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VIII

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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X

 p131  IX

Redressement

Ces voyageurs pour les forces de qui l'épreuve a peut-être été trop lourde, ils n'étaient pourtant qu'une poignée. Dès ce milieu de septembre, la masse s'était ressaisie, et l'un des souvenirs les plus précieux que j'aie pu rapporter, c'est d'avoir été le témoin de cette évolution silencieuse qui, d'un pays presque liquéfié et comme abruti par la catastrophe, a refait une nation qui, malgré son deuil, entend revivre, et, malgré l'oppression, se donne à elle‑même le mot d'ordre de la résistance et le réconfort de l'espoir.

Cette évolution, elle est encore sans cohésion et, par force, sans expression. Elle est contrebattue de mille façons par la « puissance occupante » et par quelques‑uns qui se font ses complices. En tant qu'elle voudrait devenir un esprit de rebellion et de résistance, elle ne peut être encouragée que  p132 de manière très indirecte par Pétain et son équipe. Les messages du Maréchal au peuple français prêchent l'espoir, la stoïque acceptation des duretés de l'hiver qui vient, le travail et la discipline nationale : mais ils ne peuvent parler ni de résistance, ni d'espoir d'une victoire qui débarrassera la France de l'envahisseur. Ils ne font presque plus jamais allusion à la Grande-Bretagne et à la guerre qu'elle poursuit : cette prétérition est probablement le maximum qui soit, pour le moment, possible. En fait, ce redressement est venu du fond même de la nation : il est l'œuvre de la conscience et du patriotisme des Français ; il est l'œuvre de l'Angleterre et de sa résistance victorieuse ; il est l'œuvre de l'Amérique et des messages qui, de Washington, arrivent à passer entre les barreaux de la prison.

Comment cette opinion a‑t‑elle évolué de la fin de juin au milieu de septembre ?

A la première heure, ce fut cette sorte d'anéantissement, de stupeur douloureuse, presque anesthésie dont j'ai parlé. Épuisé, éparpillé, dissocié, vaincu jusqu'aux moelles, ce peuple donna pendant quelques jours l'impression qu'il ne pourrait jamais se reprendre.

 p133  Puis, tout au début encore, — derniers jours de juin, premiers jours de juillet, — un phénomène nouveau, très éphémère, se produisit. Parmi les premiers témoins de l'occupation allemande, parmi les réfugiés rentrés chez eux après les dures épreuves de l'évacuation, dans l'ensemble même du pays (on pouvait encore correspondre entre les deux zones et le passage de l'une à l'autre n'était pas impossible), il y eut une tendance passagère à croire que peut-être, après tout, on ne s'en était pas tiré à trop mauvais compte, que la vie allait reprendre, — oh ! sans doute « pas comme avant », me disait une brave femme, — mais enfin reprendre, limitée et au ralenti. L'attitude en somme « correcte » des occupants durant ces premiers jours, attitude systématique résultant d'ordres rigoureux, favorisait cet état d'esprit. Les souvenirs de 1914 pesaient encore sur beaucoup de mémoires ; on avait craint le pire, et le pire ne se produisait pas. En fait l'ordre se rétablissait, et tels réfugiés qui avaient tant souffert de l'horrible confusion des régions lointaines où ils s'étaient empilés, n'étaient pas éloignés de croire que les Allemands leur rendaient, en quelque sorte, le service de remettre les choses  p134 d'aplomb. Les Allemands bien pourvus de marks, au taux de vingt francs le mark, « payaient », et l'on ne s'apercevait pas encore que ces paiements n'étaient que le camouflage d'un pillage organisé. Cette sorte d'euphorie superficielle et illusoire ne dura que quelques jours, mais c'est une étape dont il faut tenir compte.

D'autre part, en ce lendemain de l'armistice, l'opinion était fort mal disposée à l'égard de l'Angleterre. Documents en main, il faudra quelque jour écrire en détail ce chapitre de psychologie collective : il ne s'agit pas, entendons‑le bien, de la réalité historique des faits, mais seulement des réactions de l'opinion, de ces vagues qui déferlent tout à coup sur l'âme entière d'un pays, et qui l'entraînent. Ces premières semaines après l'armistice sont une de ces moments critiques, et elles furent, pour ceux qui pensaient à l'avenir, infiniment attristantes.

