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XI

Cette page reproduit un chapitre de

France : Été 1940

d'André Morize

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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 p195  Retour à la France

… Brouillard. Brouillard où tout se fond et se perd, lorsque, le 4 octobre, l'avion me dépose au seuil de l'Amérique. Brume épaisse où l'œil ne retrouve pas les géométries familières et capricieuses du paysage new‑yorkais. Brume où se mêlent aussi les pensées et les émotions de cette arrivée qu'un voyage trop rapide fait si proche du départ. On se sent encore lié à la France par mille attaches, qui vous tirent en arrière : pourtant c'est bien ici qu'il va falloir reprendre la vie, retrouver une tâche interrompue, rentrer dans un rythme que d'autres, plus dramatiques, avaient brisé. Avant de quitter le sol de France, des voix amies m'ont parlé du travail qu'un Français peut accomplir sur une terre lointaine : j'en ai quelque idée, puisque voilà vingt‑trois ans que je m'y essaie. Mais quelles en sont aujourd'hui les conditions ? quelle atmosphère nouvelle respire‑t‑on dans cette  p196 Amérique sur laquelle, au cours de l'année, nous avons été si mal renseignés ? Et quel champ d'action va‑t‑elle nous ouvrir ?

Dès les premiers jours, ces problèmes se sont imposés. Il ne s'agit plus désormais de questions politiques, de stratégie ou de tactique. Ces mots si lourds : ravitaillement, restrictions, ligne de démarcation, interdiction, ordre de l'autorité d'occupation, qu'il avait fallu ajouter à notre vocabulaire familier, paraissent soudain étranges et lointains. Les Américains qui nous écoutent ne les ont pas encore appris. Qu'allons‑nous dire ? qu'allons‑nous faire ?

Dès le débarqué, on découvre que bien des gens qui croient penser à la France, ne pensent qu'à leur politique personnelle, du moins à la politique. Les positions sont prises, les camps dressés, les divisions tranchées. Faut‑il donc prendre parti ? Faut‑il reprendre ici, plus vives parce que plus libres, les querelles que le malheur, ou l'autorité, ont rendues muettes en France ?

Ce sont d'abord quelques semaines de gêne, parfois de souffrance, — de silence en tous cas. Et puis, simplement parce que l'on tient à rester sur ce plan personnel élevé que les événements et le spectacle même de la  p197 France nous ont permis d'atteindre, les certitudes se précisent. On découvre les vraies perspectives, les directions salutaires de l'effort. Qu'est‑ce qu'il peut faire, un Français rentré aux États-Unis en cet automne 1940 ? Ceci seulement : retourner à la France, et ne plus penser qu'à elle. S'attacher à tout ce qu'elle signifie, et à rien d'autre. La mieux comprendre, la mieux aimer, — l'enseigner, la garder, la maintenir.

La maintenir ? Voici que ces deux mots s'imposent à moi, simples, nus, impérieux. Je les reconnais. Ils viennent de très loin, chargés d'histoire. Pourquoi n'en pas faire, en ces heures de retour, une devise et un programme ?

*

* *

Ils sont inscrits, ces deux mots, sur les armes de la maison d'Orange-Nassau, où ils sont une devise politique et patriotique.

On peut lire aussi sur le mur de pierre d'un cachot, dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes, au coin de ces remparts parmi les étangs, dont Maurice Barrès nous a laissé de si émouvantes images, une autre inscription. Enfermée dans cette prison à cause de ses croyances auxquelles elle entendait  p198 rester fidèle,​a sourde aux sollicitations de ses persécuteurs qui cherchaient à lui faire oublier son allégeance spirituelle et renier sa vérité, patiemment, dans l'ombre, une femme grava sur la muraille ce mot qui, après quatre siècles, bouleverse le voyageur : « Résistez », et c'était un acte de volonté, un acte de confiance, et l'affirmation d'une espérance.

Or, à l'heure dramatique de l'histoire du monde que nous sommes en train de vivre, nous sommes tous prisonniers.

Prisonnière, notre France bien-aimée, celle qui est directement sous la botte de l'envahisseur, souillée par sa présence, humiliée par ses diaboliques exigences, par‑delà cette ligne qui la coupe en deux, et qui restera comme une inoubliable cicatrice sur son pur visage.

Prisonnière, cette autre France qu'un euphémisme cruel appelle « non occupée », et où la présence impitoyable du vainqueur pour être moins visible, n'en est pas moins réelle, et où tout ce qui faisait la joie délicieuse de l'existence la plus civilisée, est comme étouffé et paralysé, où les voix se taisent, où les livres ne paraissent plus, où l'esprit est mis en veilleuse.

 p199  Prisonniers, nous tous, non seulement Français ou amis de la France, mais nous tous, hommes et femmes du monde entier qui refusons de démissionner de notre titre d'êtres civilisés, d'abandonner notre foi dans l'homme et l'humanisme, et de renier l'esprit. Oui, prisonniers, même sur les terres traditionnelles de la liberté, car nous ne sommes plus maîtres de notre destin et de notre pensée ; parce que nous sommes contraints, par la force, de ne plus choisir, nous qui faisons du libre choix le privilège de l'esprit ; parce que c'est un seul homme qui nous impose désormais la forme de notre action et l'orientation de notre pensée ; prisonniers, car nous sommes enfermés dans des devoirs, des tâches, des épreuves et des angoisses que nous n'avons pas voulues.

