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III

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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V

 p47  IV

« Il faut cesser le combat… »

Me voici donc arrivé à Moulins. Les deux trains qui amenaient notre personnel et nos bagages n'étaient pas encore annoncés, et, au retour de la gare, je finis cette première nuit sur un banc de bois dans une des classes de ce Lycée de Garçons, — le Lycée Théodore de Banville, — où nous devions nous installer. Un peu comme Giraudoux, blessé aux Dardanelles, est soigné dans ce lycée de Châteauroux où il fut élevé, le vieux professeur que je suis se retrouve dans une de ces classes où, il y a trente‑cinq ans, il commençait sa carrière. Il n'y a qu'une légère erreur : en me réveillant, je constate que j'ai dormi dans une classe de mathématiques supérieures, où ma présence est à coup sûr déplacée.

Au cours de la matinée, démarches et préparatifs d'organisation. Le Proviseur est d'une obligeance illimitée, dont j'espère  p48 pouvoir un jour lui mieux dire ma gratitude. Il met tout l'édifice à notre disposition, classes, dortoirs, réfectoires, cuisines. Vers midi, le premier train arrive, voyageurs harassés et inquiets. Tout au long de la route ils ont entendu les pires nouvelles, vraies ou fausses. Je les réunis dans une grande salle ; je leur parle, ou plutôt nous causons affectueusement. Je leur demande, et ils acceptent, de se mettre au travail immédiatement, d'organiser des services de fortune pour que, dans ce désastre dont nous sentons la marée montante, nous puissions garder nous‑mêmes, et donner autour de nous, l'impression d'être un organisme cohérent et vivant. Quel réconfort que l'unanime bonne volonté de tous ces amis sans défaillance ! Et quel curieux et pittoresque mélange que notre troupe de réfugiés ou d'exilés ! Il y a là d'anciens ambassadeurs et des dactylographes, des huissiers et des ministres plénipotentiaires, de petites rédactrices et des officiers supérieurs, des professeurs au Collège de France et des journalistes, des poètes et des plantons. Plusieurs ont amené leurs familles, qu'ils ne pouvaient abandonner à Paris, et le personnel du Ministère s'est accru de quelques  p49 enfants, et de plusieurs vielles dames. Il y a même, au moment de l'arrivée, une famille de réfugiés juifs allemands qui ont quelques raisons de ne pas se croire spécialement dans les bonnes grâces de la Gestapo. Nous réussissons à leur procurer les papiers nécessaires, et à les faire partir pour des cieux plus cléments. J'espère qu'ils sont aujourd'hui tirés d'affaire.

Malgré la fatigue et l'inquiétude, on se met à la besogne. Chaque service ou section s'installe dans une salle de classe, — la Section italienne dans la classe d'histoire, les « Scandinaves » en Troisième, les Services administratifs dans des salles d'étude, l'Information à l'Intérieur en bordure de la « cour des petits », et la Section américaine dans la classe enfantine. Deux dortoirs, un pour les hommes, ambassadeurs ou huissiers, — un pour les femmes. Celles qui ne trouvent pas de lit vont loger au couvent du Sacré-Cœur qui leur offre l'hospitalité. Nous établissons des postes d'écoute pour les radios étrangères, de nouveaux postes téléphoniques, des liaisons avec l'agence Havas de Clermont-Ferrand, un projet de Bulletin bi‑hebdomadaire d'information. Le soir du second jour, je me plais à le dire,  p50 les services du Ministère de l'Information évacués à Moulins étaient prêts à fonctionner, et commençaient à le faire.

Sans doute tous ces détails n'ont‑ils qu'une importance et un intérêt très secondaires, dans l'immense tragédie qui se déroulait autour de nous. Ils ont pourtant une valeur : c'est de montrer ce que pouvait être le dévouement, la fidélité au devoir, le désir de servir chez tous ces braves gens que la grande tempête déjà déracinait. Je ne sais quel souvenir ils en ont eux‑mêmes gardé : pour moi, ce souvenir est précieux, et mêlé de reconnaissance.