« Pourquoi la France et l'Angleterre se sont séparées », André Maurois l'a admirablement analysé dans un chapitre de Tragédie en France : il n'y a rien à retoucher. Comme lui, j'avais au cours de l'hiver senti le péril de cette propagande allemande, qui, dix ou  p135 quinze fois par jour, venait marteler les auditeurs français, civils ou soldats, mères et femmes : « Français, vous faites la guerre pour les Anglais, qui se moquent de vous ». « Les Anglais fournissent les machines, les Français fournissent les poitrines ». « Les Anglais combattront jusqu'au dernier Français. » « Soldats français qui souffrez dans les casemates, les officiers anglais débauchent vos femmes dans vos propres maisons ». Et des lettres anonymes mises à la poste dans la ville même où le soldat avait laissé sa femme, donnaient tous les détails. Cette propagande constante, insidieuse, diabolique, n'aurait peut-être pas été suffisante pour séparer les deux alliés, mais elle préparait le terrain.

Quand se produisirent les défaites des Flandres, l'épisode de Dunkerque, l'évacuation de l'armée anglaise, la débâcle finale, le malentendu prit une forme aiguë, tragique, des deux côtés de la Manche. « Les Français nous ont lâchés », dirent les Anglais. « Les Anglais nous ont lâchés », répétaient les Français. Et personne désormais, en France, ne compta plus sur l'Angleterre.

L'Angleterre d'ailleurs, on en était sûr,  p136 n'en avait pas pour longtemps : quinze jours, trois semaines au plus, et, à son tour, elle devrait capituler. Une fois l'Angleterre abattue, que pouvait espérer la France ? Se défendre dans cet empire colonial qui n'offre aucunes ressources industrielles, — car on ne fabrique des avions et des tanks ni au Maroc ni au Sénégal ? Illusion et chimère. L'Angleterre était perdue, comme la France. Hitler avait dit qu'il serait à Paris le 15 juin : il y était entré le 14. Maintenant il criait à tous les échos qu'il serait à Londres le 15 août… Or le 15 août, il n'était pas à Londres, et il n'y est pas encore. Et voilà qui est de la bonne et bienfaisante propagande britannique, pour contrebattre l'autre.

Et puis, aux premiers jours de juillet, alors que la France était encore dans un état vraiment maladif d'hyperesthésie nerveuse, il y eut « l'opération » dite d'Oran ou Mers-el‑Kébir. Je ne la discute pas, n'ayant en ma possession aucun document authentique qui jette une lumière décisive sur cet événement. Que cette destruction meurtrière de quelques‑unes des plus belles unités de la flotte française ait été une mesure indispensable ou un crime abominable, un  p137 acte légitime justifié par des renseignements jusqu'ici inédits, une faute, une maladresse, une nécessité, un exploit, une folie ou un chef-d'œuvre, l'Histoire nous l'apprendra. Je pense seulement ici au retentissement de cet acte dans l'opinion française, et à ses conséquences. Étant de ceux qui gardaient, chevillé au cœur, l'espoir que tout n'était pas fini et perdu, je fus désespéré ce jour‑là, en pensant à tout ce que cet événement achevait de détruire, et qu'il faudrait reconstruire ; en entendant s'écrouler le fragile pont que l'on aurait encore pu essayer de consolider. La radio allemande d'un côté, les éléments les plus anglophobes du gouvernement français de l'autre, exploitèrent sans merci ce nouveau désastre. Les cercueils des marins français furent partout évoqués devant un peuple encore remué par les sanglantes commotions du mois précédent. Les explications de Winston Churchill furent, il faut l'avouer, assez maladroites et peu convaincantes. Les déclarations de Baudoin aux membres de la presse, le 4 avril au soir, furent encore plus désastreuses, et envenimèrent à l'extrême les dispositions déjà très énervées de l'opinion publique. L'Amirauté française revenait à la  p138 charge, rappelait les termes formels de la convention d'armistice (Article VIII), et répétait que « l'Allemagne et l'Italie n'ont pas demandé que la flotte française leur soit livrée… La France n'aurait d'ailleurs pas consenti à livrer une flotte qui n'a pas été vaincue… Cette flotte ne méritait pas, en tout cas, d'être frappée dans le dos sur l'ordre de M. Churchill… » Le lendemain, l'amiral Darlan, ministre de la Marine, « salue respectueusement ceux de nos camarades qui viennent de mourir assassinés. » Le même jour, pour aggraver les choses, des avions français allaient bombarder des navires anglais au mouillage de Gibraltar, et, le 6 juillet, des avions britanniques attaquaient de nouveau Mers-el‑Kébir, bombardant les navires et mitraillant les ponts, ajoutant aux pertes françaises des morts et des blessés. Triste semaine, en vérité. Que les historiens anglais, — ou français ou neutres, — puissent un jour présenter de cette tragédie une version différente, je n'en sais rien. Ce que je sais pour l'avoir vécu, c'est que, durant ces journées‑là, l'entente « cordiale » et les possibilités de collaboration franco-britanniques reçurent un coup dont les conséquences eussent pu être désastreuses.  p139 De toute manière, ces événements constituent dans l'évolution de l'opinion française un épisode de capitale importance.