Victor Hugo l'a dit dans un vers splendide : « Le cachot de la France est la prison du monde. » C'est pourquoi je voudrais que, sur la triste muraille de cette prison, nous puissions voir luire dans l'ombre, — mot d'ordre d'énergie, symbole de confiance, promesse de victoire, — ces deux mots magnifiques : « Je maintiendrai. »

 p200  *

* *

C'est un professeur de français qui parle ici.

Il revient, de fraîche date, de cette France dont il a suivi, jusqu'à la tombée de l'automne, la catastrophe.

Ce que j'ai pu voir, depuis ce doux matin de mai où nous avons appris que le rideau se levait sur le dernier acte, jusqu'au jour où je disais à la France un triste et provisoire adieu, je viens d'en porter le témoignage.

C'est d'autre chose que je voudrais parler maintenant : non pas de ce qui a été détruit, mais de ce qui demeure : non pas de ce qui a été meurtri par ce qu'Émile Verhaeren appelait « les Ailes rouges de la guerre », mais de ce que rien n'a touché, ni flammes ni larmes, autrement que pour le rendre, flammes, plus pur, et larmes, plus clair ; non pas de ce qui est terre bouleversée, champs ravagés, ou sillons retournés, mais de moissons éternelles et d'impérissables floraisons ; bref, de tout ce qu'il nous faut aujourd'hui, parce que nous sommes Français ou que nous avons foi en la France, garder, sauver, et « maintenir ».

« Je maintiendrai », quoi ? et pourquoi ?

 p201  *

* *

Quoi ? — Tout simplement, dépôt exquis et redoutable, délicat mais d'un poids infini dans les destinées spirituelles du monde, cet ensemble de choses, à la fois vague et très précis, que tous, depuis que nous avons commencé à penser, nous appelons, faute d'un meilleur terme, l'héritage de la culture française.

Militairement, politiquement, économiquement, la France a perdu une grande bataille, c'est entendu. Ses armées ont capitulé, sauf ceux‑là parmi ses défenseurs qui ont pu conserver leurs armes, et s'en servent. Ses institutions ont été bouleversées. Au bouillonnement de pensée active et libre qui enchantait le monde, a succédé un affreux silence, comme celui qui pèse sur la maison des grands malades. Ce pays qui, naguère encore, étonnait les nations par ses puissantes réalisations de l'art ou de la technique, en est aujourd'hui à tâcher de ne pas mourir de faim.

Ne parlons pas de notre grand chagrin. Nous l'enfoncerons au fond de notre cœur, pour le retrouver tout à l'heure, cette nuit, demain, jusqu'à l'aurore et au réveil que nous attendons.

Ne parlons ni de ce qui souffre, ni de ce  p202 qui se tait, ni de ce qui a pu mourir, seulement de la France vivante, intangible, et nécessaire au reste des hommes.

Un professeur de français est revenu de France, pour embrasser de nouveau, dans un grand élan de bonheur, cette France, qui est celle du monde, comme la sienne.

Puis‑je dire ici une expérience délicieuse de mes premiers jours en Amérique ?

Quand je dus reprendre la besogne quotidienne, après avoir vécu plus d'un an dans l'immédiat, dans l'événement, dans l'actualité brutale ou désastreuse, je me sentis pris d'angoisse. Comment allais‑je pouvoir renouer ces fils brisés ? Ces textes, ces pages plus ou moins scolaires, si inactuelles, si liées au souvenir d'une existence qui nous a été brutalement arrachée, quel intérêt allais‑je y trouver ? Et, sorti à peine de la France de l'armistice, arriverais‑je à me replonger, — à plonger avec moi de jeunes Américains, — dans une tragédie classique ou dans un poème romantique, dans un sonnet de Mallarmé ou une ode de Paul Valéry ?

Or, j'ai eu ce choc bienfaisant et ce fécond réconfort, de voir, dans une grande clarté,  p203 que tout cela reste intact, vierge de toute atteinte, actif, efficace.

C'est pourquoi, dès le premier jour, deux idées se sont précisées en moi.

