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V

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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VII

 p83  VI

L'armistice et son lendemain

Le 25 juin au matin la nouvelle nous arrivait que l'Armistice avait été signé. Il était entré en vigueur dans la nuit du 24 a 25, à 1h 35 du matin. Un autre acte du drame commençait.

Dans la journée même, nous apprenions les lignes générales de la douloureuse convention. Le lendemain, j'en lisais dans la « Dépêche de Toulouse » le texte complet, — du moins le seul qui ait jamais été publié. S'il existe des clauses secrètes, des annexes, des codicilles à ce testament brutal, je l'ignore absolument. Ce qui a été livré à l'opinion mondiale, tous les Français l'ont connu immédiatement. Je souligne ce point, car, aux États-Unis, il a été dit de divers côtés que la France avait été tenue dans l'ignorance des conditions si dures qu'il avait fallu  p84 consentir. Simplement, ce n'est pas exact.

L'armistice était signé, le désastre était consommé. La France qui, vingt‑deux ans plus tôt, aux côtés de ses alliés anglais et américains, signait l'armistice de la victoire, la France, ce jour‑là, dans cette même forêt de Compiègne, signait l'armistice de la défaite.

Autour de cette signature même, des milliers de questions se posent, — et croyez bien que, ce jour‑là, les Français de France ont été les premiers à se les poser. Dans tous les pays neutres ou existent encore des gens capables de penser et de s'exprimer librement, — en particulier en Amérique, — nous avons assisté à un déferlement inouï de polémiques, de jugements contradictoires, d'affirmations violentes, de condamnations sommaires et d'ailleurs souvent éloquentes. Les signatures n'étaient pas encore sèches que déjà, par la plume et par les ondes, des Français, des Françaises patriotes avaient dénoncé sans merci la conclusion qui était imposée au pays. Ils ont obéi à un sentiment de révolte indignée, à une douleur qui les faisaient se cabrer. L'expression de leur peine et de leur révolte prenait d'autant plus de force qu'ils étaient, dès ce moment,  p85 éloignés du sol de la de France en détresse. Peut-être, à cette distance, voyaient‑ils le problème sur un plan abstrait, idéal, dans une lumière plus transparente que celle où tâtonnaient les millions d'êtres restés là‑bas, et qui se regardaient avec des yeux lourds le jour même du grand malheur.

Oui, je crois qu'il était salutaire que ces voix se fissent entendre : « Oportet hæreses esse, » disait Tertullien :​a il est bon qu'il y ait des hérétiques. Ces voix, elles vibraient d'un patriotisme dont elles n'avaient pas d'ailleurs l'exclusivité, et qui n'était certes pas mort au cœur des Français de France. Elles affirmaient vigoureusement la volonté de vivre à l'heure où tant d'autres, rivés au désastre, pouvaient douter de la possibilité de ne pas mourir. Et si, d'une façon, surtout à l'étranger, elles creusaient un fossé entre les uns et les autres, elles rendaient d'autre part ce service de donner, dès les jours de la catastrophe, un sens renouvelé aux mots de résistance et d'espoir. Il restait, en dehors de France, des forces humaines et matérielles : elles sont contribué et contribuent à poursuivre la lutte, — et cela était bon.