Dès la seconde moitié de juillet, l'état des esprits commence à changer, — très nettement vers la fin du mois. J'eus alors l'occasion de faire plusieurs brefs voyages, et aussi d'établir d'assez fréquents contacts avec la zone occupée ; mon impression se confirma de semaine en semaine. La résistance anglaise s'affirmait, puis la riposte. L'espoir commençait à renaître, vague, informulé, mais déjà réconfortant. Des bruits d'ailleurs contradictoires et sans fondement circulaient : une ou plusieurs tentatives d'invasion nazie avaient été annihilées par les anglais. Les plages de la Manche étaient couvertes de cadavres carbonisés, les hôpitaux de la zone occupée pleins de blessés allemands atrocement brûlés… ces rumeurs se sont répandues dès les derniers jours de juillet, et se sont constamment répétées au cours du mois d'août. J'ai rencontré des gens très affirmatifs, qui avaient « vu » d'autres gens qui avaient « vu » ceux qui avaient réellement « vu… » Exemple typique de ces curieuses créations de mythes dans une opinion surchauffée en vase clos : mais pour  p140 une fois du moins, le mythe travaillait dans un sens bienfaisant.

En même temps, à mesure que les Allemands, dans la zone occupée, « serraient la vis » et se rendaient plus insupportables, l'esprit de résistance, passive ou non, se faisait jour, esprit de résistance dont il ne faut ni nier l'existence, ni exagérer les possibilités. On sait ce que peut être la répression nazie, et, jusqu'ici, il est certain que tout geste de révolte, le moindre soupçon de rébellion ou de sabotage entrainerait les conséquences les plus terribles, — et d'ailleurs demeurerait absolument stérile. Il suffit de penser aux traitements infligés aux étudiants, aux universitaires, à des ouvriers tchèques et polonais. Déjà avant mon départ de France, nous savions, par exemple, les durs châtiments infligés aux villes de Nantes ou de Royan pour un fil téléphonique coupé ou un matelot allemand tué au cours d'une rixe dans un mauvais lieu, la fusillade de prisonniers au camp de Romilly, les quatorze ouvriers fusillés le même jour dans une usine près de Paris. Depuis, nous en avons encore appris davantage.

Pourtant, la volonté de résistance grandit,  p141 et l'espérance. Les millions d'êtres enfermés dans cette grande prison font tout ce qu'ils peuvent, — mais ne peuvent pas nous le faire savoir. Il faut lire entre les lignes de beaucoup de lettres qui nous arrivent depuis quelques mois : on y découvre une très noble histoire. J'étais encore en France que des amis venus de la zone occupée me racontaient que, dans les cinémas, les films de propagande allemande montrant la destruction des ports français de la Manche étaient accueillis par les applaudissements des Français eux‑mêmes. Des enfants que l'on forçait, pour les discipliner, à marcher au pas de l'oie sifflaient entre leurs dents la Marseillaise. Une lettre venue de Paris me disait que, le 14 juillet, les employées d'un Ministère rentrées dans la capitale, avaient cousu en cachette des chiffons pour en faire un petit drapeau tricolore, et remplacer celui qui avait disparu. Partout, malgré tous les obstacles, on entendait monter ce murmure de prière et d'attente.