La première est de discipline toute personnelle. C'est la conviction que pour tous ceux dont la tâche est ici de parler à la jeunesse des choses et de la pensée de la France, le devoir est de maintenir, de tout maintenir, sans concessions, sans fléchissement, sans même nous laisser distraire dans cette besogne par les appels ou les exigences de l'actualité, ou de ce que nous pourrions appeler notre « travail de guerre ». Il faut maintenir sur son plan d'humanité permanente et d'universalité tout ce que la France nous demande d'enseigner. Les trésors que nous pouvons offrir sont comme ces choses précieuses qui, durant la rafale, ont été mises de côté, à l'abri, loin des regards comme des périls, mais qui reparaissent ou reparaîtront sans que leur valeur, leur sens, leur importance aient en rien changé. Il faut retourner à La Fontaine ou à Lamartine, à Rabelais ou à Molière avec la même conscience professionnelle, le même désintéressement, que nous y portions aux jours plus heureux.  p204 Cette guerre est une chose abominable qui embrasse dans son champ de destruction les cathédrales de France, Westminster Abbey, et le Parthénon lui‑même ; mais nous, dont le privilège est de rester les soldats de l'esprit, nous pouvons et nous devons, au sein même de la catastrophe, montrer à ceux qui nous entourent que l'esprit reste intact dans le déchaînement de la force, et qu'à l'heure même où les campagnes de l'Île‑de‑France ou du Valois sont hérissées de Kommandanturs, il y a, pour défier à jamais les maîtres d'un jour, la poésie de Racine ou les rêves de Gérard de Nerval. Et tandis que, fils de la France en deuil, nous chercherons par tous les moyens à travailler à la sanglante victoire qui la libérera, nous saurons montrer au monde, en le ramenant aux valeurs éternelles de sa culture, qu'il est indispensable que cette France soit sauvée. Nous maintiendrons.

La seconde idée qui s'est imposée à moi, c'est qu'il faut la maintenir, cette culture française, dans son intégralité, avec toutes ses vertus comme avec toutes ses délices, parce qu'à l'heure même où il faut en assurer la vitalité, de mauvais bergers ou de faux prophètes semblent chercher à en faire le  p205 procès. Dans le déconcertant et étrange désarroi de cette France écrasée où, profitant de l'événement, se sont imposées de provisoires et inacceptables idéologies, rien ne m'a plus agacé, révolté parfois, que l'attitude de ceux‑là qui, avec des mines de repentance et je ne sais quel ton sermonneur, nous ont invités à dresser un réquisitoire contre notre culture et notre éducation, ont dénoncé, pour expliquer des désastres militaires, telles de nos admirations littéraires, notre faux goût, notre fausse philosophie, la déliquescence de notre poésie ou les excessifs raffinements de notre art. Ce n'est pas tout de même parce que nous aimions à lire Rimbaud ou Voltaire, Rousseau ou Baudelaire que nous avons manqué de tanks ou d'avions. Jamais on ne me convertira à l'idée que pour l'avoir formée à l'intelligence et au culte de tous nos poètes, de nos romanciers ou de nos dramaturges, ses maîtres ont débilité une jeunesse française qui s'est d'ailleurs admirablement battue. Ce serait le plus grand crime à l'égard de la France que de nous faire les complices de cette manœuvre : il n'y a aucun repentir à avoir, aucune attitude de pénitence à affecter. Notre héritage de culture est de la  p206 même valeur qu'avant la perte de nos batailles, et, sûrs de sa fraîcheur, de ses utiles vertus et de sa vitalité, nous n'avons qu'à le maintenir.

*

* *

Le maintenir contre ceux qui cherchent à le calomnier ; le maintenir aussi contre d'autres qui cherchent, comme les envahisseurs de là‑bas, ou comme les apôtres de « l'ordre nouveau », à borner son territoire, à lui enlever des zones d'action, et à le réduire à des limites médiocres, parcimonieusement consenties dans le vaste champ de notre éducation.

L'enseignement du français, l'enseignement de la France en Amérique, est en danger. Je ne dis pas en danger de mort, — non, — mais en danger. Les statistiques sont là, pour ceux qui croient aux statistiques, mais plus encore que les chiffres, ce que je doute, c'est l'atmosphère que l'on voit se créer, s'épaissir, se charger de nuages autour de cet élément vital de toute culture complète, qu'est le contact avec la France et le français.

Tantôt c'est de la fin de la France que  p207 l'on nous parle. Elle est tombée. Il convient de l'entourer d'une pitié apitoyée, — mais aussi de la rayer la liste des nations conductrices avec qui la communion était féconde. Elle ne pourra plus être, dit‑on, qu'un pays de second ordre, trop peu important sur la grande scène du monde pour en encombrer l'esprit de nos jeunes générations… On en parlera, — comme de Rome, d'Athènes, d'Alexandrie, — « beaux noms, aussi, » — et quelques spécialistes délicats et désintéressés lui dévoueront leurs studieux loisirs, quand on l'aura « roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. »

Tantôt, c'est l'intérêt pratique du jeune américain que l'on met en avant. Le français, à quoi bon ? Combien de temps faudra‑t‑il avant que l'on « fasse de nouveau des affaires » avec la France ? Ce n'est pas vers l'est transatlantique qu'il faut orienter la jeunesse, c'est vers des longitudes plus voisines, et vers des latitudes plus méridionales… C'est là qu'il y aura du « commerce » à faire, des relations productives à créer, des « lettres d'affaires » à écrire… et, pour tout dire, de l'argent à gagner. L'étude du français, ce n'est qu'un mauvais placement, et  p208 du temps perdu. Il y a d'autres langues qui « rapporteront » davantage.

« Au diable, les « business letters », comme eût dit Molière, s'il en avait entendu parler. Ce n'est ni notre but ni notre ambition.

Notre but, notre ambition, à nous qui voulons être des « mainteneurs », c'est de distiller, pour tous chez qui, en Amérique, pensent, lisent, se préparent à une vie vraiment humaine, ce que les civilisations humanistes de l'Europe occidentale ont à offrir de valeurs humaines et éternelles.

