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IV

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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VI

 p65  V

Cahors et Bordeaux

Quant à ce que je faisais, à ce que j'allais faire, j'avoue que je n'en savais trop rien. Il fallait en tout cas arriver à Cahors, loger et nourrir cette troupe désormais aussi inexistante que ces pauvres groupes de soldats que l'on voyait autour des granges ou, sur les places de village, devant les auberges.

J'y arrivai dans la soirée du 16 juin, pour apprendre que nos quatre malheureux wagons étaient encore en train de brinqueballer Dieu sait où, — et je passai la nuit sur un matelas, dans une classe du Lycée de Jeunes filles, déjà plein de soldats et de réfugiés. Ce n'est que dans la nuit du lendemain, vers deux heures du matin que le train arriva. Ces heures de répit nous avaient permis de prendre quelques dispositions, de trouver approximativement le nombre de matelas nécessaires, de faire des arrangements  p66 avec la cuisine du Lycée, et de faire préparer pour nos voyageurs le premier repas chaud qu'ils aient eu en trois jours. Tout le crédit pour cette bienfaisante improvisation revient à un de mes collaborateurs, mon ami Guilhou, directeur de la Maison Descartes, à l'Université d'Amsterdam. Lors de la brutale invasion de la Hollande, il avait déjà été mis à une rude école. Sous le bombardement, alors qu'Amsterdam était infesté de parachutistes et de détachements de la cinquième colonne qui se groupaient sur les places et dans les rues, il avait réussi, avec sa vaillante femme, à assurer l'évacuation par Rotterdam et à travers la mer du Nord d'un groupe considérable de Français. J'espère qu'un jour il racontera sans modestie ce que peut faire le calme héroïsme d'une volonté intelligente et énergique. C'est lui qui a été l'artisan de cette sorte de coopérative qui permit à nos abandonnés de subsister à Cahors au milieu de la tourmente. Sans doute fut‑il aidé par la bonne volonté de tous, mais il fallait une cheville ouvrière.

J'aimerais raconter avec quelque détail ce que furent ces quelques semaines de Cahors : la France a, en effet, vécu alors  p67 de bien curieuses journées, et il n'est ni sans intérêt ni sans pittoresque de voir comment la vie a continué.

La population normale de cette vieille ville du Quercy est d'environ 13.000 habitants : elle était, aux environs du 20 juin, de 60.000 à 70.000 ; un jour, où l'afflux des troupes en retraite avait été plus violent, elle atteignit 78.000. Le pays, tout autour, est magnifique, mais pauvre. Ce sont des plateaux pierreux et presque stériles, les « causses », que coupent en cañons verdoyants de jolies rivières bordées de saules et de peupliers. Aux amis des vieilles pierres de France, la ville offre des trésors : le pont Valentré, qui dresse ses tours et ses ogives fortifiées entre la cité et les collines, le labyrinthe des rues étroites aux maisons Renaissance, l'étrange cathédrale aux coupoles byzantines avec son cloître recueilli où picorent des pigeons. Tout cela est charmant, mais ne suffit ni à loger ni à nourrir cinquante mille touristes involontaires et misérables. Les écoles, les casernes, les séminaires, les bâtiments d'usine, les garages, les baraquements de bois en bordure du Lot, tout était rempli à craquer. Les approvisionnements disparaissaient trop vite. Sans doute  p68 avait‑il encore quelques légumes des jardins de la vallée, et d'admirables fruits, des pêches surtout, qui, en temps normal, s'en vont vers les marchés parisiens : mais la viande se faisait rare, et l'épicerie manquait presque complètement. Tous les matins, j'allais faire un tour en ville, en quête de nouvelles, de journaux, d'impressions surtout, au cours de cette dramatique semaine. Dans les vieilles ruelles où sont les boutiques, sur la place de la Cathédrale où se tient le marché, il y avait à chaque porte de marchand des queues qui s'allongeaient chaque jour, des femmes fatiguées, leurs enfants sur les bras ou accrochés à leurs jupes, qui devaient, au bout de deux trois heures d'attente, s'en aller, parce qu' « il n'y avait plus rien. » Et, à chaque devanture, on voyait s'étaler la liste de plus en plus attristante des produits qui faisaient défaut ; strophe monotone écrite à la craie sur des panneaux de bois, ou en grandes lettres blanches sur la vitre même, comme nous avons l'habitude d'en voir dans nos magasins américains : « Sale », « Special today »… Là‑bas, c'était : « Plus de sucre. Plus de café. Plus d'huile. Plus de savon. Plus d'allumettes. Plus de beurre. Plus de sardines. Plus  p69 de conserves. Plus de confitures. Plus de fromage. » Je me rappelle, rue Nationale, cette épicerie dont la liste décourageante comptait dix-neuf lignes : qu'est‑ce qu'on pouvait donc y trouver encore, qui se mange ou se boive ? Ailleurs, cette annonce à la fois optimiste et navrante : « Peut-être du fromage après-demain. » Et, signes révélateurs d'autres difficultés où se débattaient les réfugiés, on lisait aussi : « Plus de réchauds à pétrole. Plus de bouilloires électriques. Plus de valises. Plus de ficelle. Plus de bidons vides. Plus de casseroles. » Ou encore cette annonce à la porte d'un cordonnier : « Impossible de promettre aucun ressemelage avant trois semaines. » Tant pis pour ceux qui n'avaient plus qu'à continuer pieds nus le long pélerinage. Enfin, pour mêler à toute cette misère une note amusante, un coiffeur pour dames du boulevard Gambetta avertissait ses clientes qu'il ne pouvait plus assurer aucune teinture…