En même temps, réquisitions, mainmise sur les ravitaillements indispensables et les ressources locales, intimidations, attitudes arrogantes, tracasseries et humiliations, perquisitions  p142 et activité croissante de la Gestapo, — bref, l'Allemand montrant son vrai visage, — faisaient comprendre aux gens que la bonne volonté apparente ou momentanée de l'envahisseur n'était qu'une immense duperie. Avant de partir, je savais déjà que les Nazis de Paris avaient pris possession des mieux équipés parmi les laboratoires scientifiques de Paris, — notamment ceux du Collège de France et de l'École Normale Supérieure. Depuis nous avons tous appris de source certaine, — même par des communiqués allemands, — qu'ils ont procédé à « l'expurgation » des librairies et des maisons d'édition de Paris, — mieux encore, de plusieurs des grandes bibliothèques. Ils ont volé, pour les emporter en Allemagne, des trésors d'art de nos musées. Nos « rotogravure sections » des grands journaux du dimanche ont publié, — revêtues du visa de la censure allemande, — des photographies montrant d'immenses voitures de déménagement en train d'être remplies de somptueux mobiliers pillés dans les plus riches logements parisiens. Ce sont les Barbares des grandes invasions du IIIe et IVe siècles revenus avec un outillage plus perfectionné de cambrioleurs sans scrupules.  p143 Les témoignages à ce sujet se multiplient, et sont irréfutables. Le pillage est allé plus loin encore, dans des zones interdites, je veux dire jusqu'à l'âme et a l'esprit de nos enfants : les Nazis ont mis la main sur les livres de classe, imposé des modifications aux programmes, cherché à modeler à leur gré la jeunesse française. Partout et dans la mesure où ils le peuvent, les pauvres prisonniers font barrage, et résistent. L'un d'entre eux faisait passer, à la fin d'octobre, une lettre où il disait : « De plus en plus se développe la certitude qu'il n'y a rien à attendre des Nazis, et que tout au monde et n'importe quoi vaut mieux que d'être abandonné à l'Allemagne. »

Malgré toutes les défenses, — prohibition absolue en zone occupée, interdiction étendue à tous les endroits publics en pays non-occupé, — c'est la radio anglaise que l'on veut écouter, et l'on y réussit la plupart du temps. Les risques sont parfois très grands. Dans la seconde semaine de septembre, des amis venus d'une ville occupée m'ont affirmé qu'aux heures des émissions britanniques les rues sont parcourues par des agents de la Gestapo en civil, munis de détecteurs de son, qui découvrent les coupables jusqu'au fond  p144 des caves. Ces amis m'ont donné le nom et l'adresse de deux familles différentes, qui ont disparu sans qu'on ait eu de leurs nouvelles.

La radio américaine est de mieux en mieux entendue ; malheureusement les émissions en français ne sont pas assez fréquentes. Me sera‑t‑il permis de dire qu'il y a là un moyen excellent d'« aider la France », comme tant d'amis aux États-Unis ont à cœur de le faire ? Il peut être difficile de faire passer de la nourriture et des vêtements à travers les barreaux de la prison et le fossé qui l'entoure. Rien ne peut empêcher un message d'espérance de franchir l'océan, et j'ai l'absolue certitude que les Français captifs ont aussi faim de messages de ce genre que d'autres nourritures.

D'ailleurs, l'ennemi poursuit sa guerre ignoble de propagande. Cette France blessée, il cherche, sans y réussir, à infecter ses plaies et à la gangrener. Il voudrait ébranler son moral, semer la discorde, dresser les Français les uns contre les autres, les acculer au désespoir. Depuis le premier jour, ce gouvernement Pétain qu'avec un certain simplisme on appelle souvent les « marionnettes de Hitler », il est quotidiennement bafoué,  p145 insulté, ridiculisé par les émissions en français de la radio hitlérienne. On cherche à convaincre les Français que ni Pétain ni personne ne peut rien faire pour eux, et que seule l'Allemagne pourra relever la France après avoir écrasé l'Angleterre. Cette campagne est menée avec une inlassable obstination et une habileté perfide. Faisons de notre mieux pour y faire échec, et, parfois, n'oublions pas qu'en faisant maladroitement chorus avec certaines des attaques lancées par l'Allemagne, nous faisons le jeu de l'ennemi.

Telle a été, dans ses grandes lignes, l'évolution de l'opinion et du moral en France depuis l'armistice. Elle est plus qu'encourageante, elle est rassurante. Elle représente une somme considérable de courage, et de volonté de vivre. Il faut qu'il en soit ainsi pour que, le jour où luira une victoire à laquelle nous ne pouvons cesser de croire, il y ait encore une France.


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Page mise à jour le 14 fév 21