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Cette page reproduit un chapitre de

Les lauriers sont coupés…

de
Margaret Hughes

publié chez
Brentano's,
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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II : Blitzkrieg
mai‑juin 1940

 (p9)  I
Drôle de guerre
avril-mai 1940

 [p10]  [page laissée en blanc]

 p11  New York, Vendredi 5 avril 1940 —

J'avais préparé mon départ pour qu'il fût au moins plein de dignité. Il tourne depuis trois jours à la comédie, car d'heure en heure, puis de jour en jour le départ du Clipper a été retardé.

Mercredi je m'étais réveillée de bonne heure, le cœur battant violemment. Il était sept heures à ma montre et deux heures plus tard je devais partir pour LaGuardia Field, Lisbonne, la France et la guerre. J'avais fait mes derniers adieux. Mes dettes étaient  p12 payées et mon testament en ordre. La veille, j'étais allée chez le coiffeur faire réduire mes cheveux, pour les besoins de la guerre, à des boucles de cinq centimètres de longueur. Mes merveilleuses valises de Vuitton, toutes neuves, étaient prêtes et j'avais préparé, pour les porter pendant le voyage, une robe bleue en tricot, un manteau de tweed et une cape de fourrure. Comme hier encore, on m'a affirmé qu'il est certain que le Clipper partirait demain.

Au‑dessus de l'Atlantique, Samedi 6 avril —

Je me suis finalement envolée dans l'après-midi, laissant derrière moi une famille trop épuisée par l'énervement qu'ont provoqué ces changements d'horaire pour avoir pu ressentir une émotion quelconque au moment de mon départ.

Dans la salle d'attente de l'aéroport John a retrouvé un ancien camarade de promotion de Princeton, Donald Simmons, qui partait pour la France et auquel il m'a confiée. Mr. Bullitt, le teint rosé, très élégant par‑dessus clair et chapeau de feutre, est apparu avec, à ses trousses, une horde de photographes et de reporters.

La pesée des bagages a révélé les seuls titres exceptionnels que j'aie pendant cette traversée en Clipper : le poids de mes valises dépasse même celui des bagages de notre ambassadeur en France.

Quelques minutes avant l'envol on a séparé les passagers des spectateurs et on les a escortés dans une petite pièce qui m'a fait penser quelque peu à une cellule de condamnés. Nous en sommes sortis pour traverser la longue passerelle qui mène au Yankee Clipper et j'ai été soudainement émue par l'idée de la  p13 grande aventure qui commençait. Je dois avouer que j'avais auparavant passé par quelque mauvais moments pendant lesquels je regrettais ma décision de joindre le groupe de Miss Anne Morgan​a et souhaitais de pouvoir m'en tirer avec grâce et honneur. Un terrible coup de vent m'arracha à ces pensées et faillit même m'arracher au sol, mais des bras me saisirent et me poussèrent, je me suis baissée et j'ai descendu quelque marches : j'étais à bord.

Quatre femmes et environ dix‑sept hommes, ces derniers presque tous des compatriotes qui vont en Europe pour affaires, sont mes compagnons de voyage. Dès le début de la traversée, j'ai été frappée par l'impression de bien-être et de confort qu'on ressent et par le sentiment de fraternité qu'on éprouve pour les autres passagers.

J'ai essayé de m'allonger sur ma couchette et de dormir, mais j'étais top énervée. J'ai voulu lire un roman policier, mais les situations qu'il décrivait me paraissaient insipides par comparaison avec la mienne. Je suis retournée au salon pour engager la conversation avec Mr. Bullitt que j'avais rencontré deux ans auparavant à Paris. Je lui ai proposé de faire une partie de bridge après le dîner, en lui expliquant que j'appartenais à une famille dont tous les membres jouaient aux cartes et même les portent toujours avec eux. Mais alors que notre montre indiquait huit heures, le steward est venu nous dire : « Minuit quinze, ladies and gentlemen, il ne vous reste que cinq heures pour dormir. » Nous avions tous oublié le changement d'heure dans ce vol vers l'est et nous devons être prêts, habillés, pour l' amerrissage à Horta. Chacun de nous s'est précipité sans cérémonie vers sa couchette.

 p14  Lisbonne, Dimanche 7 avril —

J'ignore le temps pendant lequel la plupart des gens dorment au cours de leur première nuit dans les airs : en ce qui me concerne, je sais que je n'ai pas fermé les yeux un instant. Je ne pouvais que penser à l'espace aérien qui se trouvait entre moi et l'océan sombre. Le Clipper filait aussi posément qu'un train et j'étais parfaitement consciente que ses voies traversaient les nuages. Mais le spectacle de l'aube valait une nuit sans sommeil : la mer grise et orageuse qui se trouvait sous moi n'était en réalité pas la mer, mais la masse des nuages. Le dessous des ailes du Clipper était rouge parce que le soleil se levait au‑dessous de nous, alors que le ciel au‑dessus de l'hydravion était d'un bleu immaculé.

A six heures nous nous sommes retrouvés tous dans le salon où on nous a servi du café. Les passagers paraissaient assez fatigués et je peux affirmer que la lumière crue qui passait à travers les hublots n'était pas particulièrement flatteuse.

Le Capitaine devait faire à Horta un amerrissage impeccable car la baie est étroite, près d'une falaise élevée. Nous avons, pendant les quarante minutes employées à faire le plein, contemplé le quai où tout le monde avait l'air occupé. Avec ses petites voitures trainées par des ânes et ses maisons comme des décors peints ce quai ressemblait à une scène de théâtre.

Il n'était que sept heures et demie lorsque le Clipper reprit son vol et devant nous nous avions une longue journée à remplir. Je l'ai employée à jouer au bridge avec Mr. Bullitt, Offie — son secrétaire — et Simmons.

 p15  L'arrivée à Lisbonne a été vraiment impressionante. Avant d'amerrir à quelque distance de la ville proprement dite, nous avons survolé un long estuaire qui ressemble à une rivière. La soirée était délicieuse et il faisait encore clair.

La douane s'est livrée à une recherche minutieuse des armes à feu et appareils photographiques. Pauvre Simmons ! Il a vu son appareil confisqué et réexpédié aux États-Unis.

J'ai commencé à regretter d'avoir apporté tant de choses. Les douaniers ont été complètement déroutés à la vue de certains objets tels que mon lot de boîtes de Kleenex et ma radio portative. Ils m'ont d'abord déclaré que celle‑ci était interdite. Mais un douanier ayant involontairement tourné un des boutons, un chant portugais en est sorti. Ses collègues et lui ont été tellement intrigués qu'ils m'ont laissé conservé l'appareil. Ils ne pouvaient pas croire qu'elle fonctionnât sans antenne et surtout sans aucune prise.

La nuit était tombée quand je suis arrivée à l'Hôtel Aviz. Tout ce que j'ai pu voir de Lisbonne me fait croire que cette capitale est propre, en pleine prospérité et enchanteresse. L'Aviz restera en tous cas pour moi le parfait hôtel romanesque. C'est un ancien et magnifique palais transformé en hôtel. On y trouve un patio couvert, d'une élégance sobre, aux murs garnis de vieux ouvrages de ferronnerie espagnole ou plutôt portugaise, et d'énormes fauteuils recouverts de velours espagnol. Les chambres à l'étage supérieur s'ouvrent sur une galerie qui fait le tour du patio. On a toujours autour de soi une demi-douzaine de grooms qui ont l'air d'avoir six ans, habillés dans des uniformes gris, tout garnis de boutons, et dont la seule occupation  p16 consiste à vous éviter le moindre effort. Les valets de chambre portent des gilets à rayures jaunes et noires avec des tabliers noirs et les charmantes petites servantes en robes noires sourient en préparant le bain et les vêtements pour la nuit.

Mr. Bullitt est aussi descendu dans cet hôtel et s'est, dès son arrivée, retiré dans « l'appartement royal » car un refroidissement le tracassait et il commençait à souffrir des oreilles.

Après avoir pris un bain qui m'a rafraîchie, et mis une robe de crêpe noir, j'ai retrouvé Simmons dans le minuscule bar de l'hôtel.

Nous sommes allés ensuite dans la salle à manger dallée de marbre rouge et blanc et tapissée de brocart rouge, qui avait été autrefois un salon de danse où des fantômes semblent flotter encore. Les tables y sont éclairées d'une manière féerique par des coupes de porcelaine noire et blanche, remplies de fleurs à travers lesquelles passe la lumière électrique.

Nous étions en train de commander le dîner et de choisir une bouteille de vin portugais lorsque Offie est venu nous rejoindre, porteur d'une nouvelle bien attrayante. Il avait découvert que Guillaumet​b se trouve à Lisbonne avec un avion d'Air-France et doit partir demain matin, de bonne heure, pour l'Afrique d'où il remontera à Marseille en traversant la Méditerranée. L'Espagne a, paraît‑il, un tel souci de sa neutralité, que les avions français ne peuvent pas la survoler et qu'ils doivent, pour se rendre de Lisbonne en France, passer par l'Afrique. Offie nous a expliqué également qu'il avait essayé de persuader Guillaumet d'attendre jusqu'à mardi pour pouvoir transporter Mr. Bullitt qui ne se sentait pas assez bien pour risquer immédiatement un  p17 autre vol. L'idée d'être pilotés par Guillaumet nous a aussitôt enthousiasmés et nous sommes tombés d'accord pour préférer l'avion au train. Réconfortés par le bon dîner et le vin, Simmons et moi avons décidé de partir demain matin à cinq heures si Guillaumet ne peut pas attendre. Nous avons déjà réglé nos notes et donné des ordres pour le réveil.