Tout cela est beaucoup plus clair, vu de loin et au bout de plusieurs mois d'éloignement  p86 de la France. Ce que je cherche à exprimer, c'est l'état d'esprit de ces Français sur qui s'abattait le dernier pan de la muraille, et qui restaient là‑bas, des vaincus, sur un sol envahi et meurtri de toutes parts, — et il en restait tout de même près de quarante millions. Dans ce que fut, en ces graves moments, la psychologie collective de la masse française, il faut faire entrer plusieurs éléments sur lesquels je reviendrai plus loin : l'extrême lassitude nerveuse d'une nation toute entière, et parfois l'épuisement physique, — détails que n'auraient pas dû oublier tels violents critiques déjà confortablement installés a New‑York, — la conviction à peu près unanimement établie que l'Angleterre avait assez cyniquement abandonné la France au moment le plus critique et n'avait aucune chance de ne pas sombrer à son tour, — l'information parcimonieuse ou inexistante sur ce qui se passait en Grande-Bretagne, en Afrique du Nord, dans les colonies, — la façon à mon avis fort maladroite dont le général de Gaulle avait lancé son mouvement, qu'en lui‑même je loue et admire de tout mon cœur, la dénonciation violente de son premier message contre ce « gouvernement de rencontre » qui, en fait  p87 appelé au pouvoir par le Président de la République, était aussi légal et régulier que celui de Blum, Daladier ou de Reynaud, le bruit qui se répandit qu'il cherchait à fonder un « gouvernement en exil » contre le gouvernement de Bordeaux, la façon impitoyable dont réagit le nouveau gouvernement français, et que la presse exploita largement ; — l'immense besoin de stabilité, de retour à l'ordre, de retour au foyer qui de plus en plus hantait cette population dissociée et errante ; — cette sorte d'arrêt complet, de paralysie totale des moyens de transport et de communication qui dura près d'une semaine ; — enfin, dix jours après l'armistice, l'effroyable retentissement qu'eut dans l'opinion française l'opération britannique d'Oran-Mers‑el Kebir. Sur les faits, les détails, les personnes, on peut discuter : il ne s' agit ici que de l'état d'esprit de millions d'êtres le jour où ils se trouvèrent en présence du fait accompli : la signature de l'Armistice.

Car c'est toujours là qu'il faut en revenir ; ceux sur qui, en terre de France, tombait le coup de marteau de l'Armistice, ils pouvaient, dans leur for intérieur, ou dans les conversations de l'intimité, déplorer et détester,  p88 sentir des gonflements de révolte ; ils se trouvaient, et ils le savaient, inéluctablement, devant un fait : l'Armistice, et la convention qui en définissait les termes.

Pendant quelques jours, on était resté dans le vide ou dans le vague, — cinq jours sans nouvelles, lourds d'une affreuse attente. Depuis le 16, on savait que c'était fini, et que, sur le champ de bataille, la France était tombée. On savait que les négociations se poursuivaient, entre ce pays désormais sans allié, abattu au bord du chemin, et un vainqueur dont il n'y avait à attendre ni pitié ni générosité. L'anxiété semblait interminable, compliquée de rumeurs contradictoires, d'espoirs irraisonnés, de terreurs qui serraient les gorges. Chez les uns, des souvenirs tragiques ; chez les autres, une volonté à la fois touchante et un peu puérile de se rassurer, d'aller répétant que « la France ne peut pas mourir », et qu'après tout, ces Allemands, ils finiraient par comprendre. Et pendant ce temps‑là, d'autres, venus de là‑bas, du Nord interdit ou de l'Alsace déjà presque annexée, savaient trop bien qu'ils avaient peut-être tout perdu.

Quelque chose comme ces heures d'angoisse auprès d'un malade bien-aimé, pendant  p89 une crise qui peut être l'agonie, — quelque chose qui déchire, étourdit et écrase.

Et puis, le 25, le coup sur la nuque.

Voilà dans quelle atmosphère les Français l'ont reçu. Il faut s'en souvenir, même si l'on n'arrive pas à l'imaginer exactement. Pour moi, c'est ce que j'ai senti et vécu, tout au long de ces dix jours, dans cette vieille ville du Quercy, où d'antiques murailles fortifiées parlent encore d'une guerre qui dura cent ans, de défaites, de victoires, d'autres armistices, d'invasion, d'occupation ennemie, de souffrances écrasantes, — et de libération finale.

Désormais, c'est de là qu'il faut partir, — de cette date de l'Armistice. Désormais, et jusqu'à ce que du nouveau intervienne, la France se trouve devant le fait de l'Armistice comme à partir du 3 septembre 1939 elle se trouvait devant le fait de la guerre.

Le 3 septembre, — ou du moins jusqu'au 3 septembre à cinq heures du soir, — il y avait beaucoup à dire pour ou contre la guerre. Des idéologies, des politiques se heurtaient, et dans les deux camps il y avait des hommes qui croyaient mieux servir l'honneur et l'intérêt de la France. On pouvait encore choisir, s'orienter, prendre parti.  p90 A partir du 3 septembre à 5 heures, la France n'avait plus le choix ; il lui fallait vivre la guerre et faire la guerre. De même, à partir du 25 juin 1940, quoi que l'on puisse dire pour ou contre l'Armistice, la France n'avait plus le choix : il lui fallait vivre l'Armistice et subir l'Armistice.

