pénétrait dans le rocher par un tunnel d'une centaine de mètres à pente extrêmement rapide, soit par un ascenseur qui permettait de monter des camionnettes de deux à trois tonnes depuis le pied du rocher jusqu'à la plate-forme supérieure.

La porte d'entrée, comme l'ascenseur, était gardée de jour et de nuit par un poste de quelques hommes qui vérifiait tout ce qui entrait dans la citadelle ou en sortait.

Un chemin de ronde inférieur, doublant le chemin supérieur, suivait le pied de l'à‑pic. Il était parcouru la nuit par quelques patrouilles ; aucune de jour.

Les chiens policiers qui avaient été amenés dans la forteresse au moment de notre incarcération furent retirés au cours de l'année 1941, quand l'autorité allemande fut bien convaincue qu'ils étaient parfaitement inutiles.

Nous étions une centaine de généraux et d'amiraux à Königstein, et autant d'hommes de troupe comme ordonnanciers, cuisiniers, hommes de corvée. La compagnie de garde comptait également une centaine d'hommes.

L'état d'esprit était celui que tous les prisonniers ont connu dans tous les camps, aggravé du fait  p108 que les généraux de Königstein étaient tous des hommes relativement âgés.

La majeure partie était résignée, à part quelques collaborateurs forcenés ou quelques irréductibles, dont je faisais partie. La plupart avaient été stupéfaits par la défaite qu'ils n'avaient jamais envisagée avant 1940. Tous avaient brillamment fait la guerre précédente. La soudaineté, la brutalité des combats modernes, à base de chars et d'avions, les avaient désorientés. Maintenant, la captivité leur pesait, mais ils cherchaient beaucoup plus à se faire libérer pour raisons de santé qu'à tenter les risques d'une évasion. Seuls, le général Gaillard et le général Bruneau l'avaient essayé. Ils avaient été repris tous deux près de la frontière suisse.

Quant aux « durs », les Allemands les connaissaient bien. Tous ont été envoyés en réprésailles à Thorn après mon évasion.

En ce qui concerne les hommes de troupe, plus jeunes, moins résignés, l'immense majorité était « résistante » pour employer le terme consacré, à part quelque individus tarés dont le Boche avait fait ses auxiliaires.

Dès le début, je me rendis compte que l'évasion d'une prison comme celle‑là, située à huit cents kilomètres de la France était impossible sans complicités, que je ne trouverais pas ces complicités  p109 à l'intérieur, qu'il me fallait aller les chercher à l'extérieur, et au contraire, endormir les soupçons aussi bien chez mes geôliers que chez mes camarades, car, c'est triste à dire, je me méfiais autant de mes camarades que de mes gardiens.

La première chose à faire était de parler convenablement l'allemand.

J'avais autrefois parlé très couramment cette langue, mais, avec le temps, mes connaissances, mon vocabulaire, mon accent ne s'étaient pas améliorés, au contraire.

Sans paraître y attacher d'importance, je persuadai à quelques camarades, et, comme par hasard aux plus « collaborationnistes » qu'il serait souhaitable de nous faire donner des leçons d'allemand par un officier qualifié de la Kommandantur. C'était nécessaire pour que nous puissions mieux nous comprendre, et être capables de jouer notre rôle dans la nouvelle Europe. Plusieurs marchèrent avec enthousiasme et comme ils étaient dans les meilleurs termes avec l'autorité locale, le cours fut rapidement mis sur pied.

Celui qui en fut chargé par le commandant de la forteresse fut le lieutenant G…, professeur dans le civil à Halle, parlant convenablement le français et excellent pédagogue.

Passablement vaniteux, il était flatté de l'intérêt  p110 qu'on portait à son enseignement. Inutile de dire que je ne négligeai pas un instant de chatouiller cette vanité. Au demeurant, d'ailleurs, homme extrêmement correct, peut-être pas extrêmement nazi, mais qui en public n'en laissait rien paraître.

Jusqu'à son départ de la citadelle, à l'automne 1941, je suivis ses leçons avec une rare assiduité et en tirai un excellent profit. En dehors de cela, je ne perdais pas une occasion de causer toutes les fois où je le pouvais avec les sous-officiers et hommes de troupe allemands, surtout quand je pouvais les entreprendre en particulier. D'autre part, j'avais proposé à mes camarades de leur faire chaque soir à notre réunion quotidienne une synthèse de la Frankfurter Zeitung. Cela m'obligeait à un travail sérieux de trois heures par jour environ. J'en ai tiré un excellent profit, et si j'ai pu tenir certaines conversations comme celles dont je parlerai plus loin, c'est à cette étude persévérante et méthodique que je le dois.

Mais ce résultat était à longue échéance. Il y avait autre chose à faire dès maintenant. L'essentiel, en ce mois de juillet 1940, était d'établir le plus tôt possible une liaison sûre avec l'extérieur.

Arrivé à Königstein le 25 mai, j'avais pu recevoir la première lettre de ma femme au début de juillet. A partir de cette date, lettres hebdomadaires,  p111 soigneusement contrôlées, aussi bien à l'arrivée qu'au départ, et dont l'acheminement durait à peu près un mois. Très vite, je sus que la correspondance était particulièrement surveillée, et que certaines de mes lettres passait par Berlin. A bon entendeur, salut ; à bon chat, bon rat.

Au mois de septembre 1940, un de nos malheureux camarades, le général Boëll, était rapatrié pour raison de santé. Il devait mourir après son arrivée en France. C'est lui qui emporta le code qu'il devait remettre à ma femme à Lyon, en même temps qu'il lui ferait part de ma résolution de m'évader dès que mon état de santé me le permettrait.

En effet, ma blessure du sciatique me faisait cruellement souffrir à ce moment‑là, et je prévoyais ne rien pouvoir tenter avant le printemps 1941. Mais la liaison était prise, c'était l'essentiel.

Pendant tout l'hiver 1940‑1941, je ne pensai qu'à recouvrer de façon à peu près sûre l'usage de ma jambe droite. Le massages électriques succédaient aux bains très chauds, et dès janvier 1941, sans que personne n'en sût rien, je constatai une réelle amélioration. En même temps, j'étudiais minutieusement les possibilités d'évasion et le plan à établir.

 p112  Très vite, j'éliminai l'éventualité d'une sortie de nuit. C'était jouer la difficulté devant une surveillance renforcée. Il fallait sortir de Königstein en plein jour, par la porte ou par escalade.

La porte, solution simple, possible à la rigueur pour un homme de petite taille qui pouvait se dissimuler derrière un autre, le général Gaillard l'a prouvé. Impossible pour moi, avec ma taille, et l'attention toute particulière dont j'étais l'objet. Restait donc l'escalade, le saut par-dessus le mur. « Faire un mur » de plus de quarante mètres de haut, ce n'est pas très engageant pour un homme de soixante‑trois ans, ayant certes jadis fait beaucoup de gymnastique, mais ayant tout de même soixante‑trois ans. Et puis, une fois en bas, il fallait gagner la France ou la Suisse à huit cents kilomètres de là. Pas à pied certainement. J'aurais été trop vite repéré. Solution possible, l'auto. C'est celle à laquelle nous pensâmes aussitôt, ma femme et moi.

Il s'agissait d'acheter une auto — et un complice — en Suisse, de le faire entrer en Allemagne avec un passeport parfaitement régulier et des papiers non moins en règle, de venir en un point de rendezvous proche de la forteresse, de me charger en vitesse, et de repartir à toute allure vers la Suisse par un itinéraire soigneusement reconnu.  p113 On abandonnait l'auto près de la frontière, et l'on rentrait en Suisse au point choisi, en dehors des postes. C'était une dépense à faire que nous consentions joyeusement, et avec un peu de veine, au printemps de 1941, je devais réussir.

Malheureusement, dès cette date, l'essence commençait à se raréfier en Allemagne et la circulation privée ne se fit plus que par gazogènes. Inutile de penser à semer avec un gazogène les autos rapides de la Wehrmacht ou de la Gestapo. C'était la lutte du pot de fer contre le pot de terre. Force nous fut de renoncer à l'auto.

Il fallait utiliser la voie ferrée.

Conséquences : nécessité d'être convenablement vêtu et d'avoir une pièce d'identité pouvant être présentée à toute réquisition, car il ne pouvait être question pour moi de voyager sous un wagon, dans une caisse de conserves, ou par tel autre moyen qu'ont utilisé nombre d'évadés. A mon age, dans ma situation, il me fallait en quelque sorte voyager officiellement en admettant la possibilité de contrôles et en ayant préparé soigneusement le roman qui pourrait dérouter les soupçons s'il y avait soupçons.

Nous décidâmes donc, ma femme et moi, que je préparerais avec son aide tout ce qu'il me fallait pour sortir de la forteresse le jour où elle me le  p114 prescrirait, que je serais ingénieur en soie artificielle, avec toutes les connaissances requises, qu'un complice m'apporterait, au jour et à l'endroit fixé, les vêtements civils et les papiers nécessaires, et que je gagnerais ensuite la France par le train en faisant préparer en France par le service de renseignements le franchissement de la frontière au meilleur point.

Nul, dans la forteresse, ne fut mis au courant de mes projets, sauf le général Mesny, qui fit, avec moi, le câble de chanvre devant servir à la descente, de même qu'il avait préparé avec le général Bruneau le câble métallique ayant servi à ce dernier à sortir de la forteresse en fin 1941.

Nous dérobions aux Boches des bouts de ficelle d'un mètre environ qui avaient servi à entourer les colis, et qui nous étaient remis par un jeune Français, employé à la Poststelle, le caporal N…, dont le patriotisme, l'intelligence et le sang-froid ont été remarquables. De nuit, nous faisions les épissures et tordions le câble. En un an, il atteignit 45 mètres de long, avec 12 mm. de diamètre environ. Bien dissimulé de jour, il ne fut jamais découvert.

Pour le renforcer, je me fis envoyer par ma femme, dans des boîtes de conserves de graisse, des bobines de fil téléphonique à trois brins de  p115 cuivre enrobés dans une gaine de gutta-percha. Essayé à Lyon, ce fil résistait à une traction de 200 kilos, c'était plus qu'il n'en fallait pour me porter.

La longueur du câble n'étant pas assez grande pour faire un rappel de corde, nous convînmes, Mesny et moi, de l'appareillage suivant. Une boucle à l'extrémité du câble permettait d'y introduire une barre de bois solide, de 60 cm de long environ, sur laquelle je pourrais m'asseoir après avoir enjambé le parapet. Tenant solidement le câble à deux mains, je me laisserais descendre le long du rocher par le camarade qui filerait la corde d'en haut, en m'aidant si possible des pieds et des genoux le long de la paroi. Tout ceci supposait une tranquillité à peu près complète pendant cinq minutes environ, dans un secteur abrité des vues de la sentinelle.

Après de multiples reconnaissances, je reconnus trois points dans le mur d'enceinte qui répondaient aux conditions. L'un d'eux, en particulier, à l'extrémité Nord-Est de la forteresse sur la face dominant l'Elbe me parut particulièrement favorable. Un créneau à cet endroit existait dans le mur avec un gros barreau de fer bien scellé. Travail du XVIIe siècle, solide. On pouvait être sûr que le barreau  p116 tiendrait quand on y laisserait glisser la corde.

Les environs immédiats du lieu du crime pouvaient être facilement surveillés, sinon même interdits, pendant le temps que durerait l'opération. Toutes conditions favorables.

Sur ces entrefaites, un de mes camarades, le général Mast, est libéré sur les instances du gouvernement japonais qui désirait le voir revenir à Tokio, comme attaché militaire. Sachant que je pouvais avoir confiance en lui, je le mis au courant de mes projets. Il devait renseigner complètement ma femme sur l'état d'avancement des travaux et me faire envoyer ce qui me manquait encore pour mon voyage. D'autre part, il devait combiner avec le 2e Bureau à Vichy les préparatifs à faire pour le passage de la frontière française.

Dès son arrivée en France, le général Mast m'apporta l'aide la plus précieuse. Il avait retrouvé au 2e Bureau le lieutenant-colonel Baril, au 3e Bureau, son ancien chef d'état-major, le commandant Lecocq, et à l'état-major de Lyon, le commandant de Linarès. Ce dernier servit d'intermédiaire entre ma femme et l'état-major de l'Armée pour mettre au point tout ce qui était nécessaire à la réussite du projet. Mon ex‑chef d'état-major, le général Baurès, près de ma femme, dirigeait les opérations.

 p117  Ma femme était en possession d'une de mes photographies de carte d'identité. Je convins avec elle qu'elle serait truquée par la suppression de mes moustaches et l'adjonction des lunettes que je porterais en permanence. Un spécialiste de la photographie réalisa facilement cette petite supercherie.

Il me fallait une pièce d'identité pour circuler sur les chemins de fer allemands. Mes amis de France convinrent de m'envoyer un permis de conduire, établi au nom d'un Alsacien imaginaire de Sainte-Marie-aux‑Mines, et muni de tous les cachets les plus authentiques. C'est un de mes anciens officiers de la chefferie de Metz, le capitaine Israël, qui réalisa cette œuvre d'art avec une exactitude des plus rigoureuses. Le malheureux fut arrêté par les Allemands en 1943 pour d'autres raisons, et sauvagement exécuté par eux. Que sa sœur sache bien le souvenir que je garde de lui, de son patriotisme et de son dévouement !

Le Führerschein avec la photo parfaitement timbrée était prêt au début de 1942 à Lyon. Ma femme avait également préparé le costume civil, le linge, les chaussures qu'il me fallait pour voyager sans attirer l'attention. A Königstein même, j'avais reçu en pièces détachées — lisez boîtes de conserves et cakes truqués — un délicieux petit  p118 chapeau tyrolien don de ma toute charmante amie, la femme du général Mast, des gants de caoutchouc, une boussole, etc… J'avais moi‑même, au prix fort bien entendu, fait acheter par un des secrétaires allemands de la Poststelle un indicateur récent, qui me permit d'étudier à loisir les réseaux allemands et de préparer toutes les variantes que je prévoyais.