Or de tout notre être, sans egoïsme exclusif, sans prétention à d'orgueilleuses supériorités, nous croyons à la valeur humaine éternelle de la civilisation et de la culture françaises, et c'est cela que nous voulons « maintenir ».

*

* *

Pour en mieux parler, il me semble que, pour une heure du moins, je voudrais ne pas être français, mais citoyen de ce Sirius cher à Ernest Renan, ou de cette lune où voyageait Cyrano. Je serais ainsi dans une position plus favorable à une impartiale objectivité.

 p209  Je tâcherai pourtant d'y parvenir, parlant bien entendu avec mon esprit et mon cœur de Français, mais demandant qu'ici l'amour me rende plus persuasif à la fois et plus clairvoyant.

« Je festoye, disait Montaigne, et caresse la vérité en quelque main que je la trouve » : avec le grand sage de notre Renaissance, je voudrais inviter le lecteur à « caresser » cette vérité française qui accroît la vérité de toute culture nationale.

Un des personnages subtils et maniérés de Marcel Schwob dit à la femme qu'il aime : « Quand je me penche sur ton visage, je m'enrichis de l'image de moi‑même que je découvre dans tes yeux. » Penchés sur ce visage de la France que Michelet appelait si bien « vénérable et charmant », qu'y trouvons‑nous qui nous donne cette émotion de nous découvrir agrandis et enrichis ?

Nous y trouvons d'abord, pour des esprits que la vie moderne tend à enfermer dans les cadres rigides de l'automatisme et du mécanisme, un incomparable exercice d'assouplissement, un contact stimulant avec la plus extraordinaire combinaison de contradictions et d'oppositions.

« Nation nerveuse et pleine de contrastes, »  p210 disait Paul Valéry au début d'une page admirable ; nation « qui a produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Hugo, un Musset et un Mallarmé » ; pays de l'irrespect et de l'irreligion, où Voltaire a écrit la Pucelle, mais où l'on a fait de Jeanne d'Arc une sainte ; pays d'Émile Combes et du plus âpre anticléricalisme, mais pays du curé d'Ars et de Sainte Thérèse de Lisieux ; pays où Montmartre c'est à la fois des cabarets de nuit et, Mont des Martyrs, la basilique du Sacré-Cœur ; terre des bienséances et des pudiques raffinements de la préciosité, et terroir truculent de Rabelais ; peuple assoiffé d'égalité, et qui l'a conquise par de sanglantes révolutions, mais pays des cérémonies et des salutations compliquées ; nation libératrice, championne par sa littérature et sa politique, de l'émancipation des peuples, mais pays de l'absolutisme de Louis XIV et de l'autocratie de Napoléon ; laboratoire infatigable des expériences démocratiques où nous voyons aujourd'hui quelques Français tenter la plus antidémocratique des expériences, qui nous inquiéterait davantage si nous ne pouvions l'inscrire dans ce rythme perpétuel de pendule qui a toujours mené ce pays d'un pôle  p211 à l'autre ; pays de « ces trois trésors, comme disait Mme de Staël, le goût, la grâce, et la gaîté », pays de légèreté, de facilité et d'esprit, mais terre de tous les héroïsmes, de tous les sacrifices, de tous les courages, où se déroule à cette heure même un des plus nobles efforts où puisse s'affirmer l'âme d'un peuple opprimé ; pays dont toutes les contradictions, si mystérieuses et si fécondes à qui les étudie, doivent pourtant se résoudre dans cet esprit français, dans cette âme de la France dont nous croyons qu'il faut, dans sa fraîche intégrité, maintenir la flamme aux yeux de l'étranger.

*

* *

Oui, la maintenir, parce que, — comme le disait Moscheles en parlant de Beethoven, « on se sent plus richement humain après l'avoir approchée. »

Plus richement humain, parce que tout contact prolongé avec elle, — et c'est celui‑là même que nous voulons qu'on maintienne dans notre éducation, — nous invite à élargir merveilleusement notre horizon dans le temps et dans l'espace.

Dans le temps, parce qu'elle offre, par ses  p212 livres comme par son art, cet extraordinaire terrain d'observation que constitue, à travers des labeurs, des catastrophes et des victoires, la lente élaboration de la nationalité et de l'unité françaises.

Dans le temps, parce que cette histoire de France, dont nous voulons que l'on maintienne l'étude, c'est, pour tout fils d'une nation civilisée, une « leçon de choses » d'une poignante eloquence, l'histoire de ce pays qui, comme le dit encore Paul Valéry, « s'élève, chancelle, tombe, se relève, se restreint, reprend sa grandeur, se déchire, se concentre, s'épanouit, montrant tour à tour la fierté, la résignation, l'insouciance » et l'ardeur de résurrection.

Dans le temps, enfin, parce qu'elle offre, cette culture française, à la jeunesse d'un pays qui lui‑même garde les marques d'une maturité toute fraîche encore, le précieux spectacle d'une civilisation où le moderne le plus audacieux sait se mêler à la persistance du plus lointain passé, où Rabelais nous aide encore à comprendre nos paysans, où les grandes routes de vitesse suivent le tracé des voies romaines, et où Notre-Dame de Paris est bâtie sur les ruines accumulées d'un temple de Jupiter et d'un sanctuaire gaulois.

 p213  Et si, aujourd'hui, le vent du malheur est passé sur toutes ces choses précieuses, si l'envahisseur les souille de son contact et de sa présence même, est‑ce que cela en diminue d'un atome la valeur et l'efficacité ? Ou, au contraire, n'y faut‑il pas trouver des raisons nouvelles pour y croire, pour l'enseigner, et pour le « maintenir » ?

Ce sont là des choses de qualité unique, faites pour les âmes qui les méritent, et à qui, en les sauvant, nous voulons les impartir.

Une amie américaine, venue du Paris envahi et qui voulait me décrire l'impression faite sur les soldats d'Hitler par cet adorable décor de pierres, d'hommes et d'histoire, trouva un mot charmant : « Ils avaient l'air gêné ! » me dit‑elle.

Quel magnifique tribut, — et, si tel est le résultat, quelle raison de plus pour maintenir ?

*

* *

Il y en a une autre : c'est que maintenir la culture française, c'est agrandir l'horizon humain dans le sens de la largeur et dans l'espace.

 p214  Dès l'année 1560, le juriste Guy Coquille appelait la France une « nation amatrice de la société humaine », et c'était une divination admirable.

Faut‑il insister sur une idée si souvent exprimée qu'elle en est devenue banale ? Ne l'oubliez pas pourtant : la « banalité » n'enlève rien à la vérité profonde d'une idée. Le patriotisme, l'honnêteté, la conscience et la liberté sont aussi des lieux communs.

Il est banal de dire, — mais il est vrai, — que la pensée française offre un unique caractère de généralité humaine ; que « son idéal depuis cinq cents ans a été non pas le Français, mais l'Homme » (G. Lanson) ; que sa littérature de Montaigne à Charles Péguy est une continuelle et convaincante Défense de l'Homme ; que, si elle n'a pas créé plus d'idées qu'une autre, celles qu'elle a surtout exprimées sont presque toujours des idées qui devaient profiter non pas à la France, mais à l'universalité des esprits humains, et que, pour la plupart de nos grands écrivains, l'idéal a été la civilisation humaine, encore plus que la civilisation française.

Remarquez, je vous en prie, que cette culture  p215 française, — point capital aujourd'hui, — ne se présente jamais avec la prétention, — essentielle dans le système cultural du nazisme, — de faire la loi aux autres cultures. Au contraire, la loi profonde de sa nature, le résultat de sa formation grecque et latine, des traditions d'humanisme, c'est de recueillir de partout des idées, des sentiments, des matériels, et de les filtrer, de les classer, de les ordonner, de les rendre assimilables à l'ensemble de l'humanité.

Elle est le carrefour et le centre de rayonnement de tout ce qu'il y a de meilleur et de plus humain dans la civilisation mondiale.

C'est pourquoi il faut, à tout prix, en « maintenir » la féconde discipline. C'est là son immense valeur pédagogique. A une époque où l'humanisme classique n'est plus le centre et la moelle des études proposées à la jeunesse, c'est vers l'humanisme français qu'il faut la tourner : c'est là qu'elle trouvera ce répertoire d'idées, générales mais essentielles et fondamentales, sans lesquelles nul ne peut être « un homme, et qui pense ».

*

* *

Voilà ce qu'offre cette culture française  p216 dans la riche foison de ses plus beaux écrivains.

Mais il y a plus, qu'il faut sauver et maintenir.

Supposez que la catastrophe imposée à la France s'élargisse en cataclysme cosmique ; qu'il ne s'agisse plus seulement des agents de Himmler brûlant des livres français sur les places de Paris, mais d'une formidable destruction qui aurait tout anéanti, sauf deux ou trois grands ouvrages, les Essais de Montaigne, le Discours de la Méthode, les Pensées de Pascal, — un roman de Stendhal.

Je dis que, même alors, il faudrait « maintenir », car les misérables suvivants du désastre y trouveraient encore quelque chose d'une admirable efficacité : une méthode, une discipline de pensée, et une discipline d'expression.

Une discipline de pensée, c'est à dire une certaine manière raisonnée et raisonnable de conduire notre esprit, un moyen d'approcher avec sécurité le vrai et une sauvegarde contre l'erreur ; une école d'intelligence, ce qui veut dire comprendre et choisir, et d'analyse, ce qui veut dire exactitude et conscience ; un goût de ce que l'anglais  p217 appelle « thoroughness » appliqué aux choses de l'esprit ; bref, une école dont l'enseignement, dans la folle tourmente d'idéologies et de doctrines où le monde est emporté, est chaque jour d'une urgence plus grande, une école de probité intellectuelle.

Et, d'autre part, une discipline d'expression, au sujet de laquelle il n'est pas nécessaire d'entonner le couplet traditionnel sur les soi-disant qualités de clarté et de logique de la langue française.