Quelques milliers de Français ont réussi à choisir, — soit que le 25 juin les ait trouvés hors de France, soit qu'ils aient pu s'évader avant que le geôlier eût donné le dernier tour de clef. Pour ma part, revenu à la tâche qui depuis vingt‑cinq ans me lie à la terre d'Amérique, j'ai ce sentiment d'avoir comme échappé au grand coup de filet qui s'est abattu sur la France. Je suis certes heureux de me sentir libre de penser, d'agir, de travailler, de lutter de mon mieux. De toute mon énergie, je veux aider ceux qui poursuivent la bataille, ceux qui ont confiance dans la libération, dans la restauration, dans la survie de la France. Pour moi, si l'on veut, j'ai une sorte de droit idéal, de possibilité idéologique de ne pas reconnaître, de ne pas accepter au fond de moi‑même la douloureuse capitulation. Mais je ne me sens pas le droit d'oublier que, pour le moment, c'est dans des limites, dans la prison  p91 de cet armistice que la France doit vivre, — et que ses gouvernants doivent la gouverner. C'est là du provisoire sans doute, mais du provisoire inexorable. Jusqu'au 10 mai la France vivait sous un certain régime, et toute son existence s'organisait dans le cadre de ce régime. A partir du 25 juin, la France doit vivre sous un régime nouveau, dans le cadre de l'Armistice, — avec cette tragique différence que, jusqu'au 10 mai, elle était à peu près maîtresse de ses destinées, et qu'aujourd'hui elle ne l'est plus. Il ne s'agit pas d'approbation ou et de désapprobation, — il s'agit d'une substitution presque totale, à la volonté de la France, de la volonté de son vainqueur. Et comme le poète disait après son grand deuil que « son cœur est soumis, mais non pas résigné », la France de l'Armistice peut affirmer qu'elle garde le courage de ne pas se résigner, — mais elle n'a pas le choix et doit se soumettre.

*

* *

Sans doute, — et c'est à cette lapalissade que se ramène au fond toute cette masse de polémiques, — les choses auraient été différentes si elles s'étaient passées autrement.

 p92  Différentes, elles l'auraient été s'il s'était agi de prendre, dans le calme d'un cabinet politique cohérent et stable, ou dans la sérénité d'un grand État-Major, loin de la bataille et avec un certain loisir, des décisions où le facteur liberté de jugement pouvait fonctionner à plein. Il est vrai que si pareilles conditions avaient été possibles, cela eût signifié que la France n'avait pas à faire face aux cruels problèmes qui l'accablaient le 15 juin.

Or quiconque a vu, d'une part, la désorganisation, le démantibulement complet de la France des derniers jours, quiconque d'autre part, a respiré, ne fût‑ce que quelques heures, l'atmosphère de Tours ou surtout de Bordeaux, sait que cette clairvoyance, cette liberté, cette possibilité physique, nerveuse et morale, de peser et de mûrir, étaient aussi complètement brisées que les lignes de défense de la Somme et de l'Aisne.

Ce qui s'est passé à Bordeaux, c'est, pour Hitler, la dernière victoire de la guerre. Tous les combats avec l'Allemagne n'ont pas été perdus sur les champs de bataille : la guerre « totale » est plus que la guerre tout court. Bordeaux est le nom d'une défaite, comme Sedan.

 p93  Je relisais récemment la presse et les revues françaises de la fin de 1870 et de 1871. Rien n'est plus émouvant. Alors aussi, au lendemain du désastre et après les signatures de Francfort, on se posait des questions, on cherchait des responsables, on excommuniait, on dissertait sur ce qu'il aurait fallu faire. Mais les plus sages préféraient regarder vers l'avenir, et comprenaient qu'à l'heure qu'ils vivaient, c'était du fait accompli qu'il fallait partir. Et ils mettaient au premier plan le double problème de la libération du territoire et de la reconstruction de la Patrie.