En dehors du chapeau gris à plume de faisan, je m'étais procuré un pantalon civil usagé près d'un jardinier allemand qui estima faire une bonne affaire en cédant à bien prix un vêtement à bout de course. D'autre part, avant de partir pour la France, où il était rapatrié pour raison de santé, mon camarade Prioux m'avait laissé son imperméable de gabardine beige, sans galons ni étoiles, qui faisait un pardessus civil très acceptable pour un touriste. Fin janvier 1942, tout était prêt, et tout faillit échouer.

Sur je ne sais quelle instigation ou quelle dénonciation — et je n'exclus nullement l'action de certains camarades collaborateurs — brusquement, un soir vers dix-sept heures, la porte de ma cellule s'ouvre, et un sous-officier de la Kommandantur m'annonce qu'on vient perquisitionner chez moi.

Je reste parfaitement calme et fais entrer le colonel commandant en second, le lieutenant  p119 Ehrentraut, le sous-officier et un planton. Et d'un air détaché, je les prie de voir ce qu'ils désirent voir.

Ils ouvrent mon armoire, regardent mes vêtements, mon linge, sans rien découvrir d'anormal, et il y avait cependant quelques anomalies…

Avisant les ustensiles de cuisine que j'avais au‑dessus de ma table de toilette, le colonel prescrit de descendre un fait-tout. Le planton soulève le couvercle, pommes de terre et carottes crues.

« Je ne crois pas que ce soit interdit, monsieur le colonel ? » Il s'incline sans mot dire.

Sous les carottes, se trouvait l'indicateur de chemin de fer qui devait être si utile…

Dans une autre casserole, se trouvait le chapeau tyrolien de Mme Mast sous une couche de haricots. On ne remue pas les haricots…

Finalement, la perquisition n'avait rien donné, et la commission allait sortir, quand le lieutenant Ehrentraut avise sur ma table le gros dictionnaire Sachs-Villatte, dont je me servais pour mes traductions.

« Je sais, monsieur le général, que vous traduisez in extenso certains articles de notre presse. C'est le meilleur dictionnaire qui existe. »

Et venant vers la table, il prend le gros volume aux pages minces et serrées.

 p120  J'avais, dans ce dictionnaire, tout l'argent que j'économisais depuis des mois pour mon évasion en billets de 10 et de 20 marks. C'était le résultat de la vente du chocolat que je ne mangeais pas. J'avoue avoir été un peu ému.

« Attention, monsieur le lieutenant, ne touchez pas à mon coffre‑fort.

— Votre coffre-fort ? Oh ! oh ! très intéressant. »

Et le lieutenant ouvre le dictionnaire.

 (p121) 
[ALT de l'image : zzz.]

Le lieutenant ouvre le dictionnaire.

J'avais placé à dessein, au milieu, deux billets français de 1000 et de 500 francs, que j'avais pu garder par devers moi au moment de mon écrou. Le livre s'ouvre naturellement à cette page.

« Tiens, mais c'est exact. Comment avez-vous eu ces billets ?

— C'est extrêmement simple. La Convention de Genève me donne le droit de conserver en permanence l'argent de poche qui m'est nécessaire. Je suis général d'armée, j'ai une grosse fortune personnelle, et j'ai été autorisé à conserver ces 1500 fr., d'ailleurs, monsieur le colonel, ici présent, le sait parfaitement, car il assistait à mon arrivée à Königstein.

— Exact, monsieur le général.

— Je vous remercie, monsieur le colonel.

— N'empêche, monsieur le général, que vous ne pouvez rien faire de cet argent qui n'a pas cours  p122 ici, et que, dans votre intérêt même, mieux vaudrait le déposer au bureau de la Kommandantur que dans votre coffre-fort comme vous dites si plaisamment.

Ceci est mon affaire, monsieur le colonel. En tout cas, monsieur le lieutenant voit que je disais la vérité quand je baptisais coffre-fort ce bon dictionnaire Sachs-Villatte. »

Et reprenant le livre au lieutenant, je le referme bruyamment, le pose sur la table et m'assieds dessus en riant.

« Je vous l'ai dit, monsieur le lieutenant, ne touchez pas à mon coffre-fort.

— Ne vous fâchez pas, monsieur le général, je n'ai nullement l'intention de vous dévaliser.

— J'en suis sûr, monsieur le lieutenant. »

Et me tournant vers le colonel :

« Par exemple, monsieur le colonel, je vous avoue être extrêmement froissé de cette marque de défiance qui a motivé la présente perquisition. Vous n'avez naturellement rien trouvé et vous ne pouviez rien trouver. Je vous prie de dire mon mécontentement au général commandant la forteresse. »

Et j'ouvre la porte, pour indiquer que la comédie a assez duré.

Le lendemain, à la même heure, en grande tenue,  p123 avec son sabre et ses gants blancs, le général Genthe venait me faire ses excuses sur la maladresse de certains subordonnés et sur le peu de foi qu'il fallait accorder à certains propos. Il ne m'en donna évidemment pas la source. Très froid au début, je voulus bien accepter les excuses. La conversation glissa sur un autre sujet, et nous nous séparâmes en bons termes. Dans mon coffre-fort, j'avais 800 marks. Comme je l'ai dit plus haut, c'était le produit de la vente de mon chocolat que je ne consommais pas et que je cédais à 25 marks le kilo à condition d'être payé en bons billets de la Reichsbank et non pas en Lagergeld. Mon cher ami N…, combien en avez-vous ainsi écoulé kilos de chocolat à vos collègues allemands de la Poststelle, et quelle discrétion a été la vôtre…

En février 1942, un de nos camarades, le seul colonel qui ait été jugé digne (?) de partager avec nos généraux le paradis de Königstein, est libéré pour raison de santé.​a De lui, comme du général Mast, je pouvais être sûr. Je le chargeai donc d'un message pour ma femme à Lyon. J'étais prêt à partir. Il fallait me fixer le jour et l'heure où je retrouverais en un point fixé à l'extérieur de la forteresse, l'émissaire m'apportant vêtements et papiers. Quelles que fussent les difficultés, j'exécuterais l'ordre ainsi donné.

 p124  Nous convînmes de la formule suivante :

« Jeanne (c'était ma seconde fille) compte aller en voyage le… elle retrouvera son oncle en gare de Marseille à… heures. »

Traduisez :

« Tu dois sortir de la forteresse le…, tu retrouveras ton complice en gare de Bad-Schandau à… heures. »

Je demandais en même temps qu'on me donne par code le signalement du complice, ainsi que le mot de passe permettant de nous reconnaître.

Et j'attendis sans manifester pour personne la moindre impatience.

Dès son arrivée à Lyon, le colonel X… était allé trouver ma femme à laquelle il transmit fidèlement le message avec toutes les explications verbales supplémentaires.

Il s'agissait de trouver maintenant celui qui consentirait à m'apporter en Allemagne les vêtements et les papiers nécessaires.

Ma femme voyait fréquemment une religieuse de Saint-Vincent-de‑Paul qu'elle avait connue à Metz, sœur Hélène, qui avait été emprisonnée par les Allemands à la suite de multiples évasions qu'elle avait facilitées, et qui s'est elle‑même évadée pour rejoindre la France, en fin 1941.

Passionnément française, remarquablement intelligente,  p125 sœur Hélène connaissait dans la région lyonnaise tous les Alsaciens et tous les Lorrains qui s'y étaient refugiés. Quand ma femme l'eut mise au courant de mes projets, elle se fit fort de trouver l'homme qui risquerait le voyage en Allemagne pour venir me trouver.

Son choix se porta sur un jeune Lorrain de Montigny-lès‑Metz, R. G.…, qui avait été son auxiliaire à l'hospice Saint-Nicolas, et dont elle avait pu apprécier le calme, l'audace et l'intelligence.

Pressenti, Roger (nous ne l'appellerons maintenant que par son prénom) accepta d'enthousiasme. Il avait été sous-officier dans un de mes régiments. Il me connaissait, parlait parfaitement allemand, et se faisait fort d'entrer en Allemagne comme travailleur « volontaire » et d'en revenir comme travailleur « incapable », après m'avoir apporté ce qui m'était nécessaire.

Mis en rapport avec le général Baurès et le commandant de Linarès, il étudie avec soin la préparation de l'expédition, le passage de la frontière, les contacts à prendre en Alsace, l'itinéraire, les abords du point de rendez-vous. Au début de mars, il se déclare prêt à partir quand on voudra.

Le 7 avril, m'arrivent deux lettres, l'une de ma femme contenant la phrase fatidique, indiquant le 17 avril et 13 heures, l'autre du général Baurès,  p126 précisant que l'émissaire me connaissait et il m'aborderait au point fixé avec le mot Morgen, Henrich.º

J'avoue que ma joie fut immense et que, pas un instant, je ne doutai du résultat. J'étais en parfaite santé et tout à fait prêt, physiquement et moralement, à tenter l'aventure.

Ces dix jours passèrent vite. Je mets au point les derniers préparatifs, étudiant minutieusement mon itinéraire, me faisant renseigner par mon ami Musse sur les chemins contournant la ville de Königstein par le Sud et la voie la plus sûre et la moins fréquentée pour gagner Bad-Schandau. Je connaissais mes chemins de fer allemands de Bohême, de Bavière et de Wurtemberg sur le bout du doigt. En trois jours au maximum, je dois être en Suisse. J'approvisionne le pain, le fromage de gruyère, le sucre et l'eau-de‑vie qui me sont nécessaires. Je confectionne le ballot qui, suspendu à mon cou pendant la descente, contiendra mes effets civils d'occasion, le minimum de linge, ma brosse à dents, mon rasoir et une glace minuscule, pas autre chose. Le 16 avril, je préviens ceux que je veux prévenir et dont j'ai besoin pour m'aider et pour faire le guet, au total une dizaine de généraux, les « durs », y compris le général norvégien R…, le docteur P…, notre dévoué médecin,  p127 l'abbé B…, notre magnifique aumônier et mon fidèle N…

La plupart ne se doutaient de rien. Ils sont stupéfaits. Tous m'approuvent, mais certains me montrent les dangers de l'aventure, pour moi, sans qu'aucun ne veuille parler des représailles pour eux. Je réfute doucement les objections. On dépose pour la nuit le câble à l'endroit favorable. Et le soir, à vingt heures, comme d'habitude, je fais à mes camarades l'analyse de la Frankfurter Zeitung. C'est la dernière qu'ils aient entendue. Et je ne crois pas que ma voix ait manifesté la moindre émotion.

Dire que j'ai très bien dormi la nuit du 16 au 17 avril serait exagéré. J'ai détruit tous les papiers compromettants, sauf une petite feuille donnant des précisions sur Schaffhouse où j'étais sûr de ne pas aller et j'ai écrit deux lettres, l'une au général Condé, notre doyen, pour m'excuser des ennuis que j'allais lui causer, l'autre au général Genthe, mon geôlier, pour lui faire part de ma décision.

J'avais le cafard. Je ne pouvais plus supporter la captivité. Je faisais un coup de folie, qui me coûterait sans doute la vie. Je demandais qu'on prévienne ma femme avec ménagement, quand on aurait retrouvé mon corps. Et je terminais en remerciant le général de sa correction vis‑à‑vis de  p128 moi, des attentions même qu'il avait eues à mon égard, et que je n'oubliais pas.

J'avais prévenu mes camarades que je sauterais le mur entre neuf heures trente et dix heures, dans l'intervalle des deux rondes qui avaient lieu tous les quarts d'heure.

Le 17, comme d'habitude, à sept heures, arrive mon ordonnance L…, un brave garçon, extrêmement dévoué. Je le mets au courant de mon projet, lui prescrivant ce qu'il aura à dire et à ne pas dire et lui donnant les provisions qui me restaient. Il était important que, jusqu'à l'appel du soir, on ignore, si possible, mon départ. Il devait agir en conséquence. Je suis en tenue habituelle, culotte, vareuse, bonnet de police. Le ballot est prêt. La pèlerine qui masquera le tout également.

A neuf heures quinze, arrive le lieutenant Ehrentraut pour l'appel du matin.

Je le reçois le plus courtoisement du monde. Et nous causons en allemand, comme chaque matin, d'un sujet quelconque. Ce jour‑là, il est question de l'éducation des enfants. Au bout de dix minutes, je libère le lieutenant, j'attends qu'il ait quitté le bâtiment, je prends mon sac, le suspends à mon cou par une ficelle, jette ma pèlerine sur mes épaules, la boutonne soigneusement, et sors tranquillement. Il fait un temps superbe.

 p129  Encore peu de généraux dehors, sauf ceux que j'ai prévenus hier. Le lieutenant qui vient de faire la ronde de neuf heures trente me croise et me salue. Je me dirige lentement avec Musse vers le coin intéressant, tout est en place. C'est Mesny et Le Bleu qui m'aideront à descendre. Les autres feront le guet.

A neuf heures quarante‑cinq, arrive près de moi le sous-officier qui va faire la prochaine ronde. C'est dans le civil un photographie réputé de Dresde qui fait de très belles épreuves.

« Avez-vous votre appareil, Guillaume ?

— Non, monsieur le général, pourquoi ?

— Parce que, avec ce beau temps, j'aurais été content que vous ayez pu me prendre aujourd'hui. Je me sens tout joyeux.

— Vous plaisantez toujours, monsieur le général. Ce sera pour une autre fois. Je vais faire ma ronde, tout de suite, pour que vous soyez tranquille. Vous ne tenez pas autrement à me voir ?

— Certes non, Guillaume. Faites votre ronde. Au revoir. »

Et cet excellent homme trouve le moyen de s'arrêter exactement à l'endroit où le câble est dissimulé. J'avoue, et mon ami Musse peut s'en souvenir, puisqu'il était à côté de moi, que j'ai bien cru alors l'affaire ratée. Mais Guillaume ne pense ni au  p130 général Giraud ni à un câble pour s'évader, il regarde simplement le beau paysage, il songe à sa femme, à ses quatre enfants, à la guerre qui dure, à son commerce qui ne marche pas, et lentement, il s'éloigne, laissant la place libre.