Et pourtant nous étions coupés de tout. Les nouvelles étaient rares, sauf celles, décourageantes, dont nous accablait la radio allemande. Le « Progrès de l'Allier », d'aventure le « Petit Parisien » ou « Paris-Soir » déjà transférés à Clermont-Ferrand, nous apportaient des communiqués en retard, hélas ! de plusieurs heures et de trop de kilomètres sur l'avance impitoyable de l'ennemi. Je n'avais aucune communication avec les éléments du Ministère évacués à Tours, ni télégrammes, ni lettres, ni messages. Trois jours de suite j'ai envoyé des rapports qui sont restés sans réponse. C'est par  p51 le hasard d'une rencontre, dans la rue, avec un officier venu de Tours, que j'ai appris que le Gouvernement avait quitté Tours pour Bordeaux. On sentait de tous côtés que l'orage allait fondre sur nous. En tache d'huile brûlante, la catastrophe s'étendait : elle était à nos portes.

A peine étions‑nous installés qu'il fallait partir. Les Allemands arrivaient. Ils remontaient la vallée de la Loire, avaient pris la Charité, étaient aux portes de Nevers, à cinquante kilomètres de Moulins. Des armées désordonnées, des convois, des services sanitaires, des états-majors, des éléments d'artillerie en retraite refluaient, inondaient la ville, nous poussaient, nous chassaient.

Partir, d'accord, mais pour où ? Nous téléphonons de plusieurs côtés, à des préfets, à des sous-préfets, pour leur demander s'ils veulent bien accueillir une troupe en exil de trois cents personnes, avec archives et bagages. Partout la même réponse : impossible, pas un logement, pas un local, un ravitaillement qui s'épuise, des réfugiés dont le nombre va sans cesse en augmentant. Pourtant, il faut partir. Dans l'après‑midi, avec courtoisie, le Préfet m'a prié de prendre  p52 toutes mes dispositions pour évacuer Moulins dans le plus bref délai : un peu plus tard, le Commandant d'armes, plus martial, m'a dit : « Foutez‑moi le camp d'ici, et au galop ! » Vers neuf heures, je reçois un message un peu plus encourageant du préfet de Cahors, à 300 kilomètres de Moulins, sur la route de Limoges à Toulouse, au milieu du vieux Quercy. Lui aussi nous dit qu'il n'a « plus de place », et que la population de Cahors, gonflée de réfugiés et de troupes, est passée de 13.000 à 78.000. « Mais enfin, » conclut‑il, « il faut bien que vous trouviez un endroit où aller : venez, nous nous arrangerons toujours. »

Le 14 juin, à onze heures du soir, je donne l'ordre de départ. A la gare de Moulins, on nous a promis quatre wagons, trois de voyageurs, un fourgon pour les bagages. La nuit se passe en préparatifs et emballages : à dix heures du matin, on doit partir. Sur le mail, derrière le Lycée, toute notre troupe est groupée, attendant les camions qui doivent la transporter à la gare. L'air est lourd de chaleur et d'inquiétude. Sans arrêt, voitures, camions, convois militaires passent, se dirigeant vers l'unique pont de pierre qui traverse l'Allier. Moulins menacé  p53 cherche à se vider vers le sud, tandis que par la route du nord d'autres réfugiés, d'autres troupes continuent à refluer. Nos camions arrivent, et nous voici à la gare. Surprise et déception : au lieu de wagons de voyageurs, on ne nous donne que de ces fourgons, « Hommes 40, Chevaux en long 8 », dont les soldats américains de l'autre guerre n'ont pas perdu le souvenir. Un peu de paille sur le plancher des wagons, et c'est tout. On s'entasse comme l'on peut, calé contre les valises ou les sacs d'archives, et l'on attend un départ dont l'heure reste vague. Je décide de me mettre en route en voiture, et me mêle à ce fleuve de véhicules qui s'en va vers le pont. L'embouteillage dépasse toute imagination. Les trois routes qui convergent à la tête du pont sont couvertes de voitures sur plus d'un kilomètre, et il semble que l'on est ancré là à tout jamais. La chaleur devient très pénible, et il y a dans toute cette foule de l'impatience et de la nervosité. A ma gauche un sergent essaie de donner des ordres pour ouvrir un passage à un convoi militaire bloqué un peu plus loin : mais personne ne peut bouger. A droite, une femme a laissé tomber sa tête sur ses bras croisés, et dort au volant de sa voiture. A  p54 quelques centaines de mètres, je vois le pont noir de véhicules dont pas un ne semble remuer. En une heure et demie, nous avons avancé d'environ trois cents mètres. Soudain, la sirène. Alerte. Impossible de chasser la pensée de ce que serait la chute de quelques bombes dans cette masse humaine, au milieu des réservoirs d'essence des voitures. Un projectile sur le pont, et quinze ou vingt mille Français de plus sont irrémédiablement pris au piège… J'entends des ronflements de moteurs d'avions, mais sans les voir. Une ou deux détonations sourdes, assez lointaines, vers la gauche, — et de nouveau le vrombissement des moteurs. La plupart des civils ont quitté leurs voitures pour se répandre dans les prés qui bordent la rivière. Les chauffeurs militaires sont restés à leur volant et voilà qu'à ma gauche des camions se mettent en branle. Malgré les protestations véhémentes du sergent, je me glisse entre deux gros Dodge, je suis leur mouvement, et, après cette longue attente, il me semble que c'est à une vitesse folle que j'arrive au pont, que je le traverse, pour gagner la campagne, et, parmi de calmes et vertes collines, m'en aller à travers le Bourbonnais et la Creuse, vers la Corrèze et le Quercy.

 p55  Pendant ce temps, une bombe était tombée sur les voies de chemin de fer, à quelque distance de la gare, et les pauvres gens empilés dans nos quatre wagons devaient attendre toute la journée, en plein soleil, et toute la nuit, pour se mettre enfin en route à l'aube du lendemain.

C'était la fin de notre étape de Moulins. Quarante‑huit heures plus tard, les Allemands y faisaient leur entrée.

*

* *

L'encombrement des routes était tel qu'il ne fallait pas songer à atteindre Cahors le soir du même jour. Après avoir traversé Guéret et les vastes solitudes du plateau de Millevaches où, en 1904, simple soldat d'infanterie, j'avais fait les grandes manœuvres, je m'arrêtai pour la nuit dans le gros bourg de Treignac, en pleine Corrèze, dans un encombrement incroyable de réfugiés et de troupe. Presque par hasard, au moment où j'avais perdu tout espoir, j'y trouve un lit, — et, au matin, je fais dans les rues du village une brève promenade. C'est le 16 juin ; il est huit heures.

Par une fenêtre ouverte, j'entends la  p56 radio ; ce sont les nouvelles du matin, — celles qui naguère venaient de Radio-Paris, et qui nous arrivent maintenant nous ne savons d'où, — de Bordeaux sans doute. Je m'arrête, j'écoute avidement, car depuis quarante-huit heures je suis dans le noir. En fait, nous ne savons pas encore officiellement que les Allemands sont entrés à Paris, et je n'ai pour ma part aucune confirmation de la présence du gouvernement à Bordeaux. J'écoute, au milieu de quelques vieilles gens du pays, aux faces à la fois anxieuses et vides d'expression. Et ce que j'entends, c'est la nouvelle de la chute de Paul Reynaud, et de la formation du premier gouvernement Pétain.

On ne nous donne guère d'explications. Reynaud s'en va, Pétain reçoit la mission de lui succéder. Je pense, dans un éclair, à ce qu'a dû être cette nuit de Bordeaux, — les Allemands sont au moins à Poitiers, — à toutes ces choses qui ont dû se passer, et dans quelle atmosphère… Mais dans cette petite rue paisible de Treignac, devant cette fenêtre ouverte par laquelle m'arrive une voix anonyme, je suis comme ces millions de Français dont la vie et le destin se décident dans le mystère haletant de la  p57 grande tragédie, sans qu'ils sachent autre chose que les coups qui leur sont assénés. Reynaud s'en va. Pétain arrive. « Alors, c'est qu'on va résister », dit une voix derrière moi… Et je m'en vais, beaucoup moins sûr que mon voisin de cette reprise de la résistance. Ce militaire, cette grande figure de l'autre guerre à qui l'on donne le pouvoir, ne l'a‑t‑on pas choisi parce qu'il est le seul qui pourra annoncer au pays que tout espoir est perdu, que tout est fini… Je remonte la rue avec cet étrange sentiment qu'on ne nous a pas dit la vérité, toute la vérité, et que des choses bien plus grandes, bien plus lourdes sont suspendues sur nos têtes…

