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VI

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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VIII

 p104  VII

Vichy, France

Il me restait une étape à franchir, — et c'est Vichy. Je voudrais savoir peindre, pour faire de Vichy un portrait véridique et bien éclairé.

Imaginez la plus extraordinaire installation « parasitaire », dirait un biologiste, dans une grande ville d'eaux sans personnalité, accoutumée à abriter durant la « saison » toutes sortes d'activités de luxe, de plaisir et d'art, — tout, excepté la politique et l'administration. Chaque hôtel est devenu un ministère, le Grand Casino héberge l'Intérieur et l'établissement de bains des services militaires. Le sort de la France nouvelle se décide dans les salles de roulette : un philosophe humoriste pourrait broder là‑dessus des variations ironiques. Le Ministère de la Défense Nationale n'était‑il pas à l'Hôtel de la Paix ? ou était‑ce à celui des Princes ou des Ambassadeurs ? Le Ministère  p105 passager de la Jeunesse fut logé un moment à l'Hôtel des Sports : c'était moins incongru.

La ville est bondée, et il faut des prodiges de ruse ou de chance pour trouver un logement. Le ravitaillement, en août et septembre, n'est pas mauvais, et, s'il faut courir dix magasins pour ne pas réussir à trouver un savon de toilette, on trouve dans les restaurants des repas suffisants, à des prix encore à peu près raisonnables. Chacun a sa clientèle, et il semble qu'il s'opère là des « cristallisations » analogues à celles qui caractérisent certains restaurants de Paris.​a On y retrouve d'ailleurs à peu près les mêmes têtes. Porte à porte de l'Hôtel du Parc, « Chantecler » ferait penser à Larue, si le linge était blanc au lieu de ces échiquiers pseudo-rustiques en rouge et blanc. Les grands fonctionnaires, les « hommes politiques » momentanément en chômage, les célébrités de passage, les femmes élégantes s'y rencontrent. Laval y vient souvent, et je ne l'y trouve pas plus beau qu'à Paris. On y voit Baudoin, Peyrouton, Alibert, tous les grands premiers rôles. C'est un bourdonnement continu, l'heure des « tuyaux » confidentiels, des « Je le tiens de quelqu'un qui touche de très près  p106 au Maréchal », des petites manœuvres aussi, et des « combines » que le régime de la Révolution nationale ne semble pas avoir totalement éliminées. Ici et là des curieux, qui ne sont pas « de la maison », et viennent voir : ils pourront dire qu'ils ont déjeuné à « Chantecler ». D'autres restaurants rappellent l'un Weber, l'autre la Reine Pédauque, d'autres les brasseries de la rive gauche. Des clients plus modestes, mais souvent mieux servis, vont vers les auberges qui bordent la rue de Paris, vers la gare.

Dans les rues, sur les murs, les affiches de la saison dernière, — celle de la paix, — semblent évoquer une époque préhistorique : « Madame Butterfly », « Lohengrin », « la Guerre de Troie n'aura pas lieu », de Jean Giraudoux. Pâlies et délavées, elles sont en partie recouvertes par d'autres, qui racontent une histoire plus sombre : notices signées de la Kommandantur allemande pendant la brève occupation de Vichy, arrêtés du Maire au sujet des relations de la population avec les troupes nazies, ordonnances sur les restrictions alimentaires, l'interdiction de circuler en automobile sans mission spéciale, le départ des refugiés.

Et voici, gardé par d'irréprochables  p107 gardes-mobiles, en bordure des ombrages, l'Hôtel du Parc, aujourd'hui le centre et le quartier général du gouvernement. C'est là que s'élabore l'essentiel du travail cette équipe que l'on entend appeler tantôt « les gens de Vichy », tantôt « le Gouvernement de l'État français ». L'Hôtel abrite le cabinet du Maréchal, la Vice-présidence du Conseil, le Ministère des Affaires étrangères, les services d'information et de presse, d'autres encore. Sauf les très grands personnages à qui l'on a donné des « salons », la plupart des fonctionnaires ont leur bureau dans une chambre à coucher, et, en fait, ils y couchent. On va voir un directeur de cabinet dans une chambre aux tentures roses, et les dossiers s'entassent sur la poudreuse et sur le lit. Le Maréchal habite au troisième un appartement de coin : le soir les lumières s'y éteignent de très bonne heure. Le matin, vers neuf heures, il fait parfois une brève promenade dans le Parc, et s'arrête volontiers devant les groupes d'enfants. Je l'ai vu se baisser pour ramasser un papier froissé qui faisait tache sur le gravier, et le déposer dans une des corbeilles de métal. Sa voiture stationne, fanion roulé, le long du trottoir latéral. Vers le bas de la ville, au bord de  p108 l'Allier, une ravissante demeure de la fin de la Renaissance, le Pavillon Sévigné : c'est là que logea jadis l'illustre marquise, et que se tiennent aujourd'hui les conseils du gouvernement. Le jardin n'est que verdure et que fleurs.