Marseille, Lundi 8 avril —

Il me semblait que je venais de m'endormir, alors que j'étais tombée dans un profond sommeil depuis minuit, lorsque la sonnerie du téléphone a retenti. Il était cinq heures et une voix, poliment, m'a demandé avec insistance de me lever aussitôt et de partir pour l'aérodrome. Simmons m'attendait au bas de l'escalier avec un Polonais, le Dr. Rothstein, qui rejoint son ambassade à Angers où le gouvernement polonais s'est réfugié après la chute de la Pologne.

J'étais très fière de moi‑même car j'étais arrivée à sortir de mes bagages, pour l'Afrique, une belle robe imprimée que j'ai portée sous mon manteau de tweed. Un chapeau de feutre valet à larges bords se balançait à mon bras et j'avais mon sac rempli d'un tas de papiers. On nous empila avec nos bagages dans le taxi qui devait nous amener au champ d'aviation, alors que le soleil se levait et avec lui notre courage.

Après les inévitables pesées et examens de passeports, nous allâmes sur le terrain où nous trouvâmes le fameux Guillaumet. Il paraît avoir trente‑cinq ans. Il a des cheveux noirs et lissés, des yeux sombres, un air décidé. Son uniforme bleu est bien net. C'est un homme calme, un Français, pas du tout du type Lindbergh. On sent en lui une grande force en réserve et je  p18 comprends que Saint-Exupéry ait dit de lui : « Je ne pourrais souhaiter un meilleur pilote. »

Il a paru enchanté que nous, Américains, avions entendu parler de lui et il a souhaité cordialement la bienvenue à ses passagers.

Cette fois, cela n'a plus été du tout du voyage « de grand luxe » mais de l'aviation pure : plus de steward, rien que Guillaumet, un second pilote et le radio avec, comme passagers, Simmons, Rothstein et moi‑même. L'avion d'Air‑France est camouflé et il m'a paru, à cause de cela, beaucoup plus impressionant que le Clipper.

Après Lisbonne l'avion a survolé pendant quelques temps le Portugal puis a suivi, au‑dessus de la mer, à quelque distance, la côte d'Espagne. A neuf heures trente nous avons atterri à l'aérodrome de Tanger. L'idée que j'étais en Afrique était tellement inattendue que je ne pouvais pas la croire réelle, mais les indigènes qui s'affairaient bruyamment pour aider à faire le plein, leurs hautes chechias et leurs pantalons bouffants de couleur pourpre m'aidaient à me convaincre que je ne rêvais pas. On avait préparé pour nous, à l'aérodrome même, du café que nous avons bu dans de gros bols blancs en croquant du pain croustillant. Il faisait si délicieusement chaud que j'enlevai mon manteau et restai simplement dans ma robe légère. Le vent qui ne cessait de me fouetter les jambes avec ma jupe qui parvint même à se relever sur ma tête. Je dus me retirer dans le bâtiment du port aérien ne connaissant pas les traditions locales au sujet des jambes des femmes.

Après une demi-heure d'attente nous nous sommes envolés de nouveau pour la seconde étape vers Oran.  p19 Par bonheur Simmons avait trouvé une carte et a pu ainsi m'indiquer tous les points intéressants des côtes d'Europe et d'Afrique. C'est ainsi que j'ai appris aujourd'hui que Trafalgar, près duquel nous étions passés avant d'arriver à Tanger, est sur la côte de l'Atlantique, en Espagne, alors que je l'avais toujours imaginé quelque part en Italie, ayant tout confondu à cause de « Lady Hamilton ». Nous avons eu une vision rapide de la chaine du Riff dont les sommets étaient recouverts de neige et à midi nous sommes arrivés à côté d'une grande ville, aux portes du désert : c'était Oran. Son vaste aérodrome est couvert de marguerites qui ressemblent à celles que nous achetons à New York sous le nom d'« African Daisies » : elles ont la même couleur « pourpre nègre ». Nous avons profité de l'heure attente pour nous restaurer dans un petit café, vrai « bistro » français. J'ai pris un apéritif, puis un bon déjeuner : du veau, de la salade, du fromage et un fruit. Nous avons eu la chance de pouvoir interroger Guillaumet sur ses fameuses aventures au cours desquelles il erra cinq jours et cinq nuits à travers la tempête au‑dessus de la Cordillère des Andes. Il paraît invraisemblable que cet homme modeste et plein de sérénité ait pu accomplir un tel exploit et faire ce que, selon son expression, « aucune bête n'aurait pu faire. »

La traversée de la Méditerranée a été émouvante et très agitée. Il y a assurément une region qui a toujours des poches d'air. Elles provoquent des secousses violentes. En outre l'avion, parce qu'il était celui d'un pays belligérant, faisait de nombreux détours. J'ai quitté ma place et, au milieu du bruit, je suis venue m'installer derrière Guillaumet pour observer les instruments  p20 de bord, tout en croquant avec lui du chocolat et des bonbons que j'avais dans mon sac.

A six heures nous nous sommes posés doucement sur l'aérodrome de Marseille : j'avais vu trois continents en trois jours et j'étais enfin sur la terre de France, la France en guerre.

Les formalités au sujet des passeports et de l'argent que nous portions avec nous ont été encore plus compliquées qu'auparavant. Il a fallu remplir d'avantage de formalités. Ma radio a naturellement été de nouveau un sujet de curiosité, mais elle a passé. Comme j'étais la seule femme parmi les passagers et que je viens travailler pour la France, j'ai été magnifiquement accueillie. On m'a donné des poignées de main à la ronde et on a procédé à un échange de félicitations avant de prendre l'autobus de la Compagnie.

Le voyage jusqu'à Marseille s'est fait dans l'ambiance créée par la lumière dorée de la Provence au mois d'avril. J'ai cherché, les yeux grands ouverts et l'esprit en éveil, des signes de la guerre : j'en ai vu très peu. Les Français prenaient comme d'habitude l'apéritif dans leur café favori sous les tilleuls taillés. Quelques‑uns jouaient aux dominos. Des femmes s'attardaient à bavarder au seuil de leur demeure. Un petit garçon habillé d'un tablier noir d'écolier, portait à la maison, pour le dîner, une longue baguette de pain doré. Bref, la France m'est apparue il y a quelques minutes sous son aspect habituel, bien que cinq millions d'hommes soient mobilisés et que la plupart, à cause de la rigueur de l'hiver, aient beaucoup souffert. Un optimisme calme semble régner partout.

Guillaumet et ses compagnons nous ont quittés à l'Hôtel Splendide, toujours décoré au goût d'autrefois.  p21 Nous avons échangé des poignées de mains et des vœux.​1 Le Dr. Rothstein nous a fait ses adieux car il prend le train de nuit pour Paris, alors que j'ai décidé avec Simmons que nous partirions demain à midi par l'avion du service régulier. Simmons, lui, est parti pour s'occuper des billets et chercher un endroit agréable pour le dîner.

On m'a donné une immense chambre à coucher de style victorien qu'on ne trouve plus que dans les vieux hôtels de France. La pendule est en bronze doré, les fauteuils ont des garnitures en dentelle, la table ronde est recouverte d'une étoffe de serge rouge qui pend jusqu'au plancher, les dessins d'un affreux tapis représentent des fleurs, et le lit, pour deux personnes, est d'énormes proportions. J'ai aussi une salle de bain dont le lavabo est à double cuvette et dont la baignoire est colossale. Tout cela a été construit pour une génération qui a eu plus de loisirs que la nôtre n'en a.

J'ai flotté à nouveau dans l'eau chaude et je suis réconfortée. Je me sens détendue à la pensée que je vais goûter à nouveau la cuisine française et passer certainement, enfin, une bonne nuit.

Paris, Mardi 9 avril —

Journée sensationnelle : le Danemark et la Norvège ont été envahis ce matin.

Mais remettons de l'ordre dans mon journal.

«… Dieu dispose ! » Simmons est revenu m'apprendre  p22 qu'il n'y avait plus une seule place libre pour toute une semaine dans l'avion et qu'il valait mieux tenter notre chance le soir même avec le train de 22 heures pour Paris. Le bureau de location des places était fermé, mais le concierge nous avait assuré que tout s'arrangerait à la gare.

Il avait donc fallu dire adieu à l'excellent petit dîner que nous nous étions promis et à mon lit somptueux, ranger à nouveau les objets de toilette dans leurs valises et nous contenter de manger dans le lugubre restaurant de l'Hôtel Splendide. Je crois que Simmons s'était rendu compte de ma fatigue, car il m'a rappelé qu'après tout il pouvait porter mes bagages, ce qui n'était pas d'un mince secours dans une France privée de porteurs.

Un peu avant dix heures nous sommes sortis dans la rue noire. C'était la première fois que je voyais une ville plongée dans l'obscurité. Les rues étaient calmes, mais la gare au contraire était emplie d'une agitation bruyante. Je crois bien que si nous n'avions libéré nos chambres à l'hôtel, nous y serions retournés. Nous étions perdus au milieu de soldats, de civils, de femmes se séparant de leurs époux et les embrassant, d'enfants, de chiens, de valises et de gros bagages, dans une obscurité à peine traversée par la lumière de lampes bleues. Le train, d'une longueur interminable, était bondé. Après avoir été poussés, ballottés et avoir même désespéré d'approcher des portières, nous sommes finalement parvenus, grâce à un généreux pourboire donné à un inconnu, à nous trouver entassés avec six hommes dans un compartiment de troisième classe. Simmons, qui avait conservé toute sa dignité, a placé toutes mes valises dans le couloir où elles ont servi de  p23 sièges et de lits à des soldats qui n'avaient pas de place assise. Je me suis sentie comme « Alice through the looking glass » lorsqu'elle traverse le square ayant à ses côtés dans son compartiment, pour compagnons de voyage, tout un groupe d'animaux étranges. Les bonnes places près de la fenêtre qui avaient été naturellement réservées, étaient occupées par des civils : l'un avait un oreiller et une bouteille d'eau d'Evian et l'autre s'était isolé du reste du compartiment, tel l'autruche, en se recouvrant la tête avec un grand mouchoir. Ensuite venaient Simmons et moi‑même, puis un merveilleux légionnaire balafré, genre « Beau Geste » avec deux doigts en moins et couvert de décorations. Sur la banquette en face étaient assis un autre légionnaire moins decoré, puis un inquiétant jeune homme au visage d'apache et un vieillard encore plus laid qui, voulant absolument lire, persistait à garder la lumière puisque le règlement en France l'y autorisait et puisqu'il suffisait, pour respecter les ordonnances de la Défense Passive de bien descendre et fixer les stores du compartiment. Il faisait un peu froid, cela sentait le renfermé et nous étions serrés comme dans un panier de crabes à tel point qu'il était difficile de remuer les coudes et que les jambes se cognaient contre celles du voisin à la moindre secousse du train. Je ne devrais d'ailleurs pas être sévère car mon propre aspect était loin d'être attrayant. Je portais toujours mon manteau de tweed et ma robe en imprimé gris pâle qui était peut-être charmante en Afrique mais certainement ridicule dans ce train. Pour rester aussi propre que possible, je m'étais enveloppé la tête avec un mouchoir de soie jaune. J'avais, par-dessus mes souliers, mis mes snow boots, pour éviter  p24 de les porter à la main car je m'étais aperçu à la dernière minute, en quittant ma chambre de l'Hôtel Splendide, que j'avais oublié de les ranger dans mes valises déjà fermées. Je restais les bras chargés de mon sac et de ma fourrure, ma radio sur les jambes.

Au bout de quelques instants chacun a commencé à se plaindre et à se lamenter : cela me parut si drôle que je pris part à la conversation. Je racontai combien les voyages avaient été autrefois pires pour moi quand je voyageais avec mes enfants qui, invariablement, ressentaient en chemin de fer le mal de mer, obligeant la nurse à toujours emporter des sacs en papier. En troisième classe tout se passe en famille : j'ai distribué à la ronde le chocolat qui me restait, on m'a offert en échange de l'eau d'Evian et un des mes légionnaires m'a proposé une orange. Le lecteur a finalement achevé son livre et on a pu éteindre. Nous avions décidé de dormir, tout au moins avons‑nous essayé de le faire. A peine la masse de nos corps avait‑elle trouvé une position qu'un voyageur avait l'idée de sortir dans le couloir ou d'aller à la toilette ; il avançait, trébuchant sur nos jambes, sur les militaires allongés dans le couloir ou se cognant contre mes bagages. A peine était‑il à nouveau installé qu'un autre émigrait à son tour. Mais tant bien que mal, au milieu de tout cela et dans un concert de ronflements, chaque tête tombait en avant, lourde de sommeil, puis se redressait dans un sursaut. Cependant aussi affreuse que cette nuit ait pu me paraître, elle me laissera le souvenir d'une aventure plus amusante que pénible.

Soudain ce fut le matin et chacun avoua qu'il avait dormi un peu. Le store levé, à mes yeux est apparue, sous un ciel gris et pluvieux de printemps, la France  p25 avec ses arbres couronnés de bouquets de gui, ses peupliers, ses villages gris tassés sur eux‑mêmes, sa terre bien cultivée jusqu'à Paris, Paris où j'étais venue si souvent pour les vacances avec mes enfants et où j'allais maintenant travailler pour les Français.

Toujours suivie de mon fidèle Simmons, je me suis rendue à l'Hôtel Ritz où mon arrivée devait manquer d'élégance car j'avais oublié d'enlever mes snow boots.

Je me suis couchée aussitôt et lorsque j'ai rouvert les yeux vers deux heures de l'après-midi, reposée par un long sommeil, je me suis crue au ciel en pensant que j'étais à Paris, à l'Hôtel Ritz. J'ai regardé, avec la joie d'un enfant qui retrouve ses jouets, tout l'ameublement des chambres de cet hôtel : le lit recouvert de satin bleu, les rideaux en brocart de même couleur, la cheminée en marbre, le bureau avec toujours tout ce qu'il faut pour écrire, les armoires remplies de porte-manteaux. J'ai pu, à travers la haute fenêtre qui donne sur le grand jardin, revoir les ormes avec leurs premiers et faibles ombrages vert-tendre ; du balcon j'ai aperçu ce que j'aime le plus à Paris : ses toits. « Le Ciel est par‑dessus le toit… », Verlaine a vu parfaitement cette ligne ravissante tirée sur le ciel qui paraît plus proche et plus attrayant.

Je décidai — puisque je n'étais pas attendue à Paris par le groupe de Miss Anne Morgan avant le soir, à l'heure de l'arrivée du train de Lisbonne — de ne pas me présenter au bureau ; j'ai voulu faire l'école buissonnière et acheter avant tout un chapeau ; je me demande en effet vraiment ce qu'ont les chapeaux américains pour nous donner un air si drôle dès que nous arrivons à Paris. J'ai acheté avant de quitter New York une prétendue copie française en feutre bleu que  p26 j'ai payée trente dollars : il me suffisait d'arriver à Paris pour que ce chapeau parût soudain comique. Aussi ai‑je appelé la femme de chambre pour le lui offrir et suis‑je sortie tête-nue pour en acheter un autre.

La belle et classique Place Vendôme n'a pas changé : seule la base de la Colonne est masquée par des sacs de terre et les fenêtres du Ministère de la Justice sont couvertes de larges rubans de papier d'emballage marron, collés en lignes qui s'entrecoupent pour protéger les vitres contre les explosions. On voit bien quelques hommes en kaki, il y a bien une pénurie de taxis et de voitures, mais ici comme à Marseille on ne sent pas d'une manière particulière l'atmosphère de la guerre, d'une guerre qui a été déclarée il y a plus de sept mois.

J'ai fait le tour de la place et je suis passée devant les charmantes vitrines de Schiaparelli dont l'étalage, aussi bien aménagé qu'avant la guerre, est composé de faunes en bronze tenant des bouteilles de parfum de Schiap en forme de cierges et entourées de rubans du bleu criard qu'elle vient de lancer. Puis je suis entrée au 14 à la banque Morgan demander la réouverture de mon compte. Pour la première fois j'ai apposé ma signature sur le grand livre des visiteurs. Simmons était déjà venu et avant lui, depuis le premier janvier, seize compatriotes seulement l'ont signé : ce chiffre donne une bonne idée du nombre d'Américains qui viennent maintenant en Europe. Je suis montée ensuite donner mon adresse pour la correspondance et converser avec mon grand ami, Mr. Wynne. Celui‑ci, un des éléments stables et populaires de la Banque Morgan, nous a toujours sortis d'embarras et a spontanément pris soin, de toutes les manières possibles, des Américains qui ont fait appel à lui. Je découvris qu'il  p27 était sujet britannique et nous avons discuté des hostilités et de la question de l'entrée en guerre éventuelle de l'Amérique.

J'ai continué de faire le tour de la place, passant devant « Charvet » dont les vitrines étaient aussi garnies que d'habitude. J'ai remonté le faubourg Saint-Honoré et la rue Royale jusque chez Rose Descat où ma vendeuse, émue de voir une cliente qui arrivait d'Amérique et pouvant à peine croire ses yeux, m'embrassa.

L'affaire du chapeau une fois réglée, je suis rentrée à pied à l'hôtel, respirant lentement l'air printanier, frais et humide, goûtant cette odeur particulière de Paris faite du mélange des pavés humides et des arbres.

Mon attention, en arrivant sur la place, fut attirée par un groupe de gens qui achetaient une dernière édition des journaux du soir. J'ai sorti ma pièce de cinquante centimes pour en acheter un numéro : devant mes yeux horrifiés est apparue la manchette qui annonçait que les Allemands venaient d'envahir le Danemark et d'attaquer la Norvège. J'ai couru dans ma chambre pour lire le récit de l'invasion et je me suis sentie soudain toute petite. J'ai eu le sentiment de mon inutilité dans cette Europe battue par la guerre. Je me suis demandé si je ne ferais pas mieux de rentrer chez moi tout de suite alors qu'il m'est encore possible de le faire. Une issue vient de se fermer.