Discipline de lucidité dans la formule à donner à l'idée, discipline de sélection dans le choix des matériels ; discipline de construction surtout, qui fait que rien n'est français vraiment qui soit désordonné et confus, mal charpenté et invertébré, bref qui ne possède pas précisément ces qualités que nous voudrions découvrir dans la pensée et la production de tant de nos jeunes contemporains.

Cette « maintenance » de la discipline intellectuelle française, elle a trouvé un précieux avocat en la personne d'un grand philosophie allemand, Fichte, qui, en 1835, écrivait :

« Ce qu'il faut apprendre des Français c'est leur  p218 lucidité, la plénitude harmonieuse de l'idée, la rigueur et la clarté…

Les Français possèdent précisément les qualités qui nous manquent et dont l'acquisition est un devoir pour nous.

Les Français sont des juges admirables et presque infaillibles de la maturité et de la vérité d'une idée, — une pierre de touche intellectuelle. »

Je me demande si Rosenberg ou Hitler ont introduit ce texte dans les lectures qu'ils imposent, pour leur apprendre à bien penser, aux écoliers du Paris envahi.

Mais d'ailleurs, ces jeunes Français n'en ont pas besoin car eux‑mêmes, nous le savons, — ils « maintiennent. »

*

* *

Cette volonté de « conservation », je voudrais qu'en cette Amérique on l'étende au delà des valeurs purement intellectuelles, et qu'on « maintienne » dans ce paysage intérieur que constitue la culture de chacun, les magnifiques constructions, les pures cathédrales de l'idéalisme français.

Elle est abattue, la France, c'est entendu ; et, un jour de juin, elle est tombée au bord du chemin.

Mais, voici qu'elle se relève, — et, à qui veut bien la regarder, elle montre au monde,  p219 à travers les barreaux de sa prison, un visage qui n'a rien perdu de sa noblesse et de sa beauté.

Ce visage, il peut être trempé de larmes, mais il n'a pas une ride.

Et c'est cela qu'il faut dire au monde et montrer à notre jeunesse, et répéter, non pas sur un ton d'élégie compatissante, mais avec la fière certitude que donnent les valeurs intangibles.

Malgré ses désastres, — ses erreurs, si vous voulez, et ses faiblesses, et l'humiliation temporaire qui lui est infligée, — la France reste jeune, et généreuse, et bienfaisante, ce « Poet of Nations » que chantait Elizabeth Barrett Browning,

« This poet of nations who dreams on,

For ever, after some ideal good… »

Elle reste, — et nous le « maintiendrions », — ce pays « sans lequel le monde serait seul » comme dit Victor Hugo, et qui a fait tant de bien aux hommes qu'ils ne peuvent pas, ni nous Français, ni vous Américains, se passer d'elle. « We look for her, avec George Meredith,

We look for her, that sunlike stood

Upon the forehead of our day,

An orb of nations, radiating food

For body and for mind alway. »

 p220  Il convient ici d'être très sobre de développements. Cet idéalisme profond pénètre cette culture et cette civilisation, qui sont en même temps celles du réalisme le plus exigeant ; et non seulement il n'a rien perdu de sa vertu, mais, plus que jamais, il mérite d'être mis à l'honneur, en pleine lumière, sur toutes les terres étrangères.

Amiens, Chartres, Notre-Dame, parce qu'ils sont en zone occupée et que leurs cloches ne sonnent plus, n'ont pas cessé de chanter au monde le même cantique.

Tout ce qu'il y a de trésors spirituels dans la France d'hier et dans celle d'aujourd'hui est là, sous notre main, pour apaiser une peu la grande faim de nos âmes. Il ne faut en parler ni au passé ni au conditionnel. Il n'y a qu'à puiser à pleines poignées, et à répandre autour de nous. A tous ceux qui cherchent des nourritures, des confiances, des forces pour continuer la lutte, pour rester vaillants et forts dans la tempête qu'il nous faut traverser jusqu'au retour du ciel pur, nous dirons à quelles réserves, à quelles sources ils peuvent aller puiser. Et ce ne sera pas le moindre des miracles dont s'éclaire l'histoire de la France, que de la voir ainsi, au jour de son malheur, parler  p221 d'espérance ; au jour de son supplice, parler de la beauté d'être homme ; et, du fond de sa prison, chanter l'hymne de liberté.

C'est à nous, les « mainteneurs », qu'il appartient de faire ainsi parler la France en Amérique et ailleurs.

A nous de raconter, de faire lire, d'enseigner cette France de la chevalerie, de l'honneur et de la bravoure, la France de Roland, de Bayard, de La Tour d'Auvergne, de Hoche, et de tous ceux qui, en cette heure même, luttent comme ont lutté ceux qui dorment sur les collines de France.

A nous de « maintenir » cette France des grandes expériences spirituelles, qui font d'elles un pays de foi, — « nation prédestinée, vase d'élection, dit le pape Pie X, qui doit porter comme par le passé le nom même de Dieu devant tous les peuples et les rois de la terre. »

A nous de « maintenir » cette France qui a toujours été le « meilleur soldat de la croisade », et qui, le 3 septembre 1939, prenait les armes, dans la confiance que c'était au fond une autre croisade qu'elle entreprenait, pour la finale libération de l'Europe et du monde. « Or il y aura toujours la Croisade, » écrivait Péguy, et toujours,  p222 ajoutait Paul Claudel, « un Français pour croire aux choses éternelles. »

A nous de « maintenir » cette France dont toute la vie résume, condense, dans ses moindres détails, tant d'effort civilisateur, tant de spiritualité créatrice, tant d'intelligence et tant d'âme.