Pouvait‑on ne pas signer l'armistice ? Pouvait‑on établir un gouvernement viable en dehors du sol de la métropole ? Pouvait‑on sauver quelques débris encore utilisables des effectifs ou du matériel français ? Disposait‑on des moyens de transport et d'évacuation ? Y avait‑il des cadres avec une autorité effective que l'on pût regrouper pour agir immédiatement ? Les troupes en débandade du Rhône à l'Atlantique et de la Loire aux Pyrénées avaient-elles le ressort suffisant ? Ne fallait‑il pas au moins essayer ? A‑t‑on fait quelque chose pour empêcher l'alliance anglaise de s'effondrer, ou a‑t‑elle été l'objet  p94 d'un sabotage maladroit ou coupable ? Était‑il raisonnable et inévitable, ou au contraire évitable et criminel, d'accepter des termes que tantôt l'on présente comme la seule conclusion possible, tantôt l'on dénonce comme la plus ignominieuse capitulation ? Y avait‑il avantage à préserver de l'occupation ennemie une fraction même médiocre du sol national, ou n'eût‑il pas mieux valu accepter l'invasion totale, l'abandon intégral du territoire, pour chercher ailleurs une nouvelle place d'armes, une parallèle de départ pour de nouveaux combats ? Pouvait‑on, quelque part hors de France, établir un front défensif qui permît de continuer, avec nos alliés des jours meilleurs, une lutte dont on considérait que, seule, la plus grande bataille avait été perdue ? Pouvait‑on faire de l'empire colonial un instrument de combat après l'écrasement de la métropole ? Pouvait‑on, en temps utile, s'arranger pour que la flotte s'en allât bien vite et bien loin ? Pouvait‑on faire s'envoler de l'Afrique du nord ou d'ailleurs les avions qui s'y trouvaient, et auraient‑ils été utilisables une fois transportés vers d'autres bases ?

 p95  Bref, la France, par ce qui a été accompli, a‑t‑elle été trahie ou servie ?

Toutes ces questions, je me les suis posées, comme tout le monde. Je me les pose encore. Elles sont d'une gravité, d'une conséquence redoutables. Je sens profondément que je ne pourrai clarifier ma propre pensée, calmer certaines angoisses que lorsque des réponses authentiques, justifiées, incontestables leur auront été données. Or, les éléments de ces réponses, je ne les ai pas, et, pour me prononcer, il me faudrait trancher de l'oracle et manquer à la plus simple probité. J'ose dire que plusieurs qui, dès le premier jour, se sont prononcés n'en savaient pas plus long. Ils ont affirmé leurs certitudes, éloquemment exprimé leurs révoltes, — mais je ne vois pas qu'ils aient appuyé tout cela de faits et de preuves. Je ne dis pas qu'ils aient tort, complètement ou en partie. Peut-être ont‑ils raison, et l'Histoire les justifiera‑t‑elle. Peut-être ont‑ils en une information secrète et confidentielle qu'ils pourraient sans danger aujourd'hui mettre au grand jour. Dans l'état actuel des choses, tout ce que je puis dire, c'est qu'il me manque à la fois la connaissance et la compétence pour m'ériger en juge. Les verdicts viendront plus tard.

 p96  D'ailleurs, pour parler des problèmes actuels, ces questions sont, à dire le vrai, sans importance. Ce qu'il faut que la France vive, c'est aujourd'hui et demain, — et non pas avant-hier. Le 25 juin, — quels qu'en aient été les précédents immédiats, — une épreuve nouvelle, une tâche nouvelle ont commencé pour la France. Le triste matin de l'armistice est celui qui ouvre la dure journée qu'elle doit vivre : laissant de côté pour le moment un passé sur lequel nous n'avons plus d'action, c'est de ce moment‑là qu'il faut partir.

Ce qui est fait, est fait. L'important, c'est ce qu'il faut faire désormais.

*

* *

Mais qu'est‑ce qu'un armistice ? Non pas en termes de droit international, de « droit de la guerre et de la paix », — mais dans sa réalité immédiate, et en particulier en ce qui concerne la France de 1940.

