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Mars 1940

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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Mai 1940
 p256 

1er avril

Mauvaise nouvelle : Hélène de Portes est de retour, plus active que jamais. R. me montre, à ce propos, cette phrase de Voltaire sur madame de Montespan : « Cette dame n'était pas du secret ; le roi savait distinguer les affaires d'Etat des plaisirs ». Et il ajoute : « Reynaud n'est décidément pas Louis XIV ».

On interdit la reproduction de déclarations de H. G. Wells, qui n'étaient pas faites, en effet, pour donner du cœur à l'ouvrage : « Le moral des populations, qui était très bon pendant la guerre de 1914, est très médiocre aujourd'hui, etc ». On avait déjà empêché que fût cité un article où H. G. Wells avait déclaré qu'à son sens M. Chamberlain lui paraissait « incroyablement fat et incroyablement ignorant »… L'ignorance, en tout cas, n'est pas particulière aux hommes de Whitehall, en ce qui concerne l'Allemagne : Combien d'hommes politiques, chez nous, avaient le soupçon de ce qu'est réellement le mouvement  p257 nazi ? Chez la plupart de ceux‑là mêmes qui dénonçaient le danger hitlérien subsistait l'image d'une Allemagne conquérante à peu près semblable à celle de Guillaume II. Or, c'est de bien autre chose qu'il s'agit ! Hitler veut la conquête, certes, mais une révolution universelle à son profit doit suivre sa victoire si elle ne l'a pas précédée.

Le président du conseil a convoqué la plupart de nos représentants diplomatiques en Europe centrale, et le ministère, au cours de la réunion de ce matin, a arrêté des mesures destinées à resserrer le blocus… Bref, on cherche à montrer qu'on « fait quelque chose »… Cependant, sur l'efficacité immédiate du blocus, Reynaud lui‑même n'a pas de grandes illusions.

Il s'est trouvé, il y a quelques mois, placé à un déjeuner entre le ministre du blocus à l'époque, Pernot, et le ministre de l'armement Dautry et il déclara en souriant qu'il comptait davantage sur son second voisin que sur le premier pour hâter la fin de la guerre… Le blocus, paraît‑il, ne peut agir qu'à longue échéance. La situation est toute différente de celle de 1914.

Bonnet essai d'obtenir l'éclatement du ministère par l'intérieur, c'est‑à‑dire par la  p258 démission de Daladier, et il a amené le parti radical-socialiste à envoyer une délégation au premier ministre pour lui demander : « Quand allez‑vous donner un croc-en‑jambe à Reynaud ? Le plus tôt serait le mieux. » Pendant les quelques jours de vacances qu'ils ont passés dans leur circonscription les députés ont découvert de nouveau que Reynaud n'existait pas… On le considère comme un pion à la voix nasillarde qui est toujours prêt à punir l'écolière France… Autour de Reynaud on se rend compte de cela, et les mines s'allongent… D'autant plus qu'elle est revenue, qu'elle entre au quai d'Orsay comme dans un moulin, et recommence à donner son avis sur tout.

Les députés n'ont aucune idée générale et se laissent seulement pousser par des considérations négatives : « Le ministère (après dix jours !) ne donne pas ce qu'on espérait de lui, la masse des citoyens ne l'aime guère, donc il faut renverser le premier ministre pour ne pas déplaire aux électeurs… »… etc.

Reynaud a beau continuer à « crâner », il sent bien qu'il est perdu et qu'il va tomber après quelques jours de pouvoir, comme tant de premier ministres obscurs, lui qui rêvait de « changer tout cela » et de diriger un  p259 grand ministère. « La durée des ministères ne dépend que de la fermeté de caractère de ceux qui les président, » répétait‑il. Est-ce alors que le caractère, chez lui, est au‑dessous de l'intelligence ? Ou bien que les institutions, déréglées comme elles le sont, condamnent désormais tout homme nouveau, quel qu'il soit, à l'impuissance ?