Mais il y a une autre nouvelle qui me touche directement. J'écoutais les noms des nouveaux ministres, la liste des ministères qui leur étaient confiés ; Camille Chautemps gardait la vice-présidence, le général Weygand prenait la Défense nationale, Pomaret l'Intérieur. On voyait apparaître un Ministère de la Famille française, quelques noms nouveaux. — Mais, j'eus beau prêter l'oreille, il fallut bien me rendre à l'evidence : il n'y avait plus de Ministère de l'Information. Nous n'existions plus, et les quelque trois cents fonctionnaires ou employés  p58 qui erraient, dans leurs « Hommes 40, Chevaux en long 8 » quelque part entre Moulins, Montluçon, Limoges et Cahors, n'avaient plus aucun statut officiel. D'ailleurs aucune liaison avec Bordeaux : tous mes efforts pour téléphoner restent sans succès. Il faut aller à Cahors, attendre les voyageurs, et là, on verra.

En repartant, sur cette jolie route de Tulle, le long de la Corrèze encore toute tendue de brumes transparentes, je sentais que la journée allait être décisive, — pas pour nous seulement, — mais pour la France et pour l'avenir.

Vers midi, j'arrive à Souillac, la gracieuse bourgade où la Dordogne roule sur des cailloux, au pied d'une des plus curieuses églises de la région. Combien de fois y suis‑je allé, « avant », pour revoir l'extraordinaire prophète qui semble, le long d'un des piliers, prendre une pose de danseur oriental, ou pour bavarder avec les vieilles en bonnet noir qui cassent des noix sur un billot, à longueur de journée. La grand'rue fourmille de monde, de réfugiés, de soldats. Je réussis à trouver une place à la table de l'Hôtel, où la patronne sous sa perruque blonde ébouriffée, s'affole,  p59 rubiconde et désolée, devant l'invasion des clients et tout ce brouhaha désordonné.

Tout à coup, — midi trente, — il se fit un silence tragique. « Le Maréchal Pétain va vous parler ». Et la phrase redoutée, la phrase attendue, comme un coup de hache, tomba sur nous.

Ceux qui entendent encore au fond d'eux‑mêmes la voix de cet homme qui annonçait la consommation du désastre, ne pourront jamais l'oublier. Cette voix était ferme, un peu voilée, avec un sanglot contenu. Surtout, elle était tremblante d'amour de la France.

Je relis ces paroles du premier jour : elles restent pour moi ce qu'elles étaient, — mortellement douloureuses, mais magnifiques. Je les respecte, et l'homme qui les a prononcées. Libre à d'autres de penser autrement, et, si leur conscience le leur dicte, de jeter l'anathème : je n'engage ici que moi‑même.

« Français, disait cette voix, à l'appel de M. le Président de la République, j'assume à partir d'aujourd'hui la direction du gouvernement de la France ;… je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur.

« En ces heures douloureuses, je pense  p60 aux malheureux réfugiés qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude.

« C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut tenter de cesser le combat.

« Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités.

« Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves, et fassent taire leur angoisse pour n'écouter que leur foi dans le destin de la Patrie. »

Quand résonnèrent les mots : « Il faut tenter de cesser le combat », il y eut une sorte d'exclamation rauque, presque animale, inoubliable. Puis, dans cette petite salle bondée et jusque là bruyante, un silence absolu de plus d'une minute, un silence de mort. Près de moi, une femme prit sa tête dans ses mains, et pleura. Deux aviateurs se levèrent, les yeux rouges, et leurs lèvres avaient ce tremblement qu'ont les enfants prêts à sangloter. Un inconnu, un homme  p61 âgé à cherchez presque blancs, passa devant ma table, et, sans un mot, longuement, me serra la main.