Il commençait à faire sombre lorsque il y a quelques minutes le valet de chambre est entré pour fermer les volets extérieurs, tirer et croiser avec soin les rideaux de façon qu'aucun rayon de lumière ne puisse filtrer au dehors. Il m'a dit qu'il était recommandé à toutes les clientes de l'hôtel d'avoir toujours prête une robe  p28 de chambre chaude et de toujours garder avec soi pendant les raids aériens sac et passeport. Il m'a montré dans le couloir les panneaux sur lesquels sont peints en rouge le mot « Abri » et les flèches indiquant le chemin pour y parvenir. J'ai préparé robe de chambre, sac et passeport mais je suis bien décidée à n'aller à aucun prix dans un abri.

Paris, Dimanche 21 avril —

Il y a déjà près de deux semaines que je suis à Paris. Je dois me trouver demain à deux heures rue Jean Mermoz en uniforme, avec mes bagages, prête à partir pour Bellac.

Le jour de mon arrivée je m'étais mise au lit la tête pleine de l'Espagne, de l'Afrique et de la Norvège et j'étais tombée morte de sommeil. Au milieu de la nuit j'ai été réveillée par le bruit d'une cannonade lointaine, mais j'étais beaucoup trop assoupie pour pouvoir m'y intéresser. J'en ai parlé le lendemain au sommelier quand il m'a apporté le petit déjeuner : il m'a dit que cela avait été le bruit de la D. C. A. (Défense contre Avions) et qu'on ne faisait mugir les sirènes pour donner l'alerte que lorsque les avions ennemis avaient percé une certaine ligne de défense.

Le lendemain matin j'étais donc allée au bureau pour me présenter et commencer mon travail. Je n'avais vu Miss Anne Morgan que dix minutes — en Amérique, avant son départ pour la France, — et je n'avais aucune idée sur le travail que j'allais faire. Elle était absente, en tournée d'inspection, et c'est sa parfaite secrétaire française, Mademoiselle Richard, qui m'a reçue et m'a souhaité la bienvenue en m'annonçant une nouvelle qui m'a effrayée : je devais être  p29 « Directrice d'un Centre ». Je n'imaginais pas ce que cela pouvait représenter, mais ce titre m'a paru impressionant, trop impressionant.

Mademoiselle Richard m'a ensuite donné la liste de tout ce que je devais faire pour obtenir mes papiers, commander un uniforme, acheter un masque à gaz. Faire des achats dans les magasins parisiens n'a jamais été une sinécure : en temps de guerre, avec les retards qu'on subit partout et les difficultés qu'on rencontre pour trouver des taxis, c'est devenu une opération difficile.

On nous a, avec raison, donné l'adresse d'un tailleur bon marché car quelques jeunes filles de notre groupe disposent d'un budget très réduit. Les petits tailleurs en temps normal en France sont splendides, mais notre tailleur se trouve dans un tel état d'énervement, en face d'une énorme commande d'uniformes pour dames, qu'il tombe presque en morceaux et que ses uniformes en font autant. Il s'est mis en tête de nous couper des tuniques croisées pour nous donner un air plus féminin. Mais comme j'ai naturellement l'air féminin, habillée par Monsieur Stark je parais toute en rondeurs à tel point que j'ai honte de me montrer en public. Tout n'a pas été cousu de la meilleure manière et après avoir porté l'uniforme seulement vingt‑quatre heures, une manche s'est détachée, la fermeture éclair de ma jupe refuse de fermer et une poche pend. J'ai finalement été chez « Creed » commander un uniforme impeccable : j'aurai peut-être l'air d'un chasseur d'hôtel, mais je n'aurai pas en tout cas les allures d'une « girl » pour pièces burlesques.

Un autre problème pendant ces deux semaines a été celui des chemises : j'ai pensé qu'il était nécessaire  p30 d'en avoir six. Inutilement, je suis allée de magasin en magasin, car rien n'était à ma taille. Je me suis finalement trouvée forcée de choisir entre les chemises d'homme qui avaient l'inconvénient de laisser un vide de cinq ou six centimètres autour du cou mais dont les pans au moins croisaient sur la poitrine et les chemises de garçonnet qui avaient l'avantage de s'ajuster autour du cou, mais refusaient de boutonner sur la poitrine. J'ai pris, en dernière extrémité, celles‑ci et je parais assez soignée tant que je n'oublie pas de boutonner la tunique militaire. J'ai dû aller chez « Lanvin — Sports » où j'ai commandé sur mesure deux belles chemises kaki qu'il faudra trois semaines pour exécuter.

C'est au cours de cette orgie d'emplettes que j'ai reçu, au milieu de la première semaine, un coup de téléphone du bureau de Miss Anne Morgan m'annonçant que celle‑ci était rentrée et désirait déjeuner avec moi. J'ai couru chez Rose Descat pour voir si mon nouveau chapeau était prêt : selon une tradition que les circonstances ne peuvent que fortifier, il ne l'était pas. J'ai donc été obligée de me présenter nu‑tête, ce qui me paraissait assez frivole quelles que fussent les fonctions d'une Directrice était supposée devoir remplir. Je me suis sentie encore plus honteuse quand j'ai vu l'elegant chapeau de Miss Morgan sur ses cheveux blancs soigneusement ondulés. La chaleur de son accueil et le magnétisme que dégage sa personnalité devaient rapidement me faire oublier toutes ces futilités et j'ai eu alors le sentiment, après avoir passé quelques heures avec elle, que travailler avec une telle femme est vraiment un grand honneur.

 p31  La Vice-Présidente du Comité Français, Madame Ames, une agréable femme brune et toute potelée, se trouvait avec elle. Nous sommes parties toutes trois pour le restaurant « La Crémaillère » qui est toujours aussi plein qu'avant la guerre et où la cuisine est toujours soignée et de grand luxe.

On a discuté, pendant le déjeuner, de mon avenir et il a été décidé que je partirai faire d'abord une tournée d'inspection dans la Haute-Vienne, à Bellac, puis que j'irai dans les Ardennes, à Revin, où se trouvent deux de nos Centres, avant de me rendre dans l'Aisne, à Blérancourt, où je passerai l'été. Je conclus que si je m'en révèle capable, je pourrai — perspective effrayante — devenir Directrice de Blérancourt ou être chargée d'un Foyer du Soldat que les aviateurs en garnison dans cette localité commencent à bâtir. J'étais venue avec l'idée que je m'occuperais seulement des réfugiés, femmes et enfants, aussi la pensée que je verrais au moins quelques soldats me paraît attrayante. Je devrai partir, m'a dit Miss Anne Morgan, dès que mon uniforme sera prêt, mes papiers pour la zone des armées en ordre et que j'aurai ma carte d'identité.

Nous sommes ensuite allées visiter les nouveaux bureaux que nous allons occuper 2 rue Miromesnil et qui sont spacieux. Je suis retournée avec Miss Morgan rue Jean Mermoz où j'ai rencontré Miss Bidda Blakeley, une des volontaires qui doit servir de chauffeur. Je l'avais vue pour la dernière fois au 3 Sutton Place,​c alors que nous nous faisions l'une et l'autre vacciner contre la fièvre typhoïde. Bidda est une jeune fille de Minneapolis, aux cheveux noirs, aux yeux bruns, pleine de la vivacité et du charme américains. Nous  p32 allons commencer ensemble notre voyage dans l'inconnu car c'est elle qui doit m'accompagner à Bellac où elle restera pendant l'été comme chauffeur.

Un jour en rentrant à l'Hôtel Ritz, j'ai trouvé quelques mots du fidèle Simmons qui me demandait de dîner avec lui. C'était le premier soir où je sortais à Paris et je pouvais choisir l'endroit où je voulais dîner : j'ai choisi le « Fouquet's », mon restaurant favori sur les Champs Elysées, Fouquet's où je connaissais le visage de chaque garçon et où je me sentais complètement chez-moi.

Nous sommes sortis vers huit heures et j'ai vu alors mon premier « black‑out » de Paris, plus sévère que celui de Marseille. Je ne sais pas ce que peut être Londres pendant le black‑out, mais Paris offre un spectacle merveilleux. La Place Vendôme, très légèrement éclairée par la lumière bleuâtre de quelques lampadaires, prend un aspect irréel et semble appartenir à un autre monde. La rue de Rivoli, avec ses fameuses arcades, devient une forêt chimérique d'arches. De temps en temps on aperçoit la cape et le casque blancs des sergents de ville. C'est à peine si l'on voit son chemin. Un siècle s'est évanoui. Voilà le Paris du Second Empire qui renaît, faiblement éclairé au gaz ; la ville moderne a disparu. Ravie, j'ai insisté pour aller à pied jusqu'au Fouquet's où après avoir tourné dans la porte à soufflets dont les battants ont été rendus opaques, nous nous sommes trouvés aveuglés par la lumière électrique ; nous étions à nouveau au milieu des banquettes de peluche et du bruit de bavardage d'un restaurant du vingtième siècle. La cuisine est aussi excellente qu'autrefois et nous avons bu un très bon vin.

 p33  J'ai eu la joie de recevoir la visite d'un vieil ami, Lovering Hill, chef de l'American Field Service, auquel j'ai, avec ma fille et à la mémoire de son père tué pendant la Guerre de 1914, fait don d'une ambulance. Au cours de la conversation, il m'a dit que quelques‑uns des jeunes volontaires sont découragés par le manque d'activité et ont le mal du pays. Je l'ai chargé de transmettre une invitation à trois d'entre eux pour qu'ils dînent avec Bidda et moi‑même.

Quelques jours après nous nous sommes donc retrouvés chez « Maxim's ». C'est paraît‑il l'endroit le plus gai. On y danse et il faut retenir sa table bien à l'avance malgré que les prix soient exorbitants. Les hommes sont en uniforme ou en costume sombre. Les femmes en robes noires courtes. L'habit ou les épaules nues du Paris d'avant-guerre sont quand même hors de saison.

Un autre soir j'ai diné au Café de Paris qui a le meilleur chef de la capitale : le restaurant n'était qu'à moitié plein ; on n'y dansait pas, mais un sympathique violoniste jouait la troisième Etude de Chopin et « Pelléas et Mélisande ». « Les Ambassadeurs » sont, paraît‑il, bondés et ses attractions plus nues que jamais. Les cafés de Montparnasse, comme le Dôme, sont pleins à craquer de soldats en permission qui y viennent avec de jeunes personnes ou qui sont à la recherche de l'une d'elles. Ainsi la vie nocturne à Paris ne semble pas éteinte et on a l'impression que la guerre n'est pas encore entrée dans le stade de la réalité. Pendant le dîner avec Bidda et les trois volontaires de l'American Field Service nous nous sommes lamentés réciproquement sur l'été probablement ennuyeux qui nous attend.

 p34  Le Ritz est plein à l'heure du déjeuner, mais vide à l'heure du dîner. Il est aisé de trouver des tables dans les petits restaurants autour de Notre-Dame parce qu'il est maintenant difficile d'y aller.

Il a fait assez froid pendant ces douze jours et même humide. Avant-hier j'ai eu tort de sortir alors que j'avais mal à la tête et tous les symptômes d'un mauvais rhume de cerveau. Le soir j'ai dû me droguer d'aspirine. Pendant toute la nuit j'ai eu « la frousse ». Je me suis imaginée souffrant d'une pneumonie et j'entendais mes amis et ma famille, furieux parce que j'étais venue en France, me répéter : « Nous vous l'avions bien dit… Les femmes de votre âge devraient rester à la maison. » J'ai passé la journée d'hier au lit, lisant, quand je me sentais bien, les journaux de la semaine. Ils semblent répéter chaque jour, depuis l'invasion du Danemark et de la Norvège, ce que Paul Reynaud a déclaré le 11 avril : « Les Allemands ont commis une erreur de stratégie en envahissant la Norvège. » Malgré qu'un certain Quisling prétende représenter son pays alors qu'il n'est qu'une marionnette choisie par les Allemands, l'optimisme continue d'être de rigueur. On annonce en lettres moyennes les victoires allemandes et en grosses lettres les condamnations de Roosevelt contre les Allemands après chacune de leurs invasions et les succès que les Anglais auraient remportés sur mer et sur différents points des côtes de Norvège où ils auraient débarqué. Par ailleurs la Suisse vient de mobiliser encore soixante mille hommes ; à Rome la tension augmente et la presse de l'Axe plastronne en vantant la solidarité italo-allemande.

 p35  Ce matin comme la fièvre avait disparu j'avais décidé, pleine d'optimisme, que j'allais bien. Une journée chaude s'annonçait pour la première fois et j'ai contemplé de mon balcon les jeunes feuilles vertes. Comme c'était la dernière journée que je devais passer à Paris, j'avais décidé imprudemment de me lever et de sortir. A midi j'ai flâné en remontant les Tuileries, ma promenade favorite, puis les Champs Elysées. « Laurent », avenue Gabriel, est hermétiquement clos car son propriétaire au nom pittoresque, Monsieur Sécheresse, a rejoint son régiment ; mais « Fouquet's » avait descendu le grand store rouge et les garçons s'affairaient à mettre le couvert. Les enfants couraient et jouaient, les amoureux étaient assis sur les bancs des Champs Elysées : en fait, guerre ou pas guerre, c'était Paris au mois d'avril.

Je n'ai pu résister au désir de me soigner en prenant un excellent déjeuner composé de mes plats préférés : une sole, un pot de crème (le dimanche étant jour sans aucune restriction)​d1 et une carafe de vin rosé. Armée de Paris-Midi, je me suis assise sur une des banquettes de « Fouquet's », à l'extérieur. Je dois avouer que je paie cher ce plaisir qui semblait alors en valoir la peine car j'ai à nouveau attrapé froid.

Bellac, Mardi 23 avril —

J'ai passé toute la matinée d'hier à faire mes valises : j'ai trop de bagages pleins d'objets dont je ne ferai jamais usage. Après avoir endossé mon uniforme, je me suis regardée avec horreur et dégoût dans la glace : mon nez était rouge, mes cheveux trop courts et mon uniforme ridicule. Je n'ai pas osé regarder en face Maurice, le garçon de l'ascenseur. Bidda m'attendait  p36 dans le hall et paraissait très élégante par comparaison avec moi. Mais j'ai été réconfortée en apprenant qu'elle se sentait aussi peu à l'aise que moi‑même. « Regardez, Mrs. Hughes s'est‑elle écriée en m'abordant, « Stark a mal ajusté mes manches. » Assurément notre tailleur pour dames s'était trompé : il avait fixé les manches à l'envers et Bidda avait les plus grandes difficultés pour tendre les bras en avant. Nous nous témoignâmes une pitié réciproque et nous décidâmes de noyer sur le champ nos chagrins au bar. Nous avons suivi la galerie qui à l'intérieur de l'hôtel, au milieu des vitrines de bagatelles aussi riches qu'avant la guerre, conduit du côté Vendôme au côté Chambon. Le bar était plein comme d'habitude. Schiaparelli se trouvait là, habillée en noir, avec un chapeau dont les bords lui cachaient les yeux. Elle portait une de ses dernières fantaisies, un foulard aux couleurs multicolores, sur lequel était imprimée la liste des restrictions alimentaires quotidiennes.​d2 L'idée bien française que le texte de ce foulard exprimait était que si la viande, la pâtisserie et d'autres choses encore sont soumises à des restrictions, l'amour, lui, ne connaît aucune restriction.

Mon cocktail dut produire l'effet recherché car je suis rapidement passée du complexe d'infériorité au complexe de supériorité — « Bidda, » ai‑je dit, « je trouve vraiment que nous avons meilleur air que Schiaparelli. Je pense qu'elle a l'air ridicule. » Après avant jeté à la ronde un coup d'œil d'inspection, nous avons décidé que toutes les familles avaient l'air stupides dans leurs costumes tailleurs et leurs chapeaux rabattus sur les yeux alors que nous au moins nous étions dans le mouvement. D'ailleurs un des volontaires de Field Service, Frank Hamlin, qui était venu  p37 finir pour ma sauvegarde mon second Martini, me confirma que nous avions très belle allure.

En sortant du restaurant nous avons croisé Mr. Ridgely Carter et son fils, Bernard, de la Banque Morgan, Mrs. Grenville Emmett et Eva Dahlgren, auprès desquels nous nous sommes excusés d'avoir une allure si étrange. Je me suis sauvée avec Bidda le plus rapidement possible car à nouveau nous étions saisies du complexe d'infériorité que nous donnait l'aspect de nos uniformes.

A deux heures précises nous sommes arrivées au bureau avec nos bagages et… ma radio. Nous y avons trouvé Miss Dolan qui est provisoirement la Directrice du Centre de Bellac. Mince, des cheveux gris courts, des yeux bleus, le visage hâlé par le grand air, elle est le type idéal pour porter l'uniforme. Décorée de la Croix de Guerre de 1918, elle a l'élégance d'un colonel de l'armée britannique. Son aspect a de nouveau fait naître en moi le sentiment que physiquement je suis inférieure à la tâche qui m'attend.

Nous nous sommes entassées dans la voiture. Miss Dolan au volant avec Bidda à ses côtés, moi à l'arrière avec les bagages. Nous avons traversé Orléans, puis Châteauroux et nous sommes arrivées à Bellac hier soir après la tombée de la nuit. Notre Centre est installé dans un château qui même à cette distance du front est, come le village, plongé dans l'obscurité totale pour respecter les ordres de la Défense Passive.

Nous avons été accueillies par Susan Hammond et Elisabeth Adams, deux volontaires qui remplissent les fonctions de chauffeurs. Nous avons pris rapidement un dîner froid et on m'a annoncé que je ne pourrai  p38 pas être logée dans le château mais que je le serai de l'autre côté du parc, dans une maison du village. Je m'y suis rendue en traversant ce parc tandis qu'un vent glacial me faisait frissonner jusqu'à la moelle des os. J'ai monté deux étages pour me trouver dans cette chambre à coucher inoubliable. Les murs sont recouverts d'un papier bleu hurlant sur lequel sont dessinées des lignes verticales en zigzags, alternativement jaunes et noires. Le matelas du lit pour deux personnes est tout bosselé et une chaise au siège dur complète l'ameublement de cette pièce dont l'éclairage électrique est pauvre. J'allais oublier ce qui la rend luxueuse : un cabinet de toilette qui a un miroir, une table et un lavabo avec un robinet d'eau chaude où aucune eau chaude n'arrive. Il y fait froid et humide comme dans une tombe et réellement je me demande si cette chambre ne sera pas mon cercueil et si ma carrière militaire ne va pas se terminer dans cette ville de province.