Tout près du Parc, dans un autre hôtel, les bureaux français de la Commission d'Armistice. Le va-et‑vient perpétuel de l'un à l'autre est un symbole riche de sens, pour qui veut bien y penser. Symbole aussi cet avion aux croix gammées qui deux fois par jour traverse le ciel calme au dessus de la ville, et disparaît vers le nord-est, — la « liaison » entre Vichy et Wiesbaden.

De temps en temps, dans les rues, dans les boutiques, deux ou trois Allemands en uniforme : ce sont, officiers ou soldats, des pilotes de l'avion de Wiesbaden, ou des attachés à la Commission de contrôle de l'aérodrome. Ils achètent les derniers bas de soie ou articles de cuir que l'on peut encore trouver à Vichy. Personne ne les regarde, personne ne semble faire la moindre attention à eux, — exactement comme s'ils n'existaient pas. Ils sont d'ailleurs corrects, et ne paraissent pas dans les endroits publics, cafés ou restaurants.

 p109  Dans ce Vichy, un groupe d'hommes, d'ailleurs plusieurs fois renouvelé, sans être réellement transformé, sauf par le « vidage » de Laval, — gouverne la France dans la mesure où les vainqueurs lui laissent la liberté de le faire.

Il suffisait de passer par Vichy pour y recueillir de curieuses impressions.

Quand je suis arrivé pour la première fois, pour une brève visite, vers la fin de juillet, le Parlement, — Chambre des Députés et Sénat, — n'étaient pas encore tout à fait morts ; ils étaient en veilleuse. A la suite du conseil de cabinet tenu le 2 juillet, lendemain du jour où le Gouvernement, parti de Bordeaux à travers les lignes allemandes le 29 juin, était arrivé à Vichy après une courte halte à Clermont-Ferrand, — il avait été décidé que le Parlement se réunirait, et que les deux chambres statueraient sur leur propre sort. Laval se démène, groupe autour de lui ses fidèles, pour les remonter, et les tièdes, pour les réchauffer. Il s'agit, comme l'a écrit un des naïfs propagandistes de l'équipe en formation, « de convaincre les parlementaires de la nécessité de réformer la Constitution », — autrement dit, de se livrer à un opportun « hara-kiri ». Le 7  p110 juillet, un décret publiait la clôture de la session parlementaire ordinaire, et invitait les Chambres de se réunir en session extraordinaire le mardi 9 juillet, et en Assemblée Nationale le lendemain. A la séance du mardi, docilement, Chambre des Députés et Sénat se livrent à la petite opération de suicide que l'on attendait. Le décor était la salle du Grand Casino. Puis‑je citer encore l'ineffable brochure de Jean Thouvenin, Les Premiers Actes du Maréchal Pétain : « On se montre particulièrement M. Pierre Laval qui est le héros de la journée, puisque, sous l'égide du Maréchal Pétain, il a victorieusement mené cette bataille politique qui va trouver là sa conclusion heureuse. » Cette conclusion, l'Assemblée nationale du lendemain lui donne sa formule. Le régime républicain qui depuis 1875 était celui de la France, cesse d'exister. Les Chambres ne meurent pas sur le coup, mais perdent tout pouvoir, toute activité, tout droit à la parole ou à l'initiative. Il n'y a plus qu'un « État français » avec un « Chef ». Une Constitution ? On verra cela plus tard. M. Pierre Laval est ravi ; il se lève, dans cette salle de théâtre, et dit : « Un  p111 seul mot : je vous remercie pour la France. » Il est 19h10, nous affirment les témoins.