La première hypothèse est troublante, surtout si l'on se souvient que les deux hommes les plus énergiques du régime, Mandel et Reynaud, étaient ministres au moment de Munich, qu'ils ont protesté contre la politique faite alors, mais qu'ils n'ont pas démissionné. Ils ont, par « combine », contresigné la politique de Bonnet à l'époque, de même que Bonnet a suivi à contre-cœur le parti de la résistance en septembre 1939 et est resté pourtant ministre des affaires étrangères au moment de la guerre. On dirait qu'à force d'être mélangés les uns avec les autres, dans ces cocktails bizarres que sont nos ministères, les hommes politiques des différents partis ont perdu leur saveur propre… Nos chefs sont interchangeables, et comme ceux de la droite veulent plaire à la gauche et vice-versa, on ne sait plus où on en est. L'attachement aux principes est devenu purement  p260 nominal chez la plupart et est remplacé par une grande ingéniosité à trouver les formules « nègre-blanc »… Le système anglais des deux partis a l'avantage d'imposer nettement la démarcation et d'empêcher cette confusion dont nous sommes aujourd'hui les victimes.

Et puis, un député sur six est avocat ; par une déformation professionnelle toute naturelle il voit le pour et le contre, et peut plaider aussi bien le contre que le pour. Cette virtuosité est admissible peut-être en temps normal, mais nous sommes à une époque de fer et de feu pour laquelle nos dirigeants ne sont pas faits…

La métamorphose ne se fait pas : les orateurs et les critiques ne se transforment pas en hommes d'action ; or, la guerre veut l'action. Au front et à l'arrière, c'est la même loi de violence de rapidité qui s'impose : Vis et celeritas.

3 avril

Reynaud n'a rien changé au discours à l'adresse des Etats-Unis qui lui était présenté ; ce qui m'a surpris, car il corrige d'habitude avec une minutie extrême les projets de texte qu'on lui soumet. Pendant que dans le grand bureau des affaires étrangères il parlait à  p261 l'Amérique, sa fille se tenait à côté de lui, et il avait l'air de s'adresser à elle, ce qui donnait à la scène un caractère familial inattendu. « La France, a‑t‑il dit, représente d'abord une certaine façon de vivre. Chacun, chez nous, peut penser librement et peut exprimer sa pensée sans aucune crainte. Et si les opinions diffèrent largement les unes des autres, nous ne voyons là rien de regrettable ; au contraire, nous sommes fiers de cette merveilleuse variété française qui s'exprime de tant de façons, dans les styles de nos maisons, dans les costumes de nos provinces, dans les innombrables hommes de génie qui ont illustré la science française, la littérature française, l'art français… Que l'Allemagne garde cet horrible ersatz de la vraie religion qu'elle appelle le culte raciste, et le non moins affreux ersatz de l'ordre qu'elle appelle « Gestapo. » Notre art de vivre, lui, ne s'accommode pas de ces succédanés. En France le prêtre ou le pasteur n'est pas jeté en prison parce qu'il sert un autre maître que l'Etat ; en France l'enfant n'est pas arraché à sa famille par le parti au pouvoir et il n'est pas contraint, à l'occasion, de dénoncer ses parents… Pas de « Gestapo » chez nous entre le citoyen et le  p262 civilisation, entre l'aryen et le non-aryen, entre l'homme et Dieu ».

Au fond, c'est pour cela que la France se bat, c'est là son seul but de guerre : vivre comme avant dans la liberté, la culture et le bien-être. Et on ne le lui fait pas comprendre assez nettement. On, c'est‑à‑dire l'Information.

Ce n'est pas le ministère de l'information, et son nouveau titulaire qui peuvent expliquer comme il le faudrait ces choses au Français moyen… Le ministre déploie une grande activité, c'est‑à‑dire qu'il crée des conseils supérieurs et des comités consultatifs qui permettent de faire des politesses à des foules d'amis.