Je pense à ces quelques lignes où Jean Giraudoux exprimait si noblement cette idée :

« Ce Français, paysan-soldat, — c'est un état stable, une permanence qu'il défend.

Il défend des villages vieux de dix siècles, des églises de pierre, des cimetières.

Il défend une existence de simple humanité inscrite entre deux lieues carrées, mais qu'il a fallu les Croisades, la Révolution, les plus grands périples, la grande guerre, pour fonder.

Il défend une vie modeste, mais qu'il a fallu Charlemagne, Louis XIV, les plus grands rois et les plus grands ministres pour mener à cet état.

Il défend une foi religieuse qui n'est pas arrogante, qui est discrète, mais qu'il a fallu les plus grands papes, les plus grands saints pour façonner.

Il défend des habitudes humaines moyennes, mais qu'il a fallu les plus grands révoltés et les plus grands sages pour filtrer ainsi à travers les âges.

Voilà ce qu'il défend.  »

Et c'est précisément ce qu'aujourd'hui, si loin de la France plongée dans son ombre et son silence, nous voulons nous aussi, partout  p223 où nous sommes, défendre et maintenir.

O peuple, les peuples de la terre te disent léger,

Parce que tu es un peuple prompt…

Mais moi, je t'ai pesé, dit Dieu, et je ne t'ai pas trouvé léger.

O peuple inventeur de la cathédrale, je ne t'ai point trouvé léger dans la foi.

O peuple inventeur de la croisade, je ne t'ai point trouvé léger dans la charité.

Quant à l'espérance, il vaut mieux n'en pas parler ; il n'y en a que pour eux.

*

* *

Or, cela est vrai, — avec une émouvante et douloureuse splendeur.

Ce peuple de France, à qui l'on veut tout arracher, il veut tout maintenir.

Ce peuple, jeté dans le désespoir, nous savons qu'il se forge une volonté retrempée, et, venant du fond de sa prison, nous avons entendu d'abord un murmure, puis un cantique d'espérance.

Et si ce peuple‑là, en l'état où il est, veut « maintenir », — nous, qu'est‑ce que nous ferons ?

Quelle leçon, que toutes ces lettres qui nous arrivent, tous ces témoignages qui concordent, — tous ces rapports, qui nous disent  p224 qu'au cœur de tous ces Français martyrs, étouffés, persécutés et affamés, il y a ces deux mots que, un jour d'automne, un avion anglais écrivait en lettres blanches dans le ciel pur de Paris, « confiance » et « courage ».

Il faut lire dans l'American Mercury de février 1941 un article déchirant, sur Paris sous la botte allemande. Vous y lirez la souffrance physique de trois millions des êtres humains les plus civilisés qui soient au monde, la faim et le froid qui les minent et les torturent. Vous y lirez la faim et le froid de l'esprit dont on veut les accabler, la prison spirituelle où on les enferme, cette « île déserte de solitude » où on les confine.

Mais vous y lirez encore ceci : « Ces Français n'abdiquent pas. Ils ne peuvent rien dire, mais ils parlent quand même. La défaite, en eux, n'a pas asservi l'esprit. La propagande nazie ne mord pas sur eux ; ils maintiennent leur âme intacte. »

C'est la leçon qu'ils nous donnent. A leur égard, si nous cessions, nous, de maintenir, tout fléchissement serait une trahison : « Je maintiendrai. »

*

* *

Ces mots nous dictent notre devoir ; ils  p225 fixent la doctrine même de notre action.

J'ai la conviction qu'en ce début d'année, à la veille d'un printemps propice aux grandes entreprises, nous approchons d'événements décisifs.

Quels points‑là ? Je n'en sais rien, ni personne.

Le dramatique paysage du monde en guerre pour son salut ne s'inscrit plus dans les mêmes lignes qu'au lendemain du désastre de la France. Les pièces de l'échiquier ne sont plus rangées aux mêmes places. Les perspectives ont changé, et, si l'avenir demeure drapé du même mystère, le présent, avec les problèmes qu'il nous propose, définit notre véritable devoir.

Tous, quelles que soient notre philosophie, nos préférences politiques, notre interprétation du passé, nous sommes unanimes, n'est‑ce pas, dans cette volonté de « maintenir » la France.

Or, n'est‑il pas vrai encore, « maintenir » la France, cela se résume en deux propositions d'une évidence, d'une simplicité éclatantes :

D'abord, chasser les Allemands de France, c'est‑à‑dire, vaincre l'Allemagne.

Ensuite, aider la France à ne pas mourir,  p226 c'est‑à‑dire, secourir la France par tous les moyens.

Il ne me paraît pas que, sur ces deux points‑là, il puisse y avoir divergence ou dissidence. Pour « maintenir » la France, il faut plus d'un appui, plus d'un secours, plus d'un effort. L'essentiel, c'est que ces efforts convergent, au lieu de se contrarier ; se composent au lieu de s'opposer ; s'unissent au lieu de se disperser.