Et voilà pourquoi, lorsqu'on revenait à Vichy en touriste, vers la fin de juillet, on pouvait voir ces groupes de députés et de sénateurs errer mélancoliquement sous les arbres, visages inquiets, amers, ou encolérés. Ils avaient parfois je ne sais quel air de conspirateurs, — et, peut-être, conspiraient‑ils. Beaucoup croyaient qu'ils n'avaient qu'à « attendre le jour », qui ne manquerait pas de venir : ils l'attendent encore. En tout cas, ils voulaient « voir venir », comme me disait l'un d'entre eux… Et puis, un à un, ils s'égrénèrent, disparurent, rentrèrent chez eux, et le Parlement de la Troisième République ne fut plus à Vichy qu'un souvenir sans grandeur. Un matin, j'aperçus le brillant président de la Commission des Affaires Étrangères de la Chambre, qui avait jeté ses ultimes feux à la séance du 9 juillet, en train de ficeler de ses propres mains ses dernières valises sur le toit de sa voiture : c'était encore un geste symbolique.

Surtout, il y avait partout, dans les antichambres et les halls d'hôtels, dans les couloirs, les restaurants, les allées des parcs, la horde immense des « solliciteurs », arrivés  p112 de toutes parts comme des mouches sur un gâteau, avides de savoir s'il y avait quelque chose à ramasser, à cueillir, — un poste, un emploi, une mission, des miettes… Je me rappelle ma stupéfaction lorsqu'un de ces messieurs m'arrêta dans la rue Lucas, et, tout de go et comme la chose la plus naturelle du monde, me demanda : « Vous avez obtenu ce que vous vouliez ? » Et quand je lui eus répondu : « Non, car je ne demande rien », il me quitta avec ce regard étrange dont on enveloppe un être anormal. Il y avait la légion de ceux qui allaient de bureau en bureau, affirmant qu'ils « pourraient être plus utiles » si on les employait moins parcimonieusement. Ceux‑là, je les reconnaissais : ils avaient rempli, en septembre 1939, les couloirs du Continental.

Il y avait ceux sur qui menaçaient de s'abattre, ou s'étaient déjà abattues les mesures brutales, parfois salutaires, souvent arbitraires, du nouveau gouvernement. Ils venaient plaider leur cause. Pensant à l'avenir, et voyant le tour que prenaient les choses, ils tremblaient pour leur peau, ou simplement pour leur lendemain.

Il y avait, dans beaucoup de ces administrations, des représentants de cette race extraordinaire  p113 qui s'appelle les fonctionnaires français, et qui, dans ce tohu-bohu, dans ce tournoiement malsain, pensaient uniquement à leur tâche et, loyalement, s'y dévouaient. L'un d'entre eux, que j'avais eu à Paris dans mes services, me dit simplement : « Que voulez‑vous, monsieur, au milieu de tout ça, il faut bien que le travail continue. » Et je pensais que, plus sûrement que les réformateurs hâtifs de l'Hôtel du Parc, ce sont ces gens‑là qui sauveront la France.

Il y avait un nombre prodigieux de généraux et de colonels, d'amiraux et de médecins à cinq galons, d'infirmières oisives, d'ambulanciers américains, de médecins-militaires de l'armée belge, d'aviateurs aux visages magnifiques d'énergie juvénile, et qui portaient la nouvelle croix de guerre. Et, dans de petites voitures, poussées par des femmes aux traits douloureux, quelques grands blessés, des amputés, des « gueules cassées », qui regardaient.

Et puis il y avait la vieille dame ou le missionaire barbu au foie fatigué par les climats lointains, qui s'en allaient, matin et soir, boire leurs 15 ou 25 centilitres aux Célestins pour leur estomac ou à la Grande Grille pour leur bile.

 p114  Pour le voyager de passage, pour le touriste qui n'avait personne à solliciter et rien à manigancer, tout cela composait une atmosphère étrange, déprimante à la fois et assez inquiétante, et, pour tout dire, parfois irrespirable.

*

* *

Mais il suffisait d'en sortir, de longer sur deux kilomètres une route ombragée vers Cusset, de traverser l'Allier vers de doux villages aux noms délicieux, St. Rémy-en‑Rollat, Aigueperse, Saint-Pourçain, Châtel-de‑Neuvre, pour retrouver, vénérable et charmant, grave avec un sourire triste, le vrai visage de la France.

C'est celui‑là qu'il faut regarder.


Note de Thayer :

a Voir par exemple Margaret Hughes, Les lauriers sont coupés, p175 (4 juillet 1940) et p211 (1er août 1940).

Par ailleurs, le mot « cristallisation » parodie l'expression « cristallisation du front » utilisée par le gouvernement pour caractériser — pour essayer de camoufler — la déroute française devant l'avancée-éclair des Allemands sur Paris : voir Robert de Saint-Jean, Démocratie, beurre et canons, p335 (8 juin 1940).


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Page mise à jour le 25 mars 21