Signal convenu : je tire mon mouchoir de ma poche gauche et le mets sur mon épaule droite. Chacun prend la place qui lui est fixée. Mesny et Le Bleu placent le câble. Je me débarrasse de ma pèlerine et demande à Le Bleu de m'aider à enjamber le parapet, car la blessure de ma jambe droite m'interdit certains mouvements. Me tenant solidement de la main gauche au barreau du créneau, je m'assieds sur la barre de bois qui me sert de siège et lâchant le barreau pour empoigner le câble à deux mains, je me laisse descendre par mes deux amis qui filent lentement la corde.

 (p131) 
[ALT de l'image : zzz.]

Mes pieds et mes genoux
freinent ma descente.

Mes pieds et mes genoux freinent ma descente contre la paroi du rocher. En deux minutes environ, je suis en bas, sans que personne n'ait rien vu. Mon cher Mesny devait payer de sa vie l'aide qu'il m'avait donnée. Il a été abattu par les Boches un mois avant la délivrance de Königstein.

Je lâche la corde que je vois remonter vers le haut, et disparais dans les éboulis boisés qui descendent vers l'Elbe.

J'ai repéré du haut de la forteresse un fourré  p132 plus touffu que les autres. Je m'y enfonce et reprends mon souffle. Puis, tranquillement, sans me hâter, je me transforme en touriste.

Mon bonnet de police, ma vareuse disparaissent dans un trou. J'enfile, par-dessus ma culotte, le vieux pantalon civil. Sur mon chandail de sport à col roulé, j'endosse l'imperméable de Prioux. La glace de la main gauche, mon rasoir de la main droite, je fais tomber mes longues moustaches. Hier, je me suis fait couper ras les cheveux. Je coiffe le petit chapeau. Des lunettes de fausse écaille. Je suis tout simplement méconnaissable.

Et après avoir refait le petit baluchon qui ne contient plus que mon linge et mes vivres avec mon précieux rasoir, je recommence à descendre au milieu des grands sapins pour gagner le pied des pentes au Sud-Ouest de Königstein-Ville.

Arrivé à la lisière du bois, je passe le petit pont qui enjambe la Biela, affluent de l'Elbe, et prends la direction de Bad-Schandau, par Goerisch.

Il est dix heures. Peu de monde dans les champs ni sur les routes. J'ai peut-être rencontré en tout une demi-douzaine de femmes et d'enfants : Morgen à droite, Morgen à gauche. Rien de compromettant.

Je marche sans me presser. J'ai le temps. A midi trente, je suis sur la crête boisée qui domine  p133 Bad-Schandau. Je m'assieds au pied d'un sapin en contemplant le paysage.

Un quart d'heure après, je repars lentement. Midi cinquante-cinq. J'arrive en vue de la gare de l'autre côté de l'Elbe. Quelques passants, peu de voitures. Devant la gare, un jeune homme, nu-tête, en long pardessus bleu, se promène. J'ai l'impression que c'est celui qui m'attend.

Sans presser le pas, je vais vers lui. Il m'a vu. Il vient vers moi, et me croisant :

« Morgen Henrich.

Morgen. »

Nous marchons maintenant à côté l'un de l'autre. Comme je l'ai dit plus haut, il a été sous-officier dans un de mes régiments de Metz, il me connaît bien, et cependant m'a avoué ensuite que, sans ma taille, il aurait hésité à me reconnaître, tellement je suis bien maquillé.

« Vous avez les affaires ?

— Oui, monsieur, la valise est à la consigne.

— Alors, allez la retirer, je vais me changer dans le bois à côté.

— Impossible, il y a là un bivouac de troupes. Il vaut mieux vous changer dans le lavabo du train et revenir dans un autre compartiment après transformation.

— Embêtant. A quelle heure le train ?

 p134  — J'ai pris deux billets pour Berlin. Le train n'est qu'à dix-huit heures.

— Vous n'y pensez pas, mon ami. Je ne puis rester dans cette gare, à 10 kilomètres de Königstein pendant cinq heures. Il est possible que d'ici là, ma fugue soit découverte. Et puis, la ligne de Berlin sera certainement surveillée. Il vaut mieux partir vers l'Est. Nous changerons de direction ensuite.

— Ça va coûter cher. Vous avez de l'argent ?

— Très suffisamment pour moi. Peut-être aussi pour vous. Ça dépend de ce que vous comptez faire.

— Je suis ici officiellement comme travailleur volontaire. Mais à partir de maintenant, je suis rapatrié comme incapable. Personnellement, je puis donc rentrer par la voie la plus courte.

— Bien. Nous verrons quand nous nous quitterons. Pour l'instant, nous allons prendre des billets pour Munich en passant par la Bohème. On ne nous cherchera certainement pas sur cette direction. Et, gros avantage, le train va passer incessamment. »

Effectivement, cinq minutes après, nous roulons vers l'Est, en remontant la vallée de l'Elbe.

A Bodenbach, nous descendons, et prenons la direction d'Eger, dans un train bondé à refus.

 p135  J'accapare le strapontin du couloir, dans l'unique wagon de seconde, à côté des W.‑C., et nous partons vers l'Ouest, cette fois‑ci par la ligne des Sudètes.

Il s'agit maintenant de changer de tenue. Dans les W.‑C., Roger ouvre la valise, y prend les papiers soigneusement camouflés, et me cède la place pour que je puisse m'habiller. J'entre à mon tour, et en cinq minutes changement de décors. Il y a dans la valise mon complet gris foncé, mon pardessus bleu, un chapeau mou, mes souliers, une chemise, une cravate, mes gants. Entré en voyageur suspect, je sors en civil parfaitement correct, certainement mieux habillé que la plupart des occupants du wagon. Nul ne remarque la transformation. La valise est maintenant remplie par mes effets d'emprunt. Je le laisse dans le couloir. Le voyage continue sans incident.

Nous devons arriver à Eger à minuit et prendre à trois heures la direction de Munich.

Stupéfaction, à Falkenau, petite gare à 50 kilomètres d'Eger, le train s'arrête. Les essieux chauffent. On ne continue pas plus loin. Mécontentement général des voyageurs, et de nous deux en particulier. Il n'y a pas de train avant cinq heures quinze.

Nous avisons la salle d'attente des 3e classes  p136 pour y attendre le train d'Eger. Je m'étends sur une banquette, Roger sur une autre en face de moi. Il y a là une dizaine de personnes dont deux sous-officiers. Je fais semblant de dormir, bien entendu.

Vers deux heures, un gendarme entre et observe la salle. Il faut croire que je l'inspire. Je le vois venir droit sur moi, qui dors profondément.

Sans me toucher, ill commence :

« Que faites-vous ici, où allez-vous ?

Pas de réponse, je dors.

Il me touche le bras en répétant sa question.

« Qu'y a‑t‑il ? Que voulez‑vous ?

— Eh bien quoi, vous n'entendez pas ? Etes-vous Polonais, êtes-vous Tchèque, êtes-vous Chinois, vous ne comprenez pas l'allemand, espèce d'abruti ?

— Je suis Alsacien, aussi bien Allemand que vous, et je vous prie d'être poli. »

Je prends posément dans mon portefeuille le permis de conduire qui me sert de pièce d'identité. Il porte ma photo et mon signalement d'ingénieur en soie artificielle, né à Sainte-Marie-aux‑Mines, et domicilié à Strasbourg. Je le tends au gendarme manifestement surpris, qui voit un papier parfaitement en règle et un voyageur peu disposé à se laisser faire.

 p137  « Pourquoi, monsieur, ne m'avez‑vous pas répondu de suite ?

— Parce que je dormais, et que je ne vous ai pas entendu.

— Alors, où allez-vous ?

Je vais à Munich. Voici mon billet et j'ai été forcé de m'arrêter ici par la panne du train de cette nuit. Si vous croyez que ça m'amuse. Je compte repartir par le premier train pour Eger. »

Il n'insiste pas, s'excuse même de m'avoir rudoyé, vérifie les papiers des autres voyageurs, y compris ceux de Roger, et sort en saluant.

C'est la première alerte.

A l'heure dite, nous partons pour Eger où nous arrivons à six heures trente. Il doit y avoir vers sept heures un train pour Munich. Supprimé, comme par hasard. Rien sur cette direction avant dix-neuf heures.

Nous n'avons déjà perdu que trop de temps. Il faut couper au plus court, au plus direct. C'est sur Strasbourg qu'il faut filer par Nuremberg et Stuttgart. Le rapide venant de Prague passe à seize heures quinze. Nous attendons jusque‑là.

Dix heures dans un coin de la salle d'attente des 3e classes, quelques bocks, pas mal d'observations intéressantes, aucune curiosité malsaine. Je fais ma toilette dans les lavabos, et c'est rasé  p138 de frais, en industriel cossu, que je monte dans le rapide de Stuttgart.

Wagon de seconde, confortable, tandis que Roger s'est installé en troisième. Je cherche une place favorable, car maintenant, il faut jouer serré. Mon évasion est certainement signalée. Des recherches sont probables.

J'avise un coin libre, en face d'un lieutenant de Panzer, commandeur de la Croix de Fer, qui porte le brassard de l'Afrika Korps, certainement un ancien sous-officier de la Reichswehr, aussi brave que peu perspicace. C'est tout à fait le pavillon qu'il me faut pour couvrir la marchandise, comme on dit en droit international.

Très poliment, avec le salut hitlérien, je demande à monsieur le lieutenant de m'asseoir en face de lui.

Acquiescement froid, comme il convient à un héros de la Wehrmacht en face d'un quelconque civil.

Je dépose mon chapeau, ma valise, et commence à lire les journaux que j'ai achetés à la bibliothèque d'Eger. J'ai pris, en particulier, une jolie publication sur les fjords de la Norvège.

Le lieutenant n'a pas de lecture. Je lui offre de parcourir cette revue, tandis que je me plonge dans la Frankfurter Zeitung. Il accepte, sans plus.

 p139  A Nuremberg le compartiment se remplit. De mon côté, une jeune femme et un civil assez âgé. En face, un civil et un officier du service du travail. De temps en temps je sors dans le couloir pour regarder le paysage apparemment, en réalité pour observer et écouter.

Bien m'en a pris. Environ deux heures avant Stuttgart, je vois, au bout du couloir, arriver un officier de la S. S. Polizei, suivi de deux acolytes, l'un en civil, l'autre en uniforme, qui vérifie tous les papiers d'identité. Il est bien possible que ce soit pour rechercher certain général évadé.

Je rentre à ma place, m'enfonce dans mon fauteuil pour paraître le moins grand possible, et, négligemment, voyant que mon vis‑à‑vis a terminé la revue que je lui ai prêtée, je lui demande si cette revue lui a plu.

« Très intéressant, monsieur, je vous remercie.

— D'autant, monsieur le lieutenant, que ce sont des paysages auxquels vous n'êtes pas habitué.

— Pourquoi dites-vous cela, monsieur ?

— Je vois votre brassard, monsieur le lieutenant, que vous appartenez à notre vaillante armée d'Afrique. Je connais un peu la région où vous combattez, mes affaires m'ayant appelé en Egypte, et je sais que les paysages du désert ne sont pas ceux de la Norvège. »

 p140  Etc., etc… Je cherche naturellement à parler le moins possible et à faire parler mon interlocuteur. Il s'y prête volontiers, relancé par de fréquents wunderschön, wunderbar, fabelhaft, et… le lieutenant de police entre dans le compartiment dont la porte est barrée par les deux autres hommes…

A ce moment, je mets la conversation sur Rommel. Cet illustre maréchal n'a certainement jamais été encensé comme il le fut par son subordonné et le modeste vis‑à‑vis de celui‑ci.

Cependant, les papiers de la jeune femme ont été rapidement expédiés. Ceux de mon voisin de gauche sont épluchés beaucoup plus soigneusement. Je ne parais pas m'en apercevoir, et suis tout entier à l'éloge de Rommel qui, plus heureux qu'Alexandre, ira jusqu'à la mer de Chine donner la main à nos alliés Japonais, tandis que le Macédonien a péniblement atteint l'Indus.

Que vouliez-vous que fît notre policier ? Interrompre une pareille conversation eût été une incorrection. Il évite donc de me demander mes papiers, non plus qu'au lieutenant commandeur de la Croix de Fer, et vérifie ceux du civil restant comme de l'officier du travail.

A ce moment, la conversation roule sur les pétroles de l'Orient qui vont tomber entre nos  p142 mains, malgré ces maudits Anglais et ces imbéciles de Français.

Le lieutenant de police hésite un peu. Il doit avoir un remords de n'avoir exécuté pleinement sa consigne dans ce compartiment, mais vraiment, aucune hésitation n'est permise. Si tous les voyageurs du train étaient comme ces deux‑là, la victoire ne ferait pas de doute. Et s'adressant manifestement à moi, avec le salut rituel :

« Heil Hitler, gnädiger Herr !

— Heil Hitler, Herr Oberleutnant ! »

Je me suis tourné vers lui, un quart de seconde, et ai repris ma conversation sur les perspectives qui s'ouvrent dans l'Orient, conversation autrement intéressante, n'est‑ce pas, qu'une formalité policière parfaitement inutile pour le bon Allemand que je suis.

 (p141) 
[ALT de l'image : zzz.]

Je me suis tourné vers lui,
un quart de seconde…

La visite du train continue, tandis que je laisse tomber la conversation, ne me souciant nullement de faire remarquer mon mauvais accent, et me plongeant à mon tour dans les fjords de Norvège.

La nuit est venue, nous sommes prévenus que le train ne dépassera pas Stuttgart. Là encore, il va falloir se débrouiller.

Arrivée avec un gros retard, à minuit et demi.  p143 Tout le monde descend. Je me mêle à un groupe d'hommes de ma taille, et remarque tout de suite que la surveillance en gare est renforcée. Plus de S. S. qu'il ne doit y avoir normalement. Il faut sortir d'ici le plus tôt possible.

Roger m'a rejoint. La salle des pas perdus est convenablement éclairée. Nous consultons les tableaux d'Abfahrt ; pas de trains pratiques sauf un sur Metz, à une heure quinze, mais c'est un train de permissionnaires de la Wehrmacht. Dangereux… !

Cependant je remarque qu'un civil, en imperméable beige et chapeau mou, s'intéresse manifestement à moi, me suit, et ne me quitte pas des yeux. Il s'agit de le semer.

Je sais qu'il y a deux sorties à la gare, celle de la poste, qui doit être fermée à l'heure actuelle, et la grande sortie.

Avec Roger, nous nous dirigeons tranquillement vers le vestibule de la poste, aux deux rangées de colonnes qui permettent de manœuvrer. L'inconnu nous emboîte le pas. Cette fois, ça y est. Nous tournons autour d'une colonne, rentrons dans le hall, et d'un pas rapide, nous gagnons la sortie principale.

Dehors, c'est le black out intégral. Nous faisons quelques pas et nous nous jetons dans une encoignure  p144 à droite, sans bouger, sans respirer. Quelques secondes après, l'inconnu passe devant nous, à nous frôler, se dirigeant d'un bon pas vers la ville.

Sans hésiter un instant, nous rentrons dans la gare. Je vais vers le seul guichet ouvert et demande une seconde pour Metz. La charmante distributrice me fait remarquer que je n'ai pas de train pour Metz avant quatorze heures. Je lui rétorque qu'il y a un train dans quelques instants, à une heure quinze. Exact, dit‑elle, mais c'est un train spécial aux permissionnaires, et je dois payer un supplément de 50% avec risque de ne pas avoir de place. Je n'en maintiens pas moins mon idée, paie le supplément avec le billet, et me dirige vers le quai de départ où Roger me rejoint quelques instants après, muni d'un billet de 3e classe qu'il a eu, lui, sans difficultés.

Le train entre en gare : deux wagons de 2e, quatre wagons de 3e. Un seul voyageur, un capitaine, descend d'un des wagons de 2e. Je me précipite derrière lui dans le wagon pour éviter qu'on ne prenne sa place, car il est interdit aux civils de rester debout dans les couloirs.

Dans le premier compartiment à gauche, une place libre en face d'un commandant. Les autres voyageurs sont deux infirmières et deux officiers subalternes.

 p145  (Salut hitlérien) « Est‑ce libre ici ? »

(Le major, mi-endormi) « Oui, monsieur. »

Je m'assieds rapidement et parais vouloir m'endormir moi aussi, quand le sous-officier de service passe devant le compartiment et aperçoit le nouveau voyageur.

Ce brave garçon est physionomiste, car après un léger silence :

« Monsieur l'officier a‑t‑il besoin de quelque chose ?

— Merci, mon ami. Je descendrai à Metz et vous demanderai de m'aider à porter ma valise.

— A vos ordres, monsieur l'officier. »

Il disparaît.

Nous avons convenu, Roger et moi, de descendre à Landau. Nous y arrivons à quatre heures. La pluie tombe à seaux. Nous restons dans la gare à attendre le train de Strasbourg qui part à cinq heures trente. Peu de monde. Tranquillité parfaite.

A l'heure fixée, nous partons, Roger avec un billet pour Strasbourg, moi avec un billet pour Mulhouse. Train complet à partir de Wissembourg. C'est l'anniversaire de Hitler. Tous les maires de basse Alsace sont convoqués au chef-lieu du Gau. J'entends des conversations qui me font plaisir.

La plupart de ces braves gens vont à Strasbourg comme des chiens qu'on fouette, et leur enthousiasme  p146 pour le Führer est des plus relatifs. Et puis, eux aussi, comme le sous-officier du train de permissionnaires, sont très physionomistes. Jugez‑en plutôt :

A côté de moi, s'est assise à Wissembourg une brave alsacienne qui accompagne son mari à Strasbourg. Il s'est installé en face d'elle.

Je lis mon journal, le Völkischer Beobachter, sans paraître faire attention à personne.

Et, à mi-voix, se penchant vers son mari, dans un français passablement incorrect, ma voisine me juge :

« Dis donc, tu vois le type qui est à côté de moi, avec ses grosses lunettes, il faut se méfier. Il a bien une tête de Prussien, celui‑là ! »

J'avoue avoir manqué pouffer de rire. Le Völkischer a masqué mon émoi, et je continuai à lire sans paraître avoir rien entendu, et sans comprendre le patois qui a succédé au français. Le Prussien vous remercie, madame…

A huit heures quarante nous sommes à Strasbourg. Le rapide de Mulhouse, venant de Berlin, passe dans une heure. D'ici là, je vais faire ma toilette.

Je sors de la gare pour trouver un coiffeur. Tout est fermé, en ce jour d'anniversaire national. Je rentre aussitôt et vais aux confortables lavabos  p147 qui donnent précisément sur le quai où arrivera mon train et où je dois retrouver Roger. Je me rase, me débarbouille, et à neuf heures quarante m'apprête à sortir sur le quai. Le train est là. Au moment où je vais descendre les marches du quai, j'aperçois une ronde de police visitant les wagons et vérifiant les papiers d'identité. J'attends que l'officier sorte du wagon qui est en face de moi, et j'y monte par l'autre extrémité pour m'asseoir aussitôt dans le premier compartiment. Comme toujours, ma taille me gêne diablement.

Le train s'ébranle. Je vois l'officier de S. S. Polizei qui reste sur le quai, je suis tranquille pour l'instant.

Mais où est Roger ? Nous avions convenu de nous retrouver au départ du train. Il a dû lui aussi chercher une boutique ouverte en ville et il a manqué son train. C'est ennuyeux car je connais bien l'adresse où je dois aller à Mulhouse, mais je ne sais pas le nom du correspondant, et il peut être dangereux de se présenter sans mot de passe chez un agent de service de renseignements.

Je ne m'imagine pas que Roger est assis bien tranquillement dans un wagon de 3e classe à quelques mètres de moi, et je décide de descendre à Sélestat, pour attendre le prochain train sur Mulhouse où sera certainement mon complice.

 p148  Je descends, me renseigne. Le train de midi est supprimé. Il n'y en a un que le soir à vingt heures cinquante qui arrive à Mulhouse à vingt‑trois heures.

J'avoue être passablement dépité. J'ai eu tort de ne pas poursuivre tout de suite jusqu'à Mulhouse. Il va falloir employer sa journée sans se faire repérer.

C'est heureusement l'anniversaire de notre bien-aimé Führer. La ville est en liesse obligatoire, et les sports sont à l'ordre du jour. Je me rends au terrain où se joue une partie de football, en me mêlant à la foule des spectateurs, surtout des gens de haute taille : préoccupation lancinante !

Après la partie, le Sportleiter réunit les équipes et leur fait le laïus habituel, en mettant l'accent sur tout ce que la jeunesse d'Alsace doit à notre génial Führer. Eh bien, je l'avoue humblement, ce n'est pas cela qui m'intéresse. Ce qui m'attire passionnément, si j'ose dire, c'est la compagne du Sportleiter qui est à côté de lui. D'abord elle répond à mon idéal de beauté, petite et grosse. Mais surtout : son costume m'enchante et je le recommande à toutes mes petites amies.

Tailleur de drap blanc avec boutonnières et lisérés verts. Jusque‑là rien que d'acceptable, surtout pour un ancien légionnaire de Bel-Abbès.  p149 Mais, tenez-vous bien, sur la poitrine, convenablement étoffée, deux petits cœurs rouges percés d'une flèche. Les mêmes petits cœurs aux deux pointes de la jaquette, devant, et les mêmes, derrière, sur les rondeurs appétissantes de la belle dame.

Jamais je n'aurais imaginé pareille ostentation. Je dédie cela aux grands couturiers de la place Vendôme. Il fallait entendre les petites Alsaciennes qui m'entouraient jugeant leur élégante Leiterin. J'ai apprécié pour ma part le goût discret de cette fervente du Parti.

La nuit est venue, je n'ai pas fait de mauvaise rencontre, mais je n'ai rien mangé depuis hier, car mes vivres sont épuisés. Je croque quelques morceaux de sucre arrosés de cognac et ma faim est trompée.

A vingt et une heures, je roule vers Mulhouse. Je suis vraiment fatigué, surtout par le manque de sommeil. Il me faut à tout prix trouver un lit, et ne pas attendre le jour dans une salle d'attente, où d'ailleurs sont possibles toutes les mauvaises rencontres.

Arrivée à vingt‑trois heures. Gare tranquille. Pas de surveillance apparente, mais personne pour m'attendre.

Tranquillement, suivant d'ailleurs un officier  p150 allemand, je vais à l'Europäischer Hof pas loin de la gare, un hôtel où j'ai logé jadis en voyage de cadres.

Tandis que monsieur le capitaine prend une chambre à 6 marks, je me contente d'une chambre à 4 marks et demande à être réveillé à cinq heures. A peine couché, je m'endors profondément. J'en avais besoin. Le réveil sonne. Je me lève, m'habille, paie le portier sans m'attarder à déjeuner et me dirige vers la gare. Je n'ignore pas que la police vérifiera ce matin les fiches d'admission de la nuit dans les hôtels, et que le nommé Hans Greiner a été bien imprudent de se signaler ainsi bénévolement. Mais il a dormi, c'était indispensable. Il faut savoir commettre certaines imprudences.

La rue du Réservoir, vers laquelle je me dirige, est de l'autre côté de la gare. Je me renseigne auprès d'une jeune fille qui part à son travail. Elle m'apprend que la rue a été tout récemment débaptisée et me met sur le bon chemin. Je marche d'un pas rapide, anxieux maintenant d'arrive.

Il est six heures trente. Une maison de bel aspect dans un grand jardin. Une grille sur la route. Je m'apprête à sonner quand la porte du perron, à quelques mètres de la grille, s'ouvre, et laisse passer une dame âgée, son livre de messe à la main.

Elle est un peu interloquée de voir un homme  p151 à la porte de la grille. Sans la laisser parler, c'est moi qui parle, car, tout de suite, je suis en confiance.

« Pardon, madame, vous attendiez, je crois, quelqu'un hier ?

— Je ne sais pas, monsieur, c'est‑à‑dire, si, je sais. Entrez, moisi, entrez vite. »

Et elle m'ouvre la porte.

« C'est vous, général. Que je suis contente ! Entrez, asseyez-vous. Je vais prévenir ma sœur. Comme mon neveu va être heureux ! Il était si inquiet hier soir.

— Mais, madame, je vous fais manquer votre messe.

— Peu importe, général. Le bon Dieu ne m'en voudra pas. »

Et la charmante femme va prévenir sa sœur de la bonne nouvelle.

Madame S… arrive quelques instants après. Elle aussi est ravie, et me dit leur inquiétude depuis la veille, car on m'attendait depuis deux jours. Roger est bien arrivé hier dans la matinée, il a été navré de ne pas me voir à la descente du train. Comme la circulation de nuit est sévèrement réglementée, et qu'il vaut mieux ne pas attirer l'attention sur soi, on n'est pas allé m'attendre au train de nuit. On comptait reprendre la surveillance en  p152 gare aujourd'hui. Mais tout est bien qui finit bien.

Tandis que je déguste un excellent chocolat, Mme S… avertit son fils par téléphone en langage convenu, et quelques instants après, guidé par elle, je gagne l'appartement de celui‑ci où je retrouve mon fidèle Roger tout ému de me revoir après avoir été passablement inquiet sur mon sort.

Nous causons tranquillement. M. S… est un gros industriel français cent pour cent, il déteste les Allemands, et s'est lancé corps et âme dans son métier de service de renseignements.

Admirablement renseigné, il sait que mon évasion est signalée partout. Il y a quatre jours maintenant que j'ai quitté Königstein et la frontière française est étroitement surveillée. Le 2e Bureau avait prévu mon passage par la France occupée. C'est scabreux aujourd'hui. Mieux vaut passer par la Suisse où une autre filière existe, et où la surveillance est actuellement moins serrée.

Mon brave Roger, dont les papiers sont parfaitement en règle, va rentrer tranquillement par Belfort sur Lyon où il annoncera mon arrivée. Moi‑même, je vais quitter Mulhouse ce soir à dix-sept heures en voiture pour un petit village de la frontière. C'est un industriel de Thann, M. René Ortlieb, qui me conduira, dans sa puissante voiture, chez le curé du village, l'abbé Stamm. Tous  p153 deux sont absolument sûrs. Je n'ai à craindre aucune indiscrétion. Mais il faut faire vite, car il est probable que la circulation va être contrôlée sur les routes, et quoique très connu, Ortlieb lui‑même pourrait être ennuyé.

Départ à dix-sept heures quinze. Un poste allemand nous arrête à l'entrée d'un village, reconnaît la voiture et nous laisse passer sans difficultés.

A dix-huit heures, nous arrivons à Liebsdorf. Maison isolée à l'entrée du village. Celui qui m'accueille est un vieillard à barbe blanche, intelligent, calme, froidement résolu. Comme René Ortlieb, l'abbé Stamm sait ce qu'il risque. Hélas ! Ils ont payé de leur vie en 1945 leur participation à mon évasion. Comme leurs amis de Mulhouse, comme tous mes Alsaciens que j'ai trouvés sur ma route, comme mes fidèles de Metz, ils se sont dévoués jusqu'au sacrifice suprême pour faire réussir un homme en lequel ils avaient confiance. Jamais je ne dirai assez haut la reconnaissance que je leur dois, et la confiance que de tels dévouements donnent pour l'avenir d'un pays qui a besoin de tous ses fils pour se relever.

René Ortlieb est reparti pour Thann. Nous dînons ensemble, l'abbé Stamm et moi, servis par sa vieille servante qui comprend mal le français. Repas frugal comme il convient, mais très suffisant.  p154 L'abbé Stamm évoque ses années de mission en Afrique Équatoriale. On voit qu'il a gardé la nostalgie de l'apostolat.

Vers vingt et une heures, arrive un jeune homme que le curé a fait prévenir de venir lui parleur, sans indiquer le motif. C'est un forestier de l'administration des Eaux et Forêts, dont le secteur de garde s'étend le long de la frontière suisse et qui connaît la montagne mieux que personne. Garçon de vingt‑cinq ans environ, figure intelligente, taille moyenne, solidement musclé. L'abbé Stamm me présente comme un ami de passage, et demande les nouvelles du jour à son jeune paroissien.

