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II

Cette page reproduit une partie de

Mes Évasions

du Général
Henri Giraud

publié chez
Hachette
1949

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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 p201  Jamais deux sans trois…

C'est à la Verpillière, dans la maison mise obligeamment à notre disposition par M. Corron, cousin du général Chambe, que nous nous étions installés, ma femme, mes deux plus jeunes filles et moi, après avoir quitté Sainte-Foy-lès-Lyon. Je pensais y être tranquille et ne plus avoir de rapports avec Vichy.

C'est là, au mois de juin, que nous entendons un soir le discours radiodiffusé du président du Conseil, proclamant sa foi en la victoire de l'Allemagne, et stigmatisant certaine évasion « retentissante » qui avait ruiné ses projets d'accord avec l'Allemagne et empêché la libération de multiples prisonniers.

Dès ce jour, j'étais dégagé de toute promesse au maréchal, puisqu'il autorisait de pareilles proclamations.

Le 17 juin, deux mois exactement après ma sortie de Königstein, je rencontrais le général  p202 Weygand près d'Aix-les‑Bains, où il faisait alors une saison.

Longue conversation, des plus amicales, où il m'expose son attitude au moment de l'armistice, et surtout son action en Afrique du Nord. Il est des plus sévères pour Laval et Darlan, ayant les preuves certaines de leurs capitulations successives vis‑à‑vis les Allemands et l'assurance qu'ils ont voulu livrer nos ports d'Afrique à l'ennemi.

De mon côté, je lui expose la situation en Allemagne, telle que je la vois. Je lui affirme la certitude de l'échec allemand, cette année même en Russie, et la nécessité pour la France de se décider le moment venu. Je l'ai dit au maréchal : la seule solution est de s'appuyer sur l'Amérique, et de rentrer en guerre aux côtés de l'Amérique, le jour où elle débarquera en Europe.

Nous discutons les hypothèses possibles. Mes préférences vont à un débarquement sur les côtes françaises de la Méditerranée, éventuellement en Afrique du Nord. Il est entendu qu'il aura fallu au préalable amener les commandants des divisions militaires à envisager non pas la résistance contre les Américains, mais la coopération avec les troupes débarquées.

Pour moi, les deux axes d'attaque sont, à droite la vallée du Rhône ; à gauche la vallée de la  p203 Garonne, pour atteindre le plus vite possible un front sensiblement marqué par le cours inférieur de la Loire et la ligne actuelle de démarcation entre Moulins et Annemasse.

C'est de là, après avoir bien équipé la base de départ, que nous partirons ensuite à l'attaque des positions allemandes en faisant effort à droite sur l'axe général Lyon-Metz.

Le Sud de la France nous donne tous les terrains nécessaires pour une aviation que j'estime, à priori, très supérieure aux forces dont la Luftwaffe pourra disposer, l'attaque du Sud étant bien entendu conjuguée avec une attaque anglaise dans le Nord.

Au cas où l'éventualité d'un débarquement en Afrique du Nord se présenterait, je suis décidé à partir moi‑même en Afrique. Jusque-là, je compte rester en France.

Je demande au général Weygand de prendre la tête du soulèvement français, soit en France, soit en Afrique, et je me mets à sa disposition.

Le général approuve mon attitude et m'assure de sa plus affectueuse sympathie. Il regrette que son âge et l'état de sa santé ne lui permettent pas de prendre la tête du mouvement de libération, mais il m'affirme que je suis dans la bonne voie, et que je serai à ma place à la tête de  p204 l'armée. Il faut sans tarder tout préparer pour que la France puisse être prête le moment venu. Il a lui‑même beaucoup travaillé avec les Américains en Afrique du Nord. Le consul général des Etats-Unis à Alger, M. Murphy, est un homme remarquable qui veut voir la France reprendre sa place dans le monde. Au cas où l'hypothèse de l'Afrique du Nord se réaliserait, on peut compter sur lui. En ce qui concerne les Américains de Vichy, le général ne les connaît pas. Il n'a pas eu de rapports avec eux depuis le départ de l'amiral Leahy. Quant au maréchal, le général est convaincu qu'il pense exactement comme nous, et que, lorsque le voile se déchirera, il saura se décider.

Nous nous quittons, le général me faisant promettre de le tenir au courant de mes tractations au fur et à mesure qu'elles progresseront, et m'assurant de son entier appui.

Le 19 juin, je suis à Toulouse, au milieu de mes anciens officiers de la 7e Armée, en même temps que le général Frère, qui m'a succédé à la tête de cette armée en mai 1940. Ambiance chaleureuse, vibrante, qui me confirme dans mon impression que la France trépigne sous la botte allemande, et qu'elle ne laissera pas s'échapper l'occasion de la revanche, quand cette occasion se présentera.

Mes amis, Baurès, Chesnelong, Nettinger, l'abbé  p205 Lasalle, mon vieux camarade d'évasion le colonel Schmitt, travaillent ici avec une méthode et une ardeur qui font bien augurer de l'avenir. Ils sont par contre très émus de certain discours que le maréchal a prononcé à Toulouse, et où il a recommandé aux officiers la soumission aux ordres de Laval. Ils ne peuvent l'admettre. Je les approuve pleinement.

Je pars de Toulouse sur Montpellier où je vais rencontrer le général de Lattre. Réception parfaite de celui‑ci, toujours fastueux, et de sa charmante femme. Nous causons longuement. J'effleure l'hypothèse d'un débarquement sur la côte qui dépend de la région militaire de Montpellier. Mon interlocuteur ne réagit pas. J'ai l'impression qu'il a réfléchi déjà à la question, mais qu'il ne veut pas encore dévoiler sa pensée. Nous convenons d'ailleurs amicalement de revoir le problème plus à fond, soit ici, soit à Lyon, dans la visite qu'il projette de me faire ultérieurement.

Quatre jours plus tard, le 25 juin, intermède tragi-comique donné par la police de Vichy. Sur les ordres du président du Conseil, probablement inquiété par mon voyage à Toulouse, on me cherche dans tous les coins du village.

J'en suis quitte pour faire une petite évasion intérimaire, peut‑on dire, de plus, et je me réfugie  p206 à Lyon chez un de mes plus humbles et plus dévoués subordonnés, d'où je fais prévenir le préfet régional, M. Angeli, que je désire lui parler chez le général de Saint-Vincent. Entretien dépourvu d'aménité, que je le prie de répéter au président du Conseil. Celui‑ci est bien fixé maintenant.

A la suite de cette algarade, nous quittons la Verpillière pour nous installer dans la magnifique demeure de Fromente, qu'un industriel de Lyon, M. Roche de la Rigodière, a bien voulu me louer pour un morceau de pain. C'est là que vont commencer véritablement mes tractations avec les Américains.

Sœur Hélène, la religieuse de Saint-Vincent-de‑Paul, qui a fait connaître à ma femme le messager venu à Königstein m'apporter mes affaires civiles, me met en relations avec un jeune fonctionnaire de la Croix Rouge américaine. C'est un ancien volontaire étranger, évadé du fort de Queuleu à Metz, d'origine russe, naturalisé français maintenant, et passionnément antiallemand, M. Léon de Rosen. Il circule en France libre pour répartir les secours de l'Amérique, aux enfants en particulier, et travaille en liaison intime avec la vice-consulesse des États-Unis à Lyon, Mlle Constance Harvey.º Il me demande la permission de me l'amener à Fromente.

 p207  Je me trouve en présence d'une jeune femme intelligente, distinguée, avec laquelle nous causons, du présent un peu, et de l'avenir beaucoup. Elle est sincèrement francophile et déplore l'éclipse momentanée de la France. Ce n'est évidemment qu'une éclipse, et la France sait qu'elle peut compter sur l'Amérique pour l'aider, etc., etc…

Je comprends bien vite que Mlle Harvey n'agit pas sans ordres et se met à ma disposition pour faire parvenir en Amérique ce que je désirerais par hasard y envoyer. Elle peut facilement aller à Berne, où l'attache militaire américain m'est tout dévoué, affirme‑t‑elle, etc…

Le fil est noué. A partir de ce moment, par la voie de Berne, je peux correspondre avec Washington. Peu après la situation se précise. Ma fille Marie-Thérèse reçois la visite d'une de ses amies de Vichy, lui demandant qu'un de mes officiers vienne voir son frère, attaché au 2e Bureau de l'Etat-Major de l'Armée. Il aurait une communication importante à lui faire. Mieux vaudrait que ce voyage ne soit pas fait avec mon auto bien connue.

Le général Baurès ayant son auto personnelle, c'est lui que je charge de cette mission passablement mystérieuse. Il part pour Vichy, sans prévenir personne à Lyon.

 p208  Trois jours après, il est de retour, et me rend compte de son équipée. Arrivé à Vichy et renseigné par le jeune camarade du 2e Bureau, il s'est rendu dans la forêt de Randan, en un point fixé. Il a trouvé là un attaché de l'ambassade des États-Unis qui s'est assuré de son identité et lui a posé nettement la question suivante :

« Le général Giraud est‑il disposé à travailler avec le président Roosevelt à la libération de la France, et à quelles conditions ? »

Naturellement, le secret le plus absolu doit être gardé. Les échanges de vue se feront toujours par les mêmes personnes en des points qui seront chaque fois fixés au dernier moment. L'ambassade est au courant de ma correspondance avec Berne.

Je n'hésite pas une seconde, convaincu que cette occasion est décisive pour le relèvement de la France. Le lendemain, le général Baurès repart avec la réponse suivante :

« Le général Giraud accepte la proposition du Président sous les conditions suivantes :

1o La France sera rétablie dans son intégrité territoriale du 1er septembre 1939, dans la Métropole et en dehors de la Métropole.

2o La souveraineté française sera entière en territoire français, partout où des troupes françaises  p209 combattront à côté de troupes américaines.

3o Le général Giraud aura le commandement en chef des forces alliées sur le théâtre d'opérations où combattront des troupes françaises.

4o Le taux du franc par rapport au dollar sera equivalent au taux consenti par l'Angleterre au général de Gaulle pour le taux du franc par rapport à la livre sterling. »

Ce papier, remis le lendemain, par le général Baurès à son interlocuteur, toujours en forêt de Randan, part immédiatement pour Washington par le premier Clipper. Nous sommes au début de juillet 1942.

Fin juillet, je recevais la réponse laconique du Président Roosevelt : « Conditions acceptées. »

Il s'agissait maintenant de mettre au point, de façon pratique, les projets que nous avions ébauchés, mes camarades et moi.

Ceux qui ont travaillé à cette mise au point furent le général Baurès, le lieutenant-colonel de Linarès et le capitaine Beaufre, jeune officier alors en demi-disgrace à l'état-major de Marseille. Tous trois, officiers de première valeur, dont le plus ancien malheureusement n'a pu me rejoindre en Afrique et dont, jusqu'ici, on a renoncé à utiliser les compétences pour la réorganisation de l'armée. L'ancien chef du 1er Bureau de l'Etat-Major de l'armée,  p210 l'ancien professeur de tactique générale à l'École de guerre, est une force perdue comme tant d'autres en France.

C'est entre Port-Vendres et Toulon que je prévoyais le débarquement américain, pouvant disposer sur cette côte de ports excellents, et de la masse des terrains d'aviation qui s'échelonnent entre les Pyrénées et le massif de l'Estérel. Comme je l'ai dit plus haut, il fallait à mon avis aller vite, pour atteindre et dépasser la ligne de démarcation. Il s'agirait ensuite d'accumuler les moyens pour une lutte qui serait certainement dure, mais où la France profiterait de la campagne de Russie qui retiendrait sur la Volga ou sur le Don la majeure partie des forces allemandes.

Sur ces entrefaites, m'arrive d'Alger M. Lemaigre-Dubreuil venant me mettre au courant des tractations depuis longtemps engagées entre les amis d'Astier, Van Hecque, etc., et lui‑même, et M. Murphy, consul général des États-Unis, pour une intervention américaine en Afrique du Nord.

L'affectation à Alger du général Mast, mon ancien camarade de Königstein, d'abord comme chef d'état-major du général Koëltz, puis comme commandant de la division d'Alger, permettait de donner à la conjuration un chef que je connaissais bien, et sur lequel j'avais toute confiance. Je le dis  p211 sans ambages à Lemaigre-Dubreuil, en lui faisant bien remarquer que l'hypothèse d'un débarquement en Afrique du Nord n'était pour moi qu'une éventualité secondaire, qu'il fallait débarquer en France, et que l'Afrique du Nord serait alors automatiquement délivrée si les forces de Rommel étaient en même temps solidement accrochées en Cyrénaïque par l'armée anglaise d'Egypte.

Ceci étant bien entendu, rien n'empêchait de continuer les pourparlers africains, en menant les études parallèlement à celles que nous poursuivions en France, et en travaillant les personnalités intéressantes à gagner à notre cause. Lemaigre-Dubreuil, par les possibilités de ses voyages en avion que lui ouvraient ses affaires industrielles, était tout désigné pour faire la liaison entre le général Mast et moi. Son dynamisme, son intelligence, son entregent, son patriotisme, m'étaient un sûr garant de sa réussite.

Les mois d'août et de septembre ne furent pas perdus, on peut le supposer sans peine. Il s'agissait pour moi de toucher discrètement mes camarades, les commandants de divisions et de groupes de divisions pour leur faire entrevoir les éventualités possibles, et de préparer leur esprit à la reprise des hostilités, quel que fût le serment qu'ils avaient prêté.

 p212  En même temps je travaillais de façon précise avec le colonel Mollard, chargé par le chef d'Etat-Major de l'Armée, du camouflage de l'armement et du matériel qu'on avait pu soustraire aux investigations et aux confiscations allemandes.

Le colonel Mollard a obtenu dans ce travail un résultat magnifique, qui a malheureusement été détruit par la capitulation du 10 novembre 1942. Arrêté par la Gestapo et déporté en Allemagne, il n'en est revenu qu'en 1945. C'est le plus bel exemple d'officier résistant qu'on puisse donner aux jeunes générations.

Au début d'octobre 1942, je pensais être sûr de la moitié environ des régions militaires avec mobilisation préparée et matériel approvisionné. Les généraux Frère, de Lattre, de Saint-Vincent, Lenclud, Arlabosse et de la Fond me suivraient certainement. D'autres était douteux. D'autres franchement hostiles. Dans l'aviation, mon excellent ami Houdemon, commandant toute la région méditerranéenne marcherait certainement. Il y avait de fortes chances de succès à condition toutefois de ne déclencher l'affaire que dans les premiers mois de 1943, car la propagande et le travail dans les esprits ne pouvaient se faire que lentement sous la surveillance sans cesse plus soupçonneuse de Vichy et du contrôle allemand.

 p213  Il me revenait en particulier des indications très précises sur les propos et les projets du ministère de la Guerre, le général Bridoux, à mon sujet. Je dois reconnaître que lui, au moins, comptait employer vis‑à‑vis de moi, pour empêcher une action éventuelle, des moyens légaux. Pour Doriot, chef du P. P. F., c'était une autre affaire. Il s'agissait purement et simplement de me supprimer. L'assassinat avait, probablement, été suggéré par la Gestapo, sinon par l'Etat-Major du Führer, autant qu'on puisse en juger d'après les déclarations faites à Nuremberg, en 1946. J'en suis averti au milieu de septembre par des amis sûrs, anciens soldats ayant jadis servi sous mes ordres. Je pris mes précautions en conséquence, et cette fois‑là, échappai à l'attentat.

Au début d'octobre, un télégramme de Washington demande s'il est possible d'exécuter une reconnaissance en Afrique du Nord pour prendre contact avec les chefs ayant mis au point la préparation des opérations de débarquement. J'y consens très volontiers et prescris au général Mast de prendre ses dispositions en conséquence quel que fût le risque d'une pareille entrevue, et pour les Français et pour les anglo-américains.

C'est à Cherchell, le 20 octobre, que débarque en sous-marin le général Indique un diplômé de West Point et donne sa Promotion.Mark Clark,​a suivi de plusieurs  p214 officiers américains de terre, de mer et de l'air. Il arrive sans encombre à la ville qui a été préparée à cet effet, et y trouve avec le général Mast les principaux animateurs de la conjuration algérienne. On étudie en détail les modalités d'un débarquement possible entre Casablanca et Tunis, sans préciser aucune date, et ce débarquement ne devant se réaliser que dans le cas où le débarquement sur les côtes de France s'avérerait impossible.