Du 17 au 30 juin, on peut dire que le flux continua sans interruption, jour et nuit. Il y avait 25,000 Belges dans Cahors même, et le service de la circulation était assuré par la police de la ville de Liége en uniforme. L'essence faisait prime : après d'interminables  p70 attentes dans les bureaux de la Préfecture, des refugiés pourvus de tous leurs papiers, des fonctionnaires en mission officielle arrivaient à obtenir cinq litres, dix litres, — environ deux gallons américains. Entre soi, on parlait de la question essence comme des connaisseurs, aux jours plus heureux, parlaient de leurs caves, de leurs vins les plus précieux. Il y avait des ruses incroyables, des machinations infinies, pour se procurer un petit bidon du plus inestimable des liquides. L'armée en avait encore un peu, et les jolies femmes s'en allaient vers les cantonnements des environs, le soir, pour se faire donner cinq litres d'essence, en contrebande, qu'elles emportaient comme un magnum de champagne. Dans telle ruelle obscure s'organisait une sorte de « bootlegging » auquel la police mettait bientôt fin. Les pommes de terre étaient presque aussi introuvables et n'étaient livrées au client qu'avec une cruelle parcimonie, — une livre par personne, pas plus.

Dès ces premiers jours, nos « épaves » de feu le Ministère de l'Information s'étaient organisées en une sorte de coopérative ou de « popote ». La cuisine était faite par le personnel du Lycée de jeunes filles,  p71 mais tous nos collaborateurs, quel que fût leur rang ou leur spécialité, acceptèrent de mettre la main à la pâte. Il y eut « la corvée de couvert », « l'épluchage des pommes de terre », et « la corvée de vaisselle ». Et, comme un arrêté préfectorial interdisait de vendre à la fois plus d'une livre de haricots verts ou d'oignons, on pouvait voir un professeur de portugais à la Sorbonne ou un ancien directeur de la Société des Nations remonter la rue du Maréchal Foch en transportant dans un vieux numéro du « Journal du Lot », comme de pieuses reliques, les légumes qu'il apportait à la communauté.