« Beaucoup d'agitation, monsieur le curé. Il paraît qu'un général s'est évadé de Königstein, en Saxe, et qu'on le recherche partout.

— Ah ! ah ! intéressant cela, comment s'appelle cet évadé ?

— Le général Giraud, un homme de soixante‑trois ans, grand, à cheveux gris, avec une forte moustache, parlant convenablement l'allemand.

« Il serait parti depuis le 17 de là‑bas, et depuis deux jours nous sommes alertés ici pour l'arrêter si possible. On a distribué partout sa photo. Il faut croire que les Boches tiennent à lui car ils donnent 100.000 marks de prime pour sa capture, et la menace d'être exécuté immédiatement  p155 si on lui prête la moindre assistance.

— Diable, c'est sérieux alors ! Et a‑t‑on une indication quelconque sur la direction qu'il a pu prendre ?

— Aucune. On raconte des tas d'histoires.

« Il paraît qu'on a trouvé, dans ses papiers, un plan de Schaffhouse ; ça m'étonne qu'un type comme celui‑là, qui doit avoir bien préparé son affaire, ait laissé un document compromettant derrière lui. Pour moi, il ne passera pas par Schaffhouse.

« On l'a signalé aussi au volant d'une auto décapotable brune dans le Wurtemberg.

« Une femme affirme l'avoir vu sur la rive droite du Rhin au Nord de Kehl.

— Quelle tenue a‑t‑il ?

— Il serait en civil avec une culotte et des jambières de cuir, un chapeau tyrolien gris avec une petite plume de faisan.

— Eh bien, voilà des détails très intéressants.

— Oh ! ça excite beaucoup les Boches. Tous les gendarmes, tous les forestiers sont alertés. Mais comme il n'y a pas beaucoup de troupes dans la région, si jamais le général passe par ici, il trouvera bien le moyen de se défiler.

— Surtout s'il a un bon guide ! veux‑tu être ce guide, Henri ?

 p156  — Qu'est‑ce que vous dites là, monsieur la curé ?

— Tiens‑toi bien, mon garçon. Voici le général Giraud ici présent et j'ai pensé à toi pour le guider. »

Le jeune forestier qui était assis s'est levé brusquement, et, au garde-à‑vous, me regardant bien en face :

« Sergent K…, mon général, du 4e bataillon de chasseurs à pied. Je n'aurais jamais cru avoir cet honneur, et j'en suis tout ému, voyez-vous. C'est moi qui vous conduirai en Suisse, mon général, je vous le promets.

« Par exemple, vous allez me laisser préparer l'affaire, car il y a tout de même des risques. On ne sait jamais, avec ces animaux‑là, ce qu'ils peuvent inventer, et il faut prendre ses précautions.

« Je vous demande de me laisser faire, et de vous fier à moi. Je vais mettre dans le coup deux ou trois copains dont vous pouvez être aussi sûrs que de moi‑même. Vous resterez ici toute la journée de demain sans vous montrer à personne, et après-demain matin, entre huit heures et neuf heures, je viendrai vous chercher. Vous serez en Suisse pour midi, à moins d'imprévus que je ne soupçonne pas.

« Maintenant, je vais partir, monsieur le curé. Personne ne m'a vu entrer, personne ne me verra  p157 sortir. Ça vaut mieux. Dans les circonstances comme celles‑ci, il faut se méfier de ses voisins, n'est‑il pas vrai ?

— Tu as parfaitement raison, mon garçon. Prends encore une goutte avant de sortir, et à après-demain. » Une bonne poignée de main au sergent K… qui passe par le derrière de la maison et disparaît dans la nuit.

Je gagne la chambre à coucher ; celle de l'évêque, me dit l'abbé Stamm, quand il vient — rarement — à Liebsdorf, et je dors profondément jusqu'à ce que la sonnerie de la messe me réveille, le lendemain.

J'attends le vieux curé pour déjeuner. Il est de retour vers huit heures trente et nous prenons ensemble un excellent café avec de bonnes tartines de beurre. Longue conversation ensuite avec des détails sur ma vie à Königstein, ma sortie de la forteresse, mon itinéraire, mes alertes. Il va aller se promener un peu dans le village, savoir si on parle de moi, et me racontera cela à déjeuner.

« J'ai fait tuer un poulet, mon général, ça vous va ?

— Parfait, monsieur le curé. Ça change du fromage de gruyère.

— Vous aurez du fromage aussi, si vous l'aimez. Mes paroissiens sont de braves gens qui n'oublient  p158 pas leur curé. Et malgré les Boches, malgré toutes leurs réquisitions, on vit encore dans notre Haute-Alsace.

« Voici ma petite bibliothèque. Cherchez ce qui peut vous plaire. Ne vous montrez pas. A tout à l'heure, mon général. »

J'ai feuilleté, jusqu'à l'heure du repas, quelques ouvrages sur l'Afrique Équatoriale, et les missions du Congo, et aussi la philosophie de saint Thomas d'Aquin. L'abbé Stamm est trop modeste. Il ne m'a pas dit qu'il avait été professeur au séminaire et que c'est sur ses instances répétées que l'évêque de Strasbourg lui a confié cette petite paroisse de Liebsdorf pour lui permettre de se reposer en faisant du bien à ses ouailles. Depuis la défaite, il est entré résolument dans la résistance, et fait partie d'un réseau qui fait passer agents et renseignements en Suisse et vice versa. Sa belle intelligence, son calme, son énergie sont de précieux atouts pour la tâche dangereuse qu'il a à assumer.

Quand il revient à midi, il est radieux.

« Tout va bien, mon général. On ne parle pas de vous dans le patelin, mais on a vu passer plusieurs fois des voitures de la gendarmerie, et de la Gestapo alors que d'habitude il n'en vient jamais par ici. Ça prouve qu'ils s'agitent, mais sans rien savoir de précis.

 p159  « Un de mes bûcherons qui revient de la forêt, le long de la frontière, me dit que tout est calme par là‑haut. Henri n'a rien fait dire. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Demain, vous serez de l'autre côté.

Inch'Allah, monsieur le curé.

— Ah ! mon général, ne me rappelez pas ma prédication en pays musulman.

— Alors mettons : s'il plaît à Dieu, et n'en parlons plus.

— J'aime mieux cela. Vous n'êtes pas musulman, que diable !

— Non, mais j'aime beaucoup les musulmans, et je crois que bien des catholiques devraient avoir une foi aussi agissante. »

Et nous voilà partis dans une longue discussion sur la religion chrétienne et la religion musulmane où naturellement chacun est resté sur ses positions, le bon catholique que je suis étant d'ailleurs mal placé pour défendre le Prophète.

La journée s'écoule sans le moindre incident. Mon conducteur de la veille, René Ortlieb, passe avec sa voiture. Il est propriétaire du grand hôtel de Thann, et n'a pu résister à l'envie de nous apporter un délicieux foie gras avec une bonne bouteille.

J'apprends qu'il est le président des sous-officiers  p160 de réserve du cercle d'Altkirch. Il me dit l'oppression allemande, et la confiance alsacienne… Qu'on sache bien en France que l'Alsace et plus française que jamais et qu'on tiendra ici le temps qu'il faudra jusqu'à ce que l'armée française revienne ; car elle reviendra, ils en sont sûrs, et ce jour‑là, l'unanimité des Alsaciens sera faite.

Nous nous séparons pour ne plus nous revoir, car, arrêtés en 1943, René Ortlieb, et l'abbé Stamm, emprisonnés d'abord à Schirmeck, puis dans le pays de Bade, ont été abattus sur l'ordre de Himmler, la veille même du jour où le général de Lattre allait les délivrer en avril 1945.

Malgré les privations, les menaces, les tortures, jamais ils n'ont rien avoué, jamais ils n'ont dénoncé personne. Héros obscurs, comme il en est tant en Alsace qui ont payé de leur vie leur dévouement à la France.

A vingt heures, Henri arrive. Tout est prêt. Ses complices sont alertés. L'affaire est libre. Nous partirons demain à neuf heures. Il va coucher dans un village voisin pour avoir un alibi à tout hasard.

Excellente nuit. Le temps est beau quand je me réveille avec pas mal de brouillard sur la montagne. C'est parfait.

L'abbé Stamm me conseille de laisser chez lui mon grand pardessus qui lui paraît trop chic. Il  p161 le fera passer plus tard en Suisse. Il a là un vieil imperméable gris qui est beaucoup plus de mise pour l'excursionniste que je vais être, sur les pentes rapides que nous aurons sans doute à escalader. Un dernier adieu, et à neuf heures, en route pour la suprême étape.

Henri est en tenue de forestier, avec son coutelas et son revolver réglementaire. Il m'a confié un browning en cas de mauvaise rencontre.

Nous montons maintenant, le long d'un petit sentier qui évite les agglomérations. Nous ne rencontrons personne. Et quand nous apercevons quelques paysans au loin, nous obliquons sans affectation pour ne pas avoir à bavarder. Il est entendu que je suis un marchand de bois qui vient reconnaître les coupes le long de la frontière.

Onze. Midi. Tout va bien. La pente est maintenant de plus en plus dure. Un peu avant treize heures, Henri s'arrête et me dit :

« Vous voyez que j'avais raison, rien de plus simple que cette promenade. Dans un quart d'heure, vous êtes en Suisse. »

Nous repartons lentement. Nous sommes à 250 mètres de la frontière à peine, quand, brusquement, un paysan couché sur la pente devant nous se lève, met le doigt sur la bouche. et nous fait signe de nous aplatir.

 p162  Nous ne nous le faisons pas répéter deux fois. Tapis dans un fourré en dehors de la piste, nous attendons l'homme qui vient en rampant.

 (p163) 
[ALT de l'image : zzz.]

Nous attendons l'homme
qui vient en rampant.

« La frontière est gardée depuis ce matin par la Grenzschutz. Un homme tous les cent mètres. Des patrouilles très nombreuses. Heureusement pas de chiens. Mais il est impossible de passer actuellement. Il faut attendre. Je vais tâcher de me renseigner et je reviendrai. »

Nous nous camouflons entre des rochers, sans parler, avec seulement quelques réflexions mélancoliques sur le but qui semblait si proche tout à l'heure et qui s'est éloigné maintenant, mais avec la ferme résolution de sortir de ce mauvais pas.

Une demi-heure après, le guetteur revient. Il y a une étable à 200 mètres de nous qui a été fouillée par les Allemands ce matin, et les Allemands n'ont rien trouvé, bien entendu. La fermière qui a sorti son bétail dans la prairie qui borde la frontière va amuser le poste. Pendant ce temps, nous allons gagner l'étable. Nous entrerons par derrière, nous grimperons au grenier, et nous attendrons patiemment que ces messieurs se fatiguent. Ça leur arrivera certainement plus vite qu'à nous.

La seule chose difficile est d'entrer dans l'étable sans que personne nous voie et sans le moindre bruit. Nous quittons notre abri de rochers, et, avec  p164 des ruses, qui feraient envie à tous les scouts de la création, nous approchons de la petite étable. La porte de derrière est entrebâillée. Et les Allemands sont sur l'autre face. Nous entendons un sous-officier plaisanter avec la fermière. Dans l'obscurité, nous grimpons à l'échelle qui mène à la trappe du grenier. Elle est retirée dès que nous sommes dans le grenier qu'une lucarne vitrée éclaire faiblement. Il y a du bon foin sur lequel nous nous étendons et les heures passent. Les Allemands sont à quelques mètres. Le calme et le sang-froid de ces braves gens que mon guide a mis dans le coup, comme il dit, sont admirables. Ils savent qu'ils risquent leur peau. Ils savent qu'il y a deux millions pour eux s'ils me livrent, et ces pauvres paysans n'hésitent pas une seconde, et pendant cinq longues heures, montent en quelque sorte la garde au pied de mon étable.

Vers dix-huit heures, celui qui nous a avertis à treize heures se glisse près de nous.

« Ça va, mon général. Tous parlent de vous, mais aucun ne croit que vous puissiez passer par ici, en tout cas pas de jour.

« Je viens d'entendre les ordres donnés par l'officier qui commande la section de ce secteur‑ci. Ils vont descendre dîner au village en contrebas  p165 à un kilomètre d'ici. Le mouvement se fera immédiatement de façon qu'ils aient tous repris leur place à vingt heures. Je surveille. Tenez-vous prêt à descendre. La frontière n'est qu'à 50 mètres. Ça va être le moment. »

Une minute après il reparaît.

« En route, mon général. J'ai envoyé mes deux gosses sur les pitons à droite et à gauche du col. Quand ils lèveront leur béret, vous pourrez y aller. »

Nous redescendons l'échelle, traversons l'étable, et arrivons à la porte du chambre attenante qui fait face à l'Est.

« Vous voyez la berge du ravin à 50 mètres. C'est la frontière. Prenez comme direction le grand sapin dont on voit la cime, et en arrivant au ravin, laissez-vous glisser. Vous serez en Suisse. Tenez, les enfants lèvent leur béret, la route est libre. Au revoir, mon général. »

On se figure avec quelle émotion j'ai serré la main de ces braves gens et de mon chic petit sergent de chasseurs à pied, auquel j'ai rendu son revolver. Sans courir, mais d'un bon pas, je sors de la chaumière. Je trouvez les 50 mètres de terrain découvert qui s'étendent devant moi. Le ravin est abrupt. J'empoigne une branche de hêtre, qui est à ma portée et je me laisse glisser.

 p166  La branche craque sous mon poids, Je m'écorche tant soit peu les mains en dégringolant dans le thalweg, mais on peut s'imaginer ma joie : je suis en Suisse.

Que mes camarades évadés se rappellent leurs impressions au moment où ils ont vraiment été hors d'atteinte du Boche, et ils comprendront mon état d'esprit. Je crois bien, je n'ai aucune honte à le dire, être tombé à genoux et remercié de toute mon âme ma sainte de prédilection, Jeanne d'Arc, pour l'appui manifeste qu'elle m'a donné au cours des multiples péripéties de mon équipée.

D'ailleurs, ce n'était pas fini, la Suisse n'est pas la France, mais c'en est le vestibule, un vestibule fort agréable pour qui s'enfuit d'Allemagne.

Il était environ dix-huit heures quinze, le 22 avril. J'avais mis six jours pour venir de Saxe en Suisse, en prenant évidemment le chemin des écoliers.

Je descends le ravin étroit qui file vers le Sud. Une demi-heure de marche environ, sans rencontrer âme qui vive. Puis un écriteau mi-français, mi-allemand : Poste de douane à 50 mètres.

Je m'en vais tranquillement frapper à la porte. Un douanier est assis devant une petite table. Il me crie d'entrer, et l'interrogatoire habituel commence.

 p167  Il copie mon Führerschein en me priant de préciser certains points. Je suis bien né à Sainte-Marie-aux‑Mines, et ingénieur en soie artificielle ? Pourquoi ai‑je choisi une aussi mauvaise voie ? Mon pantalon est déchiré et j'ai les mains écorchées. J'aurais pu prendre la bonne route sur Porrentruy.

Je lui explique que j'ai mes raisons pour ne pas m'adresser aux douanes allemandes que je ne puis, en tant qu'Alsacien, accepter la domination allemande, et que je fuis tout simplement l'Alsace où l'atmosphère est irrespirable pour un homme comme moi.

Il me répond que mon cas n'est pas isolé, qu'il en a déjà vu passablement comme moi, mais que malheureusement sa consigne l'oblige à me faire écrouer à la prison de Porrentruy. Il va téléphoner pour demander une voiture, et cette nuit même je coucherai en prison.

Consigne, consigne, je ne bronche pas. En attendant, me dit‑il, je dois avoir faim et sa femme peut me faire une bonne soupe à l'oignon. Je ne suis pas très, très enthousiaste de la soupe à l'oignon. J'accepte néanmoins, car la promenade m'a creusé l'appétit, et une demi-heure après, tout en bavardant, je suis attablé devant la soupe fumante que j'apprécie à sa juste valeur. A côté  p168 de mon hôtesse est assise une petite Française du Nord, une blondinette de six ans, confiée à ce ménage sans enfants par le Don Suisse. Elle me regarde avec étonnement, et s'amuse avec la grosse poupée de chiffons que lui a confectionnée le douanier. En sommes, climat sympathique de gens simples qui font le bien simplement.

La voiture arrive. J'ai sur moi un billet de 1.000 francs suisses que l'on m'a donné à Mulhouse mais pas un sou de monnaie. Quand je demande combien je lui dois, la femme du douanier refuse avec indignation. Elle est contente que j'aie trouvé sa soupe bonne, ça lui suffit.

La nuit est tout à fait tombée maintenant. Le gendarme qui est venu me chercher avec un taxi somnole à côté de moi. Nous roulons vers Porrentruy où nous arrivons au bout d'une heure.

Prison comme toutes les prisons, ni mieux ni plus mal. On procède aux formalités d'écrou. Ça me rappelle Königstein il y a vingt‑trois mois. En quelques minutes, le nommé Hans Greiner, ingénieur alsacien entré en Suisse sans passeport, est incarcéré jusqu'à la décision à intervenir. Le gardien chef me prévient que ça dure d'habitude quatre jours avant d'être libéré.

On me conduit à la cellule No X, une cellule comme toutes les cellules ni mieux ni plus mal.  p169 Cinq mètres carrés environ, une dalle de ciment en guise de lit, une tablette à rabattement, un escabeau, deux couvertures. Heureusement l'éclairage électrique avec interrupteur à volonté.

Je roule mon petit imperméable sous ma tête pour me tenir lieu d'oreiller, m'enfouis sous les couvertures, et malgré la fraîcheur du ciment, je dors au moins aussi bien que dans ma couchette de Königstein la première nuit que j'y ai passée en 1940.

Au jour, à six heures, le gardien ouvre toutes les portes et me prévient obligeamment que le lavabo est au bout du couloir. Naturellement, ni savon, ni serviette. J'apprécie le fait d'avoir les cheveux ras et un grand mouchoir pour m'essuyer la figure et les mains.

A sept heures, soupe. Je fais connaissance dans la salle commune où l'on nous sert avec mes commensaux.

Mes deux voisins de cellules sont des habitués de la prison. Cette fois, ils ont été arrêtés, l'un pour vol à la tire, l'autre pour tentative de viol. Ils attendent paisiblement de comparaître devant le juge d'instruction. Plusieurs autres condamnés de droit commun ne m'intéressent que médiocrement.

Par contre, un groupe de copains, si j'ose dire,  p170 attire de suite ma sympathie. Ce sont eux aussi des évadés d'Allemagne. Le plus âgé, cinquante ans environ, est un gros assureur de Strasbourg. Il a bien passé cette nuit la frontière avec sa femme, qui est maintenant internée dans le quartier des femmes.

Le second est un jeune ingénieur de la S. N. C. F. de Mulhouse, trente ans environ, officier de réserve, marié, trois enfants, qui a laissé sa femme chez des parents à la campagne.

Tous deux fuient l'Alsace où ils ne peuvent plus vivre.

Le troisième est un sergent-chef rengagé, de vingt‑cinq à trente ans, fait prisonnier en 1940, interné à Ingolstadt et qui vient de réussir à s'évader dès la première tentative.

Employé au bureau de la Kommandantur locale, il était chargé de l'expédition de conserves sur la France, et présidait lui‑même au chargement des wagons.

Avec la complicité de quelques camarades, il s'est fait enfermer dans un wagon plombé, entre les caisses accumulées et est ainsi venu jusqu'en gare de Strasbourg.

Là il est sorti de son wagon par escalade, s'est confié à des cheminots alsaciens, est tombé sur de chics types, et on l'a amené dans un tender jusqu'à  p171 la frontière suisse qu'il a passée cette nuit. Garçon sympathique, petit, râblé, un peu hâbleur, on va en juger.

Nous nous présentons ; bien entendu, je suis Greiner, ingénieur en textile. Je n'ai de relations, ni à Strasbourg, ni à Mulhouse.

« Savez-vous la nouvelle ? dit tout à coup le sous-officier, un général s'est évadé.

— Pas possible.

— Oui, ce sont mes cheminots qui m'ont raconté cela. On fouille les gares et les trains depuis quarante-huit heures sans arrêt.

— Comment s'appelle‑t‑il ?

— Le général Giraud.

— Où était‑il ?

— Très loin, en Saxe, au moins à 800 kilomètres d'ici. Il a de la veine, s'il échappe.

— Comment est‑il ?

— Son signalement porte 1 m 86, cheveux gris, de fortes moustaches. » Se tournant vers moi : « À peu près de votre taille, monsieur, avec les moustaches en plus. Vous le connaissez ?

— Pas du tout.

— Eh bien, moi, je le connais. Il a été gouverneur de Metz en 1937‑1938. On organisait là‑bas pas mal de tournois d'escrime, et moi‑même, qui étais alors en garnison à Strasbourg, j'allais y tirer.  p172 Il aime beaucoup l'escrime. Il venait toujours assister aux finales.

« C'est un grand type, qui savait son métier, paraît‑il, mais pas toujours commode. Empoisonnant pour la tenue à Metz. Gare aux types pas boutonnés, les mains dans les poches, aux cheveux trop longs. On n'y coupait pas de plusieurs jours de tôle.

« Tout de même avec sa taille, à son âge, c'est pas commode de passer inaperçu. Je serais curieux de savoir s'il a réussi. Les Boches ont promis 100.000 marks à celui qui le reprendrait. Vous pensez, deux millions. Faut qu'ils y tiennent. »

Et la conversation passe à un autre sujet. Je dois dire tout de suite que j'ai retrouvé cet excellent sous-officier, adjudant dans un régiment de tirailleurs de la division de Monsabert, et que cette fois, il m'a mieux reconnu.

A midi, une autre soupe, aussi médiocre que la première. Je commence à trouver le temps long et demande à parler au gardien chef. Il vient. J'ai eu à Mulhouse le nom du lieutenant suisse chargé du service de renseignements à Porrentruy. Je demande à lui parler.

Il est malheureusement absent et n'arrive qu'à dix-sept heures.

 p173  La scène est vraiment comique. Le gardien chef veut assister à l'entretien dans son bureau. Je finis par le convaincre de me laisser seul avec le lieutenant.

« Monsieur le lieutenant, je désire sortir d'ici le plus tôt possible, car j'ai des renseignements importants à porter à votre chef.

— Quel chef ?

— Le colonel Masson, aide-major général.

— Vous connaissez le colonel Masson ?

— Très bien.

— Il faut que je le prévienne que M. Hans Greiner désire lui parler ?

— Non, ça ne lui dirait rien. Voulez-vous lui dire que M. Giraud, qu'il a bien connu à Paris, avenue de la Motte-Picquet a quelque chose à lui communiquer.

— Giraud, pourquoi Giraud ? C'est un pseudonyme du service de renseignements. Je n'en connais pas… Ah ! pardon, depuis trois jours le service de renseignements boche nous assassine avec les recherches concernant le général Giraud, évadé le 17 de Königstein.

« Votre taille, de longues moustaches, les cheveux gris. Vous n'avez pas de moustaches, vos cheveux sont ras. Ce n'est pas une preuve d'ailleurs… Et puis notre fichier indique que le général Giraud a  p174 été professeur à l'Ecole de guerre à Paris où a été détaché le colonel Masson… J'ai compris, mon général. Je vais tout de suite téléphoner à Berne. »

Intelligent, le lieutenant S…

Une demi-heure après, il revient.

« Chose faite, mon général. Je n'ai pas eu le colonel Masson, qui est en inspection dans la région de Montreux, mais j'ai ordre de vous libérer immédiatement et de vous emmener dans ma voiture, sur Bienne, où je trouverai de nouvelles instructions. »

Les formalités de levée d'écrou sont rapidement terminées. Je prends congé de mes camarades un peu ébahis, sans leur révéler ma véritable identité, non plus qu'au gardien chef, et nous partons sur Bienne. Nous y arrivons vers 21 heures, pour y passer la nuit.

Le 24, nous partons pour Neuchatel, où nous arrivons à dix heures. Le lieutenant S… me confie au lieutenant G… On a pu atteindre le colonel Masson… Il m'attend à Berne à quinze heures.

Après un excellent déjeuner, nous arrivons dans la capitale suisse, à l'heure dite. Je retrouve mon ami Masson qui a été à Paris un de mes meilleurs disciples étrangers, et à côté de lui, un autre de mes élèves, le lieutenant-colonel Rudloff, que j'ai  p175 connu et à l'École de guerre et au Maroc, dans un bataillon de Légion.

Accueil des plus sympathiques. Masson me questionne longuement, me précisant combien mon évasion a troublé les Boches et l'acharnement qu'ils ont mis à me reprendre. Il a suivi cela jour par jour, par les rapports de ses agents. Il est ravi que j'aie réussi, et va maintenant me faciliter au maximum la rentrée en France. Mais auparavant, il veut fêter publiquement mon retour.

J'ai beau lui répéter que cela est imprudent aussi bien pour lui que pour moi, il me répond qu'il n'a pas la moindre peur de se compromettre, qu'il s'honore d'être mon ami, et que personne ne peut l'empêcher de témoigner son amitié. Nous allons donc, avant mon départ pour Genève, prendre une coupe de champagne ensemble dans le plus grand café de la ville. Je ne peux pas lui refuser cela.

A la fois ému et gêné, j'y consens, et nous partons audit café. Le colonel Rudloff, le lieutenant G… et moi sommes en civil, le colonel brigadier Masson est en tenue.

Dès que la bouteille de Pommery est frappée, Masson nous fait servir par le lieutenant et se levant :

« Mon général, je bois à l'armée française et à  p176 mon ancien professeur de l'École de guerre. A votre santé, mon général. »

Stupéfaction à toutes les tables voisines qui entendent. Il y a là quantité de crânes qui sentent leur boche à quinze pas. J'en vois plusieurs qui se dirigent vers les cabines téléphoniques de l'établissement. Certainement, le 24 avril au soir, l'O. K. W. à Berlin savait que le général Giraud était en Suisse, à Berne. Le colonel brigadier Masson a peut-être été imprudent. Il n'en a pas moins clamé sa sympathie pour la France et son amitié pour moi. Ce n'est pas la seule preuve qu'il m'en ait donnée. Je ne l'oublie pas.

A dix-sept heures, nous partons pour Genève, avec le lieutenant-colonel Rudloff, et allons directement chez le Consul général de France. Il se met à mon entière disposition. Le passage en France est prévu par Annemasse, à dix heures trente, le lendemain. Les postes suisses et français sont avisés. Nous allons dîner et coucher à l'Hôtel de la Paix, où le colonel a retenu nos chambres. J'ai appris plus tard que la maison était une officine d'espionnage boche. La Gestapo a pu être renseignée.

Le 25 au matin, tout semble paré, mais ces messieurs de la Commission de contrôle allemande sont sur leurs gardes. Dès neuf heures, ils surveillent la douane d'Annemasse en territoire français  p177 avec deux puissantes voitures. Quelles étaient leurs intentions ? Le procès de Nuremberg permet de supposer qu'elles n'étaient pas particulièrement bienveillantes. Le maréchal Keitel avait sans doute envoyé ses ordres. Heureusement, j'ai de bons amis qui veillent. Au moment d'arriver au poste suisse où je dois m'arrêter, un civil monte d'autorité à côté de chauffeur de Rudloff et fait faire demi-tour à la voiture.

Je le reconnais, au bout d'un instant, pour un excellent interprète que j'ai eu jadis sous mes ordres. Il m'explique le coup et me décrit l'embuscade boche. Nous allons passer à une dizaine de kilomètres de là, où il n'y a personne autre que mes deux amis Linarès et Lecocq qui m'attendent avec impatience. On improvise un déjeuner franco-suisse, aussi simple que joyeux et à treize heures, après avoir pris congé de tous mes amis suisses et de Lecocq qui retourne à Vichy, je pars pour Lyon dans la petite voiture de Linarès.

Nous nous arrêtons au passage à Annecy pour voir le commandant du bataillon de chasseurs qui est là, et faire de l'essence, et nous continuons sur Lyon.