4 avril

Exemple d'un truc de propagande allemand : il y a quelques semaines M. Sumner Welles et Paul Reynaud ont été photographiés au ministère des finances, et une carte, posée sur un chevalet, se trouvait placée derrière eux. (Reynaud aime beaucoup les cartes géographiques, au point d'en avoir une peinte sur le mur de son salon, place du Palais-Bourbon). En regardant de près la photographie on pouvait constater que les frontières de ladite  p263 carte était placées au petit bonheur, que des contrées avaient même disparu, enfin que c'était un bariolage sans aucun sens. Par exemple, le Danemark faisait partie de l'Allemagne, etc… Mais le Dr. Goebbels a crié aussitôt que c'était la carte de l'Europe d'après-guerre, déjà dessinée, et que le diplomate américain avait été appelé à en prendre connaissance. Cette fable passe, d'abord, dans un journal hongrois, ce qui permet à la presse nazie de « reprendre » la révélation soi-disant apportée par un quotidien neutre. C'est si gros que cela semble trop bête pour être cru, mais, au contraire, comme Hitler le remarque dans Mein Kampf, c'est parce que c'est très gros que cela sera cru par beaucoup. Les journalistes du monde entier nous accablent à coups de téléphone et réclament des explications du gouvernement. On va chercher l'objet du délit, et l'on constate que c'est une honnête carte d'Europe possédant scrupuleusement toutes ses frontières d'avant-guerre ! C'est donc l'image de la carte, et non la carte, qui est fantaisiste. On pousse l'enquête jusqu'à l'agence qui a fait la photographie, et l'on apprend alors ceci : « A cause des couleurs dont elles étaient marquées sur la carte, l'Allemagne et la Russie, sur la photo, formaient  p264 une seule tache sombre… A cette vue le censeur s'est alarmé et a demandé qu'on changeât les choses de manière à rendre l'Allemagne et l'U. R. S. S. bien distinctes. Le photographe décide alors de passer toute l'Europe à la gouache, pour avoir une teinte unie, il pense ainsi enlever tout caractère involontairement tendancieux au document… Mais les frontières disparaissent dans l'opération, et avec une complète fantaisie qui prouve que, comme l'assure le proverbe, le Français ne sait pas la géographie, il trace des pointillés au petit bonheur… » Cette aventure insignifiante a occupé la presse mondiale pendant vingt‑quatre heures à cause du bruit mené autour de l'affaire par l'Allemagne. Comme les rectifications ont été envoyées trop tard, l'effet, sur la majorité du public, aura été produit dans le sens désiré par les nazis.

6 avril

Il se confirme que Gamelin s'est opposé, il y a quelques jours, à la demande que faisait Weygand de créer un front « actif » en orient… D'autre part le scénario politique est réglé : La Chambre laisse au Sénat la tâche de renverser le ministère. Un débat  p265 s'ouvrira le huit avril devant la haute assemblée, débat à l'issue duquel Reynaud sera renversé. On pense que Daladier reviendra, bien que l'expérience ait été faite qu'il ne menait pas la guerre avec une « énergie croissante ». Bref, la machine parlementaire est en panne complète, elle est incapable de produire un gouvernement viable et ne peut plus que reproduire des gouvernements ratés.

Le général Ironside vient de donner sa première interview. Il déclare qu'on doit trembler à l'idée de ce que les nazis pourraient avoir obtenu au début de la guerre s'ils avaient entrepris une offensive à l'ouest. Mais nous avons passé le tournant dangereux, assure‑t‑il, et si l'ennemi se lance maintenant dans une offensive de grande envergure, nous sommes prêts à lui répondre.

Un vent de panique parcourt la Hollande et la Scandinavie depuis que les opérations nécessaires au resserrement du blocus ont été décidées. Les neutres en veulent à tout le monde, à l'Allemagne qui les terrorise et à l'Angleterre quand celle‑ci essaie de répondre à l'Allemagne.

Au G. Q. G. on semble s'en remettre au général Avenir du soin de trouver comment nous battrons militairement les nazis, et l'on  p266 y répète souvent, ces temps‑ci, que « le temps est la quatrième dimension de la stratégie. »

8 avril

Les Alliés ont résolu de poser des mines dans les eaux territoriales norvégiennes pendant qu'à la Chambre l'opposition décidait de poser des mines sur le chemin du gouvernement. Un Député (Bastid) s'est élevé dans une réunion du groupe radical contre la fréquence des crises ministérielles en temps de guerre, un autre (Le Bail) s'est écrié : « Nous ne sommes pas à l'époque des grandes manœuvres électorales, mais en temps de guerre ! » Reynaud confie à ses amis : « S'il y a moins de soixante abstentions au Sénat au moment du vote, je resterai ; sinon je m'en irai ». Goebbels fait annoncer que « