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I : Drôle de guerre
avril-mai 1940

Cette page reproduit un chapitre de

Les lauriers sont coupés…

de
Margaret Hughes

publié chez
Brentano's,
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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III : Armistice
juin-septembre 1940

 p55  II
Blitzkrieg
mai‑juin 1940

 [p56]  [page laissée en blanc]

 p57  Blérancourt, Vendredi 10 mai —

La Guerre a commencé.

Ce matin j'ai été réveillée à Revin par le bruit d'une cannonade lointaine. J'ai sauté hors du lit et, dans la clarté de l'aube, j'ai vu la rue qui s'emplissait de monde, femmes à moitié habillées, enfants et soldats. Ils regardaient tous en l'air et, les imitant, j'ai vu la cause de leur agitation : deux avions qui ne semblaient être que deux petites taches dans le ciel, étaient engagés dans un combat. On ne les voyait pas distinctement, mais de temps en temps une bouffée de fumée bleuâtre apparaissait dans le ciel. C'était beaucoup moins excitant qu'une bataille au cinéma et je devais me persuader qu'il s'agissait d'une lutte à mort entre un Français et un Allemand.

Mrs. Massey a surgi à son balcon, de l'autre côté de la ruelle, me faisant des signes et criant que l'alerte était donnée. L'alerte dans d'autres parties de la France signifie simplement : « Descendez à l'abri », mais, ici, à la frontière, cela a un sens très différent et bien plus grave. Elle a crié alors quelques mots au sujet de ce qu'elle venait d'entendre à la radio : il avait été question de Belgique, de Hollande et des Allemands, mais je lui ai rappelé qu'il y avait eu plus d'une fausse alerte à ce sujet depuis novembre.

Je me suis habillée en un temps record et suis allée la rejoindre dans la villa où les membres de notre groupe plus ou moins vêtus attendaient les nouvelles anglaises de la B. B. C. qui sont données à sept heures.  p58 Visiblement quelque chose d'important se préparait. Nous étions groupés autour du poste lorsqu'enfin le signal d'identification s'est fait entendre. Le speaker a alors annoncé que ce vendredi dix mai, dans la nuit, à trois heures (en d'autres mots juste quatre heures auparavant), des divisions allemandes avaient pénétré à la fois en Hollande, en Belgique et dans le Luxembourg. Ainsi cette guerre, cette « Bore War », cette « drôle de guerre », cette « Sitzkrieg » puisqu'on l'a ainsi baptisée de tous ces noms est enfin devenue une vraie guerre et nous y sommes en plein.

Au dehors la ville s'agitait. Elle s'est emplie subitement de motocyclettes, de camions et de tanks. Les soldats riaient et lançaient des jurons. Les femmes regardaient devant elles, les yeux hagards. Plusieurs se trouvaient là en 1914 et n'ont aucune illusion sur ce que représente une invasion allemande.

A sept heures trente, le Radio-Journal de France a donné à son tour des nouvelles pessimistes : des groupes de parachutistes ont atterri en Hollande et l'armée belge bat déjà en retrait sur le Canal Albert.

Mrs. Massey a insisté justement pour qu'on prenne le café que notre petite servante française était en train de préparer. Elle a profité de cet entr'acte pour distribuer les ordres d'évacuation préparés depuis plusieurs semaines par Miss Morgan à qui nous avons essayé de téléphoner à Paris : la ligne était morte, réquisitionnée par les autorités militaires.

Je dois dire que je suis fière d'être femme : aucune de nous, française ou américaine, n'a manifesté le moindre signe d'énervement. Mrs. Massey a envoyé les jeunes filles inspecter les voitures et a demandé  p59 aux infirmiers de descendre à la cantine pour s'occuper des enfants comme à l'habitude, jusqu'au moment où on pourrait voir comment les choses tourneraient.

Je n'étais, quant à moi, qu'un colis encombrant, dépourvue de mon permis de conduire qui par suite d'une confusion n'est pas arrivée. Mrs. Massey ne sachant pas que faire de moi m'a finalement chargée de vérifier les lampes de poche. Elle m'a déclaré que toutes les piles devaient être en bon état. La douzaine que j'ai essayées, portaient, ô ironie ! la marque « Wonder Piles », mais j'établissais vainement tous les contacts imaginables. Mrs. Massey voyant mon désespoir est venue à mon secours et m'a expliqué qu'il fallait recourir à des « trucs », celui du morceau de carton étant un des meilleurs. J'ai donc essayé le carton avec mes « Wonder Piles » qui avaient plus d'individualité qu'un groupe de singes. Ainsi pendant que les Allemands continuaient d'avancer, je suis restée assise sur le lit de Mrs. Massey me livrant à ce travail et me demandant comment celui qui aurait en mains ces piles pourrait jamais s'en servir en cas de besoin urgent.

A neuf heures les nouvelles de la B. B. C. ont été encore plus mauvaises et chaque demi-heure les informations nous ont apporté des preuves que les Alliés ne semblent pas être prêts.

J'ai rejoint ensuite Mrs. Massey pour aller avec elle acheter du fromage et du chocolat que nous voulions mettre en réserve dans les voitures. Elle était certaine quand je l'ai quittée que Miss Morgan viendrait le plus tôt possible de Paris en automobile pour surveiller l'évacuation de Revin à laquelle, d'après son plan,  p60 doivent participer toutes les voitures et les chauffeurs des centres de Blérancourt et de Bellac.

Je me suis alors demandé comment je pourrais rejoindre, comme je devais le faire, le poste dont j'avais la responsabilité à Blérancourt puisque cette ville se trouve à moitié chemin entre Revin et Paris et qu'il ne me semblait pas possible que le chauffeur qui devait venir me prendre, pût arriver jusqu'à moi. Les routes, pensais‑je, doivent être encombrées de troupes qui se dirigent vers le nord et je doute que qui que ce soit soit autorisé à les utiliser.

Mrs. Massey nous a demandé de nous tenir prêtes à partir au premier signal et d'abandonner au besoin nos bagages si nous ne trouvions pas de place pour eux dans les voitures. Je courus mettre un tas de petits objets dans les poches de mon imperméable, prête, selon son désir, à tout laisser.

Je suis ensuite descendue à la cantine des enfants pour aider au service et ne pas rester inoccupée. J'étais en train de tirer du grenier un régime de bananes, grand comme un arbre, lorsque j'ai entendu crier : « Mrs. Hughes est‑elle là ? » J'ai essayé de voir derrière mes bananes et j'ai aperçu une femme grande et imposante, dont l'uniforme tombait bien sur ses larges épaules et dont les cheveux flamboyants encadraient un visage dont la blancheur faisait mieux ressortir le rouge vif de ses lèvres. C'était Mrs. Noel Murphy, d'après ce que j'ai entendu dire, est l'enfant terrible de notre groupe. Suivant ponctuellement les ordres qu'elle avait reçus, elle venait me chercher. J'ai d'abord été surprise, puis je me suis mise à haïr l'idée de partir, car je voulais voir quelque chose de la guerre, mais je suis revenue à la villa faire mes adieux, voulant aussi  p61 respecter les ordres reçus. J'ai profité de ce que nous avions beaucoup de place libre dans sa voiture pour y jeter toutes mais affaires et nous sommes parties à onze heures : il me semblait alors que j'étais levée au moins depuis deux jours.

Nous avons croisé sans cesse des troupes qui nous obligeaient à nous engager sur les petites routes d'où nous ressortions dès que nous pouvions le faire, pour reprendre la grande route. Nous nous trouvions alors à nouveau au milieu des soldats, tanks, canons, motocyclettes qui montaient vers le front ou plus exactement au‑delà de la frontière française puisqu'il paraît que les Alliés ont décidé de répondre sans tarder à l'appel du Roi des Belges.

Vers une heure, parce que Murphy est un chauffeur admirable, nous sommes arrivées à Laon dont je n'avait jamais entendu parler et que je ne pourrai maintenant plus jamais oublier. Mes papiers devaient être timbrés à la Préfecture : mais ses services, malgré la gravité évidente des événements, ont voulu être traditionnels et sont restés fermés de midi à deux heures. Murphy m'avait déjà dit que Laon avait été bombardé tôt dans la matinée, alors qu'elle venait me rejoindre. Nous sommes allées au Grand Café de la ville puisque nous avions une heure à passer, en attendant la réouverture des bureaux. Imitant les fonctionnaires, nous avons tranquillement commandé le déjeuner et puisque nous étions au pays du champagne nous avons ajouté au menu une bouteille d'excellent champagne qui dissipa notre fatigue et nous mit dans de bonnes dispositions.

La Préfecture est perchée sur une falaise qui domine la gare. Nous y sommes arrivées à l'instant précis où  p62 les bureaux ouvraient. Ils étaient remplis de gens qui eux aussi essayaient de faire timbrer leurs papiers. Je venais de remettre les miens avec les trois inévitables photographies d'identité, lorsque le cri perçant des sirènes s'est fait entendre. L'officier qui devait examiner mes documents a bondi hors de son siège et, nous poussant devant lui, a insisté pour que nous descendions à l'abri. Nous avons pensé que c'était un ordre de l'autorité militaire qui ne pouvait pas être discuté. Nous y sommes allés en traversant une cour, descendant quelques marches et longeant des souterrains pour nous trouver finalement dans une cave profonde pleine de bancs et éclairée par des lampes électriques bleues. Quand les gens ont commencé à y arriver, femmes, enfants et même chiens, se bousculant, Murphy et moi, d'un commun accord nous nous sommes levées et nous sommes sorties car l'idée de rester assises dans une cave au milieu de cette foule était au‑dessus de nos forces. Il a fallu nous frayer un chemin de sortie à travers le flot descendant. Le bombardement avait déjà commencé et nous avons pu, quand nous sommes arrivées dans la cour, entendre et voir les avions. Je ne suis pas arrivée à distinguer le bruit différent que faisait chacun des deux groupes d'avions qui s'opposaient et je crois depuis aujourd'hui que ceux qui prétendent le faire se vantent. Il était évident que l'objectif des Allemands était la gare à nos pieds. Nous nous sommes jointes aux soldats de service dans la rue ; celle‑ci longe le bord de la falaise et nous étions ainsi placés comme dans des fauteuils de balcon pour observer le raid. Murphy a fait circuler les cigarettes et du chocolat et nous sommes d'accord pour reconnaître que nous étions mieux là que dans la  p63 cave. L'alerte n'a duré environ qu'une heure et lorsqu'elles a pris fin nous avons pu constater que la gare n'avait pas été touchée : seules quelques maisons ont été atteintes.

Nous nous apprêtions à partir avec mes papiers enfin en règle, lorsque la sirène s'est fait entendre à nouveau. Il est formellement interdit de circuler en voiture pendant l'alerte. Cependant nous ne voulions pas encore rester bloquées à Laon. Aussi Murphy et moi, unies par le même esprit d'aventure depuis que la guerre était devenue une realité et par un pacte d'amitié tacite et spontané, avons‑nous sauté dans la voiture et démarrant brutalement nous nous sommes échappées de Laon. Nous venions de nous rendre compte que si le front était le long du Canal Albert, la guerre était pourtant déjà partout.

A quatre heures et demie nous sommes arrivées à Blérancourt où se trouve le Centre déjà créé par Miss Morgan au cours de la Guerre de 1914. Le vieux château, partiellement en ruines, a été transformé en Musée. A l'une de ses extrémités se trouve un petit pavillon qui sert de demeure pour Miss Morgan elle‑même. Les autres membres du groupe habitent dans « Le Logis » une charmante maison meublée avec goût, au milieu d'un jardin tranquille avec un garage et un tennis. A côté du « Logis » campent des aviateurs. Nous avons au village un dispensaire avec une infirmière qui y est installée d'une façon permanente. « La Salle des Fêtes » de Blérancourt a été transformée en magasin. A quelques kilomètres, où un régiment est en garnison, nous avons aussi un « Foyer du Soldat ».

Sales, fatiguées, mourantes de chaleur, Murphy et moi avons cru subitement entrer dans un décor de  p64 rêve lorsque nous nous sommes trouvées dans « Le Logis », en face de quelques-unes des volontaires de notre groupe qui prenaient tranquillement le thé dans un cadre plaisant et confortable. Instantanément la guerre perdit pour nous deux tout caractère de realité. Au lieu de nous sentir l'âme héroïque ou celle de personnages de roman, nous nous sommes trouvées l'air un peu bête. Nous avons pensé que ce n'étaient pas ces jeunes femmes qui se trompaient mais nous-mêmes qui étions dans l'erreur.

On a fait les présentations et on m'a conduite dans la chambre qui a été réservée pour moi seule. Ses fenêtres donnent sur le jardin et, luxe suprême, j'ai une salle de bain particulière. La chambre voisine est destinée à Beatrice Phillips, fille de notre Ambassadeur en Italie qui vient d'arriver et à Eva Dahlgren qui n'est pas encore à Blérancourt. On m'a indiqué comment les autres membres de l'unité étaient logés et on m'a donné toute une série de renseignements dont je ne retins que celui‑ci : Miss Morgan était en route venant de Paris. On m'a ensuite laissé m'installer seule et j'en ai profité pour contempler le paysage calme et printanier, le jardin bien entretenu, le pavillon de Miss Morgan. Je devais faire un effort pour me convaincre que mes aventures de la journée n'avaient pas été une fantaisie cinématographique dont j'aurais été simplement la spectatrice. Seul le rideau noir dont on a recouvert l'œil de bœuf de la salle de bain — ma chambre ayant des volets — rappelle dans cette demeure que la France est en guerre.

Tout le monde a, comme je l'ai fait aujourd'hui, éprouvé le sentiment de gêne qu'on a souvent lorsqu'on arrive dans un lieu où on ne connait ni les choses ni  p65 les gens. Ces femmes en uniforme bleu ou kaki, selon qu'elles sont infirmières ou non, m'avaient paru être à l'aise et compétentes à tel point que j'ai défait immédiatement mes valises pour retarder le moment malheureux où je devrais descendre. Je suis depuis aujourd'hui en état d'affirmer que je préfère de beaucoup un bombardement à un groupe de femmes inconnues.

Quand je suis redescendue au rez-de‑chaussée l'agitation la plus vive régnait là où j'avais laissé une réunion tranquille : Miss Morgan venait d'arriver. Je ne l'avais jamais vue en uniforme : elle était réellement magnifique. Les rubans de ses décorations s'allongeaient sur deux longues rangées ; elle avait, dans toute l'acception du mot, l'air d'un général et c'est en tant que général qu'elle arrivait. L'instant était grave pour elle, car les Centres ont été précisément créés pour faire face à la situation qui se présente aujourd'hui : aider à évacuer les populations des Ardennes et de l'Aisne pour ensuite prendre soin des réfugiés aux lieux qui leur seront assignés par les autorités françaises.

Miss Morgan nous annonça qu'elle devait repartir le soir même pour Revin et elle nous communiqua la liste des conducteurs des diverses voitures, des camions et de notre ambulance en même temps que la liste des lieux où nous devons installer nos cantines pour nourrir le flot des réfugiés qui va se déverser vers le sud. Elle annonça que toutes les volontaires présentes, à l'exception de Mademoiselle Talon, l'infirmière de notre Dispensaire, d'une autre jeune infirmière, Mademoiselle Roeder, de Miss Werleman qui s'occupe du Foyer du Soldat et de moi‑même, devaient partir dans le plus bref délai pour les lieux de rassemblement  p66 qu'elle venait d'indiquer. Toutes les femmes ont alors pris en hâte quelques objets indispensables, car elles peuvent être absentes pendant plusieurs nuits. Beatrice Phillips est apparue, charmante et très calme, et m'a avoué qu'elle se sentait également effrayée non pas par la guerre, mais par la crainte d'être inférieure à la tâche qu'elle a accepté d'accomplir. Je crois que chacune de nous a dû connaître ce sentiment.

Tout le monde alors a voulu en même temps m'expliquer ce que je devais faire et me confier des paquets. L'une me remit une caisse contenant des fonds, une autre une série de clefs et de registres. Quelqu'un me recommanda de bien veiller à ce qu'on délivre l'essence qui doit arriver on ne sait d'où. On obligea mon cerveau embrouillé à retenir une série de noms étranges et de numéros de téléphone. Murphy me glissa dans la main une clef d'automobile, m'expliquant que c'était celle d'une grosse Buick que Mainbocher, le couturier, lui avait donnée lorsqu'il est parti pour les Etats-Unis : elle me pria de ne me m'en servir qu'en cas d'extrême besoin. J'entendis au même moment quelqu'un me dire ces mots bizarres : « N'oubliez pas d'ailleurs que Talon a Rosette. » Je crus qu'il s'agissait d'une personne que je ne connaissais pas et qui avait une étrange maladie. J'ai compris il y a quelques minutes seulement que cela veut dire : « l'infirmière du dispensaire a une voiture surnommée Rosette dont je pourrai me servir si j'ai besoin de me déplacer. » Je n'ai cessé de circuler au milieu de cette agitation.

A huit heures et demie, le groupe a disparu dans le tumulte et je me suis trouvée seule dans cette maison, serrant sur la poitrine toutes sortes d'enveloppes et me demandant comment je me tirerais de tout cela.

 p67  Odette, la jeune domestique, est venue fermer les persiennes et les volets, tirer avec soin les rideaux avant de rentrer chez elle.

La jeune infirmière blonde, Mademoiselle Roeder, est ensuite arrivée du garage où se trouve sa chambre pour me dire qu'elle allait passer la nuit au « Logis » afin de ne pas rester seule.

J'ai essayé de comprendre les registres dont on m'a confié la garde, puis je suis allée mettre une robe d'intérieur et m'installer dans le salon pour écrire ces notes en attendant l'arrivée de Miss Werleman. Elle est entrée il y a quelques minutes : elle a travaillé sans un instant de répit au Foyer, servant gratuitement de la bière et du café au régiment qui est parti de soir de Blérancourt pour le front. Le travail dans les cantines est un travail très pénible et elle serait morte de fatigue si elle n'avait pas une extraordinaire force physique. Elle a sans doute vu mon air désespéré, car avant de monter dans sa chambre elle s'est assise pendant quelques instants auprès de moi et a promis de me prendre sous sa protection. Il est déjà minuit. Il faut que j'arrête le récit de cette journée ou j'ai eu pour la première fois le sentiment que nous sommes entrés en guerre. Ce compte-rendu ne fait paraître mon activité ni très héroïque, ni très utile : il est simplement véridique.

Blérancourt, Samedi 11 mai —

Je venais à peine de me coucher hier soir, lorsque j'ai entendu frapper à la porte d'entrée que je n'avais cependant pas fermée à clef prévoyant le cas où un membre de notre groupe serait arrivée à l'improviste. La nouvelle-venue était Mademoiselle Dennys, un de  p68 nos chauffeurs de Bellac qui avait conduit seule pendant toute la journée pour retrouver Miss Dolan à Blérancourt. Elle a passé la nuit au « Logis » et je me suis sentie vraiment une âme de directrice en me levant ce matin à six heures pour aller à la cuisine préparer son petit déjeuner. Madame Girodin, notre cuisinière était déjà en train de préparer le « breakfast » pour nous toutes. Elle est grosse et courte, a des cheveux roux, des yeux bleus qui clignotent sans cesse, une moustache au poil raide. Elle ne perd jamais ni la bonne humeur ni la tête malgré qu'elle ait deux fils à la guerre.

Nous avons été réveillées vers cinq heures et demie par le bruit d'un bombardement aérien. Le ciel était bleu et clair et il l'est resté pendant toute le journée avec un chaud soleil de printemps. Comme dans « La Charge de la Brigade Légère »​a nous avons un canon à droite du village, un canon à gauche, un autre devant nous et pour que cela soit plus harmonieux un quatrième derrière nous.

Cette journée s'est passée en entretiens avec une série de gens sur l'identité desquels je n'ai pas la moindre idée, qui en ce moment semblent bien importants bien qu'ils disparaîtront certainement bientôt de ma vie. Les habitants du voisinage sont venus nous demander des conseils ou offrir leurs services.

Madame André Vagliano, membre de notre Comité, est arrivée de Paris et m'a expliqué, sans perdre de temps, tout un tas de problèmes tels que celui des conditions dans lesquelles nous pouvons nous procurer de l'essence. C'est ainsi que nous sommes déjà arrivées à obtenir à grand peine, en combinant menaces et pourboires, deux mille litres d'essence que nous conservons  p69 dans des bidons dissimulés derrière le garage.

Talon et Roeder ne peuvent pas être détachées de leur travail et Miss Werleman est partie de très bonne heure au « Foyer » pour le nettoyer et y travailler. Je suis restée véritablement enchaînée au « Logis » car il faut que quelqu'un soit toute la journée près du téléphone. Plusieurs fois Mr. Robert Murphy — qui n'a aucun rapport avec « notre Murphy » — le premier secrétaire de notre Ambassade à Paris, a téléphoné de la Capitale pour avoir des nouvelles de Beatrice Phillips car son père, en Italie, est très préoccupé sur son sort. Je n'avais naturellement pas la moindre idée à ce sujet et j'ignore même où elle peut se trouver. Le bureau de Paris a appelé Miss Morgan et des personnes inconnues ont appelé d'autres personnes qui m'étaient inconnues. J'ai été toute la journée une mine de « pas de nouvelles ». Ernestine, la domestique personnelle de Miss Morgan, est venue presque toutes les heures du pavillon où elle habite au « Logis » pour demander des nouvelles de sa patronne, prophétisant les pires catastrophes. Elle a un caractère inquiet et chaque fois que nous avons vu un avion, elle a toujours vu une escadrille. Les religieuses du village nous ont demandé de les aider à transporter à Paris les enfants dont elles ont la garde et leurs bagages. Deux aviateurs, Poulain et Revardot, s'étant offerts à être nos chauffeurs, j'ai dû en dernière extrémité, leur confier la Buick. De temps en temps le Lieutenant Hess a téléphoné de Laon pour nous annoncer où se trouvaient certaines parties de notre groupe.

Chaque fois que j'avais quelques minutes de liberté, je m'installais devant le poste de radio pour écouter les informations venant de France ou d'Angleterre.  p70 Une série d'événements politiques et militaires importants est survenue. Churchill remplace Chamberlain dans la direction des affaires de leur pays. Hitler affirme qu'il est en train d'établir la domination allemande pour mille ans. Ses armées ont occupé le Luxembourg et ses avions ont bombardé les aérodromes, les chemins de fer et des mines de charbon français. En Belgique la blitzkrieg se poursuit pendant que le roi Léopold s'est mis au front à la tête de ses troupes. Liége serait déjà pris. Cependant Mussolini continue de cacher ses intentions, Roosevelt exprime son indignation contre les nouvelles invasions allemandes et le Pape envoie sa bénédiction à la Reine Wilhelmine, au Roi Léopold et à la Grande Duchesse Charlotte.

Blérancourt, Dimanche 12 mai —

Je me suis encore levée à cinq heures ce matin avec le commencement du bombardement. Nous avons été pendant toute la journée constamment en état d'alerte. Celle‑ci est donnée par une sirène qui a un son curieux. Nous ne nous sommes jamais rendus compte si l'alerte débutait ou si, au contraire, elle prenait fin, de telle sorte que nous avons cessé d'y faire attention.

Les réfugiés ont commencé à arriver. Blérancourt est trop petit pour qu'on puisse songer à les recevoir en grand nombre. Nous avons été occupées à installer au « Foyer du Soldat », désert depuis le départ des troupes, dans le garage et la « Salle des Fêtes » des lits pliants achetés pour Bellac et qui heureusement n'ont pas été expédiés. Tous ces réfugiés sont des Belges qui se montrent reconnaissants et qui apportent  p71 la plupart du temps leur nourriture, ne demandant qu'un coin pour dormir en cours de route.

Blérancourt, Lundi 13 mai —

C'est aujourd'hui la Pentecôte.

Susan Hammond est arrivée de Bellac avec une infirmière qui doit aller rejoindre notre groupe « quelque part » plus au nord. Susan qui me semble être maintenant une vieille amie, reste ici.

Nous avons découvert dans le village quelques bouteilles de champagne à sept francs que nous avons bues pendant le dîner. La jeune Roeder qui est une huguenote pratiquante nous a regardées avec sévérité, mais Mademoiselle Talon a manifesté des dispositions inattendues pour la vie gaie et nous a imitées. Cela et la nouvelle que vingt mille soldats britanniques venaient d'être transportés sur le front nous ont réconfortées.

Les journées sont interminables parce que ce matin comme les jours précédents j'ai été arrachée au sommeil par le réveil-matin quotidien : le bruit du bombardement.

Les journées continuent d'être chaudes et claires, avec un soleil d'or. La nuit, il y a de miraculeux clairs de lune. Lorsque je vais au « Foyer », conduisant dans ce paysage ravissant et paisible, mes sens refusent d'admettre que la guerre fait rage. Une carte que j'ai clouée au mur avec Madame Vagliano, avant son départ pour Paris, et sur laquelle, avec des épingles, j'indique la situation au front, me le rappelle avec précision.

 p72  Blérancourt, Mardi 14 mai —

Nous n'avons pas d'idée précise sur ce qui se passe dans le nord. La radio annonce que la Reine Wilhelmine et sa famille sont allés chercher refuge en Angleterre. La chute de la Belgique semble se poursuivre rapidement. La vitesse de cette avance se comprend d'autant moins que les gens continuent de raisonner comme pendant la guerre de 1914, qu'on raconte l'héroïque attitude d'officiers belges qui se sont fait sauter dans la chambre des poudres d'un pont sur le Canal Albert et que j'ai encore devant les yeux l'image des travaux défensifs que j'ai vus il y a quelques jours le long de la Meuse. Les réfugiés déclarent que les Ardennes sont évacuées et propagent les histoires les plus invraisemblables. C'est ainsi qu'à la fin de la matinée quelques-uns d'entre eux ont affirmé que des parachutistes avaient atterri à Cuts, village qui se trouve à trois kilomètres d'ici.

Après déjeuner, comme les Allemands n'étaient pas encore apparus, j'ai pensé qu'ils devaient être en retraite.

Vers trois heures, la violence exceptionnelle du vrombissement d'avions volant juste au‑dessus du « Logis », m'a fait courir au dehors. Je vis six avions de bombardement en formation qui volaient si bas que, ne pouvant pas distinguer leurs signes d'identification à cause de leur position, je fus convaincue qu'il s'agissait d'avions français rentrant à leur base. Tout d'un coup je les ai vus descendre brusquement encore plus bas et j'ai entendu le « boum, boum, boum » formidable mais maintenant familier du bombardement aérien. Après avoir lâché leurs bombes ils ont  p73 repris rapidement de la hauteur et se sont envolés dans la direction du nord sans qu'il y ait eu le moindre signe de riposte de la D. C. A. française ou qu'un avion français se soit lancé à leur poursuite. L'audace de l'ennemi m'a tellement étonnée que je n'ai pas eu d'autre sentiment que celui d'une intense surprise. Quelques minutes après je suis partie pour Chauny avec Miss Werleman dans la Buick conduite par Rivardot pour voir ce qui s'était passé. Nous avons vu, en contournant la gare de Tergnier, un spectacle que je ne pourrai jamais plus effacer de ma mémoire. Les bombes que nous avions entendu exploser étaient tombées sur un train de soldats français qui stationnait alors dans cette ville transformée en charnier. Nous avions transporté dans la voiture deux soldats gravement blessés que nous avons emmenés à l'hôpital et nous sommes rentrées à Blérancourt, nous étant rendu compte qu'il y avait assez d'ambulances pour prendre soin des vivants et des mourants. Ce massacre avait de telles proportions que mes sens se révélèrent, sur les lieux, incapables de me faire éprouver une sensation quelconque, même celle de l'horreur.

Quelques minutes après notre retour au « Logis » la porte d'entrée s'est ouverte brusquement : trois individus, à l'allure étrange, sont entrés en faisant de grandes enjambées. L'un d'eux était une femme vigoureuse, en pantalons de ski, avec un béret et une veste en cuir ; l'autre était un homme vêtu en kaki portant un collier de barbe ; le dernier était une jeune Chinoise revêtue de l'uniforme de notre groupe. La femme en tenue de ski s'est avancée vers moi comme un tank et a pris dans ses deux mains ma courte chevelure. Je me suis sentie soulevée comme un Absalon  p74 et je l'entendais crier « Vous ne savez pas de quoi cela peut avoir l'air en haut… » J'ai pensé : « Ou bien je suis devenue folle, ou bien je suis tombée entre les mains de fous » et je me suis apprêtée à me défendre autant que possible.

Je compris enfin que cette femme était Miss Thérèse Bonney qui revenait de Finlande, où elle avait pris des photos et qui, toujours dans son costume finlandais, était accourue opérer pour Miss Morgan. L'homme qui s'appelait Kesserling, était le mari de la jeune Chinoise avec laquelle il faisait à Paris des achats pour notre Présidente. Ils arrivaient tous trois de Revin, se rendant à Paris.

Madame Girodin m'a aidée d'une façon incomparable à remplir mes devoirs d'hôtesse en servant un goûter copieux à ces amateurs d'aventures, qui me racontaient, tout en mangeant avec appétit, des histoires a faire dresser les cheveux. Ils m'ont dit que les Allemands ont déjà passé la Meuse et que l'American Legion aide à l'évacuation dans le nord, que les routes sont congestionnées par l'afflux des réfugiés. Ils m'ont parlé d'actes d'héroïsme individuels et collectifs et m'ont fait des récits pathétiques de misère humaine. Miss Bonney a conclu en m'annonçant que je devais m'attendre à voir revenir Miss Morgan avec tout le groupe dans les vingt‑quatre heures et, après avoir bien mangé et bien bu, elle est partie avec ses deux compagnons.

Aussitôt après leur départ j'ai couru dans ma chambre, prise d'un violent mal de cœur. Miss Werleman, qui était brusquement sortie pendant que nous prenions le thé, m'a déclaré qu'elle avait fui pour la même raison. Je ne note cet incident peu plaisant que  p75 pour montrer l'effet commun que les événements de la journée ont eu sur deux organismes aussi différents que le sien et le mien.

Il paraît que la Hollande a déjà capitulé pour éviter sa destruction totale.

Blérancourt, Mercredi 15 mai —

Les Allemands sont venus sonner le réveil habituel, mais ils ne se sont pas manifestés autrement pendant le reste de la journée. J'en ai profité me croyant redevenue maîtresse de maison en temps de paix, pour vérifier le livre de la cuisinière et inspecter mon linge personnel qui n'a pas pu être lavé depuis quinze jours. J'ai bavardé avec les gens du village et qu'il me suffise de dire, pour décrire les sentiments que la population du département de l'Aisne, dans lequel se trouve Blérancourt, éprouve pour Miss Morgan, que celle‑ci a été et reste leur ange gardien.

Le jour de mon arrivée et le lendemain nous avions pu encore communiquer avec Paris et même le reste de la France sauf le nord, mais ensuite, de jour en jour, même d'heure en heure, au fur et à mesure que les Allemands avançaient, la liaison téléphonique a été interrompue avec de nouvelles régions jusqu'au moment où il n'a plus été possible de correspondre qu'avec le département de l'Aisne. Les aviateurs restés à Blérancourt nous ont heureusement laissé souvent utiliser la ligne militaire. Cela a été la première fois que j'ai appris graduellement à être privée de toute communication avec le monde extérieur.

A cinq heures j'ai eu la surprise d'entendre la sonnerie du téléphone retentir pour la première fois de  p76 la journée. Mademoiselle Richard était parvenue de Paris à obtenir la communication pour m'annoncer que Miss Morgan allait arriver pour dîner et passerait la nuit à Blérancourt avec environ trente personnes. C'est dans des circonstances pareilles qu'on peut apprécier l'utilité d'avoir pendant toute la vie été entraînée à recevoir. Nous étions à la fin de la journée, journée sans viande,​b et je n'avais qu'une cuisinière avec une autre domestique et quinze lits. J'ai réuni Madame Girodin et Odette et après avoir discuté la situation avec elles nous nous sommes mises toutes les trois au travail. Nous avions confié à des habitants du village, pour qu'ils les hébergent eux‑mêmes, les réfugiés qui était dans la « Salle des Fêtes » et nous sommes parvenues tant bien que mal à composer un repas de trois plats : nous avions heureusement beaucoup de vin dans la cave. Deux femmes du village sont venues aider Madame Girodin.

Je n'oublierai jamais l'aspect de mes hôtes : ils étaient fatigués, sales et portaient tous des casques qui donnaient aux femmes des airs étranges. Ils étaient abattus par les nouvelles : les Allemands se seraient, disent‑ils, emparés de Sedan. La bataille fait rage le long de la Meuse. Miss Morgan, dès son arrivée, a posé tranquillement son casque sur un fauteuil, m'a fait asseoir à côté d'elle pour établir avec moi la liste des personnes qui devaient passer la nuit, en indiquant où elles dormiraient. Mrs. Ames devait, comme d'habitude, habiter avec Miss Morgan au pavillon où Miss Dolan se contenterait d'un canapé. J'ai réparti toutes les autres femmes dans la « Salle des Fêtes », le garage, le dispensaire et le « Logis », obligée parfois de mettre  p77 deux personnes dans le même lit. J'avais confié les hommes à nos aviateurs.

Alors que je revenais du garage, j'ai aperçu, à travers une haie, Miss Morgan qui n'avait pas pris de repos depuis plusieurs jours et me faisait des signaux. Je courus voir ce qui se passait et j'aperçus Ernestine qui, rayonnante pour une fois, tenait un shaker rempli d'un excellent cocktail au rhum. Il m'a fait lui pardonner ses excès habituels de pessimisme. Grâce au talent de prestidigitateur de Madame Girodin, le dîner s'est passé admirablement. A un bout de la table était assise Miss Morgan et, en ma qualité de directrice, j'étais assise à l'autre bout. Miss Morgan, après le souper, a pris la parole ; en quelques mots très simples et très touchants elle a remercié tous ceux qui avaient tant travaillé puis elle s'est retirée.

Je vais laisser la porte d'entrée ouverte pour le cas où quelqu'un arriverait tard dans la nuit et comme je ne fais pas confiance aux Allemands, je vais régler mon réveil pour sept heures.

Paris, Jeudi 16 mai —

Je dormais d'un profond sommeil, la conscience satisfaite d'avoir fait le mieux possible mes débuts de Directrice lorsque j'ai été réveillée à deux heures du matin par la lumière d'une lampe de poche dirigée sur mon visage. Je distinguai les manches d'un uniforme et crus que les Allemands étaient arrivés, mais heureusement l'accent indiscutablement français du militaire qui me demandait quelle était la personne qui dirigeait le Centre, m'a rassurée. Je lui ai répondu que j'étais celle qu'il cherchait. Il m'a alors donné l'ordre de le suivre immédiatement pour me conduire  p78 à un officier qui devait me voir sans tarder. J'ai mis mon peignoir, pris ma « Wonder Pile » et suis descendue, en trébuchant, les escaliers dans l'obscurité. J'ai trouvé dans le hall d'entrée, éclairée seulement par la lumière qui venait du salon, un grand nombre de gens en uniformes, parmi lesquels je reconnus quelques aviateurs et des jeunes femmes d'un groupe de volontaires françaises, la S. S. A. (Section Sanitaire Automobile). On m'a dit sans commentaires qu'une division blindée allemande avait déjà atteint Laon et que les autorités militaires avaient donné l'ordre d'évacuer sans délai Blérancourt : en conséquence, on m'ordonnait de réveiller tous les occupants de la maison.

J'étais tellement fatiguée que le réveil brutal, après seulement deux heures de sommeil, m'avait mise de mauvaise humeur. J'ai prié le capitaine d'aller voir Miss Morgan pour que ce soit celle‑ci qui donne les ordres, lui expliquant que puisque notre « Général » était présent, c'était elle seule qui pouvait commander. Je me suis assise sur les marches, décidée à attendre le résultat de son entretien avant de commencer à réveiller tous ces pauvres gens fatigués que j'avais eu tant de mal à coucher.

J'observais ces inconnus qui avaient une allure étrange, arpentant le salon et le hall d'entrée de long en large, étalant des cartes sur les tables qui quelques heures auparavant, avaient été celles de notre dîner.

Les ordres de Miss Morgan n'ont pas tardé à venir : il fallait que tout le monde fût immédiatement debout et se préparât à partir. Je n'ai pu échapper au devoir de faire subir aux autres le supplice qu'on venait de m'infliger et j'ai commencé ma ronde en éveillant d'abord toutes celles qui étaient au « Logis ».  p79 Puis je suis allée au village, à la Salle des Fêtes, perdant mes pantoufles quand je courais. Il n'y avait plus de clair de lune ; l'obscurité était totale à cause du black‑out et chaque fois que je trébuchais ma lampe de poche s'éteignait. J'ai terminé mon circuit en allant au dispensaire et au garage, me heurtant à des objets que je ne pouvais pas voir et luttant réellement pour faire sortir du lit des gens épuisés. Je suis revenue enfin dans ma chambre pour m'habiller et jeter quelques objets dans ma valise, obligée d'abandonner au moins la moitié de ce qui m'appartenait.

Je suis redescendue pour aller réveiller madame Girodin mais elle était déjà à son poste, en train de faire du café pour notre groupe composé à ce moment des femmes les plus pâles, les plus échevelées et les plus exténuées que j'aie jamais vues. Je me suis alors rappelé que j'avais diverses choses à leur distribuer : chocolat, cognac et argent de poche. J'ai couru chercher le coffre que j'avais oublié dans le bureau et l'ai placé avec le masque à gaz et la radio à côté de mes valises. Cependant les jeunes femmes qui devaient conduire les voitures avaient fait le plein d'essence, chargé les bagages dans les camions et avaient assemblé ceux‑ci sur la place devant le château.

Miss Morgan, de son côté, donnait des ordres avec autant de calme que si les Allemands n'approchaient pas, aussi droite que d'habitude, son chapeau faisant un angle impeccable, portant des gants de chamois parfaitement lavés.

Tous les habitants du village étaient sur le seuil de leurs demeures, prêts à partir, la plupart à pied, pour venir enfler, à leur tour, le flot de réfugiés qui arrivaient du nord et au milieu duquel nous allions ainsi  p80 nous trouver. J'avais pris place avec Miss Werleman dans une voiture conduite par Susan Hammond. L'officier qui nous avait été affecté avait dit à Miss Morgan que non seulement les Allemands étaient à Laon, mais qu'on s'attendait à les voir à Paris à la tombée de la nuit si une manœuvre projetée par Weygand ne réussissait pas à les retarder.

Les avions allemands ont bientôt fait leur apparition. Nous avions reçu l'ordre de sortir des voitures dès que nous entendrions le bruit de leurs moteurs et de nous égailler dans les champs, les bois et les fossés. On nous avait d'ailleurs recommandé d'être prudentes, car les aviateurs allemands, à l'altitude assez basse à laquelle ils volaient, pouvaient nous confondre avec des militaires à cause de nos uniformes. Il est vrai qu'ils ne se préoccupent guère de faire la distinction entre les civils et les militaires et leur jeu professé, tout le monde le répète, consiste à bombarder les convois de réfugiés, puis à descendre pour les mitrailler.

On ne nous avait pas dit où nous allions, mais nous avancions dans la direction de Paris. Notre marche a été ralentie par ces alertes et nous sommes sorties à plusieurs reprises des voitures, courant épuisées nous mettre à l'abri, sautant des fossés où nous nous écorchions, ou essayant de marcher à travers des taillis où nous nous déchirions les bas. Je revenais chaque fois exaspérée et j'ai pu constater avec mauvaise humeur qu'à huit heures nous n'étions qu'à trente‑cinq kilomètres de Blérancourt. Les voitures ont suivi celles de Miss Dolan, Chef de Transport. Près de Villers-Cotterêts, celle‑ci nous a fait abandonner la grande route et nous nous sommes engagés dans le charmant  p81 Bois de Retz. La caravane s'est arrêtée et Miss Morgan nous a expliqué qu'elle partait pour Paris, dans sa voiture personnelle conduite par son chauffeur, pour savoir la vérité sur la situation. Elle nous a ordonné de rester bien dissimulés dans les bois, en attendant son retour. S'il lui paraissait alors impossible que nous rentrions à Paris, nous descendrions vers le sud-est où les réfugiés doivent aller.

C'est ainsi que trente femmes environ et six hommes se sont trouvés réunis presque toute la journée, dans cet endroit idéal pour des couples d'amoureux qui voudraient pique-niquer à l'ombre des grands arbres majestueux. Le sol était net comme celui d'un grand parc, les coucous sifflaient à pleine gorge et des fleurs sauvages de printemps mettaient une couleur vive dans ce décor. Le soleil était radieux comme les jours précédents mais ma mauvaise humeur persistante ne me permettait pas d'apprécier le charme de ces lieux. Je n'avais que deux idées fixes : ou bien rester à Blérancourt pour y faire un tas de choses que j'avais oublié de faire, ou bien poursuivre le chemin jusqu'à Paris pour prendre, au lit, à l'Hôtel Ritz, des fraises et du café.

En un mot, je me sentais plus agacée qu'héroïque ou effrayée. Je me suis installée d'abord sur le siège-avant de notre voiture, me recouvrant de mon manteau. J'avais commencé à m'assoupir lorsqu'on est venu me dire qu'on avait besoin de la voiture pour aller à Villers-Cotterêts chercher des vivres pour le déjeuner. J'ai émigré dans une autre voiture où, à peine endormie, j'ai été à nouveau réveillée parce qu'on voulait la placer au milieu des arbres et la camoufler. Dégoûtée des voitures, j'ai sorti une couverture  p82 et suis allée m'allonger sur le sol dans l'endroit le plus ensoleillé que j'aie pu découvrir. On est venu m'y poursuivre et me réveiller en m'expliquant que nous devions nous cacher dans l'ombre. On m'avait, au départ de Blérancourt, donné un casque que je portais depuis l'aube. Je me mis à l'examiner : c'était un bon vieux casque de 1914, de couleur gris-verdâtre, que personne n'avait nettoyé depuis plus de vingt ans. Cette constatation m'a donné aussitôt des démangeaisons à la tête alors que j'étais déjà bien occupée à me gratter les jambes piquées par des moustiques.

La forêt est traversée par des routes qui se ressemblent parfaitement. Comme le temps passait et que nous n'avions pas le moindre signe de vie de Miss Morgan, nous avons commencé à nous inquiéter et à nous demander si elle n'avait pas, par mégarde, passé à côté de notre chemin. Miss Dolan a alors décidé d'envoyer Susan Hammond clouer, à divers croisements de routes, de façon bien évidente, des cartons avec des signes pour indiquer où nous nous trouvions. J'ai définitivement renoncé à l'idée de dormir et suis partie avec Susan l'aider à clouer. On nous a dit ensuite que nous devions parler très bas car l'ennemi — qui, d'après ce que nous pensions, était déjà à Paris — pouvait nous entendre. Dans le calme qui a suivi l'exécution de cet ordre, un vent léger agitait les feuilles et une personne à l'esprit imaginatif crut avoir vu des casques allemands remuer. Elle poussa un hurlement sauvage qui provoqua une émotion considérable.

Miss Dolan a eu alors une idée qui devait porter cette émotion à son comble. Elle a pensé qu'il serait intelligent d'envoyer des éclaireurs explorer la grande  p83 route par laquelle nous étions arrivés. Elle a choisi deux femmes qui n'étaient pas en uniforme et un compatriote, Sammy Pierce, qui s'était engagé come chauffeur pour nous aider à faire l'évacuation de Revin. Il n'avait pas d'uniforme et portait de longs pantalons de golf et un chandail rouge. Ils se sont engagés tous les quatre sur la route et se sont trouvés brusquement en face de troupes françaises qui les ont pris pour des parachutistes ennemis et ont failli les exécuter sans formalités.

Enfin, à cinq heures, la voiture de Miss Morgan est apparue. Notre chef apportait de très mauvaises nouvelles. Elle avait décidé que nous ne rentrerions pas aujourd'hui à Paris et que nous nous dirigerions directement vers le sud. Mais quand elle a vu notre groupe d'hommes et de femmes échevelés et fatigués, elle a pris, après une courte délibération avec son état-major, la sage décision de tenter quand même d'aller dans la capitale et elle a donné des ordres pour s'y rendre sans délai. Avec quelque retard — car des camions s'étaient embourbés — nous nous sommes mis en marche et je suis arrivée après neuf heures à ma bien-aimée Place Vendôme, toujours si calme dans son cadre classique.

Mon arrivée à l'Hôtel Ritz a été encore une fois ratée. Je suis entrée dans le hall sale, couverte de brindilles et de terre glaise, les cheveux en désordre. Mon imperméable pendait sur l'une des épaules, la courroie du masque à gaz sur l'autre et, de ma main sale je tenais, par la jugulaire, mon casque qui se balançait. Les guerriers qui reviennent dans un tel état sont acceptables : les femmes ne le sont jamais. Un groupe d'officiers britanniques, la tenue impeccable, et quelques femmes élégantes qui se trouvaient  p84 dans le hall me l'ont fait comprendre en écarquillant les yeux quand ils m'ont vue, l'air embarrassé, demander une chambre et m'engouffrer dans l'ascenseur. L'eau chaude et le savon, le dîner au lit, le champagne, le caviar et les fraises des bois servis par un sympathique valet de chambre qui a reçu un bon pourboire pour m'avoir traitée en héroïne et non pas en paria comme ses clients, ont déjà, en une heure, fait disparaître tout souvenir des avions allemands, des réfugiés sur les routes et de ma mauvaise humeur de la journée.

Paris, Vendredi 17 mai —

J'avais depuis une semaine connu tant d'émotions qu'au réveil j'avais perdu la notion exacte du temps. La première chose que j'aie demandée au sommelier lorsqu'il est entré dans la chambre ce matin avec le café qui sentait bon et les croissants, c'est le jour de la semaine.

J'ai ensuite jeté un coup d'œil sur les journaux. Ils confirment que les divisions blindées allemandes continuent leur avance rapide, mais Paul Reynaud affirme que malgré la gravité de la situation, le gouvernement se trouve et restera à Paris. Le New York Herald annonce qu'on prépare un plan pour l'évacuation des sujets américains en France. Je suis allée de bonne heure au siège Rue Miromesnil pour recevoir les nouvelles instructions. Miss Morgan a décidé que la plus grande partie du groupe partira immédiatement pour le sud, soit à Bellac, soit ailleurs, pour aider à installer les réfugiés dont nous nous sommes occupés dans le nord. Elle va, avec quelques autres membres du groupe, rester encore à Paris pour savoir où on aura le plus  p85 besoin de nous. J'ai la chance d'être parmi celles qui restent. Notre œuvre est entrée en contact avec le Service Social Français et lui a offert nous services pour des travaux temporaires.

Sous les marronniers le long des avenues pendent des touffes roses. Les arbres dans le jardin de l'hôtel ont maintenant toutes leurs feuilles. Il n'y a jamais eu, me confirme‑t‑on partout, semblable printemps en France. C'est pourquoi malgré la guerre, malgré l'anxiété que les mauvaises nouvelles devraient donner, tout le monde se déplace dans une sorte de bien-être, comme dans un rêve de beauté.

Paris, Lundi 20 mai —

Depuis samedi je travaille pour les réfugiés. Ceux‑ci affluent en si grand nombre que tous les centres d'accueil qui ont été préparés pour eux sont insuffisants. On a , à la dernière minute, utiliser des bâtiments supplémentaires parmi lesquels le vieux « Palais de Glace », avenue Victor Emmanuel III près du Rond-Point des Champs Elysées. On m'y a envoyée à la tête d'une « équipe » d'une demi-douzaine de volontaires de notre groupe. Je n'avais jamais vu un tel désordre ni imaginé qu'il pût exister. Nous avons dû, malgré que les gendarmes essayassent de maintenir l'ordre, littéralement lutter pour entrer, en brandissant notre ordre de mission. La grande salle est dégoûtante, infectée de puces. L'odeur des réfugiés et de l'air qui n'est pas renouvelé donne l'impression qu'on ne pourra pas éviter de s'évanouir.

 p86  Ces malheureux ont tous été jetés dans le train, quelque part dans le nord de la France, ont voyagé pendant de nombreuses heures, pressés comme du bétail, puis ont été sortis de leurs wagons à Paris. Ils sont là, assis ou étendus, dans un état de complète stupeur et d'effroi. On trouve parmi eux des hommes qui ont perdu leur épouse, des femmes dont les enfants ont été mitraillés sous leurs yeux et auxquelles la terreur a presque fait perdre la raison, des vieillards trop étourdis pour parler, des femmes dans un état avancé de grossesse, tous affamés et abrutis par l'épuisement.

Quelques Françaises s'occupent d'eux et nous ont accueillies comme des envoyées du ciel. Nous les avons aidées à faire rapidement fonctionner une cantine et un dispensaire qui n'avaient pas encore été installés puisque le local venait d'être ouvert. Le bar a été transformé en cuisine où nous faisons la soupe et le dortoir a été aménagé de façon primitive en jetant de la paille sur les tuyaux et le sol de la grande piste qui avait autrefois servi de patinoire.

Les nouvelles sont très mauvaises. On a annoncé aujourd'hui que Laon est pris et que les Allemands exercent leur poussée vers Noyon à quatre-vingts kilomètres de Paris. Vendredi, Louvain et Bruxelles sont tombés entre les mains des Allemands et le Roi des Belges s'est retiré avec son gouvernement à Ostende. En France, les Nazis ont pénétré jusqu'au Cateau, la Capelle et au nord de Rethel. Mussolini continue de ne jouer que sur les nerfs : « le peuple italien » a‑t‑il dit, « doit maintenant plus que jamais accomplir sa destinée dans la Méditerranée. » Avant‑hier et hier des changements sensationnels ont été faits dans le gouvernement et l'Etat-Major français. Paul Reynaud  p87 a nommé Pétain Vice-Président du Conseil et a pris au Ministère de la Guerre la place qu'Edouard Daladier a occupée pendant tant d'années. Weygand, revenu du proche Orient où il collaborait avec le Général Wavell, remplace Gamelin. Berlin a annoncé que ses troupes n'étaient plus qu'à quatre-vingts kilomètres de Paris, qu'elles avançaient entre Sedan et Maubeuge et avaient atteint l'Oise. Des villages, dans les environs de Laon, de Saint-Quentin, de Maubeuge et entre Sedan et Rethel sont le théâtre de batailles furieuses. Aujourd'hui, parlant après son beau-père, le Comte Ciano a fait un discours belliqueux à Milan, laissant les Français convaincus que l'Italie ne se rangera qu'à la dernière minute du côté du vainqueur.

Paris, Mercredi 22 mai —

Le « Palais de Glace » vient d'être fermé parce qu'il était trop malsain. Le spectacle de la misère que j'y ai trouvée était déprimant mais j'ai été soutenue par le sentiment que nous aidions d'une façon efficace ces innocentes et pauvres victimes du nazisme. Le travail a été dur et si absorbant que je n'ai pas eu le temps de penser. Malgré tout, j'ai eu l'occasion de rire quelquefois : d'ailleurs la comédie se mêle toujours au drame comme déjà j'ai pu souvent le constater. C'est ainsi que parmi tous les gens qui n'ont cessé de venir pour offrir leurs services et nous aider, s'est présentée un jour une blonde d'un aspect assez voyant qui a demandé la permission de se joindre à mon équipe. Nous vivons tous dans la phobie des espions et de la cinquième colonne : il faut être prudent et examiner les titres de tout le monde avec le soin le plus méticuleux.  p88 Avec beaucoup de fermeté je décidai de ne pas l'accepter. Une demi-heure plus tard, un homme corpulent, portant le calot de l'American Legion, fit irruption et demanda bruyamment à me voir, criant en anglais devant les réfugiés ahuris. Il m'a demandé la raison pour laquelle j'avais insulté sa future épouse. Il a continué de vociférer en m'insultant sur le thème que je « prenais des airs », ce qui était évident. Cela a presque dégénéré en corps à corps, mais je suis restée sur mes positions. De tels incidents ont au moins l'avantage de relâcher la tension dans laquelle nous vivons.

Depuis cinq jours que je suis revenue à Paris, l'alerte n'a été donnée qu'une seule fois et dans l'après‑midi.

Les gens se rassemblent autour des appareils de radio ou se précipitent sur les marchands de journaux, mais malgré les mauvaises nouvelles ne paraissent nullement affolés. On n'a pas le sentiment que les Parisiens quittent la ville ou se préparent à le faire.

Hier, Duff Cooper a mis en garde ses compatriotes contre un danger d'invasion. Reynaud de son côté a blâmé publiquement le Général Corap sur lequel il a rejeté la responsabilité des échecs initiaux et a annoncé que des sanctions seraient prises. Il a dit que les troupes françaises opposent une résistance furieuse dans la région de Cambrai. Le bruit a circulé qu'Amiens, qui avait été perdu, a été repris et que des centaines de parachutistes ont provoqué des incendies autour de cette ville et d'Arras. On affirme que l'ennemi a traversé l'Aisne et se trouve à Soissons. Aujourd'hui Weygand qui a pris, depuis trois jours, come autrefois Foch, son ancien chef, la direction  p89 suprême des opérations, a affirmé dans une proclamation : « La France peut être sauvée si chacun fait son devoir » et Paul Reynaud a proclamé : « Si nous tenons un mois — et nous tiendrons aussi longtemps que cela sera nécessaire — nous aurons couvert les trois quarts de la route qui mène à la victoire ».​c Les Alliés annoncent que leurs troupes tentent de briser le cercle que les Allemands ont formé autour d'elles. Les importants nœuds de communications ferroviaires de Compiègne et de Creil, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, ont été détruits par les bombes incendiaires. Mais la nouvelle la plus inquiétante est celle qui circule depuis hier : les Allemands auraient lancé une attaque en flèche vers la Manche et seraient ainsi parvenus à séparer du gros de l'armée française les troupes alliées qui se trouvent en Belgique : 500.000 hommes seraient ainsi encerclés.

Paris, Dimanche 26 mai —

J'ai été tellement épuisée par le nouveau travail que je fais depuis jeudi, que je n'ai pas eu le temps ou la force d'écrire quotidiennement ce journal.

Devant la poussée violente des troupes allemandes, les réfugiés ont continué, toujours en plus grand nombre et toujours affolés, à encombrer les routes. Un grand nombre, partis depuis plusieurs jours, n'avaient plus de provisions de bouche. Miss Morgan a décidé que nous établirions une cantine sur le bord d'une des grandes routes, le plus possible au nord de Paris. Nous sommes donc parties jeudi, le 23 mai, avec une voiture et un camion remplis de grosses baguettes de pain, de boîtes de conserves, de saucissons, de pâté, d'oranges,  p90 de lait condensé et de jus de fruits à mélanger avec de l'eau. Nous avons installé la cantine dès que nous avons trouvé une bonne place à proximité d'un poste d'eau. A peine étions‑nous installées que nous avons été écrasées par les réfugiés affamés.

Ce travail est aussi dur que celui que nous avions fait au « Palais de Glace », mais il a l'avantage d'être accompli en plein air et il est passionnant parce qu'un élément d'inconnu s'y ajoute toujours.

Ainsi, vendredi, un groupe d'avions ennemis nous a survolés puis s'est éloigné. Quelques minutes après son apparition nous avions entendu le bruit familier des « boum, boum, boum » du bombardement et nous avons vu les avions revenir. Les réfugiés, convaincus qu'ils allaient être bombardés à leur tour ou mitraillés, ont abandonné brusquement notre cantine et se sont enfuis. Quelques-uns sont allés, protection inutile, se plaquer contre un mur. En rentrant à Paris, nous sommes passées près de la gare qui fut leur objectif : elle n'est plus qu'un amas de ruines encore fumantes.

Je me sens satisfaite et — pourquoi ne pas le dire — vraiment heureuse. J'adore ce travail parce qu'il me donne la conviction que je me rends utile. Rien ne me rebute sauf les boîtes de pâté qui me tachent lorsque je les ouvre. J'ai résolu ce grave problème en obtenant de l'Hôtel Ritz qu'il me prête chaque jour un tablier propre de valet de chambre. Je commence à bien connaître le personnel du Ritz qui m'a prise en affection à la fois à cause de mon activité et parce qu'il me considère un peu « piquée ». C'est ainsi qu'on peut me voir tous les jours sur la route, étalant pendant des heures du pâté sur du pain et m'essuyant les mains  p91 avec un tablier sur lequel s'étalent, brodés en larges lettres rouges, les mots « Hotel Ritz ».

Le soir après m'être lavée à l'hôtel, je retrouve quelques amis français. Hier je suis sortie avec Jean Dasté qui continue de travailleur à son film. Nous sommes allés au petit Café de Medicis, en face des grilles du Luxembourg. Nous nous sommes promenés dans le jardin dont les fontaines disparaissent derrière les sacs de sable. Jean Dasté avait vu des amis du 9ème Corps d'Armée et avait entendu de leur bouche des récits de la débâcle de la Meuse. Il m'a dit, semblant parler plus à lui‑même qu'à moi, ce qu'un Français peut en ce moment ressentir et penser de son pays. J'ai connu bien des Français auparavant et je n'ai toujours cherché et trouvé en eux que des amis charmants et amusants. Je comprends maintenant l'énorme différence qu'il peut y avoir entre un homme qui est né et a grandi en France et un Américain qui, après tout, généralement, n'est quand même qu'un nouveau venu sur son sol. La France n'est plus seulement pour moi un pays que j'aime, un pays dont j'admire l'esprit, les œuvres, la littérature et les idées, mais une histoire qui, depuis des siècles, se développe dans son peuple. Ce peuple pendant ces heures sombres, subit le choc et l'effroi que provoquent en lui non seulement l'approche rapide des Huns, mais aussi la conscience tardive de sa propre faiblesse et de son désordre interne.

Quand j'ai un instant de liberté, j'erre dans le Jardin des Tuileries. Son aspect maintenant négligé, ses arbrisseaux qui ne sont plus taillés, son gazon qui n'est plus tondu, lui donnent un caractère étrange. Dans ce décor qui paraît être ainsi du siècle dernier, je lis les dernières nouvelles de la catastrophe actuelle.

 p92  La résistance que les déclarations de Weygand ont fait espérer, s'avère déjà impuissante à arrêter les masses motorisées allemandes. Jeudi, le 23 mai, les Alliés ont tenté en même temps un effort sur la frontière belge et sur la Somme pendant que leurs troupes ont lutté désespérément dans la poche des Flandres. Churchill a annoncé que les succès allemands mettent en danger les lignes de communication entre le corps expéditionnaire et les troupes belges. A l'intérieur de son pays il a fait arrêter Sir Oswald Mosley, le chef fasciste anglais. Avant-hier, le Commandement Allemand a annoncé la prise de Gand, de Tournai et du dernier fort de Maubeuge. Georges VI, dans un message solennel aux cinq cents millions de sujets de l'Empire Britannique, a rappelé qu'un succès définitif d'Hitler signifierait la destruction du monde. Hier on a appris que Weygand a « limogé » quinze généraux, cependant que les Allemands ont atteint la Manche à Gravelines, encerclant les troupes alliées au nord dans un piège où elles comptent les avoir par petits morceaux. Aujourd'hui ils se sont emparés de Boulogne. Les Anglais ont remplacé Ironside par John Greer Dill. Mais Paris continue de vivre dans le calme, sous un soleil radieux.

Paris, Mardi 28 mai —

Paul Reynaud, tôt dans la matinée, a, par un message à la radio, annoncé que, « fait sans précédent dans l'histoire », l'armée belge s'est rendue en rase campagne et que le Roi Léopold, sans consulter les Alliés et contre l'avis même de ses Ministres, a capitulé. Cette nouvelle a eu un effet profond sur la population parisienne.

 p93  Miss Morgan m'a convoquée et m'a dit de plier immédiatement bagages et de partir pour Chinon. Je dois y aménager une maison dans laquelle nous installerons notre quartier-général pour le cas où nous devrions quitter Paris. Cette éventualité me choque : je continue de penser, comme la plupart des Parisiens, qu'il y aura une nouvelle bataille de la Marne. Comme eux, je vis encore, peut-être à tort, toujours dans « la Guerre de 14 » pendant laquelle les Saints-Cyriens partaient à l'assaut en gants blancs et pendant laquelle on arrêtait une armée allemande avec des troupes transportées en taxi.

Quoi qu'il en soit, il devient évidemment nécessaire d'avoir un Centre de ralliement quelque part entre Bellac et la Mayenne, car du fait que nos Centres se trouvent aujourd'hui tous au sud de la Loire, les envois que nous devons faire par camions deviennent trop difficiles et coûteux si nous maintenons notre dépôt à Paris.

Deux Françaises, envoyées en éclaireurs par Miss Morgan ont, paraît‑il, trouvé exactement ce qu'il faut à Chinon. Je vais donc y partir demain avec une équipe composée de Miss Werleman et de Frances Eddy There the French were burning their oil supply in anticipation of the arrival of the Germans. We went on to Niort where we joined the rest of our Paris unit. A few hours after we crossed the bridge from Angeres we learned that the bridge had been blown up. “We spent two weeks at Niort with a French canteen, feeding more than 1000 refugees a day. Five days after we were walking home about 7:30 one evening, when we met a French tank. The soldiers in it shouted at us that the Germans were a the top of the hill. We laughed. We has heard that cry for days but no Germans has appeared. But just as we started up the hill came they came down the next hill toward us. For the next eight days we saw Nazi armored columns go through the town in an endless stream.” Miss Eddy, a graduate of Mt. Holyoke, spent five years in social and settlement work in Boston and also worked and studied in South America and Africa. Last May she flew by transatlantic clipper to Lisbon, thence by plane to Paris. Other members of the group working in France reported last summer that she was “cool as a cucumber” in the thick is air raids and panic stricken crowds in Paris. Returning from Niort to Paris in July, she and her companions found the city swarming with Germans. She and a friend saw Herr Goebbels in the entrance of the Ritz hotel, which was filled with Germans. The past four months she has been at work in territory north of Paris, where civilians have been returning to their homes. -->fraîchement arrivée de Boston. Bidda Blakeley, arrivée de Bellac avec un camion, doit faire le chemin avec nous jusqu'à Chinon pour y décharger les couvertures dont elle est venue ici remplir ce camion.

J'ai dîné au Café de Paris avec des amis et j'ai pu me rendre compte que, pour la première fois, Paris est réellement bouleversé. Cette nouvelle de la capitulation du Roi des Belges a, pendant toute la journée, profondément heurté les Français et les a jetés dans le désarroi. Les visages ont, semble‑t‑il, changé du matin  p94 au soir et un silence de mort plane au‑dessus de la ville. Personne n'ose se demander ce qu'il est advenu des troupes françaises qui, dès le début de l'invasion de la Belgique, sont sorties de leurs positions pour se porter au secours des armées du pays voisin.

Seules quelques tables étaient prises. Le violoniste était rentré chez lui et les garçons se regardaient silencieusement, avec des yeux pleins d'anxiété. Chaque Français a la sensation physique d'avoir un pied pris dans un piège.

Chinon, Mercredi 29 mai —

Mes bagages, pourtant déjà réduits depuis Blérancourt, ont continué d'être une source d'ennuis. C'est pourquoi malgré que Miss Morgan m'ait conseillé de tout emporter, j'ai laissé à l'Hôtel Ritz, en consigne, une de mes valises.

Vers midi, perchées sur le siège-avant du camion de Bidda, suivies par Frances et Miss Werleman qui voyageaient dans notre Citroën No. 17, nous nous sommes engagées sur la route d'Orléans. Secouée par le lourd véhicule, j'ai échangé avec Bidda le récit des aventures par lesquelles nous sommes passées l'une et l'autre depuis notre dernier voyage sur la même route. Dans le cadre tranquille d'une auberge près d'Etampes où nous déjeunions, nous avons appris par la Radio que les Alliés conjuguent toutes leurs forces pour sauver des milliers d'hommes encerclés à Dunkerque. Pour nous consoler on nous a appris que les Alliés avaient repris Narvick.º

Après être sorties d'Orléans, la vue des bords paisibles de la Loire et de ses vieux châteaux, le son même des noms tels que Blois, Tours, Azay-le‑Rideau nous  p95 ont donné l'impression que nous étions au cœur de la France qui, lui, ne pourrait jamais être atteint. Nous n'avons plus croisé de réfugiés parce qu'ils sont détournés vers les routes secondaires alors que nous sommes autorisées à circuler sur les grandes routes. Ainsi tout concourait à chasser de nos esprits et de nos yeux toute idée et toute vision de la guerre.

Parce que nous roulions en camion nous ne sommes arrivées ici qu'à l'heure du dîner. Comme j'en avais reçu l'ordre, je suis, dès mon arrivée, allée me présenter au Sous-Préfet de Chinon. Il était à Tours et son père nous a annoncé que des chambres nous avaient été réservées à l'« Hostellerie de la Boule d'Or ».

C'est une vieille auberge construite autour d'une cour aménagée pour abriter des voitures à cheval et non pas des voitures automobiles. Elle a l'air d'un décor de théâtre fait pour nous maintenir dans une atmosphère de sérénité et de paix. Malgré que la ville soit emplie de réfugiés dont la présence pourrait être une cause de panique et d'anxiété, les habitants conservent l'aspect calme de bons provinciaux qui se croient à l'abri des malheurs des autres.

Nous avons eu un excellent dîner avec une bonne carafe de vin rosé à cinq francs et nous sommes montées nous coucher dans les chambres aussi petites et nettes que des cellules de nonnes.

Chinon, Jeudi 30 mai —

Nous avons traversé la ville en uniforme pour aller au rendez‑vous que le Sous-Préfet nous a donné à son cabinet à dix heures ce matin. Les gens nous considèrent avec étonnement.

 p96  Monsieur le Sous-Préfetd est un homme petit et assez laid, aux cheveux noirs bien cosmétiqués et au visage si blanc qu'il paraît même livide. Il ne pense visiblement qu'à son avancement et se voit, le temps aidant, devenu diplomate. Il a fait des courbettes, nous a baisé la main, nous a invitées à nous asseoir et a mis aussitôt à notre disposition sa personne, tous ses biens et tout Chinon. Malheureusement la seule chose que nous voulons avoir, le Château Detilly, est loin d'être à sa disposition. Ce château, d'après Monsieur le Sous-Préfet, est habité par un véritable démon, une femme. Malgré que Monsieur Camille Chautemps​e se soit personnellement occupé de le faire réquisitionner pour nous, il nous est impossible, affirme‑t‑il, non seulement de nous y installer mais même de le visiter. Il a téléphoné à la propriétaire en notre présence et nous avons entendu des bribes de conversation avec l'odieuse femme qui semblait sur le point d'aller consulter son avocat à Tours. Notre hôte nous a expliqué qu'un immeuble ne peut être réquisitionné, en totalité ou en partie, que si le propriété et ses proches parents n'y habitent pas réellement. Il ne faut pas, naturellement, dans les « proches parents » comprendre les cousins car, sans cela, chaque propriété aurait installé chez lui des parents qu'il n'avait peut-être jamais vus auparavant. Après une longue conversation, au cours de laquelle il n'a cessé de nous lancer des coups d'œil et d'agiter les bras, Monsieur Feld nous a conseillé de chercher une autre maison. Il lui paraît évident que ce monstre fera tout pour rendre les choses impossibles, mais comme cependant nous pouvons encore compter sur les ressources inépuisables de sa diplomatie, il nous a conseillé d'aller la voir demain à onze heures car il  p97 fera tout pour nous ménager un rendez‑vous avec elle.

Nous avions donc, en sortant de son bureau, une journée de vacances et nous nous sommes senties bien disposées à en profiter.

Après avoir téléphoné à Paris par l'intermédiaire du Sous-Préfet, pour annoncer qu'il y avait un « accrochage » au sujet du château et appris que Miss Morgan était partie pour la Mayenne, nous avons enlevé — pour nous sentir encore plus libres — nos uniformes et nous sommes allées nous promener dans des robes d'été légères.

A la radio de notre Hostellerie, nous avons écouté avec un public haletant, le récit des événements de Dunkerque qui semblent prendre l'allure d'une épopée. J'ai pu lire sur les visages des Français leur admiration pour les efforts extraordinaires déployés afin de sauver les héros qui sont dans ce port, puis leur colère et leur indignation en entendant les informations concernant l'Italie qui, mobilisée, attend le moment où elle pourra, sans aucun risque, tomber sur ce pays blessé.

Chinon, Vendredi 31 mai —

Nous sommes allées ce matin au Château Detilly, prêtes à affronter un dragon. Nous avons trouvé une femme attrayante qui a voulu nous louer le château dès qu'elle eût causé cinq minutes avec nous et découvert que c'était Miss Morgan qui avait souhaité l'avoir. Sa première attitude avait été justement causée par le sans-gêne avec lequel nos deux éclaireurs s'étaient comportées à son égard. Quoi qu'il en soit, il serait impossible d'y loger tous ceux que je dois installer. Nous sommes retournées voir le Sous-Préfet pour savoir s'il  p98 avait pu découvrir et réquisitionner une maison convenable et ce n'est qu'alors que j'ai pu comprendre pour la première fois ce qui s'est passé au sujet des réquisitions dans la région. Au début de la guerre, c'est‑à‑dire en septembre 1939, les diverses administrations de l'Etat ont réquisitionné la plupart des châteaux à cette distance de Paris jugée raisonnable pour le cas où le Gouvernement se serait trouvé à un moment quelconque dans l'obligation de quitter la capitale. Le gouvernement lui‑même doit aller à Tours, l'administration des Finances dans la région de Chinon, celle de la Justice un peu plus au sud à Richelieu et celle de l'Instruction Publique à Azay-le‑Rideau. Il n'y a donc plus depuis longtemps une seule maison libre dans un coin quelconque de la région, à moins qu'une de ces administrations ne renonce à l'immeuble réquisitionné et ne transfère ses services ailleurs. Notre Sous-Préfet nous a donc adressés à un certain M. Jeanney, fonctionnaire au Ministre des Finances, qui n'a rien pu nous céder.

Tous ces aménagements m'ont donné pour la première fois un sentiment très net de malaise et me font admettre l'idée — jusqu'alors totalement inconcevable pour moi et que je n'ose écrire — que la France peut perdre la guerre. Je pense que le fait que la France a pu, dès les premiers jours de la guerre et peut-être même avant, préparer aussi minutieusement la retraite, indique qu'elle n'a pas engagé les hostilités avec un état d'esprit propice à la victoire. Il est vrai que d'autres pourront répliquer qu'elle a au contraire rempli tous ses devoirs en agissant avec prévoyance et en se préparant à toutes les éventualités. Mais ce n'est pas mon avis.

 p99  Je me rends compte aussi que le Gouvernement ne semble pas comprendre qu'en autorisant l'exode désordonné des réfugiés, il aide matériellement et moralement les Allemands puisqu'il paralyse les mouvements de l'armée française et laisse se propager la panique.

Chinon, Dimanche 2 juin —

Il est évident que nous ne trouverons rien à Chinon et qu'il ne reste que Detilly. Mais encore une fois les locaux ne sont pas utilisables et le château est trop loin de la gare qui ne se trouve d'ailleurs pas sur la grande ligne de chemin de fer. Comment pouvons‑nous pratiquement y établir un dépôt pour nos stocks et faire du travail utile quand il nous faut parcourir soixante kilomètres jusqu'à Tours pour trouver, par exemple, des caisses d'emballage ?

J'ai essayé de téléphoner à Miss Morgan pour la consulter et modifier les plans. J'ai tenté d'avoir Paris mais cela est devenu impossible car les communications à longue distance sont pratiquement interdites ou ne sont autorisées qu'à certaines heures de la journée. Il m'est en outre difficile de lui expliquer convenablement les difficultés que j'ai rencontrées dans l'accomplissement de ma mission et de discuter la situation, car la langue française est seule autorisée.​f

Bidda est déjà partie pour Bellac avec son camion après avoir laissé à l'Hostellerie, dans la chambre qu'elle a partagée avec Frances, son lot de couvertures. J'ai décidé de laisser Emily et Frances à Chinon avec les bagages et la voiture et de prendre le train à Tours pour rentrer à Paris.

Hier et aujourd'hui des avions allemands — fait sans précédent — ont descendu la vallée du Rhône où ils  p100 ont lancé des bombes atteignant Nîmes et Marseille. Ils ont même bombardé la région lyonnaise et Aix-les‑Bains où un hôtel a été détruit. L'évacuation de Dunkerque continue. Le premier Ministre turc a annoncé à ses compatriotes qu'ils doivent être prêts à prendre les armes. Churchill qui a rencontré Reynaud à Paris, vient de proclamer à la face du monde que les Alliés sont plus que jamais résolus à vaincre.

Paris, Lundi 3 juin —

Je suis arrivée à la fin de la matinée à la gare d'Austerlitz. Je me suis arrêtée d'abord à l'Hôtel Ritz pour y déposer l'unique petite valise que j'aie emportée et réserver une chambre, puis je suis allée sans tarder au bureau faire mon rapport. J'ai appris par la dactylo que j'y ai trouvée assurant seule la permanence, que Miss Morgan, encore absente, me verrait dans la soirée. Je n'avais donc pas autre chose à faire qu'à rentrer à l'hôtel.

A l'instant précis où je passais sous le porche de l'immeuble, les sirènes se sont mises à mugir.

Au cours de ce premier grand raid sur Paris, deux cents avions au moins sont arrivés à franchir les barrages de la D. C. A. Les usines Citroën ont été atteintes et le Ministère de l'Air a été touché alors que notre Ambassadeur était en train d'y déjeuner avec le Ministre. Un millier de bombes explosives et une cinquantaine de bombes incendiaires ont meurtri Paris pour la première fois depuis vingt‑deux ans.

L'aviation allemande a évidemment déjoué la surveillance de la défense puisque le bruit des avions allemands survolant Paris s'est fait entendre en même  p101 temps que les sirènes, suivi, à peine quelques secondes plus tard, par celui des explosions.

Il est interdit de circuler pendant l'alerte, mais la « Crémaillère » est si proche que j'ai eu le temps de m'y faufiler. Le restaurant était a moitié plein. Le personnel, impassible, a pris ma commande et m'a servi au milieu du vacarme des tirs de la D. C. A., des explosions de bombes et des vrombissements des avions. Il n'y a eu aucun signe d'affolement sur le visage des clients, les uns continuant de prendre leur déjeuner, les autres se tenant debout près de la porte. On s'imagine que les Français sont naturellement et nécessairement agités. Ils ont été aujourd'hui aussi flegmatiques que pourraient l'être les Anglais s'ils sont un jour bombardés.

J'ai eu, en ce qui me concerne, l'impression de prendre mon repas au milieu d'un orage.

Au mois de mai j'avais essayé de sortir dans la rue pendant une alerte, mais j'avais été poliment et fermement empêchée de le faire. Aujourd'hui le désir que j'ai eu de voir Paris pendant le raid a été si fort que je n'y ai pas résisté et je suis sortie d'un air tout naturel après avoir réglé la note.

Je me suis crue transportée au pays de la Belle au Bois Dormant. Les Gardes Républicaines qui veillaient aux portes de l'Elysée, se tenaient droits sans émotion apparente, sous leurs casques, immobiles dans leur uniforme élégant. Entre la Place Beauvau et la rue Royale, je n'ai pas rencontré un seul être vivant. Le long des trottoirs, les voitures étaient alignées, privées de leurs chauffeurs qui, respectant la consigne, avaient dû les abandonner et se mettre à l'abri. Au milieu de la rue Royale, deux agents qui avaient accroché leurs  p102 masques à gaz à un réverbère, impressionnés par mon uniforme et par l'air important que j'avais pris pour faire croire que je courais porter un secours urgent, n'ont même pas pensé à m'arrêter ou à me questionner. Je n'ai rencontré à nouveau personne jusqu'à la place Vendôme et j'étais arrivée à croire que j'étais la seule à avoir survécu dans cette ville d'où la vie même avait subitement disparu. L'Hôtel Ritz était un palais désert où je n'ai trouvé que le garçon de l'ascenseur qui m'a fait monter à mon étage.

L'alerte n'a pas duré plus d'une heure ; cependant je n'ai quitté l'hôtel qu'à quatre heures. Avant de sortir, j'ai demandé une communication téléphonique, mais, conséquence immédiate du raid, la téléphoniste m'a répondu que toutes les communications urbaines étaient, elles aussi, maintenant interrompues. Seul cet incident m'a donné l'impression que le bombardement avait eu un effet matériel sur la vie de la capitale que cette guerre a atteinte pour la première fois. Je m'étais demandé avec curiosité dans quel état j'allais trouver la population dans les rues : il n'y avait aucun rassemblement, aucune agitation visible. Tout le monde, au contraire, semblait soulagé comme on l'est après l'orage.

L'atmosphère pendant cette journée a semblé avoir des vertus chimiques exceptionnelles. En temps normal, la température de Paris est douce à cette époque, l'air un peu humide et un peu froid, l'atmosphère semble être « debussienne ». Aujourd'hui la lumière bleue et dorée, l'air extraordinairement pur et stimulant, ont recréé notre « Indian Summer ». Je ne vois pas d'autre comparaison possible pour décrire ce temps exceptionnel.

 p103  Cela m'a donné envie de mettre un charmant costume tailleur de Lelong que je n'avais encore jamais porté, de m'occuper de mon uniforme que j'ai fait repasser chez Creed et d'aller chez la manucure.

Paris, Mardi 4 juin —

Ce matin je me suis réveillée dans un état de bien‑être physique, moral et intellectuel dans lequel j'ai trouvé aussi tous les Parisiens. La ville continue de baigner dans l'étrange lumière. En représailles contre le bombardement de Paris, les Alliés sont allés bombarder Munich, la Ruhr et Francfort. Les nouvelles sont cependant mauvaises : l'avance allemande continue et les plus optimistes commencent à s'inquiéter. Cependant les passants, caressés par le soleil et la beauté des couleurs exceptionnelles comme celles d'hier, semblaient tous sourire les uns aux autres. Il en a été ainsi pendant toute cette journée qui, à cause de tout cela, gardera certainement toujours pour moi un cachet bien distinct.

Vers dix heures du matin, j'ai eu un long entretien avec Miss Morgan, à laquelle j'ai expliqué ce qui s'est passé à Chinon. Nous avons consulté des cartes et essayé d'entrer en rapport par téléphone avec diverses administrations. Comme nous n'y parvenions pas, Miss Morgan m'a dit qu'elle allait faire elle‑même tout le nécessaire auprès des autorités pour obtenir la réquisition de l'immeuble indispensable. Elle m'a dit que je pouvais en conséquence disposer de la journée. Je suis allée déjeuner à la Crémaillère avec Mrs. Ames et Miss Dolan et j'ai employé l'après‑midi dans les magasins et à flâner. J'ai pensé à ma famille aux Etats p104 -Unis : hier, aussitôt après le raid, je lui ai envoyé un câble pour la rassurer et aujourd'hui j'ai passé mon temps à choisir chez Charvet des cravates et des foulards pour les expédier aux Etats-Unis. Je suis allée ensuite me promener au Jardin des Tuileries qui était presque désert et où aucun enfant ne courait ou jouait.

J'avais appris, en passant à sans hôtel, que Jean Dasté doit partir demain pour le front. Je lui ai laissé une lettre pour lui demander de venir me chercher au Ritz vers six heures.

Il faisait encore si chaud à la fin de la journée que j'ai mis une robe en crêpe de Chine et nous sommes allés nous promener dans le Jardin du Luxembourg avant de dîner au Café de Médicis. Le soleil était déjà couché mais la lumière étrange persistait, semblant se moquer du black‑out. Partout les gens riaient. Un vieux couple, assis à la terrasse de notre café, se tenait les mains d'un air romantique comme si chacun des deux avait dix-huit ans. Le garçon a mis des roses sur la table au dehors et nous a servi du pâté de foie gras et un champagne bien sec. La faible lumière de la lampe bleue au‑dessus de nous, le cadre du Luxembourg et le calme de la rue dans laquelle il ne passait aucun taxi, nous ont fait croire que nous dînions dans le décor d'une pièce de Musset ou d'un roman de Georgesº Moore. Je suis rentrée en flânant le long de la Seine d'où s'élevait un léger brouillard qui se mêlait au clair de lune. J'ai avancé comme un fantôme heureux qui aurait eu la permission de retourner pour une nuit sur les lieux bien-aimés du passé. Je n'ai croisé que quelques couples d'amoureux et quelques sergents de ville revêtus de la cape et du casque blancs sur lesquels se reflétaient la couleur de la lune. J'ai atteint  p105 le Louvre qui avait cessé d'être pour moi un Musée et était redevenu le Palais des Médicis, au milieu d'un jardin chargé de parfums. Les statues paraissaient phosphorescentes et tout semblait, comme Giraudoux le fait dire a Siegfried, « ravissant ».

Blois, Mercredi 5 juin —

J'ai quitté Paris après le déjeuner, armée d'une liste impressionnante d'immeubles que Georges Mandel, Ministre de l'Intérieur, a donné ce matin même à Miss Morgan. J'ai accompagné notre chef pendant cette visite officielle. J'ai été très impressionnée à la fois par la vue des fameux appartements de ce ministre et par la royale courtoisie avec lorsque Miss Morgan a été reçue. Le Ministre nous a remis cette liste comme s'il nous confiait un trésor. Tout ce qui y figure peut être réquisitionné pour nous sur-le‑champ.

J'ai fait le voyage dans une voiture de notre groupe avec un chauffeur spécialement attaché à ma personne. Ce dernier, Bud McBride, est un jeune compatriote qui est venu en France avec l'escadrille La Fayette, mais celle‑ci n'a pas pu lui trouver un avion : il n'est malheureusement pas le seul dans cette situation. Pour ne pas rester inoccupé, il est venu offrir ses services à notre groupe. Bud a vingt‑six ans. Il est blond comme Tom Sawyer. C'est un pilote professionnel qui passe son temps à s'engager dans les guerres, à la recherche d'aventures. Il a essayé d'aller en Espagne et a été accepté juste au moment où la lutte prenait fin. Il avait auparavant fait quelques vols au cours de la guerre du Chaco et n'a cessé de me faire rire avec ses histoires sur ce pays. Il n'a en tête que la guerre en  p106 cours et ne craint qu'une chose : ne pas pouvoir la faire.​1 Nous avons avancé, rapides et insouciants, dans une belle voiture sur la grande route. J'ai récité à Bud tout ce que je sais sur l'histoire des localités et des châteaux, sans me soucier beaucoup de l'exactitude de mon récit. Mon chauffeur était très peu enclin à admirer ce qui est français, parce qu'il n'a pas eu son avion et prétend avoir été « roulé » dans les restaurants.

Le Château de Blois est au cœur même de la ville. La rue principale mène à un petit jardin circulaire qui entoure la résidence d'été de François Ier, un des bâtiments du temps, paraît‑il, le mieux conservé. On y trouve en effet, intactes, les gracieuses galeries intérieures où Marguerite de Navarre recevait les hommages de ses admirateurs. La fleur de lys de la maison royale de France, les initiales entremêlées des reines de Médicis et la salamandre de François Ier se détachent sur les briques roses.

Le vieil Hôtel de France et son Café de Guise se trouvent si près des grilles du parc qu'ils semblent vivre dans son ombre. C'est là que je me suis installée grâce à Frances et Emily qui, prévenues par un coup de téléphone du cabinet de Georges Mandel qu'elles devaient plier bagages et nous rejoindre ici, sont arrivées avant nous.

La R. A. F. a une base importante près d'ici et son dépôt d'approvisionnement vient d'être transféré de Reims à Vendôme. Les rues sont pleines d'aviateurs  p107 et les officiers se retrouvent généralement au bar de l'hôtel, le Café de Guise. Un important dépôt de troupes donne à Blois, au contraire de Chinon, qui m'avait paru si paisible, un aspect martial. Nos uniformes y semblent tout à fait à leur place.

L'hôtel fait en de moment des affaires d'or. Il y a là des clients, la plupart personnes âgées, qui habitent en pension depuis longtemps et une horde de gens qui, fuyant plus au sud, s'y sont arrêtés pour la nuit. Frances et Emily sont arrivées pendant que je dînais tranquillement avec Bud dans la salle à manger vieux style, décorée de peintures murales représentant les fameux châteaux de la Loire. Si hier soir je m'étais crue dans le décor d'une pièce de Musset, je me crois aujourd'hui dans le cadre d'un roman d'Alexandre Dumas. J'adore ma chambre qui a une laideur provinciale classique, mais d'où je peux voir le toit du château éclairé par la lune. J'aime le vieux maître d'hôtel, un peu sourd et complètement affolé par la foule des clients. Au milieu du désordre, tel un vieux collectionneur qui sort pour un connaisseur, des rayons de sa bibliothèque, un vieux livre rare, il m'a tendu une carte des vins telle que personne n'en aurait pu trouver semblable à Paris.

Après dîner, nous nous sommes mêlés à la foule dans les rues. Elle déambulait, commentant sans passion et sans peur les nouvelles militaires. L'afflux des réfugiés n'a nullement semé la panique ici. Comme eux je pense que Blois est l'endroit le plus sûr de la terre. Je viens d'ailleurs de l'écrire dans un câble que j'ai envoyé à ma famille.

 p108  Blois, Jeudi 6 juin —

Ce matin nous avons appris que les allemands ont lancé hier soir une nouvelle attaque gigantesque sur un front qui s'étend de la Manche à Laon. C'est leur seconde grande offensive à l'ouest. Ils ont jeté toutes les armes dans la bataille : tanks, artillerie, aéroplanes et infanterie.

Le temps continue d'être merveilleux.

Nous sommes allés de bonne heure voir le Préfet, Monsieur Vieillescazes, qui nous a demandé de revenir vers deux heures, nous promettant que sa famille nous accompagnerait à la chasse aux maisons. Nous avons donc employé la matinée en commençant seules la visite des immeubles énumérés sur la liste Mandel. Toutes les maisons indiquées par lui étaient soit occupées, soit légalement sous scellés et on sait que le mot « légalement » indique en France la fin de tout.

Après déjeuner, avec l'aimable femme du Préfet, nous avons visité des châteaux où nous avons rencontré toutes sortes d'aristocrates charmants et ruinés et des paysans qui paraissent également être d'un autre monde. Ils semblaient les uns et les autres n'avoir aucun sentiment de la realité de la catastrophe qui s'étend sur le pays. A six heures, comme nous nous retrouvions exactement dans la même situation qu'à notre arrivée, Madame Vieillescazes a eu soudain l'idée géniale de nous conduire chez Madame Gérard Le Prat qui habite à peu de distance de la ville dans un château moderne où nous sommes arrivées fatiguées et découragées. « Le Guérinet » est un vaste bâtiment en briques rouges et blanches, style Second Empire au  p109 milieu d'un vaste domaine, à la lisière de la forêt de Blois. L'ordre y règne partout. Ce château renferme plusieurs salles de bain, des écuries et des communs. Il est garni de meubles exquis et confortables et a le téléphone. La maîtresse de maison, enfin, est digne de tout cela. Nous avons sympathisé tout de suite avec elle. Elle est grande, a un chignon épais qui tombe sur la nuque, des yeux noirs et la voix la plus charmante que j'aie jamais entendue. Son mari est naturellement aux Armées et elle vit dans ce vaste château avec ses deux enfants et deux vieux serviteurs, Anna et Emile. Madame Le Prat ayant déjà mis deux autres propriétés à la disposition de l'état, a eu la permission de conserver Le Guérinet pour elle‑même. Les communs ont cependant été garnis de petits lits pour abriter les enfants s'ils doivent être évacués de Paris. Nous ne nous étions pas imaginés en allant chez elle que nous pourrions nous installer au Guérinet et Madame Le Prat, en nous reçoivent, n'avait pas la moindre idée de nous le louer. Mais au cours de la conversation qui fut dès l'abord très amicale l'idée de le faire a germé et s'est développée de sorte que, petit à petit, un plan s'est élaboré. Le château est vraiment si grand que Madame Le Prat, même en conservant pour elle seule le salon et tout le premier étage, peut mettre à notre disposition au second étage, une demi-douzaine de chambres, quatre chambres de domestiques mansardées, une grande pièce et une autre plus petite pour prendre nos repas ainsi que la cuisine et tous les communs. C'est en vérité la maison idéale. Les écuries avec leurs box deviendront le magasin, nous pourrions ranger nos voitures dans les garages et installer des dortoirs et des ateliers dans les communs.

 p110  Nous sommes rentrées en hâte à l'hôtel pouvant à peine croire à notre bonne fortune, et, pour des reasons incompréhensibles, nous avons pu téléphoner à Paris et annoncer à Miss Morgan notre découverte. Nous nous y installerons la semaine prochaine, dès que nous aurons fait l'acquisition du mobilier nécessaire pour le dortoir et les autres pièces.

Nous sommes allées au bar où, dans un silence complet, clients et personnel écoutaient les nouvelles de la radio. Chaque jour un respectable vieillard, décoré de la Légion d'Honneur, accompagné de deux inséparables amis aussi âgés, y descend son appareil pour faire entendre les informations. Le Radio-Journal de France vient d'annoncer que les Français ont avec succès fait usage d'une nouvelle tactique pour repousser les tanks. Cependant la bataille le long de la Somme continue avec rage, transformant le ciel et la terre en un véritable enfer. Sur un front de cent kilomètres ils ont lancé, annonce‑t‑on maintenant, un million d'hommes, trois mille cinq cents tanks, au moins quinze mille véhicules motorisés et plus de mille avions de bombardement. L'ennemi aurait réussi à percer les lignes sur deux points, avançant en direction de Cherbourg en même temps que vers Péronne, Noyon et Compiègne.

Paul Reynaud a disgracié Daladier et de l'autre côté des Alpes on annonce que Mussolini a place à la tête des armées de l'Italie du sud le Maréchal de Bono âgé de soixante-quatorze ans.

 p111  Blois, Samedi 8 juin —

Nous nous sommes livrées hier et aujourd'hui à une véritable orgie d'achats. Nous avons acheté tout ce que nous avons pu et avons passé commande du reste aux Galeries Modernes ; malgré qu'ici comme à Chinon tous les stocks se liquident rapidement, le nom magique de Miss Morgan nous a fait tout avoir. Mais comme ce magasin ne peut se charger du transport des marchandises, nous avons écrit à Paris pour demander l'envoi d'un camion de secours.

J'ai été aujourd'hui le témoin d'une scène tragique dont la France doit être malheureusement le théâtre quotidien : la Directrice des Galeries Modernes, dont le mari a été tué en 1916 et dont le fils est né cette année‑là, vient d'apprendre que ce fils unique a été porté disparu à Dunkerque. Je resterai toujours poursuivie par le regard qu'elle avait pendant que, faisant son travail avec calme, elle nous guidait dans le choix des lits, de la porcelaine chinoise, des casseroles. Il y a aujourd'hui en France des milliers de femmes dont les maris ont été tués pendant la dernière guerre et dont les fils déjà ont disparu, ont été tués ou faits prisonniers dans cette guerre.

Les avions allemands ont survolé Paris hier, sans lâcher de bombes, mais ont, au contraire, porté la destruction dans le centre de la France. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les Français, dans la région, ne sont pas impressionnés par le fait que les troupes françaises ont dû reculer le long de la « Ligne Weygand » sur la Somme et que des groupes de deux cents à trois cents tanks se sont ouvert un chemin à travers le front à l'ouest, atteignant Forges-les‑Eaux,  p112 près de Rouen. D'ailleurs je crois moi‑même, malgré les nouvelles, que les Allemands seront bientôt arrêtés et que notre installation au Guérinet se fait dans un endroit bien choisi.

Blois, Dimanche 9 juin —

Nous avions décidé de flâner aujourd'hui mais le sort en avait décidé autrement.

De bonne heure, les Kesserling sont arrivés, nous ont fait réveiller pour nous annoncer qu'ils avaient un gros camion rempli d'objets qu'ils devaient décharger au Guérinet. Quelle n'a pas été notre stupeur et notre colère lorsque, arrivées au Guérinet, nous avons découvert que les objets qu'ils nous avaient demandé de décharger étaient tout le stock de manteaux imperméables provenant d'un magasin que Kesserling a dans la capitale : il y avait ajouté des bottines, un vieux phonographe sans disques et une table de billard défoncée, toutes choses sans aucune utilité pour notre groupe, mais qu'il a l'intention de mettre à l'abri dans notre nouveau Quartier-Général jusqu'à la fin de la guerre. Nous sommes rentrées déjeuner à l'hôtel, en nage, exténuées et de mauvaise humeur.

A la fin du déjeuner, j'ai été appelée au téléphone par Miss Morgan qui avait obtenu une ligne officielle et m'a annoncé que je devais être prête à la recevoir demain, avec le personnel du bureau dont elle m'a donné la liste avant le départ et probablement quelques autres personnes. Mon expérience de Blérancourt m'a donné le sang-froid nécessaire pour lui répondre, à la grande stupeur d'Emilie :º « C'est parfait, Miss Morgan, ne vous inquiétez pas. Comptez sur moi. »

 p113  Miss Morgan naturellement n'a pas pu dire grand'chose au téléphone, mais j'ai compris que la situation est très grave. D'ailleurs la radio annonce que les Allemands sont à Beauvais, que deux millions de soldats nazis s'apprêtent à prendre Paris et que par ailleurs six cent mille autres soldats, avec trois mille cinq cents tanks, sur un front de cinquante kilomètres seulement, dans une poussée irrésistible, ont atteint les faubourgs de Rouen et de Gisors, à un quarantaine de kilomètres de Paris. Weygand dans un ordre du jour affirme : « L'ennemi a subi des pertes considérables. Il sera bientôt au bout de son effort. C'est le dernier quart-d'heure : tenez ferme. » Tout le monde le croit et lui fait confiance.

Nous sommes retournées au Guérinet pour commencer a aménager les lieux. Nous avons décidé d'utiliser pour les femmes les petits lits pliants qui avaient été destinés aux enfants et d'affecter aux hommes les quelques lits que nous avons pu acheter. A deux kilomètres du Guérinet, à Herbault, nous avons découvert une petite auberge où on a accepté de préparer les repas jusqu'au moment où je trouverais le personnel nécessaire pour le château. On m'a présenté deux réfugiés dont l'un est un gendarme en retraite. Nous les avons aussitôt engagés pour travailler au Guérinet et nous aider à nous installer.

Revenues au Café de Guise, nous y avons rencontré deux officiers de la R. A. F. qui sont devenus nos amis et ont offert de mettre à notre disposition pour toute la matinée de demain, un camion de Sa Majesté et une demi-douzaine de Tommies.

 p114  le Guérinet, Lundi 10 juin —

Journée tragique. L'évacuation officielle de Paris a commencé et Mussolini a annoncé au monde sa décision : l'Italie entre en guerre.

J'avais décidé ce matin de rester à l'hôtel pour attendre l'arrivée de Miss Morgan et du personnel du bureau, cependant que Frances et Emily iraient avec les Tommies tout roses, charmants et polis, chercher aux Galeries ce que nous avions acheté et le transporter au château. J'ai pris un fauteuil, n'ayant rien d'autre à faire et me suis installée sur la terrasse du Café, au coin de l'Hôtel de France pour assister de ce poste d'observation, au spectacle plus affreux encore que celui du premier flot des réfugiés du nord : la fuite des Parisiens.

A onze heures du matin la rue principale était emplie d'une foule bruyante qui paralysait complètement la circulation. Les véhicules les plus différents étaient pressés les uns contre les autres : camions, roulottes, motocyclettes, bicyclettes, voitures d'enfants, brouettes, voitures à cheval pleines de gens qui ne s'étaient jamais déplacés, n'avaient jamais quitté leur village ou leur ville et étaient frappés de terreur. Je n'ai cessé de me dire : « Tout cela n'est pas réel, tout cela n'est pas possible. Que font‑ils ? Où va cet homme sur sa motocyclette avec sa femme, son bébé, ses lapins dans une cage, une valise et ses deux masques à gaz dans le side-car ? Au nom du ciel que fait‑il ?… Et cette voiture, là‑bas, avec six personnes aux visages pâles ? Ce sont des Parisiens épuisés ou peut-être des gens de la banlieue. Ils ont attaché un matelas sur le toit de la voiture et des paquets avec la cage aux canaris sur le  p115 marche-pied. Que font‑ils ? Et cette voiture en panne ?… Elle se fait remorquer par une autre voiture, mais combien de temps cette dernière, déjà surchargée, pourra‑t‑elle tirer la première ?

Soudain les rues se sont emplies d'une nouvelle masse de gens à pied qui surgissaient de tous les côtés et en un instant Blois a été saisie par la panique. Je suis restée, ma chaise collée au mur, dernière la petite table et j'ai observé, fascinée, les piétons qui tournoyaient autour de l'hôtel. Les chambres ? Il n'était pas question d'en avoir. Un repas ? L'hôtel faisait tout ce qu'il pouvait, mais il n'y avait presque plus de vivres. L'essence ? Il n'y en avait plus.

Emily et Frances sont alors revenues et ont pu avec peine se frayer un chemin pour rentrer dans l'hôtel. Le garçon s'est arrangé pour nous servir quelques restes et comme il était déjà trois heures quand nous avons fini de déjeuner, nous avons décidé de continuer d'attendre et nous nous sommes installées à mon poste d'observation de la matinée.

Les camions de l'armée, remplis de troupes qui allaient vers le sud, sont venus augmenter la confusion en se jetant dans la masse des autres voitures.

« Dépêchez‑vous ! Allez plus au sud ! On évacue Paris. Les Allemands arrivent… »

J'étais comme un spectateur qui, au cirque, ne sait plus sur laquelle des trois pistes il doit fixer son regard. Ainsi nous avons assisté, trois Américaines en uniforme, au début de ce qui semble certainement être la plus grande panique de l'histoire.

Les malheureux n'ont cessé de venir solliciter de nous aide et conseils, nous demandant si l'Amérique n'allait  p116 pas entrer en guerre pour aider les Alliés ; ils nous donnaient des poignées de main et partaient réconfortés. Une femme apprenant que nous étions Américaines et nous prenant pour l'avant garde de notre armée, a voulu à tout prix nous embrasser et — ce qui est pire — nous faire embrasser par sa petite fille sale et collante. Nous n'avons pas pu faire autre chose que rester assises et regarder silencieusement. Le fait que nous ne fuyions pas frappait les gens. Cette journée a été à la fois la plus longue et la plus courte que j'aie jamais vécue.

Un peu avant six heures nous avons reconnu, malgré l'encombrement, la première voiture de notre Comité. Emily est restée à l'hôtel pour veiller à ce que tout le monde soit servi et je suis allée avec Frances au château pour recevoir ceux qui arriveraient et les conduire à leurs lits respectifs. Frances a eu l'idée excellente d'aller à notre auberge d'Herbault chercher du fromage, du pain et des fraises pendant que j'ai fait des lits supplémentaires et que j'ai sorti des serviettes. A son retour nous nous sommes assises, au crépuscule, dans un champ, chacune avec sa liste et une lampe de poche en main pour arrêter les voitures avant qu'elles n'arrivent au château et diriger nos hôtes. Nous sommes restées là assises, dévorant du pain et du fromage cependant que de grosses chauves-souris sortant de l'obscurité et s'abattant autour de nous, me rendaient de plus en plus nerveuse. Les avions volant au‑dessus de ma tête ne m'ont pas épouvantée, mais ces chauves-souris me torturaient.

Tous nos voyageurs sont arrivés par petits paquets et, malgré la complication qu'a créée la présence d'une douzaine de personnes inattendues, je peux me coucher  p117 avec la satisfaction de penser que chacun a une place pour dormir.

Le Guérinet, Mardi 11 juin —

On pourrait croire que notre installation au Guérinet a attiré les avions allemands. Ils ont survolé en grand nombre notre demeure. La radio que nous avons écoutée dans la cuisine a annoncé que l'armée française a encore reculé le long d'un des affluents de l'Aisne et qu'on dresse des barricades dans les rues de Paris. Tout le monde dit que les Français vont tenter un dernier effort de résistance le long de la Loire. Depuis hier je me demandais quelle serait enfin la décision que prendrait mon pays en face de l'agression de l'Italie. J'apprends qu'il se contente de ne faire que la déclaration de condamnation morale qu'il répète après chaque agression nouvelle d'Hitler alors que je me rends compte, étant ici, qu'aucune parole ne peut arrêter seule les masses motorisées.

Nous sommes donc installées confortablement en plein champ de bataille et il apparaît clairement que rester davantage dans ce coin est pure folie. Aussi Miss Morgan a‑t‑elle tenu à la fin de la journée une réunion au cours de laquelle il a été décidé que nous allons nous déplacer plus au sud, de l'autre côté de la Loire. La seule question qui n'a pas été résolue est celle de la date de départ : demain ou dans deux ou trois semaines. Car si la guerre compte par heures, les gens continuent encore de compter par semaines.

Miss Dolan est arrivée à son tour, repartant aussitôt pour la Mayenne où nous avons installé un nouveau Centre. Avec Emily et Frances j'ai travaillé sans répit pour installer nos hôtes, montant et descendant tant  p118 de fois les escaliers que les muscles de nos jambes tremblent d'épuisement. Mais nous nous consolons en pensant, telles des jeunes filles de pensionnat qu'on doit amener à une fête, que nous devons demain aller à une soirée. Nos deux amis de la R. A. F. qui ont mis leurs camions à notre disposition dimanche matin, le Major Vaughn Arbuckle et le Capitaine Russell nous ont invitées à dîner à leur mess et nous devons les retrouver à l'Hôtel de France d'où ils nous conduiront à leur château à Vendôme.

Le Guérinet, Mercredi 12 juin —

Miss Bonney est arrivée de Tours : elle apportait de très mauvaises nouvelles. Le Gouvernement s'est réfugié dans cette ville depuis avant-hier. On parle bien de résister jusqu'au bout mais les Allemands sont près des portes de Paris et ont franchi la Marne entre Meaux et Château-Thierry malgré la résistance désespérée des Français.

Nous avons décidé quand même de nous habiller, pour aller à la fête donnée en notre honneur c'est‑à‑dire d'ôter notre uniforme et de mettre notre plus belle robe d'après‑midi. La mienne était en taffetas noir, celle d'Emily en imprimé blanc et noir et Frances avait choisi une robe de coton de couleur gaie et s'était mis un ruban dans les cheveux.

A l'heure convenue nous sommes arrivées à Blois dont les rues étaient toujours aussi encombrées. Nous avons retrouvé au Café de Guise les trois vieillards à leur poste devant la Radio qui a annoncé que les Allemands continuaient d'avancer. Ils nous ont salué d'un sourire amical.

 p119  Nos amis anglais nous ont appris que le quartier-général de la R. A. F. se trouvait à plusieurs kilomètres de Vendôme dans une localité appelé Pezou et qu'il nous faudrait une bonne heure pour y aller parce qu'il était nécessaire de prendre des chemins détournés, les grandes routes étant toujours congestionnées. Ils ont eu un geste noble : ils ont offert de remplir d'essence le réservoir de notre Citroën No. 17, ce qui nous a permis de les suivre.

Le château tombe en ruines. Il n'y a plus de vitres aux fenêtres et on y entre par une échelle faite de bûches superposées : l'escalade constitue un véritable exploit. Nous sommes donc passées à travers une fenêtre et sommes tombées dans un salon dont tout le mobilier, complètement démoli, consiste en un piano et trois fauteuils de style victorien. Nous avons été accueillis par le mess au grand complet et par le Capitaine qui s'est glorifié d'avoir pu découvrir trois femmes parlant anglais. Malgré son air de délabrement général, ce château a une allure extraordinaire et si les invités n'ont pas été nombreux, la soirée a été très élégante. On nous a servi d'abord des cocktails au rhum, puis, malgré que nous soyons en France, un festin nationaliste composé uniquement des plats anglais les plus caractéristiques.

Avant de nous mettre à table, un incident s'est produit : le Major a été appelé au téléphone où il a été retenu par une très longue conversation.