Pendant le voyage le rhume dont je croyais m'être débarrassée a fait sa réapparition : il est tombé sur la gorge et depuis mon arrivée je suis aphone. Grelottante, j'ai mis ma robe de chambre, je me suis enroulée dans une couverture de voyage que j'avais heureusement apportée et après avoir absorbé une bonne dose d'aspirine, je me suis mise au lit.

Au milieu de la nuit, j'ai entendu pour la première fois l'appel sauvage et aigu d'une sirène qui donnait l'alerte. Résignée à mourir tuée par une pneumonie, l'idée de mourir tuée par une bombe ne m'effrayait pas et je n'ai pas été le moins du monde émue par ses cris perçants. J'ai entendu la domestique dont la chambre était voisine de la mienne, fermer sa porte à clef et descendre à tâtons les escaliers pour aller à la cave :  p39 mais il n'était pas question de cave pour moi. Il paraît qu'on donne d'ailleurs l'alerte à Bellac plus souvent que dans les localités qui sont dans la zone des armées. Le signal de la fin de l'alerte a été donnée après l'aube, au moment où j'étais arrivée à me rendormir.

J'avais réglé mon réveil pour sept heures un quart parce que le petit déjeuner est servi, m'avait‑on dit et répété, à sept heures et demie. Je me suis affublée de mes vêtements humides, j'ai jeté sur mes épaules mon manteau de pluie de Schiaparelli doublé de flanelle rouge qui tient chaud et j'ai couru prendre ma place parmi des gens rassemblés autour d'une longue table, buvant du café au lait. J'ai été présentée par Miss Dolan et j'ai distribué des poignées de main à la ronde, à la mode française, ne pouvant retenir un seul nom. Je me demande si je pourrai jamais identifier toutes ces femmes inconnues, la plupart assistantes sociales et infirmières.

J'avais mal à la tête et à la poitrine, je n'avais plus de voix et me sentais bien malade. Au milieu de ces visages étrangers que j'aimais le sourire réconfortant de Bidda ! J'ai essayé de chuchoter que je ne pouvais parler, mais comme il faut toujours être poli et que j'étais l'invitée, c'est moi qui ai dû engager la conversation. J'étais censée voir comment les livres étaient tenus et comment la cantine et le magasin étaient organisés. Au fur et à mesure que chaque heure passait, je me sentais soulagée en pensant que devant me coucher à neuf heures je n'avais plus à subir mon supplice que pendant dix heures, pendant neuf heures…

Après le déjeuner je suis descendue visiter notre Foyer qui a été fondé grâce à un don de Charles Boyer.  p40 On l'appelle naturellement « le Foyer Boyer ». Il veut se donner des allures d'un club où les réfugiés viennent se reposer et se distraire. Quand j'y suis arrivée, un groupe de charmantes vieilles femmes, portant des châles noirs, y était assis en train de coudre et de boire du café tandis qu'à d'autres tables des jeunes filles travaillaient et bavardaient. Il m'a été expliqué que ces pauvres Alsaciens, éternelles victimes des conflits entre la France et l'Allemagne, avaient été dès le premier jour de la guerre, sur l'ordre des autorités françaises, pratiquement expulsés de leurs foyers qu'ils devaient quitter dans un délai de quelques heures, en emportant seulement quelques bagages à main. Le patois qu'ils continuent de parler rend difficiles leurs rapports avec la population de cette region et ils sont ainsi matériellement et moralement très malheureux.

J'aurais dû circuler au milieu des groupes et converser avec eux, mais devenue presque complètement muette j'ai dû me retirer dans un coin pour essayer de comprendre et sentir l'ambiance. C'est là qu'on m'a apporté un câble m'annonçant que je suis devenue grand'mère pour la première fois. Une fille est née et je me demande vraiment si je pourrai survivre et jamais voir cette enfant.

Bellac, Jeudi 24 avril —

Je suis alitée depuis deux jours. J'ai une légère bronchite. Je suis dégoûtée, honteuse d'être malade. Il pleut sans répit et mon linge est humide comme une serviette éponge : cela n'aide pas à mon rétablissement.

Tout le monde se montre très bon et chaque infirmière a son remède à m'offrir. Une d'elles a insisté pour que je prisse des inhalations et trois fois par  p41 jour, la tête penchée au‑dessus d'une bouillotte, je respire des herbes, des larmes au coin des yeux. Une autre m'a donné du Vicks. Mais en realité ce sont les trois chauffeurs, mes amies américaines, qui vont me guérir. Ce matin mes compatriotes ont insisté pour qu'on célèbre le fait que j'étais devenue grand'mère par une « champagne party ». C'est le premier pas sur la voie de la résurrection et ce soir je les ai remerciées en offrant à mon tour une « champagne party ». Elles ont découvert un champagne à quinze francs la bouteille qui est plutôt chaud, mais avec des Petits-Beurres il n'est pas trop mauvais.

Les nouvelles de la guerre en Norvège semblent continuer de laisser les Français indifférents. D'ailleurs les informations à ce sujet sont assez confuses. La radio est sans intérêt et les journaux locaux sont vides. D'après eux, les Alliés et les Allemands semblent également vainqueurs.

Bellac, Lundi 29 avril —

Le bureau de Miss Morgan a téléphoné de Paris pour me faire savoir qu'aussitôt que j'estimerai connaître la situation, je devrai rentrer à Paris d'où je partirai pour Revin. Bien contente, j'ai assuré Miss Dolan que je connaissais les problèmes du Centre aussi bien que je pourrai jamais le faire et j'ai commencé à tout préparer pour partir demain.

Depuis mon arrivée ici les journées ont passé lentement. Dès que j'ai pu sortir, j'ai rempli mes fonctions d'apprentie-directrice et d'inspectrice qu'on m'avait assignées.

Je me suis d'abord occupé de la question habillement sur laquelle on m'a demandé d'envoyer un rapport  p42 à New York. Mes compatriotes ont généreusement expédié des caisses de vêtements et sont, à juste titre, curieux de savoir ce qu'il en advient. Les Alsaciens, pour dire brièvement la vérité, ne comprennent pas très bien ces vêtements. Des pyjamas ? Qui leur a jamais parlé d'une telle chose. Comme doivent le faire tous les paysans français, ils se contentent d'enlever le pantalon et de se mettre au lit en caleçons. Les « pullovers » américains d'autre part, ont une entrée trop petite pour les têtes alsaciennes qui refusent de s'y frayer un chemin. Des dames américaines, pleines de bonnes intentions, ont taillé des pantalons sans avoir une notion bien précise sur les tailles des garçons. Aussi m'a‑t‑on demandé instamment de prier ces dames de laisser un peu plus de place sur le devant. J'ai pris note de tout cela avec un air très sérieux car la question n'était pas censée être drôle. Sur l'insistance de Miss Dolan, je suis allée visiter de misérables chaumières, sales et malodorantes, engageant la conversation en mauvais allemand avec des femmes malades et des vieillards qui ne sentaient pas bon. Je me suis demandé tout le temps si je n'allais pas attraper la tuberculose et à la dérobée je m'essuyais les mains après les inévitables et interminables poignées de mains. C'est navrant : je dois dire que mon travail d'assistance sociale me conduira à ce foyer du soldat où je me sentirais plus à mon aise, puisque j'ai déjà travaillé en 1918 dans un hôpital militaire et que je sais ainsi, plus ou moins, ce qu'il faut faire.

On continue de discuter très peu les nouvelles internationales. Il apparaît cependant que l'Allemagne a par une blitzkrieg aérienne brisé les tentatives des  p43 Alliés en Norvège. Hitler vient de livrer à la publicité les documents qualifiés par lui de « secrets » pour justifier l'invasion de ce pays neutre. Mais tous ces événements dans le nord de l'Europe ne suscitent aucune inquiétude chez les Français. Quant à Roosevelt, d'après les journaux, il aurait la semaine dernière, après avoir reconnu officiellement qu'il y avait un état de guerre entre l'Allemagne et la Norvège, répété avec force qu'en tous cas l'Amérique continue de rester neutre. Décidément tous ceux que l'Allemagne menace font systématiquement la politique de l'autruche.

Paris, Mardi 30 avril —

Le premier geste de Christophe Colomb lorsqu'il a découvert le Nouveau-Monde a été de tomber à genoux et d'embrasser le sol : j'ai eu tout à l'heure l'envie de l'imiter en arrivant au Ritz, heureuse de retrouver le chauffage et le confort.

J'ai quitté Bellac ce matin sous une pluie froide et pénétrante après avoir fait mes adieux à Bidda, à Elisabeth et à toutes les femmes que j'ai appris là‑bas à connaître et à apprécier. Susan Hammond m'a conduite à la gare et je suis partie, avec une joie que je ne lui ai pas dissimulée, d'un des rares endroits de France que j'espère ne jamais revoir.