Sans soulever la question à l'égard des savants, des généraux ou des diplomates, il semble parfois que « l'Américain moyen » n'ait que des idées assez vagues, peut-être inexactes, lorsqu'il emploie ce mot en parlant  p97 de l'événement du 25 juin. Pour beaucoup, en effet, les seules associations que suggèrent les syllabes « Armistice », c'est une grande victoire, la fin triomphante d'un conflit gigantesque, le retour des soldats vainqueurs, et, d'année en année, un jour de demi-fête, où l'on revêt des uniformes plus fantaisistes que martiaux, et où, parmi les drapeaux et des musiques, on défile sur des avenues. Même pour beaucoup dont l'esprit critique et les connaissances vont plus loin, je crains que le mot d'armistice, s'il ne s'associe pas nécessairement à des visions aussi heureuses, ne signifie guère plus que le geste légal qui met fin à des hostilités. On signe un armistice, et l'on cesse de se battre.

Les réalités tragiques que recouvrent ces claires syllabes, bien peu les connaissent. On peut faire à cet égard une curieuse expérience. J'ai discuté avec bien des gens depuis sept mois la situation et les problèmes de la France depuis l'armistice. J'ai trouvé des interlocuteurs passionnés, pleins d'idées très arrêtées sur tout ce qui se passait en France. A beaucoup j'ai posé une question fort simple, et fort naturelle : « Avez‑vous lu avec soin les vingt‑quatre articles des conventions d'armistice franco-allemand,  p98 sans parler des vingt‑six des conventions franco-italiennes ? Et en avez‑vous gardé le texte sous la main, de manière à bien savoir de quoi nous parlons quand nous discutons pareil sujet ? » Il faut avouer que le pourcentage des réponses affirmatives est très décevant.

Or il faut savoir, — qu'on l'approuve ou non, — ce que c'est que l'instrument auquel le colonel général Keitel d'une part, et d'autre part le général d'armée Huntziger apposèrent leur signature, « le 22 juin 1940, à 18h50, heure d'été allemande, dans la forêt de Compiègne. »

C'était un « armistice », — c'est‑à‑dire, ni une trêve ni une paix.

Ce n'est pas une trêve. Cela ne veut pas dire que, pour une raison quelconque, la bataille s'interrompt, que les deux adversaires restent plus ou moins sur leurs positions, et conservent tout ou partie de leur force offensive ou défensive. Cela ne veut pas dire qu'une fois la trêve obtenue, chacun des deux adversaires garde au moins une partie de sa liberté d'action, et qu'il peut faire des plans pour l'avenir. Un armistice, ce n'est pas un entr'acte.

Demander, puis accepter, un armistice,  p99 c'est reconnaître la défaite, — c'est, comme dit le peuple, « mettre les pouces ». C'est, après les avoir discutées dans la mesure où on vous le permet, consentir à des conditions dictées par le vainqueur. C'est lui livrer, dans des proportions qu'il définit, armes, équipement, munitions, matériel, fortifications, moyens de transport. C'est lui livrer, pour qu'il en devienne la « puissance occupante », telles parties du territoire sur quoi l'on est tombé d'accord. C'est tracer sur la carte de la Patrie cette effroyable ligne de démarcation au‑delà de laquelle l'ennemi devient le maître à peu près sans appel.

C'est donc exclure d'avance toute possibilité de reprise des hostilités, de résistance concrète, effective, armée. C'est, pour un temps, hypothéquer toute indépendance, tout libre arbitre, toute possibilité de choix.

Voilà ce que c'est, pour la France de juin 1940, que signer un armistice ; cela veut dire : être vaincu.

Et lorsque cet armistice est signé par Hitler, cela signifie en outre deux autres choses.

D'abord, cela signifie que les conditions en seront impitoyables, calculées dans le moindre détail pour faire au pays vaincu,  p100 à brève ou longue échéance, le plus de mal possible. Ces conditions, elles seront d'ailleurs toujours appliquées dans le sens d'une « occupation » qui sera non seulement militaire, mais cherchera par tous les moyens à devenir morale, intellectuelle, spirituelle. C'est le sens redoutable de l'article 3 : « Dans les régions occupées de la France, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. » C'est un blanc-seing, entre les mains d'un vainqueur orgueilleux, illuminé, fanatique et déjà riche d'expérience dans ce genre de choses. D'ailleurs (même article) le gouvernement français doit s'engager « à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l'exercice de ces droits, et à la mise en exécution avec le concours de l'administration française. » L'article 24 et dernier laisse la porte ouverte à tous les arbitraires : « La présente convention d'armistice peut être dénoncée à tout moment pour prendre fin immédiatement par le gouvernement allemand, si le gouvernement français ne remplit pas les obligations par lui assumées dans la présente convention. » Or on devine qui sera juge unique et sans appel des « manquements » imputés à la France.

 p101  En second lieu, un armistice conclu avec Hitler, c'est un document signé par un homme qui, jusqu'ici, n'a jamais fait honneur à sa signature, jamais réellement tenu une promesse, sauf quand cette promesse était de faire du mal, et qui s'est révélé un fervent discipline de la doctrine du « chiffon de papier ».

Voilà ce que c'est qu'un armistice, et un armistice conclu avec les Nazis victorieux.

D'autre part, un armistice, ce n'est pas un traité de paix. Sans doute, nous sommes tous payés pour savoir que les traités, où qu'ils soient signés, naissent, vivent et meurent, comme les roses et les civilisations. Mais du moins ils prétendent toujours à la durée, à la permanence, parfois à l'éternité.

Un armistice au contraire est un régime provisoire. Il n'engage pas l'avenir, même s'il le menace. Il laisse aux deux pays la possibilité de penser à cet avenir, sans nécessairement le préfigurer, de voir entrer dans le jeu des facteurs nouveaux, de changer de place peut-être quelques pièces du jeu d'échecs. Bref la France peut espérer que, le jour de l'accord de paix, la situation pour l'un et l'autre pays ne sera plus la même que le jour de l'armistice : et cela est d'une grande importance.

 p102  Nul ne sait ce que l'avenir nous prépare, mais ce n'est ni « solliciter les textes », comme disait Renan, ni interpréter arbitrairement les faits que de dire qu'à l'heure où ces lignes sont écrites, — février 1941, — le gouvernement de la France et la France elle‑même ne sont pas engrenées dans des réalités rigoureusement identiques à celles qui les écrasaient en juin 1940. La magnifique résistance de l'Angleterre et son héroïque ténacité, la victorieuse campagne de Libye, la merveilleuse bravoure des Grecs, les humiliantes défaites du fascisme italien, l'attitude, l'assistance, la volonté affirmée du gouvernement et d'une grande partie du peuple américain, enfin l'attitude même du peuple français sont incontestablement des facteurs nouveaux qui, sans doute, ne changent rien aux conditions de l'armistice, et dont le jeu risque peut-être de les rendre plus rigoureuses, — mais enfin qui permettent à la France des espérances vagues encore, mais réconfortantes.

Ce régime provisoire, cette sorte de purgatoire douloureux qui sépare la guerre de la paix, — non que la paix nous prépare sûrement un paradis, — c'est un régime de transition. Il faut vivre, mais l'on sait bien  p103 que la vie qui doit ainsi s'improviser brusquement ne peut pas avoir de caractère définitif. Quand le bouleversement a été soudain, total, effroyable, comme c'est le cas en France, ces mesures d'aménagement prennent une ampleur et une gravité étonnantes. Elles peuvent prendre un aspect presque chirurgical qui nous déconcerte, nous heurte et nous irrite. Il ne faut pas crier trop vite que tout est perdu. Après le jour où le régime de l'armistice prendra fin, il y aura d'autres aménagements, d'autres reconstructions, d'autres besoins, d'autres solutions. En attendant, il faut vivre, travailler et organiser.

C'est donc de la France de l'armistice, telle que j'ai pu la voir du 25 juin au 15 septembre qu'il faut maintenant essayer de parler.


Note de Thayer :

a Avant Tertullien, la phrase se trouve chez St. Paul : 1 Co 11, 19.


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Page mise à jour le 13 fév 21