Cela a paru préoccuper tout le monde ; mais, tacitement, nous avons décidé d'oublier les mauvaise nouvelles : aucun spectre n'a participé à la fête qui a été vraiment très gaie. Chaque officier s'est mis en fête pour nous plaire. Il y a eu cependant un moment  p120 sérieux lorsque, à la fin du repas, le Major, debout, a proposé de lever nos verres à la santé du Président des Etats-Unis et des dames présentes, puis à celle du Président de la République Française. Le dernier toast a été pour le Roi et nous avons bu debout, naturellement. J'avais déjà vu cette scène au cinéma mais je ne l'avais jamais jouée. Nous avons passé ensuite au salon où nous avons dansé. Car ces hommes qui chaque jour risquent leur vie dans des vols audacieux, conservent, même à terre, leur « cran » extraordinaire. Le seul officier qui pouvait jouer au piano nous a fait entendre tout son répertoire de valses et de fox-trots. Nous avons tourné, changé de danseurs et continué de tourner les sentant tous pleins de cette jeunesse, de cette gaité et de cette folie qui leur permettent d'accomplir leurs exploits.

Nous avions malheureusement à refaire un long voyage pour rentrer à notre propre château et nous devions, comme des cendrillons, y être avant minuit. Le Major avait fait préparer de grands bouquets de fleurs et a insisté pour qu'une escorte nous raccompagne. Nous sommes parties les bras chargés de roses avec, en motocyclettes, devant notre voiture, un officier et derrière la voiture deux soldats qui constituaient l'escorte.

Nous nous sommes séparées d'eux à Herbault, nous attendant à trouver le château plongé dans l'obscurité et le sommeil. Nous avons rangé la voiture dans une allée, la cachant soigneusement, craignant que des réfugiés ne la volent pour fuir plus rapidement. Nous marchions paisiblement vers le château qui se dessinait comme une masse noire sur le ciel, lorsque soudain un homme bondit hors de l'obscurité  p121 criant : « Qui va là ? » Nous n'avions pas pensé que les hommes qui étaient au château auraient pris des dispositions pour organiser des patrouilles et nous avons eu la chance de n'avoir pas été tuées par Kesserling, car c'était lui qui avait surgi et nous avait interpellées. Il était armé d'un fusil et s'était demandé si c'était l'ennemi qui approchait. Nous étions de trop bonne humeur pour le prendre au sérieux et nous avons fait quelques répliques humoristiques, les bras toujours chargés de roses. Kesserling qui n'avait pas été exalté par le dîner, murmura d'une voix prophétique: « Les Allemands sont sur la Mayenne ! » Je ne sais pour quelle raison cela nous a paru drôle et nous nous sommes mises à rire. Kesserling agacé, appuyé sur son fusil, s'est senti l'air un peu stupide. Nous avons fait un effort pour paraître sérieuses à notre tour et lui avons affirmé que les Allemands n'avaient pas atteint la Mayenne.

Nous avions décidé de rentrer, sans nous faire remarquer, par une porte arrière du château et de passer par la cuisine. Mais celle‑ci, contrairement à nos prévisions, était éclairée et nous y avons trouvé, malgré l'heure tardive, autour de la radio, un groupe qui paraissait très triste et déprimé. Nous l'avons choqué sans aucun doute, en entrant, souriantes, avec des fleurs et mon prestige de Directrice doit, j'en suis certaine, être sérieusement atteint. Seuls Emile et Anna qui n'étaient pas encore couchés, ont paru être enchantés d'avoir cette petite diversion.

Au haut de l'escalier, dans un peignoir à foulard à pois, Mrs. Ames, qui avait guetté notre retour, s'est accrochée à nous pour nous raconter, elle aussi, l'histoire de la Mayenne et me demander si je lui conseillais  p122 de partir. Je suis opposée à toute idée de départ pour où que ce soit et je le lui ai dit en me débarrassant d'elle.

Le Guérinet, Jeudi 13 juin —

Depuis notre installation, nuit et jour, les avions allemands n'ont cessé de survoler le château. J'ai appris il y a quelques minutes que la R. A. F. est partie ce matin à la première heure de Pezou, peu de temps avant que les Allemands ne bombardent ce village qui est, paraît‑il, pulvérisé. Je me demande si le coup de téléphone reçu hier soir par le Major n'a pas un rapport avec tout cela. Il a dû être averti à temps.

Le Radio-Journal a annoncé que le Conseil Suprême de la Guerre s'est réuni hier. Il est composé de Churchill, Reynaud, Pétain, Eden et Sir John Dill. Il aurait pris des décisions de « la plus grande importance ». Il paraît que les Etats-Unis, répondant à un appel de Roosevelt pour donner une aide rapide aux Alliés, ont décidé de donner immédiatement à ceux‑ci près de cent avions de bombardement. Pourvu qu'ils arrivent assez tôt car les Allemands continuent d'avancer. Nous avons compris définitivement que Blois n'offre plus aucune sécurité. Miss Morgan a pris en conséquence la décision, à la fois sage et nécessaire, de ne pas se laisser isoler de ses Centres et de partir pour Bellac, avec le bureau, en convoi.

Il reste cependant les notes à payer et nous avons promis de livrer au Centre d'Accueil de Blois un certain nombre de dons. Miss Morgan, sur ma demande, m'a donné carte blanche et m'a permis de rester en arrière.

 p123  Emily et Frances se sont offertes aussitôt comme volontaires pour demeurer avec moi, prêtes à courir les risques que cette décision comporte. Il est évidemment impossible de déplacer rapidement quarante personnes mais pour trois le problème est différent.

Le Guérinet, vendredi 14 juin —

Toutes les femmes ont fait à nouveau leurs valises. Les voitures et les camions ont été chargés des bagages, des archives et des machines à écrire. Madame Le Prat a décidé de partir avec ses deux enfants dans le convoi du groupe de Miss Morgan. Je me suis trouvée dans l'après‑midi au château avec Emily, Frances et les deux domestiques, Anna et Emile, qui restent pour veiller sur la demeure.

Après le départ de la caravane dans le tohu-bohu habituel, j'ai pu, dans le calme retrouvé, me rendre compte de l'immensité de la catastrophe qui vient de survenir. L'armée allemande vient de faire une entrée triomphale dans Paris qui hier, à la dernière minute, pour éviter des ruines inutiles, avait été déclarée ville ouverte. Les Français reconnaissent maintenant que la situation est désespérée. Le Haut-Commandement allemand a annoncé la prise de a‑t‑elle. Il concentre son attaque sur Verdun et menace de prendre la Ligne Maginot par l'arrière. Le gouvernement français a quitté Tours pour Bordeaux.

Nous avons entendu le bruit de l'explosion des bombes que les avions allemands ont lancées dans la région. Mais, chose curieuse, ces avions survolent le Guérinet en rasant les toits, sans chercher à les détruire : sans doute l'ont‑ils déjà choisi comme futur quartier-général pour l'Etat-Major allemand.

 p124  Emily, Frances et moi‑même étions si fatiguées que nous nous sommes allongées sur le divan du salon. J'ai écrit alors une longue lettre à ma famille et je pense maintenant qu'ils ne la comprendront pas. En effet, j'ai commencé par y exprimer de très nobles sentiments, mais je n'ai pu éviter de la terminer par quelques considérations légères sur la beauté des objets qui m'entouraient dans la pièce où j'écrivais. Que puis‑je faire ? Cette succession reflète exactement mon caractère : au milieu des événements dont je perçois nettement la grandeur et l'aspect tragique, le côté frivole de ma nature que j'ai laissé se développer pendant plusieurs années réapparaît toujours.

A la fin de la journée, Emile a eu un geste touchant. Il est apparu, traînant la jambe — il a été blessé à la dernière guerre — avec un plateau d'argent sur lequel étaient posés trois verres et une bouteille de Porto de 1847 dont l'aspect confirmait la date. Il nous a expliqué, d'un air solennel et ému, qu'il n'y avait que cinq bouteilles semblables dans la cave et qu'on ne les sortait que dans les grandes occasions. Il estimait que les circonstances justifiaient un tel geste dont, en sa qualité de majordome, il assumait la responsabilité. Il nous a annoncé ensuite que nous pourrions prendre nos repas dans la grande salle à manger du château, car il nous considérait comme les maîtres du logis. C'est ainsi qu'au cœur de la catastrophe qui s'abat sur la France nous avons dîné toutes trois dans ce château isolé, avec sur notre table toute l'argenterie et la porcelaine de Sèvres d'une vieille famille française dispersée.

Alors que nous finissions notre dîner, un camion est entré bruyamment dans la cour du château. Nous  p125 avons bondi, croyant qu'il s'agissait déjà d'une voiture de l'armée allemande, mais Sammy Pierce — celui qui avait failli être pris pour un parachutiste dans le Bois de Retz — en est sorti. Il arrivait de la Mayenne, où il avait été envoyé en toute hâte, avec un soldat nommé Boutin qui avait travaillé à notre Foyer de Blérancourt. Ils doivent repartir demain pour Bellac et sont tous deux affamés et épuisés. Anna leur a préparé un souper et, pendant qu'ils mangeaient, ils nous ont raconté que sur tout leur chemin ils n'ont vu que désordre et misère. Ils se sont couchés avec leurs bottes, trop fatigués pour les enlever.

Avant de monter dans ma chambre, j'ai passé quelques minutes à la cuisine où avec Anna et Emile, entourés du garde-forestier, de sa fille, de quelques réfugiés et de nos amis d'Herbault ou d'Orchaise, nous avons écouté la Radio. L'électricité a été coupée dans ces deux villages et nous avons encore du courant parce que le château a sa propre génératrice. Ils avaient l'air tous fourbus comme des chevaux, tristes, mais ils conservent dans leur découragement un dernier espoir : la réponse de Roosevelt. En effet, Reynaud a lancé hier un appel pathétique et désespéré à notre Président pour lui demander d'envoyer « des nuages d'avions de guerre afin d'écraser la force diabolique qui domine l'Europe. » Tous les habitants croient au « miracle américain », me considèrent comme leur idole et comme l'ambassadeur du pays qui va les sauver et libérer le monde.

 p126  Le Guérinet, Dimanche 16 juin —

Bien des gens écriront peut-être plus tard que toutes leurs nuits, pendant cette période, ont été troublées par des cauchemars. Je n'ai, quant à moi, jamais assez de sommeil et je suis chaque jour tellement épuisée par le travail, que je n'ai pas les moyens de m'offrir le luxe de rêver. Je dormais donc hier d'un profond sommeil quand j'ai été réveillée par le cri de « Madame Hughes ! Madame Hughes ! » Le jour se levait et je vis à ma montre qu'il n'était pas encore cinq heures. Je suis sortie péniblement de mon lit et, de ma fenêtre, j'ai vu la fille du garde-forestier qui s'agitait devant la maison. « Descendez immédiatement, » m'a‑t‑elle dit, dès qu'elle m'eût aperçue. Un jeune garçon à bicyclette était à côté d'elle — « Les Allemands sont à Blois », grommela‑t‑il entre les dents, « vous avez l'ordre d'évacuer. J'ai déjà réveillé tout le village d'Orchaise, maintenant je file à Herbault. » — « Qui vous a donné ces ordres ? » lui ai‑je demandé mécontente, parce que je ne voulais pas me déplacer. Il m'a répondu qu'il ne le savait pas, mais que quelqu'un lui avait conseillé de se dépêcher parce que tous les garçons de treize à dix-huit ans allaient être fusillés sur-le‑champ par les Allemands. Il était frappé de terreur et devait semer la terreur sur son passage.

Sammy et Boutin, attirés par le bruit, sont venus à leur tour. Le premier a estimé que je devais réveiller Frances et Emily et partir avec elles sans tarder. Mais ce que j'avais vu les jours précédents provoquait en moi une réaction contre tout ce qui était de la précipitation. J'ai décidé de laisser partir Sammy et Boutin, de retourner dans ma chambre pour prendre un peu  p127 de repos et de laisser Frances et Emily en faire autant. Je ne les ai réveillées qu'à huit heures et nous décidâmes, avant de faire qui ce soit, de prendre notre petit déjeuner. Nous avions fait de cette habitude une règle : dans le doute, manger d'abord. Cela paraît puéril, mais en realité ce principe nous a jour permis de conserver notre sang-froid.

Nous avions pris le petit déjeuner à la cuisine où nous pouvions, en même temps, entendre les informations du Radio-Journal. Anna nous a servi, dans des bols, un merveilleux café au lait brûlant avec des baguettes de pain qu'Emile cherche à bicyclette, chez le boulanger d'Orchaise, avec du beurre frais. Le spectacle était curieux : dans cette cuisine garnie de magnifiques casseroles de cuivre et de bols placés sur les étagères, Anna se tenait devant son fourneau, servant le café à toutes sortes de gens, inconnus pour la plupart, qui arrivaient pour écouter les nouvelles de la radio, à des réfugiés affamés qui avaient passé la nuit dans les communs et même un jour à deux soldats échappés de l'enfer de Dunkerque qui s'obstinaient à rechercher leur régiment.

Aussitôt après le petit déjeuner, j'ai décidé d'aller à Blois avec Frances dans notre Citroën No. 17, pour y régler nos comptes et voir ce qui s'y passait puisque le téléphone est coupé. Nous y sommes arrivées vers neuf heures et nous avons rangé la voiture assez loin du centre de la ville, préférant continuer à pied.

J'ai entendu alors pour la première fois, répété par tout le monde, un mot qui exprimera définitivement pour moi ce qui se passe : « La pagaïe ! » c'est‑à‑dire un mélange de panique, de désordre, de folie et de confusion. Blois était le symbole de la « pagaïe ».  p128 Lundi la ville avait déjà offert le spectacle de la confusion : hier c'était un asile de fous. Nous avons vu Sammy et Boutin, l'air désespéré, dans leur camion bloqué au milieu de la foule qui entourait le parc. Ils n'avaient pas pu bouger depuis trois heures. Nous sommes arrivées à nous frayer un chemin jusqu'à l'Hôtel de France : les deux femmes derrière la caisse se lamentaient, le personnel était parti, les clients occupaient encore les chambres, mais il n'y avait plus de service, la nourriture avait été dévorée et il ne restait plus une goutte d'essence au garage. La direction de l'hôtel, impuissante, ne pouvait plus rien faire. Nous avons payé nos notes et sommes allées régler nos comptes aux Galeries Modernes que nous avons trouvées fermées.

Les rues de Blois offraient un spectacle hallucinant. Une seule bombe était tombée dans le cimetière et cela avait suffi pour provoquer une crise de folie collective. Quelques individus dans la foule avaient profité de cette panique pour briser les vitres des boutiques et piller les comptoirs. Les mannequins se dressaient nus, privés de leurs garnitures ; des morceaux de glace et de vitre avec d'autres débris jonchaient le sol.

Il nous a fallu à nouveau lutter pour revenir sur nos pas à travers la mêlée des femmes, enfants, soldats, animaux et voitures. Nous sommes arrivées malgré tout à la Préfecture où nous étions allées offrir nos services au Préfet qui était parti avec sa femme et était remplacé par le Chef de Cabinet, son frère. Les banques et la Caisse d'Epargne étaient fermées et bien des gens se trouvaient sans argent. La foule, devenue sauvage, assiégeait les bureaux, réclamant de l'argent, des permis de circulation, de l'essence, même des voitures.  p129 « La pagaïe !… » J'ai supplié doucement les gens de rentrer dans leurs foyers et d'attendre. « Attendre ? Mais les Allemands sont à nos portes ! Nous serons tous tués ! » Il était inutile de chercher à leur faire comprendre que dans un tel état de choses il était plus dangereux de s'engager sur les routes que d'attendre chez soi les Nazis. Blois était dans les griffes de quelque chose de plus grand que la raison. Chaque fois que je posais la question : « Qui vous l'a dit ? », personne ne pouvait répondre. Le Chef de Cabinet m'a d'ailleurs assuré qu'aucun garçon à bicyclette ne nous avait été envoyé pour nous donner un avertissement officiel : l'ordre d'évacuation dont il avait parlé était mensonger. Il nous a remerciées pour l'offre que nous lui avons faite d'aider la population, offre inutile puisqu'il y avait « la pagaïe ! »

J'ai alors décidé avec Frances de conduire la voiture, pleine de vêtements et de layettes que nous avions prélevés sur notre stock au Guérinet, dans une ruelle, derrière un Centre de réfugiés et de les donner, purement et simplement. Notre voiture s'est heurtée à des voitures de paysans qui, à l'ombre, à l'écart de la foule, abrutis et harassés, faisaient prendre un peu de repos à leurs bêtes avant d'aller plus au sud. Il y avait là des femmes en larmes qui pressaient leurs enfants sur leurs seins et gémissaient : « Les Allemands sont ici… Les Allemands vont tuer mon enfant… ». Il était décidément inutile de discuter : la seule chose utile à faire était de distribuer du lait condensé, des layettes, des mots de réconfort, l'argent qu'on pouvait avoir.

Au moment précis où nous allions, quittant la grande route, tourner pour nous engager sur le chemin du Guérinet, nous avions aperçu une des ambulances  p130 de l'American Field Service. J'ai sauté de la voiture et fait des signaux. Le chauffeur, David Burton, que j'avais vu à Paris, m'a reconnue : il paraissait avoir maigri, son visage était devenu sec et bronzé. Il allait aider à évacuer les malades de l'Hôpital de Blois dans une localité plus au sud. Il m'a appris que plusieurs de nos ambulances étaient dans les environs. Nous nous sommes senties réconfortées d'avoir vu quelques-uns de nos compatriotes qui continuent, sans faillir, de remplir leur mission.

Malgré le bruit incessant des avions allemands, nous avons eu ensuite le sentiment, en prenant tranquillement notre déjeuner au château, que nous venions de nous évader d'un monde de folie et d'horreur.

A la fin du repas Emile est venu nous dire qu'une jeune femme demandait à nous voir. Pâle, elle pleurait de fatigue, étant venue à pied d'Herbault. Sa voiture y était en panne et elle avait, avec sa mère et son fils âgé de treize ans, passé la nuit précédente dans ce village, ayant couché à même le sol. Son fils avait été blessé au bras : il souffrait horriblement et elle redoutait la gangrène. Elle venait chercher du secours.

Nous avons empilé, sans perdre une minute, des matelas dans la voiture et nous nous sommes mises à la recherche d'un médecin, d'une infirmière ou de quelqu'un qui pût sauver l'enfant. Mais docteurs et infirmières étaient tous partis. Le village tout entier était parti. Il était assurément inutile de retourner à Blois et il ne restait qu'une chose à faire : donner moi‑même des soins. N'avais‑je pas, après tout, déjà travaillé dans un hôpital en 1918 ? Il est vrai que cela n'avait été que comme aide-infirmière. J'ai en outre eu des enfants et, comme toutes les mères l'ont fait,  p131 pris soin de leurs petites blessures. Nous avions, heureusement, placé dans la voiture, au départ de Paris, une trousse assez complète d'infirmière. J'ai donc inauguré ma carrière médicale et adopté le système suivant : j'ai mis mon imperméable de Schiaparelli pour éviter d'être tachée, accroché une série de serviettes propres à ma ceinture militaire, empli l'une des poches de mon manteau avec de l'aspirine, des pilules de vitamines et des somnifères qui sortaient de ma réserve personnelle. Dans l'autre poche, j'ai fourré du chocolat. Frances m'a aidée à installer un dispensaire en face du garage d'Herbault et grâce à cette trousse d'infirmière, nous nous sommes mises à panser les blessés qui arrivaient. Claude, le jeune garçon dont la mère était venue me chercher, bien qu'il ne fût pas le plus sérieusement atteint, était cependant pour moi le malade le plus difficile, car il était le premier auquel je devait donner des soins. Je craignais par-dessus tout de faiblir et de m'évanouir. « D'abord, » j'ai expliqué, « sachez bien que je ne suis ni docteur, ni même infirmière… » J'ai ajouté en moi‑même «… et qu'il y a toutes chances que mon traitement vous tue ». Aidée par Frances, j'ai recouvert les plaies d'alcool, de teinture d'iode et de pommade et les ai entourées de gaze stérilisée. Si le malade était un homme, je lui donnais de l'aspirine ; si c'était un enfant, du chocolat ; s'il pleurait trop, je lui mettais tout simplement un gros morceau dans la bouche pour qu'il se tînt tranquille. J'ai été moins écœurée que je n'avais craint de l'être : seules les blessures à la tête m'ont soulevé le cœur parce que les cheveux se mêlaient à tout, mais il fallait bien que mon travail fût fait.

 p132  La nouvelle s'est rapidement répandue que d'étranges Américaines en uniforme, au Guérinet, soignaient les voisins. Nous avons reçu de tous les côtés des demands de secours. Cela m'a ébahie et m'a saisie d'effroi, mais j'étais acculée et répondre « non » aurait signifié laisser les personnes dans le besoin, sans aucune aide possible. Comme toujours au milieu d'événements dramatiques des incidents amusants ont surgi. Aujourd'hui vers midi, un petit homme hideux est arrivé à bicyclette et nous a demandé en pleurant de venir aider sa fille qui était dans les douleurs de l'enfantement et absolument seule. Puisque j'ai eu des enfants et que des policemen new-yorkais se sont bien plusieurs fois transformés en sages-femmes dans le Métro, j'ai estimé que je pouvais être utile. « Venez, » ai‑je dit à Frances, « ce sera terrible, mais nous ne pouvons pas refuser d'aider une femme abandonnée. » Et nous sommes parties. La peur me donnait mal au cœur. J'ai remercié Dieu qu'il ait permis à mon premier enfant de naître sans qu'on m'ait chloroformée, car j'avais ainsi au moins une vague idée du processus. Nous avons parcouru quinze kilomètres jusqu'au village où habitait la pauvre femme, mais avant d'aller chez elle, grâce à la femme du boulanger et au boucher, nous avons trouvé une sage-femme de deuxième classe. Avec son aide, un garçon dépourvu d'attrait est venu au monde. Frances m'a dit ce soir que pendant tout le trajet je n'avais cessé de murmurer : « On coupe le cordon… » Cette expérience effrayante ne devait être ni la dernière ni la pire.