Je m'excuse de ramener à des termes si simples, si brutaux, le problème le plus urgent de l'heure présente. Vouloir le trouver complexe, l'enchevêtrer de nuances, de tendances, de préférences de personnes ou d'hypothèses politiques à longue échéance, c'est se condamner à la paralysie et à l'échec.

« Je maintiendrai », disons‑nous. Mais il ne s'agit pas de maintenir ceci ou cela, d'être « pour » l'un et « contre » l'autre. Il s'agit de maintenir la France ; et je ne veux pas, non, je ne veux pas entendre parler d'autre chose.

Aux États-Généraux de 1546, le grand chancelier Michel de L'Hospital, angoissé de voir la France qu'il aimait, déchirée, dressée contre elle‑même, heurtée de factions, de partis, de rivalités et d'intolérances,  p227 s'écriait : « Laissez, je vous prie, tous ces noms odieux de papistes, de huguenots et d'hérétiques, et ne vous souvenez que du beau nom de Chrétiens et enfants de Dieu. »

Il faut pousser aujourd'hui le même cri d'alarme et le même appel à l'union de tous ceux qui veulent voir notre France rétablie dans sa dignité, sa liberté et sa vie même : « Laissez, je vous prie, tous ces noms odieux de 'pros' et d' 'antis', de 'ceci‑istes' ou de 'cela‑istes', — et ne vous souvenez que du beau nom de Français et d'amis de la France. Ne vous souvenez que du beau nom de la France elle‑même. » — Si vous y manquez, qu'espérez‑vous donc maintenir ?

La tâche est immense et variée que la France envahie et malheureuse exige de nous.

La bataille pour la France se livre désormais sur cinq « théâtres d'opérations », comme disent les livres de science militaire.

Elle se livre en Angleterre, dont la victoire est le seul espoir de libération qui reste à la France, terre d'humanisme et de liberté. La France exige que nous aidions l'Angleterre à gagner cette bataille.

Elle se livre aux États-Unis, car chaque  p228 atome d'assistance donné à la Grande-Bretagne est une aide donnée à la France. La France exige que nous travaillions à aider l'Amérique dans cet effort pour sauver le monde.

Elle se livre en France occupée, où vingt‑trois millions d'êtres attendent dans leur prison, et souffrent, espèrent, et gardent la foi. La France exige que nous leur donnions tout ce qui peut les réconforter, et leur permettre de s'agripper jusqu'au bout, sans desserrer leur prise.

Elle se livre en France dite « non occupée », où il y a des hommes qui font ce qu'ils peuvent, prisonniers eux aussi, pour limiter le désastre et sauver ce qui peut être sauvé.

Elle se livre en dehors du territoire de la France, partout où des Français libres qui ont gardé leurs armes, luttent pour la liberté et la vie de la France.

Elle se livre partout où l'on peut agir pour maintenir le prestige et la présence de la France, pour affirmer la bienfaisante richesse de ce qu'elle a donné au monde avec une prodigalité, une absence d'égoïsme qu'elle paye peut-être aujourd'hui.

 p229  Pour rendre cette action salutaire, il suffit de ne penser qu'à la France.

*

* *

Tous les soirs, avant le malheur et l'invasion, des mains françaises s'approchaient de la tombe du Soldat Inconnu où brille une lampe à la clarté éternelle. Et tandis que la foule recueillie, unie dans la pensée de la France vivante et magnifique, entourait le geste rituel, cette main ranimait la flamme.

Il paraît qu'aujourd'hui, par une profanation dont seule une imagination diabolique pouvait imaginer le sacrilège, c'est la main d'un soldat nazi qui vient accomplir le geaste.

Nous savons que ce n'est qu'une éphémère dérision. La France enveloppe et dépasse cet automate sans humanité et sans grâce. Il ne peut rien sur elle, qu'irriter sa douleur, et faire monter aux yeux des larmes. Il ne peut pas l'empêcher à être belle, et douce, et chère, et précieuse.

Et puisque nous ne pouvons aller vers elle que par la fidélité, la tendresse et l'espoir ; puisque nous ne pouvons « maintenir » que par la volonté unanime et par l'amour, je  p230 voudrais que ce message que j'ai tâché de formuler ne soit que le geste anonyme et pieux du Français, qui, dans la vision lointaine et triste mais éternellement enchanteresse d'un crépuscule parisien, vient, avec tous ceux qui savent le sens du mot France, se pencher pour ranimer la flamme.


Note de Thayer :

a Il s'agit de la protestante Marie Durand, emprisonnée pendant trente‑huit ans (1730‑1768), parce qu'elle était censée avoir été mariée par un pasteur huguenot : voir la page détaillée, avec photographie de l'inscription, de l'Eglise Protestante Unie de France. Il est intéressant aussi, bien qu'un peu en marge, de lire ce qu'en dit l'historien Thomas Hodgkin, à propos de… Théodose et Valentinien (Italy and Her Invaders, I.2.376).


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Page mise à jour le 15 fév 21