Au bout de trente-six heures, les conjurés se séparent, sans avoir été inquiétés le moins du monde par les autorités d'Alger, mais non sans que le réembarquement en sous-marin ne soit assez laborieux. Dès le lendemain, Lemaigre-Dubreuil s'envole d'Alger pour Lyon, et m'apporte le procès-verbal de la conférence. Je prends connaissance et approuve, tout en répétant au messager que ceci n'est dans mon esprit qu'une éventualité secondaire, et que l'essentiel est de préparer le débarquement en France pour les premiers mois de 1943. Lemaigre-Dubreuil se déclare d'accord avec moi, et m'assure que le général Mast est exactement dans les mêmes dispositions.

Entre-temps, la situation se gâtait à mon point de vue personnel. J'habitais, dans la région connue à Lyon sous le nom des monts d'Or, le château de  p215 Fromente, maison relativement isolée du village de Saint-Didier, au milieu d'un grand parc.

Dès le début d'octobre, un détachement de la Gestapo vient s'installer, avec l'autorisation du gouvernement de Vichy, dans le village de Charbonnières, à 6 kilomètres de chez moi. Le prétexte était la surveillance de postes radios clandestins dans la région lyonnaise. Il y avait là une centaine d'hommes avec de puissantes voitures, plus que le nécessaire pour enlever ceux qui seraient jugés indésirables par les autorités d'occupation.

Une surveillance particulière, je le constate rapidement, s'exerce sur Fromente.

Brave mais pas téméraire, j'estime plus sage de m'éloigner, et ayant une fille mariée à Aix-en‑Provence, je réussis non sans peine à trouver une villa meublée à la sortie d'Aix, sur la route de Tholonet. Ne prévenant que le minimum de parents et d'amis, nous quittons Fromente le 31 octobre et sommes à Aix pour la Toussaint. J'ai l'avantage d'avoir à proximité immédiate le capitaine Beaufre, mais j'ai dû laisser à Lyon le général Baurès et le lieutenant-colonel de Linarès. Par ailleurs, je suis à proximité d'un port ou d'un terrain d'aviation, s'il me fallait quitter brusquement la France par alerte.

Cette alerte ne tarde pas. Fête de la Toussaint  p216 calme. Je parcours avec mes enfants notre nouveau domaine, et prévois les aménagements à faire dans le jardin, les semailles, les plantations : rien que de très pacifique.

Le 2 novembre à vingt‑deux heures, je m'apprête à aller dormir, quand le capitaine Beaufre et l'enseigne de vaisseau Viret, mon aide de camp qui habite à Marseille chez ses parents, arrivent en pleine nuit. Ils viennent de déchiffrer un long télégramme transmis de Washington dans la journée, et que je puis résumer ainsi :

« Débarquement prévu s'exécutera en Afrique du Nord le 8 novembre prochain. Nécessité brusquer les choses en raison rassemblement ennemi en Sicile et menaces graves sur la Tunisie. Président compte absolument sur votre présence pour réaliser accord prévu. Sous-marin à votre disposition croise sur côtes de France. Le prévenir sur telle longueur d'ondes du lieu, du jour et de l'heure de l'embarquement. »

Je suis stupéfait. Pour que le débarquement puisse s'opérer le 8 novembre, les transports sont en route depuis fin octobre, et le général Clark n'a rien confié au général Mast, mon représentant, à Cherchell le 20 octobre.

Bien plus, il a paru accéder pleinement à mon désir de voir le débarquement s'effectuer par  p217 priorité sur les côtes de France. Rien n'a laissé prévoir une opération aussi précipitée. Il y a là un manque de confiance envers moi et que j'ai péniblement ressenti.

Mais les blessures d'amour-propre ne doivent pas compter en pareil cas. Ce qui compte, c'est la préparation d'une opération, ses risques et ses chances, surtout quand cette opération s'appelle la libération de la France.

Je renvoie mes deux officiers sans leur donner aucune réponse, aucun message à transmettre : ce sera pour demain soir, et je réfléchis. J'avoue ne pas avoir beaucoup dormi cette nuit‑là.

Cette affaire brusquée me met en présence d'un grave problème. Admettons qu'il soit exact de voir la Tunisie incessamment menacée. Il faut évidemment prévenir l'adversaire et débarquer avant lui. Cela permettra de prendre Rommel à revers, et de liquider l'affaire d'Afrique, mais il faudra ensuite passer d'Afrique en Europe, et après un débarquement qui n'est pas sans risques, même avec la surprise initiale, opérer un ou plusieurs autres débarquements en face d'un ennemi sur ses gardes, et bien décidé à défendre la fameuse forteresse Europe.

Ce n'est pas ce que j'avais envisagé et c'est la certitude pour la France d'être entièrement occupée  p218 par les Allemands immédiatement après le 8 novembre, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour mon pays et pour ma famille en particulier. Je n'ai pas la moindre illusion à avoir. Si je reste en France, je serai instantanément arrêté. Si je pars, c'est ma femme et mes enfants qui seront pris comme otages. Le fait de ne pas m'avoir prévenu à temps coûtera cher à ma famille qui autrement, aurait pu passer, soit en Suisse, soit en Espagne.

D'autre part, l'accord que j'ai passé avec le Président Roosevelt ne parlait ni de France ni d'Afrique. Si je ne participe pas au débarquement de demain, les termes de cet accord, capital pour mon pays, tombent.

Quand le jour paraît, ma décision est prise.

Je présente à ma femme le fameux télégramme. Très calme, comme d'habitude, elle le lit avec soin, et sans exclamations, sans hésitation, me déclare que je dois partir. Elle sait très bien ce qu'elle risque, elle et tous ceux qui vont rester en France, mais peu importe. Ce qui importe, c'est que je sois là‑bas pour prendre en mains les intérêts de la France, pour entraîner l'armée française d'Afrique là où l'appelle son devoir et le salut de la France.

Cette résolution recoupe la mienne. Je n'en  p219 attendais pas moins de celle qui a vécu avec moi tant de jours graves et à laquelle j'ai pu causer déjà tant d'émotions.

Je rédige la réponse du télégramme de la nuit, pour dire mon acceptation, et règle les modalités du départ, en donnant les ordres indispensables à ceux que je laisse ici.

D'abord, mes directives au général Frère, que je désigne pour me succéder à la tête de l'armée de l'intérieur. Je sais que je puis compter sur lui.

Ensuite, la lettre que je dois au maréchal. Je ne l'ai pas revu depuis le 27 mai, mais il a certainement su par le général Weygand tout ce que je faisais et l'a totalement approuvé. Le moment est venu où il doit jeter le masque. Je lui écris sans ambages en lui annonçant mon départ pour l'Afrique.

C'est le lieutenant-colonel de Linarès, que j'ai convoqué d'urgence, qui portera ces deux plis, l'un à Royat, au général Frère, l'autre à Vichy au général Campet, chef de cabinet du maréchal.

Je décide d'emmener avec moi mon fils Bernard, jeune aspirant de vingt et un ans, candidat à Saint-Cyr, le capitaine Beaufre et l'enseigne de vaisseau Viret. Mes deux fidèles sous-officiers, Roger mon complice de Königstein, et Edgar, un évadé, qui est mon chauffeur depuis cinq mois,  p220 me rejoindront dès que cela leur sera possible par n'importe quel moyen.

La journée du 3 se passe en mesures hâtives et préparatifs brusqués, sans que mes proches, sauf ma femme, ne se doutent de rien. Je gagne Marseille où j'ai un abri sûr.

Le 4, je vois arriver Lemaigre-Dubreuil, passablement pressé, qui vient lui aussi d'apprendre la chose et repart incessamment pour Alger. Il emporte le texte de la proclamation qui sera lue à la radio le 8 au matin, dans le cas où j'aurais été retardé et où je ne serais pas là. Il reconnaît que les Américains ont agi avec une discrétion qui frise la méfiance. Mais il n'est plus temps de ratiociner. Il faut que l'affaire réussisse. Dieu veuille que nous n'ayons pas été prévenus trop tard. Je lui annonce mon départ en sous-marin pour cette nuit. Si tout va bien, je serai à Alger le 8 au matin.

Cependant la mêlée est mauvaise. La mer est extrêmement agitée. Tout pourrait ne pas se dérouler suivant l'horaire prévu, quoique la liaison soit prise avec le sous-marin et qu'il ait signalé sa présence cet après‑midi au large de Toulon.