Le train était très long et comme j'étais arrivée à la dernière minute, j'ai été obligée d'aller dans un compartiment de troisième classe par hasard plein de réfugiés alsaciens. Ceux‑ci, avec la cordialité qui règne en troisième classe, m'ont fait entrer aussitôt dans leur intimité et, convaincus que mon uniforme indiquait un rang élevé dans l'armée, ils m'ont donné la place  p44 près de la fenêtre et ils m'ont fait partager leurs repas variés. Je suis sortie de la gare d'Austerlitz — car la gare d'Orsay est fermée depuis la guerre — moi qui étais venue pour aider ces Alsaciens, escortée cérémonieusement jusqu'à mon taxi par tous les voyageurs du compartiment qui portaient mes bagages et ma radio.

Dès mon arrivée à l'hôtel j'ai demandé à la femme de chambre d'essayer de réparer, aussi bien qu'elle pourrait le faire, mon uniforme dont les morceaux n'avaient tenu que parce qu'ils avaient été accrochés les uns aux autres par des épingles de nourrice.

Je l'ai interrogée sur ce qu'on dit à Paris. Elle m'a répondu d'un air indifférent qu'Hitler aurait lancé une proclamation dans laquelle il félicite ses soldats et annonce que la guerre de Norvège est définitivement gagnée par lui.

Paris, Lundi 6 mai —

Le lendemain de mon arrivée, je suis allée consulter un docteur qui à cause de son âge n'a pas été mobilisé. Il m'a prescrit un traitement de rayons ultra-violets et de piqûres de calcium que j'ai pu suivre pendant toute la semaine et que j'ai terminé aujourd'hui car je pars demain pour Revin, dans le nord.

Le temps a été assez gris et pluvieux, mais la tiédeur de ce début de mai a fait rapidement pousser toutes les feuilles et Paris offre le charme habituel de son printemps naissant.

Je n'ai pas pu partir plus tôt parce qu'il me faut pour aller dans la « Zone des Armées » une série de nouveaux papiers. En dehors des démarches pour les obtenir, je n'ai rien eu à faire pour le service et j'en  p45 ai profité pour me reposer et flâner, heureuse, dans mes rues favorites.

Le Matin appelle Hitler « le Crocodile » et ce crocodile, qui a déjà croqué entres ses puissantes mâchoires un bon nombre de pays, semble prêt à en croquer d'autres. D'ailleurs ce journal nous assure en même temps que l'Allemagne est divisée par des différends, que les troupes ennemies meurent de faim, qu'entre nous et le crocodile se dresse en tous cas la fameuse Ligne Maginot et l'armée française encore plus fameuse. En dehors du compte-rendu d'une escarmouche occasionnelle dans les Vosges et des tirs de la D. C. A. pendant la nuit, la guerre continue de sembler lointaine et irréelle en Norvège où les Allemands remportent des succès qu'on ne nie plus.

Enfin l'Amérique a cessé d'être neutre malgré la dernière proclamation de Roosevelt. En effet quelques courageux habitants de Pittsburg viennent d'intervenir dans le conflit d'une façon décisive… en offrant un million de dollars en espèces à tout individu ou groupe de personnes qui livrera Hitler intact à la Société des Nations afin qu'il soit jugé pour les crimes qu'il a commis contre le monde !

Je suis allée chez Rouff commander quelques jolies robes pour ma petite fille. J'ai revu toutes mes anciennes vendeuses qui ont été heureuses d'apprendre que ma fille, qu'elles avaient habillée lorsqu'elle était enfant, avait un bébé. J'ai fait rectifier mon uniforme de Creed : c'est un chef-d'œuvre de coupe. Enfin j'ai profité de ce que mon coiffeur habituel est mobilisé à proximité de Paris, à Saint-Cloud, et qu'il peut ainsi venir une fois par semaine prendre soin de son ancienne clientèle, pour me confier à ses soins.

 p46  J'avais découvert en lisant les journaux qu'André Barsacq que j'avais connu à New York, présentait une nouvelle pièce : « Marie-Jeanne ». André Barsacq est venu déjeuner avec moi.

J'ai aussi retrouvé mon grand ami et professeur de diction, Jean Dasté, qui a été en 1937 et 1938 l'étoile du théâtre français à New York. Il est mobilisé dans l'armée de l'air, mais a obtenu une permission pour venir à Paris et y rester pendant tout le mois de mai afin de terminer avec Jean Gabin un film intitulé « Remorques ».

André Barsacq m'a dit avec fierté qu'il est soldat de premiere classe, alors que le pauvre Dasté, ayant manqué — je ne sais pour quelle raison — une année de préparation militaire est « deuxième classe » et ne touche que la célèbre paye d'un franc par jour !

J'ai vu avec Jean Dasté la pièce de Barsacq qui est, m'a expliqué celui‑ci, une renaissance du mélodrame. Nous avons dû y aller à sept heures et demie car les théâtres de Paris lèvent maintenant leur rideau de bonne heure.

Barsacq et Dasté veulent absolument me traiter en grande héroïne parce que je suis venue participer à leur guerre. Je leur ai dit que loin d'être considérée chez moi comme une héroïne, je suis plutôt traitée d'idiote et que, jusqu'à présent, l'expérience m'a démontré que l'opinion de ma famille paraît assez juste et fondée.

Hier j'ai déjeuné avec Dasté à la terrasse de « Fouquet's ». Il avait ôté son uniforme et apparaissait à mes yeux avec son air habituel dans un costume de tweed gris et une chemise bleu foncé. Son visage est tanné, ses yeux sombres et intelligents aussi lumineux que  p47 d'habitude. Quand je pense à lui, je me rappelle toujours ce qu'il m'a dit une fois : « Je suis comme un arbre ; mes racines sont dans le sol de France. »

Il m'avait réservé une surprise : à la fin du déjeuner il m'a annoncé qu'il avait des billets de faveur pour « Ondine », pour le soir même ; nous avions l'un et l'autre voulu voir la pièce de Giraudoux que l'on continue de donner à Paris. Il m'a en même temps dit qu'il reviendrait me chercher en uniforme pour que je pusse l'admirer en soldat.

Je finissais de m'habiller, de mettre ma robe rouge favorite de Lanvin et un manteau noir dont je viens de faire l'acquisition, lorsque la sonnerie du téléphone retentit et une voix annonça « Le Général Dasté est en bas. » Je me suis demandée quelle serait l'allure qu'aurait mon ami car c'est un acteur, mais je n'étais certainement pas préparée à ce que j'allais voir. L'armée de l'air est habillée en bleu sombre et l'uniforme du soldat ordinaire ressemble assez à celui d'un porteur de gare. Je crois que le personnel du Ritz, devenu snob comme une partie de la clientèle, a dû se sentir légèrement déroutée lorsqu'il nous a vus sortir bras dessus, bras dessous, riant aux éclats.

J'avais lu « Ondine » et j'étais curieuse de voir le spectacle, car je ne lui avais trouvé à la lecture ni queue, ni tête. Mon impression n'a pas été modifiée. Louis Jouvet fait un superbe Ritter Hans, mais Madeleine Ozeray, à mon avis, est totalement dépourvue des qualités que doit avoir une « Ondine ».

Le spectacle qui a commencé à six heures trente s'est terminé vers dix heures. Nous sommes allés nous restaurer au Café de Paris, ayant encore deux heures devant nous avant l'heure de la fermeture obligatoire.  p48 Le restaurant était presque entièrement vide. Nous avons pris une table dans un coin et décidé de souper au caviar et au champagne. Je n'ai jamais su boire et j'ai toujours eu le vin triste. Les cocktails me faisaient dormir et le champagne me rendait sentimentale. La guerre a dû opérer en moi je ne sais quelle transformation d'ordre psychologique et physiologique : le champagne s'est mis enfin à produire l'effet qu'il doit avoir sur tout individu, je me suis sentie devenir animée et gaie jusqu'au moment où le personnel du restaurant nous a littéralement expulsés.

Revin, Mercredi 8 mai —

Revin est un des points les plus avancés du nord des Ardennes, à l'endroit où elles pénètrent comme un doigt en Belgique. C'est une ville industrielle et laide qui s'étale dans la vallée sinueuse de la Meuse. Les collines boisées qui l'entourent sont escarpées. L'air y est léger et clair.

J'y suis arrivée hier et pour m'y rendre je suis descendue du train à Mézières, une affreuse ville d'usines et un nœud important de communications ferroviaires. Mrs. Adaline Massey, la Directrice du Centre, est venue à ma rencontre à la gare. Elle est de l'État de Virginie et a les manières les plus cordiales et les plus réconfortantes. « Nous avons des légumes verts pour vous » a‑t‑elle crié aussitôt d'une voix joyeuse, « car j'ai entendu dire que vous avez besoin d'un régime spécial. » « Oh mon Dieu ! » ai‑je pensé, « me voilà déjà cataloguée ici comme une malade et une personne difficile. »

Je me suis encore une fois sentie gênée par l'excès de mes bagages que j'ai essayé d'empiler dans la voiture.  p49 Je n'ai cependant emporté de Paris que ce que j'ai considéré être le minimum indispensable puisque mes ordres sont de rester à Revin jusqu'à après-demain, jour où un chauffeur viendra me chercher de Blérancourt pour m'y conduire afin que j'y reste probablement un mois. Ce minimum comporte deux couvertures de voyage, quelques robes en dehors de mon uniforme, une bouillotte pour le lit, deux peignoirs, plusieurs paires de chaussures, ma radio, le masque à gaz, les photographies des enfants et environ une douzaine de romans que je n'ai encore jamais eu le temps de lire.