Les cafés était ouverts quelques heures par jour. On n'y servait plus que de la bière, et quelques vins inoffensifs. Mais quelles émouvantes impressions j'y ai recueillies en causant avec ces soldats qui revenaient de la bataille du Nord, encore tout étourdis de leur aventure, et point sortis du cauchemar où ils vivaient depuis le milieu de mai. A côté de moi, un sergent et un soldat buvaient lentement leur verre de bière. C'étaient des gars des Flandres, et des chasseurs à pied. Dans leur conversation, ils mentionnèrent  p72 des villages, des collines de l'Artois où je m'étais moi‑même battu en 1914‑1915, — Notre-Dame de Lorette, Souchez, Roclincourt. Alors je me mêlai à l'entretien. L'un était, « dans le civil », instituteur dans le Nord, près de la frontière belge, l'autre, commis-voyageur en cuirs pour une maison de Lille. Ils avaient « fait la Norvège », débarqué à Narvik, repris le bateau, passé en Écosse ; de là, à Cherbourg, de Cherbourg dans le Nord, où ils s'étaient battus entre Valenciennes et Lille. Puis Dunkerque, dont, sobrement, ils me dirent l'héroïque épopée. De Dunkerque en Angleterre, — ils ne savent pas où, — puis Brest, et de nouveau, la bataille de Normandie. Ils avaient défendu le passage de la Seine à Duclair, pendant des heures ; puis, sans munitions, avaient fait la retraite vers Évreux, puis le Mans, — puis la débandade vers le Sud. Où était leur régiment, leurs chefs, ils n'en avaient aucune idée. Mais, — et j'en veux porter le témoignage, — il n'y avait chez ces deux hommes ni amertume ni révolte, — un immense chagrin seulement. « On aurait pu tenir à Duclair, si on avait eu les moyens », me dit le soldat : et c'était  p73 peut-être toute l'histoire de la défaite de la France. D'autres m'ont raconté des histoires du même genre ; d'autres que moi les ont entendues, et il faudra bien que cette vérité sorte un jour, pour dissiper de vilains nuages. Il est abominable de dire que ces armées françaises n'ont pas résisté, et que tout s'est écroulé dès que le dragon germanique a soufflé son haleine de feu. Partout où l'anéantissement n'a pas été immédiat, partout où nos troupes n'ont pas été encerclées d'une irrémédiable étreinte par ces longues tentacules motorisées contre lesquelles elles n'avaient que de futiles balles de mitrailleuses ou de fusil, elles ont résisté. Mais, trop souvent, « on n'avait pas les moyens », et alors on se trouvait, trois semaines plus tard, au cœur du Quercy, isolé, perdu, vaincu. Auront‑ils jamais la parole, ces humbles et nobles témoins ?

Dans la journée du 18 juin, nous arrivons à établir un vague et passager contact avec un ancien fonctionnaire de l'Information arrivé à Bordeaux, et je décide de m'y rendre au petit matin du 19, pour savoir où j'en suis.

Je pars à quatre heures du matin, en voiture, — j'ai obtenu quinze litres d'essence,  p74 une fortune ! — au long de la vallée du Lot, passant au pied des vieilles murailles féodales de Mercuès, par Villeneuve-sur‑Lot et Tonneins, jusqu'à Marmande, à soixante kilomètres de Bordeaux, où je me heurte à un barrage infranchissable. Les Allemands descendent vers Bordeaux. Sur les routes, dit‑on, l'embouteillage dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Les ordres sont formels : aucune voiture ne pénètre dans le département de la Gironde. Je vais voir les autorités civiles et militaires, le sous-préfet qui m'autorise à essayer le téléphone avec Bordeaux, sans résultat, — le commandant d'armes, un vieil officier de cavalerie qui semble sorti d'une comédie de de Flers et Caillavet, mais reste inflexible : « Êtes‑vous en voiture ? Oui. Êtes‑vous civil ? Oui. Donc vous ne passez pas. C'est l'ordre, monsieur, c'est l'ordre, c'est l'ordre ! » me dit‑il, dans un crescendo impérieux que je ne sais pas rendre. Et je ne passe pas. Il est neuf ou dix heures du matin, et la chaleur devient étouffante dans ces rues poussiéreuses, où la horde des voitures s'accumule comme les troncs d'arbres au barrage d'un torrent. Je pense à une ressource suprême : le train. A la gare, on me dit qu'on « espère » qu'un train venu  p75 de Toulouse partira pour Bordeaux « vers quatre heures et demie ». Attendons. La voiture restera dans le garage d'un hôtel : je lui dis un adieu affectueux. La reverra‑t‑on jamais ? A quatre heures, un retard de cinquante minutes, puis de deux heures est annoncé. Enfin le voici, ce train qui doit, sur cette ligne, être le dernier jusqu'au 27 ou 28 juin. Dans ce compartiment de troisième, nous sommes dix-sept, avec d'incroyables bagages, et de suffocantes odeurs. Je m'endors comme un enfant, et, vers dix heures et quart, nous débarquons à la grande gare de Saint-Jean.