C'est un de mes anciens aviateurs de Bou-Denib, le commandant Faye, chef du réseau « Alliance », qui s'est chargé des transmissions radios et des  p221 détails de mon embarquement. Il est aidé dans sa tâche périlleuse par la femme d'un officier des Affaires Indigènes, que je connais bien, et qui, sous le pseudonyme de Marie-Madeleine, a été une des plus magnifiques héroïnes de la Résistance. Si je ne m'abuse, au moment où j'écris, elle n'a pas encore la Légion d'honneur. Qui cependant l'a méritée plus qu'elle ! Leur équipe est composée de gens d'une ardeur et d'une audace folles. Avec de tels auxiliaires, on ne peut pas échouer.

C'est à proximité du Lavandou que Faye a prévu l'embarquement le soir du 4, à partir de vingt‑trois heures. La villa qui m'accueillera est prévenue. Le pécheur auquel on a loué à prix d'or une barque à moteur pour aller de la côté au sous-marin est prêt. Il s'agit de ne pas perdre un instant pour gagner Alger au plus vite.

Cette évasion de France en Afrique est plus facile que les deux évasions précédentes, parce que je trouve ici les complicités les plus enthousiastes et que les Allemands ne sont pas sur mes talons. Elle n'en est pas moins délicate, parce que j'ai la mer à traverser et que le temps presse.

Si l'Etat-Major américain m'avait prévenu à temps, c'eût été un jeu pour moi d'échapper à la surveillance de Vichy, et de passer tout tranquillement en Afrique après avoir mis ma famille à  p222 l'abri. Le fait d'avoir été averti si tard risquait de me faire arriver trop tard : c'est malheureusement ce qui s'est produit.

Et sans la présence du commandant Faye, massacré en 1945 en Allemagne après sa déportation, sans son activité, sans les mesures adroites qu'il a prises, je me demande comment j'aurais pu réussir. Chère Marie-Madeleine, vous qui restez un des rares représentants de l'équipe du Lavandou, sachez la reconnaissance émue que je vous garde !

Le 4 novembre, à dix-neuf heures, je quitte ma femme à Marseille. Nous sommes pleins de confiance tous deux, mais tout de même passablement émus. Je lui emmène son dernier fils. Ses deux aînés sont en Afrique. Elle reste avec sa mère, trois filles, un gendre, deux petits-enfants en France. Quand et comment nous retrouverons‑nous ? Dieu seul le sait.

La voiture de Faye est conduite par mon aide de camp Viret, un as du volant. En plus du commandant Faye, tous ceux qui vont partir sont là. La nuit est tombée. Nous roulons rapidement dans la direction de Toulon. Viret connaît tous les tournants de la route, et nous ne perdons pas une seconde.

Craignant un contrôle intempestif dans Toulon,  p223 nous prenons le boulevard extérieur qui contourne la ville par le Nord. Justement, c'est là qu'est installé le barrage. La lanterne du gendarme se balance à 10 mètres devant nous. Viret ralentit sensiblement, puis au moment d'arriver sur les agents qui s'apprêtent à vérifier nos papiers, et s'écartent pour laisser stopper cette pacifique voiture, il appuie à fond sur l'accélérateur. La voiture bondit au nez des policiers ébahis, et à toute allure prend le tournant de la route d'Hyères, derrière lequel nous disparaissons.

Le poste doit en être encore tout éberlué. Nous continuons sur le Lavandou. Le vent souffle maintenant en tempête.

Il est vingt et une heures. Nous arrivons à la villa où Faye nous a fait préparer un dîner sommaire, et nous attendons les émissions du sous-marin qui doit nous signaler sa position. La mer est, paraît‑il, de plus en plus mauvaise. Le pêcheur auquel appartient le canot à moteur que nous avons loué fait toutes réserves sur la sortie possible. A vingt‑deux heures, notre poste radio prend la liaison. Vu l'état de la mer, le sous-marin estime l'embarquement impossible. Il reste en plongée à proximité, mais l'opération est obligeamment remise à la nuit prochaine, si le temps s'est amélioré.

 p224  Je ronge mon frein en silence, sachant que les heures actuelles comptent double, et qu'à la vitesse normale d'un sous-marin, même ultra-moderne, il m'est impossible maintenant d'arriver pour le 8 à Alger.

Je fais demander à Gibraltar qu'un hydravion vienne nous prendre en pleine mer dès que nous serons à une distance raisonnable de la côte française, pour que le transbordement puisse s'opérer en toute tranquillité. Les transmissions marchent bien, aux heures normales des reprises. Nous n'avons qu'à attendre.

Je dors profondément le reste de la nuit. Le 5 au matin, la tempête n'est pas calmée. Bouclés dans notre petite villa, nous tâchons de ne pas manifester d'impatience. Je reçois quelques visites de camarades sûrs, qui ont appris ma présence ici. La conversation roule évidemment sur mon voyage, mais aucun ne se doute du véritable motif. On comprend que je veuille quitter la France, où la vie risque de devenir impossible pour moi, mais on ne pense pas à une intervention américaine immédiate.

Dans l'après‑midi, le vent tombe légèrement. Le sous-marin signale qu'il ne pourra donner une indication précise qu'au début de la nuit. Les heures sont longues.

 p225  A dix-neuf heures, nous sommes enfin fixés. L'embarquement sera difficile, mais possible, à partir de minuit. Le sous-marin indique sa position. Il nous attendra à l'endroit qu'il fixe à l'entrée de la baie, à environ deux milles en mer.

Immédiatement, le lieutenant Viret va prévenir notre pêcheur. Celui‑ci est très réticent. Il a eu beau demander une grosse somme pour son expédition, il ne tient pas à perdre son bateau. On devra venir le trouver à vingt‑deux heures, pour savoir si vraiment on peut sortir.

A l'heure dite, Viret et mon fils Bernard sont à la porte du hangar où est abrité le canot. Plutôt de force que de gré, ils poussent celui‑ci à l'eau. Le patron se décide tout de même à se mettre au moteur, tandis qu'un jeune garçon de l'équipe Faye, avec sa lampe électrique de poche, fera les signaux de reconnaissance. C'est Viret qui tient la barre.

Nous descendons à vingt‑trois heures sur la plage. Quoique encore agitée la mer permet au canot d'aborder le long du rocher qui abrite une petite anse. Une bonne poignée de main au commandant Faye et aux camarades qui nous ont aidés, et nous embarquons Beaufre, Viret, mon fils, et moi dans le petit bateau qui porte notre fortune.

Le moteur tourne bien. Le canot bondit sur les  p226 vagues. La côte est plongée dans l'obscurité. De temps en temps, un projecteur balaie la mer au large. Aucun de nous ne parle. Aucun ne songe à avoir le mal de mer. Nous scrutons avidement la nuit opaque pour chercher à discerner les signaux du sous-marin. Couché à l'avant, notre signaleur manie sans arrêt le volet de sa lampe de poche.

Au bout d'un quart d'heure environ, nous apercevons dans l'oblique à gauche un feu bleu intermittent au ras de l'eau. C'est le sous-marin qui nous appelle. Nous nous dirigeons sur lui. Il émerge à peine au‑dessus des vagues qui balaient la passerelle. L'abordage est difficile.

Maladroitement, nous ne nous abritons pas du vent, et ce n'est pas sans difficultés que nous passons de notre canot sur le long fuseau où s'affairent plusieurs matelots de la marine britannique en même temps que deux officiers américains, un capitaine de vaisseau, et un lieutenant-colonel d'aviation. Il s'en faut d'une fraction de seconde que j'aie le pied broyé entre le bord du canot et le flanc du sous-marin. Je m'en tire avec le bas de mon pantalon trempé, mais sans être le moins du monde tombé à l'eau comme l'a prétendu la légende. En quelques minutes, mes trois complices et moi, nous sommes sur la passerelle, nous descendons dans le kiosque du sous-marin,  p227 nous gagnons le carré des officiers, tandis que les moteurs sont remis en marche, et que, aussi vite qu'il le peut, le sous-marin de Sa Majesté s'écarte de ces parages inhospitaliers.

C'est un des derniers types des submersibles mis en service, magnifique unité munie des perfectionnements les plus modernes, commandée par son jeune et brillant lieutenant de vaisseau. Avec lui, trois officiers et près de 100 hommes d'équipage, y compris le personnel de commandos embarqués pour participer à mon enlèvement. En plus, à bord, de trois kayaks canadiens qui n'ont pas servi pour l'embarquement, mais serviront grandement pour le transbordement quand il s'agira demain de quitter le sous-marin.