En cours de route, Linarès me donne les premiers renseignements sur la situation en France, sur le régime de Vichy, sur l'emprise  p178 boche, etc., etc. Je vois que je ne suis au courant de rien. En revanche, je lui ouvre sur l'Allemagne des aperçus qu'il ignorait. Je crois que je vais avoir à jouer un rôle important d'informateur pour tous ceux qui voudront entendre et comprendre.

A vingt heures, j'arrive chez le gendre de mon ami Chambe, où est le premier rendez‑vous. J'y apprends que je suis attendu à Sainte-Foy dans une maison proche de celle de ma fille, où ma femme s'est refugiée.

Nous repartons, nous grimpons la côte de Sainte-Foy, et à vingt et une heures, j'arrive chez la charmante Mme Roux, qui va nous abriter, ma femme et moi, pendant une dizaine de jours. Son mari, capitaine d'artillerie, est prisonnier, et elle met sa magnifique villa à notre disposition.

Tous les miens sont là, ma femme, mes filles, mon fils ainé, mon gendre, le général et Mme Baurès, M. Latour et sa femme qui ont trempé dans le complot et ont été les bons artisans de la préparation. Inutile de dire la joie, l'émotion de tous. Ma fille Monique, par exemple, traduit l'impression générale, en déclarant qu'elle ne m'aurait pas reconnu tant je suis transformé, avec mes lunettes et sans moustaches. Les Boches, non plus, ne m'ont pas reconnu…

 p179  La partie spécifiquement allemande de mon évasion est terminée. Va commercer maintenant le chapitre — passablement triste — que j'appellerai franco-allemand, car je n'ai pu me résoudre à attribuer certaines vilenies à des Français cent pour cent.

Mon évasion n'a pas plu à tout le monde. Je puis affirmer qu'elle en a gêné beaucoup : j'en ai eu les preuves éclatantes. Par contre, je suis sûr qu'elle a réconforté même dans les camps d'Allemagne, où ils ont été brimés à cause de moi, quantité de Français qui cherchaient où était le devoir, et qui l'ont clairement discerné à partir de ce moment‑là.

La collaboration, le geste de Montoire, le retour de Laval au pouvoir, autant de faits que la France ne comprenait pas. Elle écoutait la radio de Londres, mais celle‑ci dépassait souvent la mesure et compromettait par là même sa propre efficacité. Une évasion comme la mienne a été un coup de fouet pour réveiller les énergies et préparer l'avenir.

Dès le 26 avril, à Vichy, on était prévenu de mon arrivée et la maréchal Pétain en manifestait ouvertement sa satisfaction.

Le 28, je recevais officiellement de sa part une invitation à déjeuner le lendemain, et je  p180 pars le 29, en voiture, avec le commandant de Linarès pour l'Hôtel du Parc.

Accueil chaleureux. Noguès est de passage. Après le déjeuner, le maréchal me prend à part, et nous causons pendant deux longues heures.

Il m'interroge sur la situation actuelle de l'Allemagne, sur ses possibilités, ses difficultés, ses perspectives d'avenir.

Je le documente de façon aussi précise que possible car je m'attendais à ce questionnaire.

L'Allemagne ne peut plus être victorieuse, c'est le résumé de mon exposé. Elle peut encore avoir des succès. Elle en aura, cette année 1942, en Russie, mais elle ne mettra pas la Russie hors de combat. Elle n'atteindra même pas ses objectifs au Caucase. Il s'agit donc d'être prêt à rentrer en ligne quand la courbe commencera à descendre, car je suppose bien que la période actuelle n'est qu'une période d'attente, et que le maréchal n'a jamais cru à la collaboration.

Comme nous sommes incapables, seuls, de nous relever, il faut nous appuyer sur l'Amérique, qui, avec son potentiel énorme, pourra et saura nous équiper le moment venu, et nous continuera son aide après la victoire.

Ce que j'ai écrit, dans la lettre à mes fils, en septembre 1940, est plus vrai que jamais. Avec  p181 l'armée d'Afrique, la flotte intacte et l'aide américaine, nous pouvons rentrer dans la guerre avec la certitude de la revanche. Il s'agit de choisir le moment. Ce sera fonction des événements de Russie, soit en fin 1942 soit au printemps 1943.

Le maréchal m'a écouté sans m'interrompre. A dessein, j'ai donné des précisions et évoqué des chiffres. Effectifs, matériel, approvisionnement en essence, longueur du front, longueur des lignes de communications. Le remarquable tacticien qui a mené la bataille de Verdun a compris ces données tactiques, mieux peut-être qu'il ne comprend les élucubrations de haute ou basse politique de son président du Conseil.

« Vous avez parfaitement raison. L'Allemagne ne peut pas gagner la guerre. Il faut en tirer pour nous les conséquences qui s'imposent. Votre conception de l'aide américaine est juste. Je suis d'ailleurs resté en excellents termes avec l'Amérique. L'amiral Leahy était un ami pour moi, et son successeur est très convenable. C'est à cette porte‑là qu'il faut frapper le moment venu.

« Tout ce que vous venez de me dire intéressera beaucoup le président du Conseil, il faut que vous alliez voir Laval.

— Monsieur le maréchal, je ne tiens nullement à aller voir M. Laval. Je ne le connais pas, et je  p182 présume qu'il ne me comprendra pas. J'ai été heureux de pouvoir vous présenter mes respects et de vous exposer ce que je crois être la vérité. Vous avez compris. Si vous estimez ma conception juste, c'est à vous de l'imposer à votre gouvernement. Personnellement, je n'ai rien à faire avec M. Laval.

— Pardon, je désire essentiellement que vous le voyiez. D'ailleurs, la chose est convenue entre lui et moi. Il vous attend ce soir à dix-huit heures.

— Si c'est un ordre, j'obéis, mais je n'augure rien de bon de cette entrevue. D'après ce que j'en sais, le président du Conseil et moi ne pensons pas précisément de même sur la question allemande. »

J'ai dès ce moment, l'impression que Laval a parlé de moi et de mon évasion avec le maréchal et qu'il y aura des étincelles à dix-huit heures.

D'ici là, je vais voir mon ami Picandar, chef d'E.‑M. de l'Armée et son remarquable chef de cabinet, le commandant Cogny qui a eu plus tard dans la Résistance une page magnifique. Tous deux sont radieux de mon succès, mais ne me cachent pas que j'aurai des désillusions au fur et à mesure que je verrai de plus près la situation en France.

Je vois ensuite le pseudo-ministre de la Guerre,  p183 le général Bridoux. Entrevue plutôt froide. Il est manifestement gêné. Je sais qu'il est là par la grâce de Brinon, et avec l'assentiment des Boches, pour ne pas dire plus.

A dix-huit heures, j'entre chez le président du Conseil. Il est bien tel que ses photos me l'ont fait connaître, avec l'inévitable cravate blanche.

Aimable, empressé, il se déclare enchanté de faire ma connaissance, et sans m'adresser le moindre compliment sur mon évasion, il commence l'exposé de sa politique.

Cela dure une heure. L'avocat plaide une cause qu'il sait mauvaise, à laquelle il me sait hostile. Il le fait avec habileté, avec modération ; mais il ne peut tout de même camoufler ses préférences pour la collaboration et tout ce qui en découle.

Je l'écoute sans l'interrompre.

Quand il a terminé, il me demande si j'ai compris.

Je regrette de lui dire le contraire. Il part d'une base que j'estime mauvaise et qui fausse toute son argumentation : la victoire allemande. Je crois, moi, à la défaite allemande, et, s'il le permet, je vais lui répéter ce que j'ai exposé au maréchal.

Je recommence ma conférence de tout à l'heure, mais ici, je ne trouve plus la même audience. Mes chiffres tombent dans le vide. Effectifs, essence,  p184 communications, transmissions, ce sont des notions qui frappent un militaire, mais qui n'impressionnent pas un homme politique, mené par bien d'autres considérations. Je sens que je prêche dans le désert.

J'ai terminé. Un peu nerveux alors que, tout à l'heure, il était parfaitement calme, le président du Conseil me déclare qu'il ne partage nullement mon avis. Je crois à la défaite allemande. Il est sûr, lui, de la victoire allemande. Je n'ai pas le monopole des renseignements vrais. Il est aussi bien renseigné que moi quoiqu'il ne parle pas allemand, et n'a pas à discuter sur des hypothèses de victoire russe parfaitement improbable.

En conséquence, et c'est à cela qu'il voulait en venir, mon évasion le gêne. Elle gêne sa politique de collaboration franco-allemande. Certes, un prisonnier a le droit de s'évader, mais je ne suis pas un prisonnier comme un autre. Ma notoriété, mon prestige, même auprès des Allemands, parfaitement, font que mon retour en France, ma présence à Vichy aujourd'hui sont des événements fâcheux. Il serait donc bon que j'envisage de rentrer volontairement en Allemagne, et de me reconstituer prisonnier.

Je regarde Laval ahuri, et lui demande s'il réfléchit bien à l'énormité de sa proposition.

 p185  Il me répond que c'est tout à fait sérieux, d'autant plus que les Allemands prétendent avoir une promesse de moi de ne jamais m'évader.

Je le prie de faire démentir immédiatement par l'autorité allemande une pareille allégation. Je me suis évadé le plus régulièrement de monde, si l'on peut dire, sans avoir jamais fait la moindre promesse, et je refuse de rentrer en Allemagne.

Je n'ai pas, jusqu'à nouvel ordre, à juger la politique actuelle de la France. Je sais que l'Allemagne, un jour ou l'autre, sera battue. Je veux que mon pays puisse, quand il le voudra, rentrer dans la lutte. La Prusse a été battue en 1806, elle a été victorieuse en 1814. Prenons modèle.

Et je me lève pour prendre congé. Laval me demande de rester ce soir à Vichy, car il va avoir à correspondre à mon sujet avec Paris, sinon avec Berlin. Il compte me revoir le lendemain.

Le 30 avril, l'agitation s'accentue. Les télégrammes allemands se succèdent. Je maintiens strictement ma position.

Laval appelle mon attention sur ce fait grave, que mon évasion va gêner sinon suspendre le rapatriement des prisonniers en cours. Je le prie de me montrer le paragraphe de la convention de Genève qui autoriserait pareille violation de droit, en ce qui concerne en particulier les prisonniers  p186 rapatriés pour raison de santé. A l'extrême rigueur, je me résoudrais à un marché, sans aucune illusion sur mon sort. Je consentirais à rentrer en Allemagne volontairement, après libération immédiate de tous les prisonniers français mariés, officiers d'active compris. Autrement, rien à faire.

Je rentre à Lyon, à dix-huit heures, sans incident.

Le 1er mai, reconvocation à Vichy. La pression de Laval se fait de plus en plus vive. C'est toute la politique de collaboration qui est en jeu. Je dois le comprendre, et me sacrifier pour le salut de mon pays. Je répète au président du Conseil qu'il voit faux et que je n'accepte pas. Échange de propos aigre doux. Je rentre dans la nuit à Lyon. J'y suis à huit heures, le 2 mai.

A neuf heures, le même jour, coup de téléphone du général Campet, chef du cabinet militaire du maréchal. On met un avion à ma disposition à Bron. Il faut que je sois à Vichy à onze heures.

J'y suis à l'heure dite. Reçu immédiatement par la maréchal et par Laval, je lis le nouveau télégramme de Berlin, exigeant tout simplement que je rentre en Allemagne et précisant que l'avion de M. de Ribbentrop sera à ma disposition à Paris pour me conduire à Berlin où un appartement m'est réservé à l'hôtel Adlon.

 p187  Je réponds que je me soucie fort peu et de l'avion et de l'hôtel Adlon, que le gouvernement allemand n'a rien à exiger de moi, et que je refuse catégoriquement de rentrer en Allemagne.

Le maréchal m'approuve. Il conseille à Laval et à l'amiral Darlan, qu'il a fait appeler, de se rendre à Moulins pour exposer à l'ambassadeur d'Allemagne Abetz, qui paraît‑il est venu m'y attendre, mon refus et ses raisons. Ils y partent à treize heures trente tandis que je déjeune chez le maréchal, avec Brinon. J'ai une explication vive, mais correcte, avec celui‑ci après le déjeuner.

Mon vieil ami, le général Frère, qui m'a succédé en 1940 à la tête de la 7e Armée, et a su remarquablement combattre en retraite jusqu'à la Dordogne, arrive sur ces entrefaites. Nous nous embrassons avec effusion. Il approuve pleinement mon attitude, et espère bien que jamais je ne consentirai à retourner en Allemagne autrement qu'en vainqueur et à la tête de mes troupes.

A dix-huit heures, Laval et Darlan reviennent de Moulins. L'ambassadeur est très déçu, paraît‑il. Il avait réellement cru que je partirais avec lui pour me présenter à Hitler. On voudrait m'offrir une situation de choix, dit Laval, par exemple être le second de Scapini, pour veiller aux intérêts des prisonniers.

 p188  Je connais la mission de Scapini, et sais trop comment il la remplit. Je consentirais à la rigueur à le remplacer dans l'intérêt des prisonniers, sans aucune joie d'ailleurs, et bien convaincu des risques que je courrais, mais je n'accepte pas d'être son subordonné.

Au surplus, si Abetz tient tellement à me voir, qu'il me donne un sauf-conduit. Je consens à aller à Moulins avec Laval et Darlan qui seront garants de ma liberté, et je m'expliquerai clairement avec l'ambassadeur.

Après pas mal d'hésitations et de palabres au téléphone, Abetz donne la promesse exigée par moi, et à vingt heures, je pars pour Moulins entre mes deux gardes du corps (je ne me compare pas au Christ…) non sans que ceux qui me portent de l'intérêt ne soient passablement effrayés de ma témérité.

Après un frugal repas, je cause avec le général qui a été mon adversaire en Hollande comme chef d'E.‑M. à la 18e Armée allemande et la discussion commence.

 p189  Elle dure deux heures, le long monologue d'Abetz n'étant coupé que par quelques interruptions, ripostes ou négations de ma part. Laval ne dit pas un mot. L'amiral, je dois le dire, soutient mon point de vue.