J'ai vu des foules dans ma vie, en Europe ou en Amérique, — la masse humaine sur le parvis de Saint-Pierre de Rome ou les grandes marées à la fin d'un jeu de football. Jamais rien qui puisse se comparer à la foule qui emplissait cette gare, débordait sur la place, envahissait les rues voisines. Ce n'était ni une foule immobile ni une foule en mouvement, mais une indescriptible mixture de gens qui voulaient sortir, qui voulaient entrer, qui dormaient, mangeaient, campaient, attendaient. Sous les rares réverbères voilés de bleu, des familles étaient affalées, les enfants sur des sacs ou sur les  p76 pavés de la chaussée. Il fallait enjamber des corps inertes, des bébés, des soldats effondrés. J'arrive à une cabine téléphonique, et, par miracle, j'obtiens la communication avec une famille amie, à l'autre bout de Bordeaux, qui m'offre un gîte, ou du moins un toit. « Nous sommes déjà vingt-et-un dans la maison au lieu de trois, mais venez toujours. » Très bien, mais comment y arriver ? On m'assure qu'à 11 :20 un dernier tramway s'en va « dans cette direction ». Attendons encore. Il arrive enfin, ce tramway de la délivrance, et je m'y installe. Deux minutes plus tard, toutes les lumières s'éteignent, — et puis c'est la sirène de l'alerte.

Bordeaux, bâti en bordure de son fleuve sur un sol sans consistance, n'a ni caves ni abris. Les fameuses « caves bordelaises » sont de grands bâtiments, et non pas des sous-sols. L'ordre est donné de se rendre dans les hôtels qui entourent la gare, et je me trouve porté, poussé, dans le hall de l'Hôtel Regina. Piètre abri ! Ce n'est qu'une immense cage d'escalier avec un toit en verre. On serait beaucoup plus en sûreté au milieu de la place, mais un ordre est un ordre ! Faut‑il l'avouer ? Je suis si complètement éreinté qu'à peine étendu sur le plancher,  p77 dans un coin, la tête sur une sac, je m'endors comme une brute. Je n'entends ni les premières décharges de l'artillerie contre avions, ni même les premières bombes qui tombent autour de la gare. Une enfin me réveille à demi : elle a frappé une des maisons voisines, qu'elle a écrasée en tuant quatre personnes. Ma voisine de plancher me secoue : « Vous savez, ça tombe tout près… » me dit‑elle, avec le plus parfait sang-froid d'ailleurs. « Que voulez‑vous que j'y fasse », lui ai‑je, paraît‑il, répondu, avec plus de lassitude que de courtoisie. Pendant plus d'une heure les vagues se succèdent. Je tremble à la pensée de ce qu'aurait pu être le massacre, si les bombes avaient atteint la gare et ses milliers de refugiés : par miracle elles s'égaillèrent tout autour, Cours de la Marne et rues adjacentes. Vingt‑neuf morts dans ce seul quartier. Cent quatre vingtquatre morts ou blessés dans Bordeaux. Sur cette place ombragée qui s'appelle si joliment les Allées Damour, près de la basilique St. Seurin, une bombe est entrée, comme un sou dans une tirelire, en plein dans une des étroites et profondes tranchées ironiquement appelées « refuge » : elle a tué une mère et ses quatre enfants. J'y suis passé le lendemain :  p78 au bord du cratère béant, un écriteau était resté debout : « Abri ».

C'était le soir du 19 juin. Le lendemain, après un bref bombardement sans conséquences vers six heures du matin, je me mets en quête des bureaux de ministère où je pourrai raconter ma petite histoire ; et c'est ainsi que j'ai pris contact avec ce Bordeaux où se décident, — non, où se produisent, — dans le désordre et la panique quelques-unes des choses dont va dépendre le destin même de la France.

C'était un grouillement fantastique de Français, de Belges, d'Anglais, de ministères repliés en pagaille, d'administrations éparpillées, de diplomates errant comme des âmes en peine, de journalistes étrangers exaspérés, de refugiés tendus vers les départs pour l'Espagne, l'Afrique ou l'Angleterre. Devant le Grand-Théâtre, une cohue de voitures qui s'étendait tout au long des allées de Tourny, vieilles Citroen qui avaient amené de Tours des fonctionnaires ou des correspondants de presse, belles voitures d'ambassade, camions chargés de sacs d'archives. Une bousculade incohérente, dans une atmosphère à la fois électrique et asphyxiante. Des bureaux vides, où l'on  p79 entrait comme dans un moulin, et où des documents traînaient sur les tables. Quelques services qui fonctionnaient, avec d'incorrigibles employés qui voulaient travailler, et qui, parfois, y réussissaient. D'autres qui restaient introuvables. Dans certains corridors, des gens tremblant de peur, et qui voulaient fuir. D'autres, qui ne tremblaient pas, et qui cherchaient à s'en aller pour continuer la lutte ailleurs. Des reporters hâves de fatigue, et qui ne savaient que faire de leur copie. Des parlementaires, d'anciens ministres, de futurs ministres, qui se groupaient, se dissociaient, complotaient, s'embarquaient, partaient ou restaient. Le nom du « Massilia » que l'on entendait à droite et à gauche, avec le Maroc au bout du voyage. Quelle difficulté j'éprouvai à trouver quelqu'un à qui je pus « rendre compte » de ma mission, et qui m'écouta d'ailleurs avec une totale indifférence, qualifié pourtant pour signer la lettre officielle qui, à ma demande, mettait un terme à mes fonctions ! Parfois, on retrouvait un visage ami, on avait la douceur de serrer une main chère. D'autres visages que l'on voyait aussi, faisaient peine à voir, visages de terreur, d'angoisse, de peur physique. Sur tout cela, de la poussière, et un soleil de plomb.

 p80  Et quelque part, dans une chambre de la rue Vital-Carles, le vieux soldat qui était devenu le chef du pays, suivait de la pensée le message qui demandait à notre vainqueur à quelles conditions il consentirait à cesser le combat.

La ville était inondée de rumeurs, de nouvelles vraies ou fausses, de fantastiques racontars. Les uns disaient les Allemands aux portes de la ville, d'autres les savaient à Rochefort, à Saintes, à Angoulême. On annonçait (peut-être était‑ce exact) que le haut-commandement ennemi avait consenti à laisser une zone libre d'environ vingt kilomètres autour de Bordeaux, jusqu'à la fin des pourparlers d'armistice. On donnait dix versions différentes de ce qui s'était passé dans les conseils du gouvernement depuis le départ de Paris.

De toute cette histoire, — de toutes ces histoires, vaut‑il mieux dire, — je ne sais rien de première main, et c'est pourquoi je n'en veux point parler. Il a paru déjà, sur ce sujet, en Amérique même, des pages violentes et accusatrices : je ne suis pas en mesure de faire le tri des vérités et des mensonges, mais le peu que je sais me permet de dire  p81 qu'il y a en effet, dans ces pages, des mensonges, et que le reste ne m'inspire donc qu'une piètre confiance. Certes, comme tout le monde, je voudrais savoir. Que s'est‑il passé à Tours ? Comment s'est déroulé cette dernière, cette émouvante entrevue entre Reynaud et Winston Churchill ? Quels furent les projets divers envisagés par le gouvernement dans son désarroi ? Pourquoi a‑t‑on quitté Paris comme on l'a quitté ? Est‑il exact qu'un membre important du cabinet voulait que l'on défendît Paris jusqu'au bout, et que le gouvernement ne quittât la capitale qu'en pleine bataille, dans deux avions, pour s'en aller ailleurs et tâcher de galvaniser le moral du pays et continuer la résistance ? Est‑ il vrai que ce même ministre, à Bordeaux, se serait fait le grand avocat de la capitulation ? Que complotait Laval, durant ces journées‑là, et comment préparait‑il son entrée en scène pour le moment où l'armistice serait signé ? Surtout comment se sont déroulés cet après‑midi du 15 et cette nuit fatidique du 15 au 16 ? Qu'a‑t‑on vu et entendu à ces trois réunions successives du conseil des ministres ? Est‑il vrai que le gouvernement a été sur le point de partir pour les Pyrénées-Orientales, prêt  p82 à s'embarquer pour l'Afrique du Nord ? Qui a, au bout du compte, fait pencher la balance du côté de la demande d'armistice ? Tout cela, un jour, je le saurai peut-être ; aujourd'hui, je ne pourrais qu'ajouter des racontars à tant d'autres : à Bordeaux, je n'étais plus, en somme, qu'un réfugié parmi des milliers d'autres, triste comme eux, las comme eux, et comme eux, ignorant.

Le lendemain, un ami réussissait à me tirer de Bordeaux, m'emmenait pour quarante-huit heures au milieu de ces beaux vignobles du Médoc, entre Margaux, Saint-Estèphe et Lesparre. Jamais, au grand jamais, on n'aurait pensé que la guerre pût effleurer ces villages aimables et sereins, et pourtant, ce soir‑là, des bombes tombèrent tout près, sur les dépôts d'essence au bord de la Garonne ; et sur la grand'route c'était une fuite effrénée de voitures vers le Verdon, où l'on pouvait encore s'embarquer pour l'Angleterre.

A travers les Landes, en touchant le bassin d'Arcachon, le même ami me ramena à Marmande, où je retrouvai au garage la voiture qui me permit de regagner Cahors. En rentrant chez lui ce soir‑là, il dut traverser les lignes allemandes. La France commençait à être coupée en deux.


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Page mise à jour le 13 fév 21