Nous sommes reçus d'une façon parfaite par les officiers du bord, qui s'ingénient à nous procurer tout ce dont nous avons besoin, nous prêtant des effets pour faire sécher nos vêtements et nos chaussures, nous servant un excellent chocolat, et nous laissant leurs couchettes, tandis qu'eux-mêmes s'étendent sur des matelas dans les coursives.

Jusqu'au jour, le sous-marin navigue en surface. Il peut alors donner de 12 à 13 nœuds. Quand le jour paraît, les ordres de l'Amirauté sont formels, il faut se mettre en plongée. Et la route  p228 vers Gibraltar ne continue plus qu'à la vitesse de 4 à 5 nœuds. Pour comble de guigne, la T. S. F. tombe en panne. Nous sommes incapables durant toute la journée du 6 de signaler notre position. On sait à Gibraltar que nous sommes bien partis, que l'embarquement s'est fait sans douleur, mais on ne peut nous situer.

Aucun incident ne marque cette longue journée en plongée. Je discute sur la carte avec l'aviateur américain et lui expose l'importance des terrains de Tunis et de Bizerte que je connais bien, et dont il faudra s'emparer au plus tôt pour empêcher les Allemands de nous y devancer. Il paraît comprendre mon argumentation et me recommande d'en parleur au général Doolittle, le chef des fameuses escadrilles qui sont allées bombarder Tokio, et qui est maintenant à la tête de l'aviation du Corps Expéditionnaire. Il doit nous attendre à Gibraltar avec le général Indique un diplômé de West Point et donne sa Promotion.Eisenhower. La nuit tombe. Nous reprenons notre marche en surface un peu moins lente. Les heures me paraissent cependant interminables, tandis que mon aide de camp et mon fils font des brèches sérieuses dans les provisions du bord. Oeufs au bacon, beurre, confitures se succèdent dans ces jeunes estomacs que le mal de mer ne paraît guère incommoder. Plus sage, le commandant Beaufre reste étendu.

 p229  Quand le jour se lève, le 7, nous sommes par le travers des Baléares. A l'allure actuelle, surtout si nous nous mettons en plongée, jamais nous n'arriverons à Gibraltar dans la journée.

Sachant interpréter les ordres, le commandant reste en surface après m'en avoir demandé l'autorisation. J'applaudis des deux mains à son initiative. Grâce à cette heureuse détermination, l'hydravion qui nous cherche depuis hier, et avec lequel nous n'avons pas pu causer par radio nous découvre sur l'itinéraire qu'il connaît. A 9 heures, le contact est pris. Le commandant vient m'en avertir immédiatement, m'annonçant que nous pouvons nous préparer à la quitter.

Nous nous apprêtons rapidement tous quatre, plus les deux officiers américains, et il s'agit maintenant de passer en pleine mer du sous-marin dans l'hydravion, qui s'est posé à un demi-mille de nous. Je recommande ce petit exercice aux amateurs d'émotions fortes ou aux bureaucrates naphtalinés, suivant l'expression consacrée.

Le premier canoë est mis à l'eau avec un jeune officier anglais qui manie habilement sa pagaie, pour maintenir son frêle esquif près du sous-marin. Il s'agit pour moi de passer de la passerelle dans le canoë.

La mer, sans être agitée, est encore grosse. Les  p230 vagues se succèdent, rapides. Heureusement, cette fois, le canoë s'est mis du bon côté et la masse du sous-marin le protège. Le commandant n'en estime pas moins que j'ai toutes chances de tomber à l'eau, et me fait attacher une large ceinture de sauvetage, sur mon pardessus gris. J'enfonce mon chapeau mou sur ma tête, garde à la main la canne dont je ne me sépare jamais, et m'apprête à prendre le bain prévu. Le canoë monte et descend d'un mètre environ à chaque vague. J'observe plusieurs oscillations et brusquement me décide à sauter à ma place derrière le pagayeur, en m'accroupissant aussitôt. Le canoë s'incline, s'incline… et se redresse. Nous n'avons pas chaviré. Je suis tout fier de mon exploit. Maintenant à l'hydravion.

Nous avançons rapidement vers lui. C'est un grand Catalina du dernier type, qui doit emporter facilement une douzaine de personnes. Comment vais‑je monter à bord ? Il ne s'agit pas ici de porte ni d'échelle comme dans un port bien équipé, sur un plan d'eau bien calme. L'appareil se balance sur ses flotteurs et je ne vois comme moyen d'accès dans l'avion qu'une ouverture rectangulaire d'un mètre environ, au milieu du flanc de la carlingue. Comme d'autre part, je ne parle pas anglais, il va être probablement assez difficile de me préciser la manœuvre à exécuter.

 p232  Mais il n'est pas d'exemple que les choses ne s'arrangent, n'est‑ce pas ? Au moment où le canoë arrive près de l'hydravion, j'entends l'aviateur accoudé au panneau d'ouverture et portant sur son bras la badge1 « Canada » me dire en excellent français :

« Est‑ce vous, le général ?

— Oui, c'est moi.

— Alors, mon général, passez‑moi d'abord votre canne qui vous gêne et que je mets tout de suite ici. Maintenant levez les bras, fermez les mains et quand je vous vous saisirai par les poignets, laissez‑vous aller. Vous entrerez ici en souplesse. »

 (p231) 
[ALT de l'image : zzz.]

Alors, mon général,
passez‑moi d'abord votre canne.

Le canoë monte une ou deux fois sur les vagues à hauteur de l'orifice d'entrée. Le colosse qui appuie ses deux coudes sur le rebord inférieur me saisit la troisième fois, m'attire et me fait basculer par‑dessus son épaule. Je vais m'étaler la tête la première sur un tas de cordages, placé fort à propos dans cet endroit de la carlingue, et me relève sans le moindre mal. Ce n'est peut-être pas très spectaculaire, mais c'est extrêmement pratique et rapide. Ceux qui me suivent exécutent la même manœuvre aussi élégamment que moi. En moins d'une demi-heure, les quatre Français et les deux  p233 Américains sont à bord de l'hydravion canadien. Certains sont quelque peu mouillés, mais personne n'a bu le bouillon.

Le panneau se referme. Le commandant de l'hydravion, un jeune capitaine, nous prévient que le décollage sur cette mer houleuse va être assez brutal. Il nous fait tous coucher, au fond de la carlingue, et grâce à cette bonne précaution, nous ne heurtons pas trop violemment le plafond métallique quand l'avion s'élève.

On nous sert le lunch préparé sur le four électrique et composé essentiellement d'une large tranche de bœuf avec des pommes de terre. Le tout est arrosé d'un jus de fruit quelconque, et le voyage continue sans incident jusqu'à Gibraltar.

Vers quatorze heures environ, nous apercevons une gigantesque armada qui, au‑dessous de nous, se dirige vers l'Est. C'est la flotte de débarquement qui demain jettera sur la terre africaine des centaines de mille hommes. Cuirassés, croiseurs, contre-torpilleurs, torpilleurs, précèdent et encadrent une masse de transports et de porte-avions en ordre parfait qui paraissent aussi tranquilles que s'ils étaient à la manœuvre. Haut dans le ciel, vers le Nord et vers l'Est, des escadrilles surveillent l'horizon, tandis que les Spitfire partis certainement de Gibraltar, volent au ras de l'eau.  p234 La temps est maintenant superbe. Le spectacle est féerique. Comment se fait‑il que le service de renseignement ennemi n'ait pas décelé une pareille menace ? Une heure après, nous survolons la baie de Gibraltar. Là les bateaux se touchent. Si les avions ennemis arrivaient cette nuit, pas une bombe ne serait perdue. C'est un grouillement indescriptible, de gros et de petits bateaux, de vedettes, de canots, d'avions d'hydravions. Le mot branle-bas de combat est tout à fait de mise pour cette veillée d'armes d'importance capitale.

Notre Catalina décrit une orbe majestueuse, et lentement, magistralement, se pose sur le bassin des hydravions. Cette fois, la porte s'ouvre. Nous sortons de la carlingue sans faire d'excentricités. Nous sommes à Gibraltar.

L'aide de camp du Gouverneur nous attend. C'est un capitaine anglais, suprêmement élégant, parlant très bien le français, qui m'apporte les amitiés du général MacFarlane,​b ancien chef du 2e Bureau du maréchal Gort, dans le Nord de la France en 1940, et avec lequel j'ai entretenu les meilleures relations. C'est lui qui est actuellement le gouverneur de Gibraltar, tandis que le maréchal Gort commande à Malte où il a vécu des heures tragiques. Nous sommes invités, les officiers et moi, à descendre à la maison de commandement où  p235 nous prendrons nos repas. Une voiture nous conduira tout à l'heure au P. C. du général Eisenhower qui m'attend avec impatience. Nous quittons le port, et arrivons chez le général MacFarlane. Réception des plus cordiales. Il tient à ce que j'occupe sa propre chambre, qui est la plus confortable de la vieille maison où se sont succédés tous les gouverneurs britanniques depuis le XVIIIe siècle. Mes officiers logent tous à côté dans une même chambre avec un vaste cabinet de toilette.

Dès que j'ai fait le minimum de toilette je pars avec le capitaine Beaufre qui parle remarquablement anglais, chez le général Eisenhower, dont le P. C. est installé dans une des galeries de la célèbre forteresse. Il est maintenant environ dix-sept heures.

Entrevue très cordiale, non sans quelques divergences de vue.

Le général Eisenhower est accompagné du général Mark Clark, celui qui a fait l'audacieuse reconnaissance de Cherchell et du colonel Holmes, un diplomate des plus avertis, parlant et écrivant remarquablement le français. Le général Eisenhower ne paraît pas au courant des accords passés entre le Président Roosevelt et moi, en particulier au sujet du commandement des forces interalliées.  p236 On convient, au bout de deux heures, de reprendre la discussion après le dîner.

La tension est plus forte. Il y a opposition nette entre la thèse américaine et la mienne. Le général Eisenhower me considère comme un atout dans le jeu qu'il entend mener en parfaite indépendance et pleine responsabilité. De mon côté, j'ai consenti aux risques que j'ai pris pour mon pays, pour ma famille et pour moi‑même, à condition de prendre la direction d'une opération dont j'apprécie toute l'importance dans un pays que je connais à fond, avec des troupes sur la confiance desquelles je crois pouvoir compter.

Le débarquement en Afrique du Nord n'est pas une affaire de tout repos. Il n'a été préparé qu'en partie, avec le minimum de conjurés dans le secret. On peut craindre qu'il ne se heurte à une résistance douloureuse des Français, insuffisamment préparés à cette éventualité, et l'influence du général Mast, du général Béthouart, quelque réelle qu'elle soit, risque de se heurter aux mesures prises par leurs supérieurs à tous les étages, aussi bien à Rabat qu'à Alger.

Tandis qu'on se battra en Afrique, il est certain que les Allemands occuperont instantanément toute la côte libre de la France métropolitaine. Les répercussions de cette occupation seront tragiques  p237 aussi bien sur le plan militaire que sur le plan civil. Toute la préparation faite en secret pour reprendre les hostilités, tout le matériel accumulé, toute la mobilisation camouflée seront fatalement découverts. Il en résultera les pertes les plus graves, sinon les exécutions les plus impitoyables.

Ayant pris cette grave responsabilité, et pour mon pays et pour ma famille, je m'étonne que les engagements pris envers moi par le Président Roosevelt ne soient pas tenus. On a estimé que ma présence était indispensable pour limiter les risques du débarquement et entraîner derrière moi l'unanimité de l'Armée et même de la population civile, européenne et indigène, dans une orientation totalement différente de la position prise par Vichy. J'y ai consenti. Il est normal que mon rôle ne se borne pas à cette fonction psychologique, et que je prenne, sur le plan militaire, la place à laquelle me donnent droit mon passé, mon expérience et ma connaissance aussi bien du pays que de l'armée d'Afrique.

Dès maintenant, je peux constater que toutes les dispositions n'ont pas été prises pour limiter au minimum les risques de collision, que ce soit à Casablanca, à Oran, ou à Alger. Sans doute la proclamation que j'ai faite et qui sera diffusée demain 8 novembre, au point du jour, ralliera‑t‑elle  p238 quelques indécis. Elle ne suppléera pas à mon absence ; j'ai été prévenu trop tard pour arriver à temps.

A un autre point de vue, le plan d'opérations que vient de m'exposer en gros le général Eisenhower ne paraît pas attacher suffisamment d'importance à l'occupation rapide de la Tunisie, en particulier des aérodromes. Les terrains d'El‑Aouïna et de Sidi-Ahmed sont pour les forces italo-allemandes les clefs de la Tunisie, encore plus que les ports de Tunis et de Bizerte. Il faut que l'aviation alliée s'en rende maîtresse le plus tôt possible pour empêcher l'ennemi de la prévenir, et interdire ainsi aux troupes massées en Sicile de passer en Tunisie, de donner la main aux forces de Rommel, et d'ouvrir une campagne de Tunisie qui n'est souhaitable ni pour la France, ni pour l'Amérique.

Le général Eisenhower est passablement gêné. Il déclare tout ignorer des promesses faites par le Président Roosevelt et des signatures de M. Murphy. Il lui est impossible maintenant que l'affaire est lancée, que le débarquement commence peut-être, de bouleverser toute l'organisation prévue, et de remettre à un autre les attributions et les prérogatives de commandant en chef, alors que nul ne sait d'ailleurs quelle va être l'attitude de l'armée  p239 française, et que les forces alliées comprennent aussi bien des Anglais que des Américains. Il est peu probable que les divisions britanniques consentent à servir sous les ordres d'un général français. Elles sont déjà passablement réticentes vis‑à‑vis du commandement américain.

Toujours courtoise, la discussion n'en est pas moins vive. Les arguments s'opposent, l'antagonisme des deux thèses ne s'atténue pas. A tort ou à raison, j'estime qu'on a manqué vis‑à‑vis de moi de loyauté et de confiance, et dans ces conditions, puisqu'on estime mon rôle militaire inutile, je décide de me désolidariser de l'opération et de laisser les Anglo-Américains la mener en toute responsabilité. Je ne passerai pas en Afrique du Nord et rentrerai le lendemain en Espagne avec les officiers qui m'ont accompagné. Nous nous séparons un peu avant minuit. Je rentre avec le capitaine Beaufre à l'hôtel du Gouverneur.

C'est le général MacFarlane qui, le lendemain, concilie les points de vue. Comme je l'ai dit, nous nous sommes bien connus en 1939, dans le Nord de la France. Nous n'avons pas toujours été d'accord, mais je l'ai toujours trouvé loyal. L'habileté diplomatique de l'ancien attaché militaire à Berlin va être précieuse pour sortir de l'impasse où la négociation est engagée.

 p240  A onze heures, le 8 novembre, la séance de conciliation s'ouvre. Il est de suite très net pour moi que mes interlocuteurs de la veille sont infiniment plus détendus. Peut-être ont‑ils reçu entre-temps des explications, des directives de Washington. Peut-être, les premiers comptes rendus sur le débarquement les amènent‑ils à tenir compte des objections que je leur ai faites la veille.

Toujours est‑il qu'en quelques instants, l'accord se fait.

Le général Eisenhower gardera le commandement en chef des troupes anglo-américaines, en cours de débarquement, jusqu'à ce que ce débarquement soit achevé. Les troupes françaises ne recevront d'ordres que de moi. Je serai l'ad latus du général Eisenhower pour toutes les opérations à venir en Afrique du Nord, et je prendrai le commandement en chef des forces alliées sur un théâtre d'opérations dès que l'effectif des forces françaises égalera celui des forces anglaises ou américaines qui y seraient engagées. C'est le capitaine Beaufre qui rédige le procédé-verbal.

Signé par le général Eisenhower et par moi, le compromis s'est révélé efficace pour toute la campagne de Tunisie. Il est regrettable qu'il n'ait pas continué à être appliqué ultérieurement.

La journée du 8 novembre se termine dans l'attente  p241 des nouvelles qui se succèdent. Il est bien entendu que je partirai demain en avion pour Alger, si les avions américains peuvent se poser soit à Blida, soit à Maison-Blanche, le grand aérodrome proche de Maison-Carrée.