Nous venions de rentrer au Guérinet lorsqu'un nouvel appel arriva d'Herbault. Un vieillard, un réfugié qui avait des troubles hépatiques, nous suppliait de  p133 venir aussitôt à son chevet. Je pense que la fatigue avait dû me faire perdre la raison, car j'ai dit à Frances de sortir à nouveau notre Citroën No. 17 pour nous remettre en route. Nous avons trouvé dans une chambre froide, sombre et qui sentait mauvais, le malade assis, sirotant à la bouteille même une limonade dégoûtante. Son ventre gonflé comme un ballon était si énorme qu'il semblait reposer sur ses genoux. Sa femme et ses parents s'attachaient à lui pendant que des grognements s'échappaient de ses lèvres entre chaque absorption du liquide. J'avais apporté ma trousse et mon stock personnel de médicaments : je lui ai ordonné avec autorité de prendre toutes les heures quelques comprimés de lait de magnésie avec quelques gorgées d'eau très chaude et de cesser de boire sa limonade. J'ai pensé qu'après tout mon traitement ne pouvait pas le tuer. Mais mon horrible vieillard, enchanté de mon remède et adorant être le centre du monde, décida d'user jusqu'au bout de son médecin. Il a essayé aussitôt d'obtenir mon concours pour remettre en place sa hernie. C'en était trop et lorsque je l'ai vu déboutonner son pantalon, j'ai dit à sa femme : « Arrêtez‑le ou je vais tomber évanouie, » et, prise de nausée, je me suis sauvée rejoindre Frances qui était sagement restée au dehors.

C'est ainsi que j'ai passé ces deux journées à donner des soins pour lesquels je n'était vraiment pas préparée, riant et pleurant de fatigue.

Roosevelt a fait parvenir hier sa réponse à l'appel de Reynaud. J'avoue que ma seule consolation est de la connaître non pas à l'abri aux Etats-Unis, mais au milieu du danger, auprès de ces malheureux Français  p134 pour qui tout espoir est maintenant définitivement perdu.

Pourvu que nous n'ayons pas plus tard nous, Américains, à payer trop cher les conséquences d'une telle carence.

Le Guérinet, Lundi 17 juin —

Cette journée historique a commencé pour nous dans un calme complet : aucun bruit de bombes ou d'avions. Cela nous a paru étrange car nous n'étions plus habitués au calme.

J'avais décidé avec Frances d'aller après le petit déjeuner voir si l'État-Major, dont on avait chaque jour annoncé l'arrivée, s'était installé dans un autre château des Le Prat, à Herbault. Le château et le parc, quand nous y sommes arrivées de bonne heure, étaient pleins d'animation, remplis d'officiers et de soldats, tous couverts de poussière, fatigués, pas rasés et découragés. Le colonel n'était pas arrivé, mais nous avons été présentées à un capitaine qui le remplaçait et auquel nous avons expliqué ce que nous faisions et où nous étions. Je lui ai demandé, me rappelant ma rencontre avec David Burton, s'il savait où se trouvaient les ambulances du Field Service. Grâce à ses indications, j'ai pu trouver quatre voitures du Service, rangées dans une allée du parc et j'ai appris que les quatre chauffeurs prenaient leur petit déjeuner à l'« Auberge des Trois Marchands ». Je m'y suis rendue aussitôt et j'ai vu là quatre compatriotes que, dans ma joie, j'aurais volontiers embrassés. Je les invités à venir tous au Guérinet pour y dormir entre de vrais draps. Ils m'ont donné les dernières nouvelles sur la position des troupes ennemies dans la région et, malgré le désir que j'avais de rester avec eux, je suis allée rejoindre  p135 Frances à notre dispensaire. J'ai trouvé, en rentrant au Guérinet, Emily très énervée. Un des volontaires du Field Service que nous avions vus à l'Auberge, était venu quelques instants auparavant pour nous dire de partir sans délai, car le Guérinet avait toutes les chances de devenir d'un moment à l'autre un des plus grands champs de bataille de toute cette guerre.

L'Etat-Major, avait‑il précisé, partait et voulait nous prendre dans son convoi. Frances et moi‑même sommes restées également abasourdies et nous avons décidé finalement de courir toutes les trois voir à nouveau l'Etat-Major. Nous avons trouvé tout le monde en branle-bas prêt à partir au sud de la Loire. Toute la machine française semblait être tombée en pièces. Nous avons appris que le port du Havre est perdu depuis deux jours et que le fameux rempart de la Ligne Maginot commence à être évacué. L'armée est en pleine retraite et autour de nous chacun n'avait qu'un seul espoir : passer la Loire avant que les ponts dynamités n'eussent sauté. L'Etat-Major a voulu que nous partions immédiatement avec eux dans une des ambulances du Field Service, sans même emporter nos bagages. Mais nous avons toutes trois décidé de respecter jusqu'au bout le principe de Napoléon qu'une armée marche sur son ventre. Nous avons déclaré en conséquence à un officier que nous déjeunerions d'abord et déciderions seulement après ce que nous devrions faire. Il a pensé que nous étions folles et, levant les bras au ciel dans un geste de désespoir, il nous a affirmé que nous serions faites prisonnières, nous menaçant même d'autres catastrophes.

Nous sommes rentrées au château pour déjeuner et sommes allées directement à la cuisine car il était midi  p136 et demie, pour écouter comme d'habitude les informations de la radio française. Un ami d'Emile, Monsieur Gaillard, grand mutilé de la dernière guerre, au cours de laquelle il a perdu un œil, était venu d'Herbault avec sa femme et ses deux filles s'installer au Guérinet pour être plus près d'Anna et de son mari. Nous nous sommes groupées avec eux autour du poste.

Les informations avaient toujours été précédées de quelques accents de la Marseillaise. Mais aujourd'hui, à cette émission, la Marseillaise toute entière a été exécutée. Nous nous sommes tous levés et nous nous sommes regardés silencieux, les yeux interrogateurs. « Au nom du ciel » pensions‑nous, « que s'est‑il donc passé ? Qu'allons‑nous entendre ? » Nous avons d'abord entendu annoncer que le Maréchal Pétain qui, hier, a remplacé Paul Reynaud à la Présidence du Conseil, allait parler. Le vieux Maréchal de la dernière guerre a alors annoncé d'une voix brisée, pendant que nous nous sentions à chaque mot devenir figés de stupeur, qu'il était entré en rapport avec l'ennemi et lui avait demandé les conditions d'un armistice.

Pas un de nous jusqu'à cette heure n'avait vraiment cru un seul instant que la France en retraite était vaincue. Nous avions tous été prêts à être tués, à être bombardés, à être blessés ou faits prisonniers, mais pas le moins du monde à être battus. Le calme de la nuit dernière et de la matinée s'expliquait ainsi pour nous ; l'armistice allait être signé, un armistice cette fois sans honneur et sans joie.

L'histoire seule dira si Pétain a eu raison ou tort.

En tous cas nous qui sommes les spectators de cette panique colossale d'un peuple qui semble en ce moment  p137 avoir perdu la raison, nous qui vivons au milieu de cette panique il nous semble ce soir, une fois le choc parti, qu'il n'y a peut-être guère le choix sur les moyens de faire cesser la « pagaïe » qui doit être arrêtée. Mais quel sera le prix de cet armistice ? C'est ce que tout le monde se demande avec anxiété.

Il n'y a eu alors pour nous qu'une seule consolation, assurément enfantine : nous n'avions plus besoin de quitter le Guérinet, la guerre était terminée, nous ne pouvions plus être faites prisonnières, nous allions tout simplement rester.

Nous nous sommes mises à table comme des automates. Emile, le visage crispé et couvert de larmes, nous a servies dans la grande salle à manger avec autant de dignité que d'habitude. Nous avons mangé sans dire un mot, chacune de nous essuyant de temps en temps, furtivement, une larme.

Nous avions décidé, depuis que Miss Morgan avait quitté le Guérinet, d'avoir nos bagages toujours prêts pour pouvoir partir sans délai à n'importe quel moment. Si nous n'avions pas été tellement fatiguées, nous aurions certainement commencé aussitôt à défaire nos valises.

J'ai décidé de rester active pour ne pas me laisser abattre et je suis retournée avec Frances à notre dispensaire d'Herbault pendant qu'Emily restait pour garder le Fort du Guérinet et attendre des nouvelles.

Le village était encore plein de soldats, à moitié crédules, et qui ne savaient que faire, car ils avaient toujours hâte de se retirer au sud de la Loire. Le malheur était peint sur tous les visages. Le « beau temps d'Hitler » qui persistait, en ne participant pas au deuil du pays, semblait blasphémer.

 p138  Nous avions, en général, essayé de plaisanter et de rire avec nos malades mais aujourd'hui nous n'y sommes pas parvenues.

L'Etat-Major et le Field Service étaient partis, les grilles du château étaient restées ouvertes et les lieux étaient vides. A cinq heures nous nous sommes assises toutes trois dans le Salon de Chasse et nous nous sommes mises à faire divers petits travaux féminins de couture. Soudain est parvenue à nos oreilles étonnés non pas le bruit, devenu familier, des avions et de leurs bombes, mais le roulement très caractéristique d'une cannonade. Il ne venait ni de Blois, ni de Vendôme ou de Pezou car nous savons maintenant par expérience distinguer le bruit du bombardement de ces villes par avions. C'était un son tout nouveau pour nous : celui des 75. Nous n'avions pas compris que l'armistice n'était pas conclu. D'ailleurs la radio, pour dissiper tout malentendu tel que celui qui était né dans notre esprit, vient de confirmer que la guerre continue. Nous étions trop exténuées en tous cas pour penser à aller à quelque endroit que ce fût. Il nous a paru inutile d'essayer la route de Blois à Tours qui est obstruée par les voitures ou celle d'Herbault à Tours qui est aussi impraticable. D'ailleurs c'eût été folie que de sauter dans une voiture pour tomber peut-être dans la mêlée d'un combat. Nous avons décidé d'attendre jusqu'à demain matin pour dresser les plans définitifs.

Ce que je vais affirmer paraîtra peut-être invraisemblable et absurde, c'est cependant la vérité : nous n'avons pas été le moins du monde nerveuses, nous étions simplement fatiguées et intriguées.

 p139  Niort, Mardi 18 juin —

Ce matin, au Guérinet, j'ai été réveillée par une explosion colossale. Mon lit a tremblé et les volets ont fait un vacarme effrayant. J'ai bondi hors du lit, croyant d'abord qu'une bombe avait atteint le château : mais en regardant au dehors je n'ai pu découvrir aucune trace de destruction, aucun avion, cependant qu'on pouvait continuer de sentir dans l'air un tremblement. Emily est accourue en robe de chambre. « Ils doivent avoir fait sauter le pont de Blois ; » m'a‑t‑elle dit, « seule une énorme charge de dynamite a pu produire un tel effet. »

Cette explosion a forcé notre décision : il valait mieux quitter le Guérinet… après avoir pris notre petit déjeuner naturellement. Nous sommes allées réveiller Frances qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, battant tous les records de sommeil, n'avait pas été réveillée par l'explosion.

Nous avons mis nos bagages dans la voiture en y ajoutant une couverture pour chacune de nous, des vivres et des bouteilles d'eau, car en quittant le Guérinet nous allions devenir nous-mêmes des réfugiées avec le risque d'avoir à coucher à la belle étoile.

Emile nous a dit que les nouvelles données par la radio avaient été toujours aussi attristantes : la Ligne Maginot elle‑même est abandonnée, Hitler et le Duce se sont rencontrés pour examiner les conditions d'armistice qu'ils imposeront aux vaincus, mais le gouvernement continue de rappeler que la bataille n'a pas pris fin.

Au moment du départ de notre groupe, Kesserling n'avait laissé pour notre Citroën qu'une très petite  p140 quantité d'essence, environ vingt‑cinq litres. Il est depuis plusieurs jours tout à fait impossible d'acquérir à quelque prix que ce soit la moindre quantité de carburant. Pendant la semaine dernière, nous avons fait tous nos déplacements avec l'essence que des Français nous ont donnée spontanément. Si j'entends encore à mon retour aux Etats-Unis des gens me parler du prétendu manque de générosité des Français, je leur parlerai de cette essence : cinq litres signifient aujourd'hui souvent cinq heures de sécurité et peut-être même la vie. Cependant personne n'accepte qu'elle lui soit payée et nous avons eu aujourd'hui une nouvelle preuve de cette générosité. Monsieur Gaillard qui avait amené sa voiture au Guérinet, ne s'est pas contenté de nous donner vingt‑cinq litres de ce précieux liquide : il nous a dit que lorsque nous serions prêtes à partir, il nous accompagnerait pour nous montrer quelques chemins de traverse connus seulement des habitants du pays. Notre plan a consisté, puisque nous venions d'apprendre que c'était le pont de Blois qui avait sauté en provoquant l'explosion formidable qui m'avait réveillée, à nous rendre pour aller au sud, à Herbault, Tours et Chinon, puis Niort dans les Deux-Sèvres où se trouve la banque Morgan. Cette dernière ville semblait être l'endroit où nous aurions le plus de chances d'avoir des nouvelles de notre Comité et de l'argent pour nous-mêmes.

Nous nous trouvions en face de nos voitures, faisant nos adieux à Anna et Emile, lorsque nous avons entendu un terrible grondement qui se rapprochait rapidement. Le château, caché par de grands arbres, ne se trouve qu'à quatre cents mètres de la grande route d'où venait le bruit. C'était, sans qu'on pût se  p141 tromper, le vacarme d'un grand convoi motorisé. Nous nous sommes regardés les uns les autres et n'avons pu que… rire. Le grondement continuait lorsque soudain est apparu, haletant, un vieillard qui est le père du garde-forestier. « Les Allemands… » dit‑il en tremblant, «… les Allemands sont ici ! » Une grande panzer division a défilé devant la grille, venant de Blois et se dirigeant vers Herbault. Les Allemands avaient essayé aussi, puisque le pont de Blois avait sauté, de prendre le chemin de détour qui les avait amenés près de nous. Ainsi notre principe : « Manger d'abord » venait de nous servir. Si nous ne nous étions pas offert le loisir de prendre le petit déjeuner, nous nous serions trouvées devant eux sur le chemin et ce rouleau compresseur nous aurait broyées comme tout ce qu'il trouve devant lui.

Nous avions entendu dire que généralement deux ou trois groupes d'unités blindées se suivent à intervalles d'une demi-heure environ, précédant le gros même de l'armée. Il nous est apparu dès lors que ce qu'il y avait de mieux à faire était de suivre, à quelque distance en arrière, cette première panzer division pour aller ensuite vers la côte, à Angers, où nous aurions traversé la Loire. Nous avons sauté dans la voiture et suivi Monsieur Gaillard, partant aussi rapidement que possible pour Herbault afin de garder entre nous et la seconde panzer division une assez grande distance. Ce village était un point très dangereux, car nous risquions, si la première division blindée s'y était arrêtée, de tomber sur elle alors que nous étions en uniforme. Nous avons trouvé Herbault désert, silencieux comme un cimetière. Les volets et les portes étaient fermés car la plupart des habitants s'étaient  p142 sauvés pendant la nuit ou s'étaient enfermés chez eux en attendant les Allemands. Nous avons fini par trouver un réfugié qui nous a déclaré que les Nazis ne s'étaient pas engagés sur la route de Tours, mais s'étaient eux‑mêmes dirigés vers l'ouest. Nous avons décidé d'aller dans la même direction, non pas par la route secondaire dans laquelle ils s'étaient engagés et dans laquelle la seconde panzer division aurait suivi la première, mais par des chemins à travers les champs. Nous avons pu le faire grâce à Monsieur Gaillard qui connaît le pays depuis l'enfance, car ces chemins, pour la plupart, ne sont pas indiqués sur les cartes Michelin que nous avons. Lorsque notre chemin croisait une route principale dont l'approche était masquée, l'un de nous sortait de la voiture, regardait à droite et à gauche en se dissimulant : s'il n'y avait personne en vue nous nous élancions et passions de l'autre côté. Ces croisements étaient les seuls endroits dangereux. Nous n'avons vu et entendu aucun avion, mais une fois, à l'approche d'une intersection, nous avons perçu le bruit d'une unité motorisée au loin. Nous nous sommes arrêtés et de notre voiture, heureusement bien dissimulée, nous avons vu une nouvelle panzer division qui s'avançait vers le sud. Cette manœuvre nous a soulagés car si les Allemands se dirigeaient vers le sud alors que nous allions vers l'ouest, notre plan serait couronné de succès.

Château-la‑Vallière Monsieur Gaillard nous a quittées pour retourner au Guérinet retrouver sa famille. Il nous avait non seulement donné de l'essence, mais il avait aussi assuré la sécurité de notre voyage au risque de sa vie : aucune de nous ne pourra l'oublier.

 p143  Nous nous sommes ensuite lancées sur la grande route pour aller à Angers, car nous savions qu'un de nos diplomates, Mr. Biddle, s'y trouvait, ayant voulu rester en France avec le gouvernement polonais auprès duquel il continue d'être notre ambassadeur. Nous pensions qu'en tout cas, grâce à lui, nous pourrions au moins obtenir de l'essence, peut-être même un déjeuner.

Nous avons roulé à grande vitesse sur de magnifiques routes droites bordées d'arbres, ne rencontrant ni réfugiés, ni soldats français ou allemands. Au fur et à mesure que nous avancions nous pensions davantage que nous laissions la guerre loin derrière nous. Mais à l'approche d'Angers le décor a changé : c'était de nouveau celui de la guerre. Nous avons vu d'abord un grand et épais nuage noir qui était suspendu au‑dessus de la ville, immobile parce qu'il n'y avait pas de vent. Une odeur de brûlé nous a saisies à la gorge. On nous a expliqué que les habitants de la ville avaient mis le feu aux réservoirs d'essence et d'huile pour empêcher les Allemands de s'en emparer. Nous avons retrouvé l'armée française en désordre qui se retirait sur des positions au sud de la Loire. Les rues étaient pleines de soldats et de camions auxquels, comme dans toutes les autres villes, s'était mêlée la foule des réfugiés.

Mr. Biddle, à la recherche duquel nous nous sommes mises dès notre arrivée, était déjà parti pour Bordeaux où il doit prendre soin de nos compatriotes qui s'y sont réfugiés et cherchent à quitter la France.

Notre seconde préoccupation a été de nous approvisionner en essence car nous n'en avions plus. Nous avons abordé un officier à la terrasse d'un café et nous lui avons exposé nos malheurs : il a donné aussitôt les  p144 ordres à ses hommes de remplir non seulement le réservoir de notre voiture, mais aussi les bidons de secours, en prélevant l'essence dans les réserves de l'armée. Nous avons ensuite trouvé un hôtel moderne, charmant et tranquille dans la rue principale. Nous avons pu nous laver et avoir un déjeuner dont le menu splendide était inattendu : hors-d'œuvre, poulet, salade, fraises des bois à la crème. Tout le monde autour de nous mangeait tranquillement : personne ne semblait savoir ou comprendre que les Allemands étaient pratiquement aux portes de la ville et nous commencions nous-mêmes à l'oublier. Chaque fois d'ailleurs que nous sommes sorties d'une zone où se trouvaient les troupes ennemies, la guerre a semblé brusquement retomber dans l'irréel. C'est ce qui se produisait à nouveau. Malgré qu'Angers fût dans l'état que je viens de décrire, nous nous sentions de nouveau en sécurité. Si nous n'avions pas pensé que Miss Morgan pourrait s'inquiéter sur notre sort et que nous devions par conséquent aller la rejoindre à Niort, nous aurions sans doute pris des chambres pour passer la nuit dans cette ville.