Et puis on abandonna les tables, pour se répandre dans le couloir, sur la petite terrasse ombragée de platanes. Des voix s'élevèrent, on commença à discuter. De ce que disaient ces gens, venus de partout et tous broyés par le même destin, j'ai gardé un souvenir très précis. — « Nous avons été trahis », disaient plusieurs, et n'est‑ce pas toujours, devant toute défaite, tout désastre, le premier cri ? Dites‑moi, mes vieux camarades de l'autre guerre, chaque fois qu'une offensive était manquée, chaque fois qu'une affaire locale tournait à l'échec, n'était‑ce pas la première réaction des pauvres bougres qui en faisaient les frais ?… « Bien sûr, on a été trahis ! » Ou bien : « Qu'est‑ce que vous voulez  ? Nous n'étions pas prêts. On disait qu'on l'était, mais non, ni les Anglais non plus. » — « Savez‑vous combien on avait de canons anti-chars ? Et de divisions motorisées ? » — « Il y en a qui n'ont pas compris encore ce que c'est qu'une guerre de matériel » — « Moi, monsieur, sur la Somme, je suis resté des jours avec cinq cartouches dans ma musette, et puis plus rien. »  p62 Ou bien : « C'est la cinquième colonne qui nous a eus. Tenez‑moi, je vais vous dire ce que j'ai vu… » Ou bien : « Si les Anglais ne nous avaient pas lâchés… Mais à Dunkerque, vous savez, ils n'avaient qu'une idée : se tirer des pattes, rentrer chez eux, et laisser les Français se faire tuer pour qu'ils puissent, eux, s'embarquer… » Ou bien : « Si Pétain et Weygand disent qu'on ne peut plus, c'est qu'on ne peut plus. » — « Mais non, on pouvait résister encore ; il y a le Maroc, et l'Algérie, et toutes les colonies… Et puis, après tout, l'armée n'est pas détruite. Dieu sait qu'on en voit assez sur les routes ! » — « Oui, mais tout de même, Weygand et Pétain doivent savoir ce qu'ils font… » — Ou bien : « Les vrais coupables, c'est les communistes : ils ont tout saboté, ces…‑là ! » Ou bien : « C'est tout le régime qui était pourri à fond. » — Ou bien : « Voyez‑vous, les Allemands, eux, ils étaient commandés, nous, on ne l'était pas. Tous ces gens‑là, ils s'imaginaient toujours qu'ils faisaient la guerre de 18 ! » — Ou encore : « Des tanks, et des avions, avions et des tanks, voilà ce qu'il nous fallait, et on n'en avait pas. » — Et enfin, cette femme en noir, une blonde pâle du  p63 Nord, appuyée du dos contre un arbre, ses deux enfants près d'elle et qui dit simplement : « Et alors, qu'est‑ce qu'on va devenir ? »

Pauvres gens ! L'armistice n'était pas encore signé, les délégations ne s'étaient même pas encore rencontrées, qu'ils cherchaient déjà « les causes de la défaite. » Et ce qu'il y a de plus remarquable, et qui m'a souvent frappé en relisant les notes prises durant ces jours, c'est que, parmi leurs propos désordonnés et sous le coup même de la catastrophe, ils avaient dans leur instinctive clairvoyance, énuméré, analysé, défini tout ce qui a être depuis « Copyright in the U. S. A. » et autres lieux du monde.

Et nous-mêmes, nous en reparlerons plus tard, si vous voulez bien.

Ce jour‑là, perdu dans la foule, je n'étais qu'un Français vaincu.

En reprenant la route de Cahors, des mots vinrent chanter dans ma mémoire, une page qui m'obséda tout le long du chemin, alors que je gravissais les pentes des Causses. C'était l'admirable « Adieu à la Guerre » que Jean Giraudoux a placé à la afin d'Adorable Clio : « Guerre, tu es finie… Ma section s'est rompue comme un collier. Tous  p64 mes camarades ont roulé selon la pente vers les villes et disparu sous les beaux meubles de la France… C'est dimanche. Il est midi. Un vent léger remue les platanes… Ce que je fais ? Ce que je suis ? Je suis un vainqueur, le dimanche, à midi. »

C'était dimanche, hélas, ce 16 juin, et la même brise légère frissonnait dans les platanes des routes des routes de France, — mais ce que j'étais, c'était un vaincu.


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Page mise à jour le 13 fév 21