Comme je le prévoyais hier soir, le débarquement ne s'est pas fait sans difficultés. Malgré les mesures prises par le général Mast et le général Béthouart, malgré les quelques résistants agissant à Alger et à Casablanca, malgré ma propre proclamation lue à la radio, la masse des troupes d'Algérie et du Maroc s'est opposée au débarquement ; obéissant strictement, comme je le craignais, aux ordres de Vichy. Elles résistaient à l'agresseur qui violait le sol français, sans vouloir interpréter la pensée de ce prétendu agresseur, sans admettre que c'était l'occasion unique pour la France d'effacer dès 1942 la honte de 1940. Les hommes qui commandaient à lager, à Oran, à Casablanca, a Rabat étaient tous d'excellents Français qui avaient donné de multiples preuves de leur patriotisme, de leur intelligence et de leur valeur. Ils n'ont pas, ce jour‑là, réalisé l'extraordinaire possibilité qui s'offrait à eux de jouer un rôle de tout premier plan dans la libération de la Patrie. Au‑dessous d'eux, à part de rares exceptions, la masse de leurs subordonnés s'est estimée liée par  p242 le serment qu'elle avait prêté au maréchal et aussi par l'exécution des ordres donnés, l'application stricte de la discipline. Ce ne sont pas les petits qu'il faut incriminer. Ils ont obéi, et aujourd'hui comme hier, c'est la discipline qui fait la force principale des armées. Ce sont les grands qui doivent comprendre, et savoir se décider. Un serment n'est valable, l'obéissance n'est due que lorsque l'autorité supérieure est libre de ses décisions et qu'elle n'obéit pas aux ordres ennemis. Tous ceux qui, le 8 novembre, savaient leur histoire devaient se rappeler la sinistre capitulation du général Dupont à Baylen, et les conséquences que Napoléon en avait tirées pour le général Vedel. Ils n'y ont pas pensé…

Vers seize heures, je vais trouver le général Doolittle, commandant l'aviation du général Eisenhower. C'est le héros du raid sur Tokio. Il a une réputation d'audace qui me fait bien augurer de ses décisions.

Comme je l'ai dit hier au général Eisenhower, il importe par-dessus tout de se rendre maître au plus tôt des terrains de Tunis et de Bizerte.

D'après les renseignements que m'a donnés le général Eisenhower, le débarquement n'a pas été poussé à l'Est de Bône. Toute la Tunisie est laissée à la merci des forces allemandes et italiennes dont  p243 on connaît la présence en Sicile et dans la région de Naples. Si nous perdons un instant, nous sommes certains que l'ennemi, qui connaît l'importance de la Tunisie pour son armée Rommel, y jettera par mer et par air tout ce dont il pourra disposer.

Sur mer, les flottes anglaises et américaines qui sont là, quasi au complet, sauront intercepter les convois. En l'air, la chasse allemande, basée sur les terrains de Sicile et de Sardaigne est infiniment mieux placée initialement que la chasse anglo-saxonne. Il faut que celle‑ci puisse occuper, dès demain, si possible, les terrains d'El‑Aouïna et de Sidi-Ahmed.

Évidemment, c'est risqué, on peut être contre-attaqué avant d'être installé, mais plus nous agirons vite, moins le risque sera grand. L'aviation américaine dispose certainement de puissants avions de transport, qui peuvent apporter en quelques heures l'artillerie anti-aérienne, les munitions, l'essence, les mécaniciens, etc., tout ce qui constitue le personnel et le matériel essentiels d'une base aérienne moderne. Évidemment, la défense sera insuffisante. Évidemment, ces terrains seront bombardés, et les premiers jours y seront difficiles, mais l'enjeu est tellement important qu'il ne faut pas hésiter. Si l'aviation américaine s'installe au  p244 Nord-Est de la Tunisie, il n'y a pas de campagne de Tunisie. Si elle reste en Algérie, nul ne sait quand finira la campagne de Tunisie.

Le général Doolittle m'écoute, comme m'a écouté le général Eisenhower sans rien me promettre. J'ai l'impression qu'il comprend toute la justesse de mon argumentation, mais que cette conception révolutionnaire l'effraie un peu. Installer des bases d'aviation à l'extrême pointe d'avant-garde, à Tunis, alors que les troupes à terre les plus proches sont à Bône et qu'elles ne pourront guère se porter en avant que d'ici trois à quatre jours au plus tôt, cela renverse tout ce qu'on peut — et ce qu'on doit — apprendre dans une École de guerre. Il est des cas où il faut savoir violer les règles. Je le répète avec force au général Doolittle. Il me répète lui aussi, qu'il sait être audacieux, qu'il l'a prouvé, et nous nous séparons très cordialement, sans que je sois toutefois très rassuré.

Le soir à vingt heures, je dîne chez le général MacFarlane avec le général Eisenhower. Il sait que le combat a cessé à Alger, où l'amiral Darlan a capitulé. Que faisait l'amiral Darlan à Alger ? Je l'ignore autant que lui, et prévois dans cette présence la source de multiples difficultés. Mais à Oran, et surtout au Maroc, la lutte continue, particulièrement sanglante à Casablanca et à Port- p245 Lyautey. La marine et l'aviation françaises ont de lourdes pertes. Il est navrant que je n'aie pu être là dès le début des opérations. Je suis convaincu que les hommes comme le général Noguès et l'amiral Michelier auront compris, quand je leur aurai expliqué moi‑même l'importance des forces débarquées et la grandeur de la tâche qu'ils ont à remplir. Maintenant il importe que je sois en Afrique le plus tôt possible.

Le terrain de Blida a été occupé ce soir. Je pourrai m'y poser demain dans l'après‑midi. Un avion a été prévu pour moi, en conséquence, demain matin à neuf heures. Nous arriverons vraisemblablement entre treize et quatorze heures. Ce sera la dernière étape de mon évasion de France en Algérie.

Pendant la journée, mes officiers ont pu se procurer à Gibraltar, près des coopératives anglaises et américaines, ce qui nous était indispensable, comme linge, chaussures, effets de toilette, pour nous dépanner à l'arrivée. Partout, ils ont trouvé le meilleur accueil et la plus entière complaisance. Il est visible que les ordres ont été donnés par l'autorité supérieure pour faciliter tous les détails de mon voyage. Plus on cède sur les détails, plus on est réservé sur le fond…

J'ai eu dans la journée un télégramme des plus  p246 cordiaux de Winston Churchill. Le Premier Ministre britannique se félicite de me voir reprendre la lutte à ses côtés. Il évoque nos conversations de 1938 à Metz, lorsqu'il était venu me rendre visite, et notre mentalité commune d'évadés incorrigibles. Je lui réponds sur le même ton.

Nuit calme, sans incidents.

Le 9 novembre, après le breakfast copieux pris en compagnie du général MacFarlane, ce qui me permet d'avoir tous les renseignements de la nuit, nous gagnons le terrain d'aviation, dans la voiture du général, qui a tenu à m'accompagner personnellement. Le temps est beau. Le terrain de La Linea n'est pas extraordinaire, resserré qu'il est entre le rocher et la frontière espagnole. On cherche fiévreusement à agrandir la piste d'envol, en gagnant d'une part sur la mer, d'autre part, du côté de la baie d'Algésiras.º Il est certain que la longueur de cette piste est à peine suffisante pour les quadrimoteurs lourdement chargés. On risque tous les jours des accidents graves, comme il s'en est déjà produit et comme il s'en produira encore, même sans parler de sabotages, comme lors de la catastrophe qui a coûté la vie au malheureux général Sikorski.

D'autre part, cette piste unique, qui doit supporter un trafic énorme, ne permet que des départs  p247 et des arrivées échelonnés, et les délais sont parfois terriblement longs pour recevoir l'autorisation de départ. C'est ce qui nous advient. Nous ne pouvons décoller qu'à dix heures passées, au lieu de neuf heures, après un dernier adieu au général MacFarlane.

Je suis assis à côté du pilote du bimoteur. Les officiers sont dans la carlingue avec un officier américain. Quatre Spitfire nous escortent au départ, évoluant avec aisance autour de nous. Nous volons à une altitude moyenne de 500 mètres, en pleine mer, sans nous approcher de la côte africaine. Au bout d'une heure, les chasseurs nous quittent pour rentrer à Gibraltar. La mer est sillonnée de bateaux, allant les uns vers l'Est, les autres vers l'Ouest. C'est une circulation incessante. Des grands porte-avions échelonnés entre Oran et Alger s'enlèvent les avions de la marine qui protègent le débarquement et surveillent la mer et l'air vers le Nord. On a une impression de sécurité et de tranquillité parfaites.

Vers quatorze heures trente nous piquons vers Cherchell dont je reconnais le rocher caractéristique, et nous nous dirigeons vers Blida. Tout paraît calme. Peu de circulation sur les routes.

Le terrain de Blida est vide. Aux extrémités, des autos mitrailleuses américaines montent la  p248 garde. Pas un avion, ni français, ni américain, pas de troupes apparentes. Le personnel américain de signalisation et d'atterrissage indispensable.

Notre avion se pose sans difficultés. Il ne paraît y avoir personne pour me recevoir. J'en suis un peu surpris, quand je vois venir vers moi la longue silhouette connue de M. Murphy, le consul général des États-Unis à Alger, qui a été la cheville ouvrière de tous les accords passés ici.

Il m'apprend sommairement les événements qui se sont déroulés depuis la veille à Alger et dans le reste de l'Afrique du Nord.

L'amiral Darlan était venu à Alger à cause de la maladie de son fils, paraît‑il. Arrivé depuis quelques jours, il a normalement pris le commandement et a dirigé la résistance au débarquement.

Après le désarroi si heureusement réalisé par le général Mast, et la mise hors circuit des autorités pouvant donner dans ordres, le retard des troupes américaines dû à de multiples causes a permis au commandement français de se ressaisir. Le général Mast, le général de Monsabert, le colonel Baril, le colonel Jousse ont dû se mettre à l'abri, et c'est l'amiral Darlan qui a repris la direction des opérations. Ici, le combat n'a pas duré trop longtemps. L'armistice a été rapidement signé, mais pour Alger seulement. On se bat toujours à  p249 Oran et au Maroc où commande le général Noguès. Le général Béthouart a été arrêté. La situation en somme n'est pas très, très brillante. On ne sait rien de la Tunisie.

On m'a attendu impatiemment toute la journée d'hier et toute la matinée d'aujourd'hui. Lemaigre-Dubreuil met sa villa à ma disposition pour y descendre à mon arrivée à Alger. Dès ce soir, je pourrai voir les conjurés et fixer la conduite à tenir avec eux. L'essentiel est que je sois là. Une des voitures du consulat est à ma disposition pour me conduire à Alger.

Je reconnais ne pas être enthousiasmé par le tableau qui vient de m'être brossé. Et je déplore de plus en plus amèrement le retard apporté à mon voyage par une discrétion exagérée. Je suis intimement convaincu que si j'avais pu arriver la veille ou l'avant-veille, bien des erreurs auraient été évitées, bien des vies eussent été épargnées.

Il va falloir maintenant « rétablir » une situation qu'il eût été autrement facile d'« établir ». Une conversation de quelques minutes avec les grands chefs, qui ont prescrit de résister aux anglo-américains, les eût amenés, j'en suis sûr, à coopérer avec les anglo-américains.

A seize heures, je quitte Blida, après une entrevue plutôt froide avec un colonel d'aviation que je  p250 préfère ne pas nommer. A dix-sept heures, je suis à Alger, ma troisième évasion terminée et réussie comme les deux autres.

Ce qui suit est une autre histoire, comme dirait Kipling. Nous en reparlerons un autre jour.

Trois fois dans ma vie, j'ai quitté, malgré une surveillance des plus serrées, la résidence, la prison, l'hôpital où une autorité à laquelle je ne reconnaissais aucun droit voulait me contraindre à rester. Trois fois, j'ai risqué ma vie pour aller là où le devoir m'appelait. Trois fois, après avoir réussi, j'ai refusé d'accepter la petite vie tranquille et sans danger qui s'offrait à moi, pour reprendre ma place dans le rang à côté de mes camarades de combat.

En 1915, à peine arrivé à Paris, mon premier soin a été de demander à rejoindre ma compagnie sur l'Yser. On m'a affecté à l'état-major de la 5e Armée, mais deux ans plus tard, à la tête de mon bataillon, je prenais la Malmaison.

En mai 1942, l'amiral Darlan m'a offert de me maintenir en activité sans limite d'âge. J'ai décliné sa proposition, estimant qu'il y avait mieux à faire dans la clandestinité.

En novembre 1942, le Président Roosevelt m'a appelé à la libération de l'Afrique et de la France. Sans souci de mon légitime amour-propre, j'ai tout sacrifié à l'intérêt de la France.

 p252  Je ne regrette rien. Je crois que si la chose était à refaire, j'agirais encore comme j'ai agi. J'ai voulu ma liberté pour qu'elle me permette de continuer à servir mon pays. Mes évasions n'ont jamais eu en vue mon intérêt personnel. La dernière m'a coûté une fille que je chérissais et a amené la déportation de quinze autres de mes proches. Elle m'a rapporté bien des soucis, bien des injures, bien des médisances, bien des calomnies. D'autres en ont profité certainement davantage. Peu m'importe.

Ce qui m'importe c'est le fait d'avoir fait rentrer effectivement la France dans la guerre, d'avoir préparé la campagne d'Italie, et d'en avoir fait adopter le plan par ceux qui n'osaient pas le concevoir aussi audacieusement, d'avoir, enfin et surtout, refait l'armée française.

De cette armée, il n'existait plus rien en 1942, j'entends rien de moderne, rien capable de se battre, sauf les quelques unités de F. F. L. que les Anglais avaient à peu près équipées à la moderne. En 1944, au moment où j'ai été éliminé du commandement en chef de l'armée française — où je me suis laissé éliminer, pour ne pas créer le moindre conflit entre Français en présence de l'ennemi — il existait une armée, petite en quantité,  p253 mais prestigieuse par sa foi, son enthousiasme, son instruction, son armement.

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De cette armée,
il ne restait rien en 1942.

En Italie, cette armée a eu une part magnifique à la victoire sous le commandement du général Juin.

En France, puis en Allemagne, sous les ordres du général de Lattre, elle a porté ses étendards de la Méditerranée au Danube, en passant le Rhin à la volée.

Aux yeux de nos alliés stupéfaits, et de nos ennemis atterrés, elle a montré qu'une armée française pouvait renaître de ses cendres quand on voulait la ressusciter, à condition d'accepter l'aide alliée pour lui fournir tout ce qui lui manquait.

S'adapter à un matériel nouveau n'a été qu'un jeu pour ces vétérans qui s'étaient battus dans les plaines de Belgique en 1940, pour ces aviateurs qui brûlaient de montrer à la R. A. F. qu'ils étaient capables d'égaler ses prouesses, pour ces marins fiers de leur Richelieu, de leur Fantasque ou de leur Casablanca.

Combien d'évadés n'y avait‑il pas parmi tous ces héros ?

Et d'abord, tous ceux qui, par l'Espagne ou par l'Angleterre, ont rejoint l'armée qui se battait.  p254 Et puis, tous ceux qui, à peine sortis d'Allemagne, s'étaient échappés de France pour respirer plus librement au soleil africain.

Évadés, mes camarades, je vous l'ai dit récemment, je pense que notre mentalité n'a pas changé.

Nous nous sommes évadés parce que nous ne voulions pas, nous ne pouvions pas rester esclaves, et que pour nous la liberté était le plus cher de tous les biens.

Nous nous sommes évadés parce que nous ne pouvions pas admettre la défaite de notre patrie, et que nous voulions travailler à la relever.

Nous n'avons changé, ni vous ni moi.

La Liberté, la Patrie, deux mots qu'un Français n'oublie pas, qu'un Français ne sépare pas.

Faites‑donc avec moi, pour conclure dans histoires d'évasion, ce simple souhait :

Vivre libre, dans une France libre.


Note de l'auteur :

1 Insigne.


Notes de Thayer :

a La visite-éclair du général Mark Clark dut surmonter de nombreuses difficultés et faire face à de grands risques : elle est détaillée dans Giraud and the African Scene, pp91‑103 ; et, du point de vue des commandos britanniques chargés de son débarquement sur la côte algérienne, dans Saunders, Combined Operations, pp147‑152.

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b Ici et tout au long du chapitre, Giraud écrit Mac Farlane. Il s'agit du gouverneur de Gibraltar, le général Frank Noel Mason-MacFarlane, dont le sobriquet "Mac" aura induit en erreur notre auteur.


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Page mise à jour le 12 janv 22