Le centre, beaucoup plus réduit qu'à Bellac, est logé dans deux petites villas qui se font face de chaque côté d'une ruelle étroite. J'y ai trouvé, en dehors de Mrs. Massey, deux charmantes jeunes filles américaines qui servent de chauffeurs, Katherine Garrett de Baltimore et Mary Rutherford fiancée à un officier français.

Mrs. Massey est adorée de tout le monde. Elle a passé a Revin tout l'hiver qui a été exceptionnellement rigoureux, mais ses trésors de bonne humeur sont restés inépuisables. Je me suis sentie immédiatement à l'aise et ne souhaiterais qu'une chose : pouvoir rester à Revin et y travailler.

Après le déjeuner Mrs. Massey a proposé de faire un tour dans le pays. La Ligne Maginot se termine à Charleroi : Revin se trouve donc en avant de la Ligne à quelques kilomètres de la frontière belge et à peu de distance du Luxembourg.

Le soleil luisait très faiblement : c'était la première journée de beau temps. Des sentinelles gardaient les ponts sur la Meuse, tous minés et que nous avons dû  p50 à cause de cela traverser lentement. Les coteaux boisés sont emplis de troupes, surtout de troupes de choc noires que les Allemands, paraît‑il, craignent plus que toutes autres. Je dois dire que ces Marocains et Algériens ont, en effet, l'air d'être des adversaires assez terrifiants. Mrs. Massey m'a designé les emplacements bétonnés pour les canons, les abris contre les attaques aériennes et les réseaux de fils de fer barbelés qui ont été placés jusqu'au milieu même du fleuve. L'endroit ressemble ainsi à un arsenal plein d'animation et ce spectacle — il est vrai que je suis une profane — me fait croire que la France est très bien protégée dans l'éventualité où l'Allemagne, comme en 1914, envahirait la Belgique. Malgré tout je ne comprends pas qu'on ait négligé de prolonger la Ligne Maginot en laissant ainsi au Nord une porte ouverte qu'on essaye maintenant de fermer grâce à ces nouveaux travaux.

Les habitants des Ardennes ont toujours été ceux qui ont enduré les pires dévastations de la guerre et la région de Revin est pleine non seulement de noms qui rappellent 1914 mais même pour moi, dont la connaissance de l'histoire est assez faible, de noms de batailles qui remontent au Roi Soleil. La vie dans les Ardennes n'est pas aisée et les gens du Nord sont d'un type tout différent de celui des Français du Sud. On y trouve de nombreux cas de tuberculose et de maladie des os. Les femmes semblent trouver assez naturel que leurs enfants ne survivent pas aux durs hivers qu'ils doivent traverser. Ces gens sont farouches, fiers et n'aiment pas, d'une façon générale, tous ceux qui sont étrangers à leur province. C'est, je crois, le caractère magnifique de Mrs. Massey qui a seul permis de renverser tous les préjugés et de laisser notre groupe accomplir  p51 son œuvre d'assistance sociale et de protection de l'enfance. Notre Directrice a créé des ouvroirs dont le but est de donner du travail aux jeunes filles et aux femmes des Ardennes privées des salaires de leurs parents mobilisés ; comme elles ne reçoivent qu'une indemnité insuffisante, elles sont heureuses d'avoir ce petit appoint. Nous avons visité plusieurs de ces ouvroirs. L'un d'eux m'a paru particulièrement touchant : des jeunes filles de seize à dix-sept ans y étaient occupées à faire des layettes pour les futures mères. Revin, je l'ai dit, est rempli de troupes depuis plusieurs mois et ces jeunes filles qui sont à un âge où l'on est romanesque, et qui sont tous les jours dévorées des yeux par les soldats, exécutent un travail qui doit les faire penser à des foyers dont l'avenir incertain rend la perspective précaire.

Ainsi depuis deux jours je me passionne de plus en plus pour notre œuvre. Je me sens de nouveau bien et pleine d'énergie. Je m'habitue à vivre avec un groupe de femmes — ce dont je m'étais cru incapable. J'aime en outre l'excitation que crée la pensée d'être à la frontière même. Mrs. Massey m'a raconté qu'au mois de novembre, quand la rumeur a circulé que la Hollande allait être envahie, Revin avait vécu trois jours d'alerte. Il y a quelques jours, elle a assisté à un duel entre un avion français et un avion allemand et je souhaite — je le confesse — de connaître bientôt de telles expériences. En attendant, la seule réaction, chez les Alliés, de leurs défaites en Norvège a été un débat à la Chambre des Communes. Il semble que Chamberlain a été vivement attaqué mais il est quand même sorti du débat avec une majorité de 80 voix.

 p52  Revin, Jeudi 9 mai —

Après le déjeuner, Mrs. Massey m'a proposé de monter avec elle à Givet, la toute dernière ville des Ardennes françaises. Notre programme était de traverser la frontière et d'entrer en Belgique pour explorer une partie du No Man's Land de cette région puisque l'une des tâches du Centre est d'évacuer les malades et les vieillards en cas d'attaque allemande. Un appel de secours urgent peut à tout moment venir de ce bout de terrain et bien qu'il ne soit pas strictement territoire français, il vaut mieux en connaître la topographie.

Les sentinelles, à notre grande surprise, nous ont laissés passer sans difficulté et nous nous sommes trouvés dans une vallée paisible et déserte. A environ deux ou trois kilomètres devant nous se trouvait la frontière belge, alors que la frontière française était derrière nous. Nous avons avancé lentement jusqu'au moment où nous sommes arrivées à une ferme qui paraissait habitée mais où, en fait, nous n'avons trouvé personne. Elle semblait constituer un cul‑de‑sac, car le chemin sur lequel nous nous étions engagés y prenait fin ; mais il en partait deux sentiers. Nous avons décidé de suivre en voiture celui qui montait. Nous n'avions fait que quelques centaines de mètres lorsque le sentier s'est rétréci et j'ai eu alors subitement une sensation très nette de danger. Le ciel était bleu et pur. Il n'y avait autour de nous qu'une campagne paisible et endormie, cependant chacun de mes nerfs me disait : « Retourne. » Je ne voulais assurément pas avouer que j'avais peur, car cela aurait paru stupide. Mais je ne voulais pas non plus méconnaître un instinct  p53 qui me donnait un avertissement aussi vif. Je m'en suis tirée en proposant de faire demi-tour, car la route semblait n'aboutir nulle part. Comme nous ne pouvions pas faire cette manœuvre, j'ai suggéré de faire marche-arrière, donnant comme excuse la crainte d'endommager la voiture. Je ne me suis jamais sentie si contente que lorsque nous sommes sorties du sentier et que nous nous sommes retrouvées en deçà de la frontière française. Je ne sais vraiment pas de quoi j'ai eu peur : ce n'est certainement pas les Allemands, car je n'ai jamais pu avoir peur de ceux‑ci : j'ai simplement senti que ce terrain était malsain pour moi.

Nous roulions depuis quelques minutes sur la grande route lorsque Mrs. Massey s'est écriée : « Regardez !… Les Anglais ! » C'était, en effet, un long convoi de camions et de Tommies qui obstruait la route. Heureuses de voir pour la première fois en France des soldats anglais, nous sommes sorties de voiture et avons engagé la conversation avec eux. Ils étaient eux‑mêmes contents d'entendre des voix américaines.

Tout à l'heure, pendant que nous rangions la voiture, Mrs. Massey m'a dit : « C'est curieux, ces Anglais… ils semblaient n'être venus de nulle part. » Je lui ai répondu : « Demain, ce sera peut-être les Allemands. »


Note de l'auteure :

1 Guillaumet a été tué le 27 novembre 1940 alors que l'avion qu'il pilotait et qui transportait l'ancien Préfet de Police Jean Chiappe, nommé Haut Commissaire en Syrie, a été attaqué ou a disparu dans des conditions mystérieuses entre la Tunisie et ce dernier pays.


Notes de Thayer :

a Anne Tracy Morgan, fille du financier John Pierpont Morgan, connue surtout pour les secours qu'elle porta aux sinistrés pendant la Grande Guerre. Dans le livre de Margaret Hughes, nous la voyons reprendre ce rôle dans la guerre de '39. Le château de Blérancourt (Aisne), dont il sera fait état plus bas et souvent au cours du livre, fut aménagé par Morgan pour servir de centre d'accueil, puis restauré à ses frais dans l'entre-deux‑guerres : lui aussi reprit son rôle de la Grande Guerre. Il abrite désormais le Musée national de la coopération franco-américaine.

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b Il s'agit bien entendu du célèbre pionnier de l'aviation française, Henri Guillaumet (1902‑1940).

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c L'hôtel particulier d'Anne Morgan à New York, luxueuse habitation dans un des quartiers les plus chics de la ville, bien entendu ; en 1971 la demeure fut donnée aux Nations-Unies pour servir de domicile officiel du Secrétaire-Général.

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d1 d2 Les premières restrictions alimentaires furent imposées par le gouvernement français en avril 1940 justement : pas d'alcool les mardi, jeudi, samedi ; pas de glaces ni pâtisseries les lundi, mardi, mercredi ; pas de viande les mercredi, jeudi, vendredi ; pas de charcuterie les jeudi et vendredi ; pas de triperie le vendredi.


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Page mise à jour le 13 fév 21