A deux heures, après avoir apprécié la bonne chère et le bon vin d'Anjou, nous sommes remontées dans la voiture. A ce moment le tambour municipal — car il y en a encore en France — est arrivé dans la rue. Nous nous sommes arrêtées pour l'écouter : le Maire ordonnait à la population d'Angers de rester dans ses foyers, personne n'avait le droit de partir et les ponts étaient fermés. Nous avons décidé immédiatement de voir si nous ne pourrions pas quand même les traverser, car nous étions toujours au nord de la Loire. Nous sommes arrivées à l'un d'eux alors qu'on le dynamitait  p145 et qu'on s'apprêtait à le faire sauter. Comme nous étions en uniforme, porteurs d'un ordre de mission impressionnant tapé par Emily, signé par moi et présenté par Frances, les gardes nous ont laissées passer. Nous avons traversé la Loire à deux heures et demie et j'ai appris ce soir que le pont a sauté vers trois heures et que la première panzer division y est arrivée à quatre heures.

Si la matinée a été fertile en incidents, l'après‑midi l'a été moins, mais elle fut plus pénible. Au lieu de nous trouver sur des routes désertes, nous avons avancé au milieu d'un courant continu de réfugiés en voiture, en automobile, à bicyclette, le plus grand nombre à pied. Pitoyables, découragés, épuisés, de tous âges et de toutes conditions sociales, ils avançaient vers le sud, sans savoir où ils allaient, comme ce curé que nous avons rencontré avec un groupe d'enfants revêtus de leurs tabliers noirs d'écoliers. Nous avons vu aussi des citadins portant un masque à gaz et une baguette de pain, tandis que d'autres, allant à pied, épuisés, étaient étendus sur les routes et dans les champs. Il y avait là des voitures en panne qu'on s'était contenté de pousser dans le fossé pour dégager la route, d'autres retournées ou en flammes, des camions écrasés contre les arbres, des enfants en larmes à la recherche de leurs parents et sans cesse, en nombre croissant, des soldats de la fameuse armée française en retraite. Soldats à bicyclette, soldats à pied, soldats de toutes armes et de tous grades, ils allaient aussi tous vers le sud, défaits, honteux, harassés, sales, échevelés, pas rasés, se sentant déshonorés, toute une armée en retraite, proie facile pour les Allemands qui vont sans doute la ramasser et la faire prisonnière. Quelques-uns trop épuisés  p146 pour remuer étaient affalés contre un arbre ou un mur. Le matin il avait pu y avoir quelque chose d'amusant dans le jeu de cache-cache avec les Allemands, mais cet après‑midi le spectacle a été celui d'une tragédie totale. Pendant plusieurs mois, peut-être toute ma vie, je verrai réapparaître devant mais yeux ces visages aperçus un instant, visages d'hommes sur lequel le désespoir s'est gravé, figures de jeunes gens qui sont presque des enfants. Nous fuyions, comme eux, les Allemands et avancions comme une tortue avec cette masse tragique d'êtres humains. Vers cinq heures nous avons décidé qu'il fallait nous en détacher à tout prix. Après avoir étudié la carte, nous avons obliqué à l'est pensant que les ponts sur la Loire avaient dû sauter. Nous nous sommes lancées dans une région déserte à nouveau et sommes arrivées à Niort vers sept heures. Nos uniformes et notre ordre de mission nous ont encore sauvées, car les gendarmes et la troupe autour de cette ville refoulaient les réfugiés pour les diriger vers des localités plus au sud : les sentinelles nous ont saluées et nous ont laissées passer.

Niort, malgré qu'il y ait au cœur de la ville un quartier moderne et assez laid, a conservé l'aspect paisible d'une petite ville de province d'un roman de Balzac. Le nom de l'hôtel où nous sommes descendues semble lui‑même avoir été choisi dans un de ses ouvrages : « l'Hôtel du Raisin ». La ville est naturellement pleine de réfugiés et cet hôtel — comme tous les hôtels et les demeures privées — est comble. La propriétaire, désolée, perd la tête. « Vous nourrir ? On peut encore bien y penser mais quand à vous coucher il ne faut pas y songer. » Comme cependant nous nous accrochions  p147 à elle, elle a eu soudain une idée qui a illuminé son visage accablé. « L'hôtel est en cours de transformation et il y a une chambre, une petite salle a manger, où les ouvriers travaillent pendant la journée. Cela vous ferait‑il plaisir de l'avoir ? » nous a‑t‑elle demandé. Nous avons accepté avec joie.

Nous ne savons toujours pas où en sont les discussions au sujet de l'armistice.

Niort, Mercredi 19 juin —

Frances a dormi dans la voiture. Emily, comme moi, a essayé de dormir sur des chaises bosselées que nous avions rapprochées les unes des autres et qui en s'écartant nous ont laissées tomber à plusieurs reprises.

Nous avons eu la surprise de rencontrer Madame Vagliano, de notre Comité de Paris, qui porte sur son béret bleu l'insigne de notre groupe : le griffon qui figure dans les armoiries du Château de Blérancourt. Elle a eu la chance d'arriver à Niort au moment précis où ses amis, les Deutsch de la Meurthe, partaient pour Bordeaux ou Biarritz abandonnant un immeuble qu'ils avaient loué pour la durée des hostilités à un médecin du pays, le docteur Dupuis qui habite 26 rue d'Alsace-Lorraine. Elle a accepté l'offre qu'ils lui ont faite de prendre tout l'immeuble à l'exception du dernier étage où habitent quelques-uns des employés de leur banque qui a été transférée dans cette ville. Madame Vagliano s'y était donc installée avec sa fille Sonia, âgée de dix-huit ans, et sa sœur Mrs. Joan Livingston qui a eu un accident d'automobile et souffre des suites du choc. Il y a au deuxième étage trois chambres qu'elles occupaient et au premier étage un salon très provincial  p148 et confortable ainsi que la salle à manger. Au sous-sol est la cuisine où les deux domestiques des Deutsch de la Meurthe attendaient, tout prêts à partir, une automobile qui devait venir les chercher et les amener plus au sud pour retrouver leurs patrons.

J'avais décidé avec Frances et Emily que nous prendrions un air assez indifférent en racontant nos aventures, car je n'étais pas certaine du tout que Miss Morgan serait contente que je fusse restée au Guérinet après son départ. J'avais donc décidé de baisser un peu le ton. D'ailleurs le phénomène habituel s'est produit : la guerre nous a semblé de nouveau très lointaine et dans cette nouvelle ambiance, notre semaine pleine d'aventures et notre folle course pour nous mettre à l'abri nous ont paru être une invention.

Nous sommes arrivées à la banque en même temps que Miss Morgan qui était accompagnée de Miss Dolan et de Béatrice Phillips. Miss Morgan nous avait crues mortes ou prisonnières et au lieu de nous accueillir avec les reproches que nous attendions, elle nous a fait presque une ovation. Nous sommes allées ensuite à la maison de Madame Vagliano pour étudier toutes ensemble la situation en confrontant nos renseignements. Les nouvelles continuent d'être très mauvaises et d'après ce que nous venons d'apprendre les Allemands approchent rapidement de Niort. La radio vient d'annoncer que les propositions d'armistice n'ont pas encore abouti : la guerre va nous rattraper.

Le château de Miss Morgan, placé bien en dehors de la grande route, à Sainte-Néomie,​g abrite quarante et même aujourd'hui près de cinquante personnes. Estimant que sa fille serait, à l'arrivée des Allemands, mieux au château qu'en ville, Madame Vagliano a  p149 décidé d'aller s'installer, avec elle, chez Miss Morgan. J'ai accepté naturellement avec joie l'offre que Madame Vagliano nous a faite de prendre la maison de la rue d'Alsace-Lorraine car Frances, Emily et moi‑même avions envie d'y rester.

Il n'était plus pour nous question de fuir les Allemands — cela était devenu impossible — mais uniquement de savoir ce que nous ferions lorsqu'ils arriveraient. C'est d'ailleurs l'état d'esprit de tous les habitants de la ville que le spectacle navrant des réfugiés a détournés de l'idée de quitter leurs foyers et de s'aventurer sur les routes : ils attendent avec calme l'arrivée de l'ennemi.

Nous sommes ensuite retournées à l'Hôtel du Raisin chercher nos bagages. Les propriétaires de l'hôtel ont refusé d'accepter un centime de nous, me donnant un nouvel argument pour répondre à ceux qui voudront me parler de l'esprit de lucre des Français.

En cours de route nous avons rencontré Lovering Hill lancé à la recherche de ses ambulances, car l'absence de toute communication l'a laissé dans l'ignorance de leur sort. Il a été heureux d'apprendre que nous en avions vu quelques-unes à Herbault. Nous l'avons invité à venir coucher dans notre maison, sur un matelas dans le petit salon, parce qu'il n'a pas de logis.

Dès mon retour rue d'Alsace-Lorraine, je suis allée à la cuisine voir si, avec Emily, je n'arriverais pas à cuire un déjeuner. J'y ai trouvé les deux domestiques des Deutsch de la Meurthe, à table, en train de déguster une magnifique omelette aux champignons, bien baveuse, qui m'a fait monter l'eau à la bouche. « Voici », ai‑je pensé, « des domestiques faits pour moi  p150 sur commande » et j'ai dit au chef : « Que pensez‑vous de l'idée de travailler pour moi jusqu'à l'arrivée de la voiture ? » puis j'ai ajouté sans ménagements : «… D'ailleurs cette voiture n'arrivera jamais. Vous pouvez donc très bien entrer dès maintenant à mon service. Voici des côtelettes de veau et des petits pois. Dès que vous le pourrez faites‑nous un déjeuner pour cinq et envoyez-le nous à l'étage dessus par le monte-plats. » Le pauvre chef a paru un peu effaré, mais il est tombé d'accord et quelques minutes plus tard Frances, Emily, Mrs. Livingston restée avec nous parce qu'elle ne se sentait pas assez bien pour se déplacer, Lovering Hill et moi‑même nous sommes trouvés assis devant un repas parfait.

Les cinq employés de banque, qui habitent au dernier étage de la maison, utilisent avec leurs amis la même porte d'entrée et le même escalier que nous. Nous sommes déjà habituées à rencontrer dans la maison toutes sortes d'étrangers qui sont devenus des amis et avec lesquels nous bavardons sur les marches comme dans le film de Greta Garbo : « La Villa Ninotchka ». Nous avons baptisé de ce nom notre nouvelle demeure.

Nous ignorons encore l'état des négociations au sujet de l'armistice.

Niort, Vendredi 21 juin —

Nous nous étions préoccupées dès mercredi de chercher par quel travail nous pourrions nous rendre utiles. Nous avons commencé hier à donner notre aide au Centre d'Accueil des réfugiés. Des hommes d'affaires de la ville l'ont organisé en liaison avec l'hôpital, un des meilleurs de France, dont la  p151 création remonte à Louis XIV. Je n'ai vu nulle part ailleurs un Centre aussi bien organisé que celui‑ci. Il fonctionnait encore hier dans un immense bâtiment en bois, au Jardin Public. Il a été aujourd'hui soudainement transféré dans l'Ecole des Filles, le Directeur ayant très justement pensé que les Allemands, dès leur arrivée, occuperaient ce jardin. On y donne petits déjeuners, déjeuners et dîners et il est arrivé qu'on y serve cinq mille personnes à un seul repas.

Nous faisons le service. On laisse entrer les réfugiés jusqu'à ce que toutes les places soient occupées. Nous servons ensuite cinq cents personnes en vingt‑cinq minutes, nettoyons les tables, puis servons un autre groupe. Les repas sont cuits à l'Hôpital et envoyés tout chauds à la cantine dans d'immenses récipients. Les Sœurs de Charité versent la soupe et le ragoût, les repas consistant en deux plats. Tout le reste du travail est fait par les volontaires, la plupart des hommes. Un groupe d'électriciens, évacués de leur usine de la banlieue parisienne se sont engagés pour faire ce travail. Ils sont d'âge moyen, sobres et d'aspect bourgeois. Ils n'ont pas la moindre idée sur l'endroit où leurs femmes et leurs enfants peuvent se trouver. Ils n'ont aucun projet, ont perdu travail et économies et cependant ils conservent un état d'esprit et une bonne humeur comme que je n'en ai jamais vus. Ils font toujours quelque chose pour nous amuser. Frances avec ses longs cheveux blonds et ses grands yeux bleus retient la plus grande partie de leur attention. Hier et aujourd'hui il s'est produit des batailles dont l'issue devait décider quel était celui qui aurait le privilège de porter pour mon amie la casserole de soupe qu'elle servait aux réfugiés. Emily s'occupe avec moi de distribuer le pain  p152 et de mettre le couvert. Nous avons si parfaitement minuté notre travail que cinq cents personnes sont prêtes en même temps que leurs cinq cents tranches de pain et les cinq cents couverts se trouvent répartis. Je peux à mon tour me rendre compte que ce travail — contrairement à ce qu'on pense en général tant qu'on ne l'a pas fait — est le plus épuisant et le plus courbaturant que j'aie jamais connu. Le poids des plateaux, la vitesse à laquelle nous travaillons, absorbe chaque parcelle de notre énergie. Nous servons le mélange le plus extraordinaire de gens que seule une telle catastrophe a pu réunir à la même table, Parisiens, Algériens, provinciaux, Noirs d'Afrique, Arabes, vieux professeurs, apaches qui mangent côte-à‑côte, abattus et en silence.

A une heure et demie nous rentrons en chancelant à la maison où nous avons le bonheur de trouver le repas de M. Vatel et nous retournons à la cantine à cinq heures.

A la surprise générale, les Allemands ne sont pas encore arrivés. J'ai été souvent réveillée au milieu de cette nuit et de la nuit précédente par le cri : « Les Boches ! » J'ai bondi chaque fois hors du lit pour voir au dehors, car je voulais être certaine d'assister à leur entrée, mais je n'ai vu chaque fois que des soldats français en retraite. Les rues sont maintenant encombrées de soldats plus que de réfugiés qui tous descendent au sud. Leur présence ou leur passage indique que la grande résistance qu'il a été question d'opposer sur les bords de la Loire n'a pu avoir lieu. Hier le bruit avait circulé que la France avait rejeté les conditions d'armistice, inacceptable parce que trop dures. Des informations comme celles‑ci ne suscitent  p153 d'ailleurs aucune réaction, car la population calme, même apathique, considère comme inévitable l'occupation par les Allemands de Niort qui vient d'être déclarée ville ouverte.

La délégation française dans le wagon historique dans la forêt de Compiègne a pris aujourd'hui connaissance des conditions d'armistice imposées par Hitler. Pour accréditer le bruit que l'armistice ne pourra pas être signé et que la guerre continuera sans répit, la radio anglaise — que beaucoup de personnes continuent d'écouter — a annoncé que la R. A. F. a survolé et bombardé le Reich.

Dans quelques minutes quelques compatriotes qui pour la plupart habitent depuis longtemps en France, tels que Bunny Carter, Julian Allen, Herman Harjes, Rudy de Wardener et Harry Watkins, tous de la banque Morgan, viennent dîner à la « Villa Ninotchka ». Ils habitent un peu plus haut dans la rue d'Alsace-Lorraine, entre notre maison et la banque, une villa qu'ils ont surnommée « le Travelers' Club ».

Niort, Samedi 22 juin —

Nous avons travaillé toute la journée au Centre d'Accueil. A la fin de la journée nous sommes allées prendre un cocktail au « Travelers' Club » où on donnait un dîner en l'honneur du vingt-cinquième anniversaire du jour où Bunny Carter a reçu son diplôme d'Harvard. Nos hôtes, en nous invitant, nous avaient fait savoir que nous serions expulsés de leur demeure à l'heure du dîner. Nous avons pensé que n'importe quels autres hommes sur la terre, Français, Italiens, Anglais ou même Allemands auraient été heureux  p154 d'avoir leur dîner agrémenté par notre présence. Il fallait que nous eussions la malchance de tomber sur des Américains pur sang pour être éliminées de leur soirée. Quoi qu'il en fût nous avions accepté l'invitation pour le cocktail et avions quitté la cantine un peu plus tôt que d'habitude. Après nous être lavé le visage nous sommes allées chez eux, souhaitant au fond du cœur que leur dîner serait ennuyeux sans nous. Nous n'avions pas besoin de nous tracasser à ce sujet : à sept heures et demie, juste au moment où on préparait les cocktails, les Allemands ont fait leur entrée à Niort.

Il faisait doux et tiède. Nous avions laissé les fenêtres ouvertes et nous avons entendu un gosse, courant dans la rue, cirer : « Les Boches sont au sommet de la colline ! » Le bruit des divisions motorisées, comme un orchestre, a suivi ces mots. Malgré que l'événement eût été attendu, nous nous sommes regardées stupéfiés. Les hommes sont restés à leur place, mais avec Emily et Frances je suis sortie dans la rue qui était complètement vide et j'y suis restée. Un soldat allemand est apparu seul sur sa motocyclette, en éclaireur. A une cinquantaine de mètres de lui roulait un camion avec une tourelle blindée à l'intérieur de laquelle un soldat invisible faisait tourner la plate-forme d'une mitrailleuse, semblant donner un avertissement qu'il pourrait tuer celui qui de n'importe quelle direction aurait la folie de menacer le vainqueur. Derrière ce camion blindé arrivaient des motocyclettes dont chaque side-car était équipé de mitrailleuses. J'ai pu compter dix-sept jeunes hommes : c'étaient eux qui revêtus d'uniformes noirs, coiffés du casque d'acier, le visage dur et énergique, couverts de la poussière des routes de France, s'emparaient d'une ville de vingt  p155 mille habitants, une ville dans laquelle des centaines de soldats français se cachaient. Ils étaient tous figés dans leur attitude de conquérants. Seul l'un d'eux, au visage enfantin, qui ne pouvait jouer son rôle aussi bien que les autres, nous a adressé au passage un sourire humain.

Ces hommes étaient tellement sûrs de ne trouver aucune résistance, que le gros de l'armée n'est arrivé qu'une demi-heure après.

Depuis ce moment, c'est dans le vacarme des moteurs et des trépidations, un défilé incessant d'hommes et de machines qui descendent la rue d'Alsace-Lorraine. Je dois laisser mes persiennes fermées, parce qu'en raison de l'étroitesse de la rue, de sa pente et de la hauteur à laquelle les soldats allemands sont assis dans leurs camions ou sur leurs machines, leurs têtes arrivent à la hauteur de la fenêtre de ma chambre. Je suis restée derrière ces persiennes fermées, debout, pour les surveiller à travers les fentes. Nous avons tous entendu parler du manque de matières premières en Allemagne, mais ces jeunes hommes et leur équipement colossal semblent une réfutation vivante et indiscutable des mensonges dont une propagande maladroite nous a, à tort, nourris à ce sujet. Cette propagande, d'une part, a terrorisé les Français par des récits sur le danger nazi et, d'autre part, les a bercés dans le sentiment d'une fausse sécurité, en leur parlant de la prétendue faiblesse interne de leur ennemi. Ces soldats me sont apparus tout à l'heure forts, pleins de santé, les joues roses, les yeux clairs, habillés dans des uniformes faits d'un tissu solide, de couleur gris-vert ou noir, assis dans leurs camions, sur leurs motocyclettes ou au côté de leurs camions. Ils semblent composer une  p156 image de ce que doit être une parfaite armée moderne. Une personne vraiment décidée à critiquer leur habillement ne peut être réduite à discuter que la coupe de leur pantalon et la qualité de leur ceinturon et de leurs bottes qui semblent faits d'un « ersatz » de cuir.

Niort, Dimanche 23 juin —

La France a capitulé et signe l'armistice avec les Nazis, armistice monstrueux. Notre seule consolation est d'écouter la radio anglaise qui annonce que la R. A. F. vient de bombarder Brême et les usines Krupp.


Note de l'auteure :

1 A mon retour aux Etats-Unis j'ai appris qu'il n'a jamais eu le poste souhaité. Il est lui‑même revenu en Amérique au mois de juin, a essayé d'aller en Angleterre et n'y est pas parvenu. Il est maintenant dans l'armée américaine, toujours rempli de l'espoir de s'en aller en guerre.


Notes de Thayer :

a Poème de Tennyson connu de tous les écoliers anglo-saxons, sur une désastreuse charge de cavalerie pendant la guerre de Crimée ; notre auteure se souvient du brin le plus célèbre du poème :

Cannon to right of them,

Cannon to left of them,

Cannon behind them

Volleyed and thundered;

Stormed at with shot and shell,

While horse and hero fell.

They that had fought so well

Came through the jaws of Death,

Back from the mouth of hell,

All that was left of them,

Left of six hundred.

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b Les restrictions alimentaires décrétées en avril avaient interdit la consommation de viande les mercredi, jeudi, et vendredi.

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c Citation exacte (selon le Journal des Débats, 24 mai 1940, p1, au bas de la 3e colonne) : « Si nous tenons un mois, et nous tiendrons tout le temps qu'il faudra, nous aurons fait les trois quarts du chemin de la victoire. »

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d René Feld.

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e Vice-président du Conseil.

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f A priori, notre auteure semble avouer qu'elle ne parle pas français en fait ! Mais il faut tout simplement croire plutôt qu'elle était consciente de ne pas manier la langue avec suffisamment de justesse ni de précision.

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g Il s'agit de Sainte-Néomaye, petite commune à l'est-nord-est de Niort, à environ 16 km à vol d'oiseau.


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Page mise à jour le 23 mars 21