Au début, la conversation est presque courtoise. Quand l'ambassadeur a terminé son exposé, sur ses sentiments francophiles, sur la collaboration, sur l'intérêt de la France et de l'Allemagne à travailler ensemble, sur les dangers du bolchevisme, je réponds d'un ton doucereux, que véritablement, tout bien réfléchi, je vais me décider à rentrer en Allemagne à une condition toutefois.

Visiblement surpris — et ravi — Abetz s'empresse. Que je dise ce que je désire. Il se fait fort de l'obtenir du Führer.

Je répète alors la proposition que j'ai faite a Vichy au président du Conseil à propos des prisonniers mariés.

Combien y en a‑t‑il ? demande Abetz.

De quatre à cinq cent mille, est ma réponse, sur le ton le plus naturel.

Alors, M. l'ambassadeur s'emballe, me traite d'impertinent. Je le prie d'être poli, et déclare que dans ces conditions, je retire purement et simplement la proposition que j'ai faite.

Il devient de plus en plus agressif, voire même  p190 insolent. J'entends de dures appréciations sur mon compte. Ce n'est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. Je puis me rendre cette justice qu'à aucun moment le calme ne m'abandonne. Je sens qu'il ne faut pas donner prise à mon adversaire. Le moindre mot un peu vif serait interprété comme une insulte à l'Allemagne ou à l'armée allemande, et à ce moment, le sauf-conduit ne jouerait plus. On m'arrêterait comme criminel de droit commun : je n'en ai aucune envie.

Le generalleutnant vient à la rescousse de mon collègue civil. Il n'obtient pas plus de succès. Je dois dire qu'il n'insiste pas exagérément.

Finalement Abetz se lève, déclarant que la conversation a assez duré.

« Il y a des généraux qui sont utiles à leur Patrie, d'autres qui lui sont néfastes… »

Je le regarde bien en face sans broncher. Nous prenons nos chapeaux. L'ambassadeur serre la main à Laval et à Darlan qui s'incline avec déférence, et me fait le salut hitlérien. J'ai, par hasard, la main droite dans ma poche. Je la sors pour serrer la main du generalleutnant qui m'a tendu son unique bras : il a laissé l'autre en Russie.

Dans la voiture qui nous ramène à Vichy, Laval constate mélancoliquement que l'entrevue n'a pas arrangé les choses, au contraire. Il me reproche de  p191 ne pas avoir été aimable. Je lui fais remarquer que l'ambassadeur a été insolent, et que je me le rappellerai le cas échéant. Il me demande de ne repartir le lendemain qu'après avoir vu le maréchal.

Nouvelle explication le 3 mai, à dix heures. Je refuse de discuter plus avant. Le maréchal n'insiste pas et me reconduit affectueusement jusqu'à l'escalier. A onze heures, l'avion décolle. A midi, je suis à Lyon.

Dans l'après‑midi, un émissaire m'apporte une lettre de Scapini, qui a, paraît‑il, couru après moi à Vichy. Cette lettre est parfaitement déplacée. J'y réponds de la même encre.

Le 4 mai, c'est le général Campet qui arrive chez le général de Saint-Vincent, gouverneur de Lyon, apportant une lettre toute faite qui n'est pas un serment, mais une déclaration de loyalisme au maréchal. Celui‑ci m'engage vivement à la signer, pour qu'on me laisse enfin tranquille. J'y consens, mais je déclare catégoriquement à mon ancien subordonné que je veux bien répondre aux désirs du maréchal, à condition qu'il n'y ait pas de nouvelles attaques contre moi. Autrement je reprends ma pleine et entière liberté. Le maréchal connaît mes idées et les approuve, en ce qui concerne la suite de la guerre. Je sais que nous pensons de  p192 même, qu'il ne se laisse pas manœuvrer par Laval.

Jusqu'au 8 mai je suis tranquille.

Le 9, un message impératif de la présidence du Conseil oblige le général de Saint-Vincent à donner mon adresse. Il est promis que, seuls le maréchal, le président du Conseil et le préfet régional la connaîtront.

Or, le 11, j'apprends que mon amie, la comtesse de B…, vient d'arriver, connaissant cette adresse, et voulant me voir. Saint-Vincent l'en dissuade et lui promet de me faire prévenir.

Le 12, à dix heures, je la retrouve, telle que je l'ai toujours connue, ardente, passionnée, mais Française cent pour cent. Elle m'expose sans fared que Laval l'a fait venir et l'a suppliée de me convaincre. Elle s'attend à mon refus. Il ne l'étonne pas. Mais grâce à elle, je puis savoir ceux qui s'acharnent contre moi : le climat de Paris est celui de Vichy. L'Allemagne a, paraît‑il, envoyé purement et simplement un ultimatum à mon sujet. Le chantage continue.

La semaine s'achève, sans d'autres incidents que la venue de Campet en avion. Il apporte simplement la copie du télégramme envoyé par la Commission de Wiesbaden à Vichy à mon sujet. C'est la traduction des mesures prises par la Wehrmacht à la suite de mon évasion. Elles  p193 peuvent se résumer en un arrêt brutal des libérations collectives et individuelles.

Je fais remarquer à Campet qu'il n'y a là rien de nouveau, et j'ai l'impression très nette qu'il est un peu gêné. Il ne me cache pas que le maréchal se laisse influencer par Laval, que celui‑ci a bien déclaré ne pas vouloir me livrer, mais qu'il serait ravi que je m'y décide spontanément. « Ce serait un geste héroïque. » Je déclare à Campet que je ne tiens pas à être un héros, que je ne modifie en rien ma manière de voir, qu'il le dise bien là‑bas. Il repart de plus en plus gêné.

J'avoue être un peu désillusionné. La volonté et l'énergie ne paraissent pas être le fait des vieillards, et ils se laissent facilement manœuvrer par leur entourage. C'est grave pour un chef d'État.

Le 17, de nouveau, Campet, revenant d'un voyage dans le Midi. Il est plus naturel que l'autre soir. Ses impressions recoupent les miennes au sujet de son patron. Je note qu'on veut éventuellement se servir de la lettre de loyalisme qu'on m'a fait signer. Je répète à Campet ce que j'ai dit à ce sujet.

De Königstein, par fil direct, dirais‑je, j'apprends ce qui s'est passé après mon départ. Limogeage du général Genthe, envoi des officiers et sous-officiers en Russie, restrictions apportées à  p194 la circulation dans le parc, mise en casemate de certains « suspects », interrogatoires prolongés et négatifs de mon ordonnance et de l'aumônier, etc., etc… Le compte rendu ajoute que ma future activité préoccupe beaucoup l'O. K. W.

Le 21 avril, on me demande d'urgence à Vichy en avion, je ne sais pourquoi. A l'arrivée au terrain, j'apprends par Campet qu'il s'agit d'une entrevue avec un certain docteur Rahn, ministre plénipotentiaire à l'ambassade d'Allemagne et qui a été un des conseillers du général Dentz en Syrie.

La scène se passe dans le cabinet du maréchal, celui‑ci visiblement fatigué et toussant beaucoup. Laval fait les présentations. Le diplomate allemand, à l'inverse d'Abetz, il y a trois semaines, est d'une correction parfaite. Il parle couramment français. Il reconnaît que « logiquement et juridiquement » ma position est inattaquable, mais « psychologiquement » je devrais comprendre que le geste volontaire d'un retour en Allemagne serait d'un poids fantastique sur les futurs rapports franco-allemands. Il parle longuement d'une attaque éventuelle des Anglo-saxons sur l'Afrique du Nord, énumère les terrains d'aviation construits en Afrique Équatoriale, les débarquements de troupes, de matériel, l'arrivée de 5000 hommes à Gibraltar, et déclare enfin que l'Allemagne voudrait  p195 se servir de moi pour assurer la coopération franco-allemande en Afrique, au plus grand bénéfice de la France et de l'Allemagne.

Je lui réponds que je doute fort d'une attaque partant de l'Afrique Équatoriale vers la côte méditerranéenne en été, et que l'arrivée de 5.000 hommes à Gibraltar n'est vraiment pas un indice d'un débarquement en forces quelque part. Quant au rôle que je pourrais jouer en Afrique, il n'en est pas question. Je suis un général du cadre de réserve. J'ai refusé l'offre qui m'a été faite par l'amiral Darlan, de me maintenir en activité sans limite d'âge. Je demande simplement qu'on m'ignore. Je reviens sur la correction de mon évasion, et prie mon interlocuteur de ne pas en exagérer l'importance.

C'est alors que le maréchal intervient, parle en termes pathétiques de son âge, de son désir de conclure la paix, et me fait comprendre, sans le dire expressément, bien entendu, qu'il est de mon devoir de Français, de me rendre volontairement aux Allemands.

Je refuse. Nous nous quittons, le maréchal et moi, très froidement. Je ne l'ai jamais revu.

Laval me demande de venir un instant dans son bureau avec le docteur Rahn. Il recommence à m'exposer les déboires de la politique, son désir  p196 de collaboration avec l'Allemagne, la gêne que lui cause ma présence. Le ministre plénipotentiaire insiste bien sur le fait qu'il n'a aucune mission officielle, que nul ne doit savoir qu'il m'a vu (je me permets de sourire) et qu'il ne travaille que dans l'intérêt de la France et des prisonniers. Il regrette infiniment que maintenant tous les rapatriements, même sanitaires, soient arrêtés… par ma faute. Je lui réponds qu'il est curieux — et pas très élégant — de lier des questions de santé avec une évasion reconnue régulière, par lui‑même, et je me lève pour prendre congé en refusant de suivre cet ambassadeur extraordinaire à Paris.

La méthode douce n'a pas eu plus de résultat que la manière forte. Par exemple, je rentre à Lyon, tristement désabusé sur l'attitude de ceux qui ont en charge les intérêts de la Patrie. Ce qui ne m'étonnait pas d'un Laval ou d'un Darlan me navre de la part du maréchal Pétain que je voyais sur un piédestal intangible, et qui m'a donné aujourd'hui l'impression d'un vieillard influençable, influencé et manœuvré.

Le mois de mai se termine sans nouvelle alerte. Officiellement, l'agitation se calme, parce qu'on a compris, aussi bien du côté allemand que du côté français, qu'on ne vaincrait pas mon obstination, et parce que ma position est vraiment forte.

 p197  Mais je ne me fais aucune illusion. J'ai le compte rendu fidèle des entretiens de Laval avec les divers commandants de Corps d'armée et d'armées et je note ceux qui ont défendu mon point de vue et ceux qui sont restés neutres.

Le Ministère de l'Information lance quelques bruits fantastiques à mon sujet. Le Ministère de la Guerre lui renvoie la balle et ce n'est certainement pas pour m'être favorable.

Enfin, le 2 juin, un de mes amis me donne quelques précisions puisées à la meilleur source. Laval s'est expliqué sur mon cas en termes choisis.

« Cette espèce d'animal, il m'embête. Pourquoi n'est‑il pas passé en Angleterre tout de suite ?… D'ailleurs peu importe, je le fais surveiller. Je sais tout ce qu'il fait. Et puis, j'ai sa lettre au maréchal qui l'empêche de faire la moindre chose contre moi. Au surplus, d'ici quelques jours, je ferai recommencer la campagne au sujet des prisonniers. S'il n'y a plus de rapatriement, c'est lui qui en sera responsable. Il sera coulé dans l'opinion publique. Tout ira bien. C'est égal, il est bien embêtant, tout de même ! »

Sans commentaires.

J'ai fini. Je croyais en m'évadant au péril de ma  p198 vie, servir la France. J'ai simplement troublé ceux qui prétendaient représenter la France.

Hitler a été fou furieux de mon évasion. Il a donné l'ordre, le procès de Nuremberg l'a prouvé, de me reprendre mort ou vif, ou de m'assassiner en France si j'avais pu y rentrer. Les gens de Doriot n'ont pas hésité à entrer dans le complot. Heureusement, j'ai été prévenu à temps, et ces messieurs en ont été pour leurs frais.

Laval de son côté a tout fait pour me nuire. Il a cru que la fameuse lettre du 4 mai m'empêcherait d'agir quand le moment serait venu. Je ne me suis jamais considéré comme engagé vis‑à‑vis de cet homme, surtout à partir du jour où à la radio il a proclamé urbi et orbi qu'il souhaitait la victoire de l'Allemagne et qu'une évasion « retentissante » avait détruit ses efforts acharnés en faveur des prisonniers.

J'avais répété au maréchal, qui était pleinement d'accord avec moi, qu'il fallait s'appuyer sur l'Amérique pour rentrer dans la guerre. J'ai commencé à le faire dès le mois de juin, sûr d'agir au mieux des intérêts de mon pays. Je n'hésite pas à dire, sans aucune modestie, que c'est grâce à moi que les Américains ont pu mettre au point leurs projets de débarquement.

N'ayant reçu aucun appui de Londres pour mon  p199 évasion, je ne me suis cru obligé à aucune avance vis‑à‑vis de ceux qui étaient à Londres. Je sais qu'on m'en a voulu. Peu importe.

Ce qui importait, c'était de faire rentrer la France dans la guerre au moment voulu. J'y ai contribué autant que n'importe qui. Ma prochaine évasion sera pour rejoindre l'armée qui allait libérer l'Afrique avant de libérer la France.


Note de l'auteur :

1 Oberkommando der Wehrmacht (Commandement suprême de la Wehrmacht).


Notes de Thayer :

a Selon Roger Bruge, Les combattants du 18 juin, tome 5, La fin des généraux (Fayard, 1989), p444, il s'agit d'un certain colonel Fèvre ; très probablement du colonel Jean‑Marie-Antoine‑Elie Fèvre, cote GR 8YE 23382, commandant de l'artillerie du 20e corps d'armée. Né le 26 août 1883 à Autun, polytechnicien de la promotion de 1906, il avait été chef d'état-major du général Maurin en 1932, directeur-adjoint de l'artillerie en 1938, et fut fait prisonnier en 1940 ; radié des cadres en date du 20 août 1940, selon Officiers supérieurs et subalternes : armée de Terre, Gendarmerie et services communs (Service historique de la Défense/Centre historique des archives, Vincennes). Il est mort le 7 octobre 1955.


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Page mise à jour le 19 juin 21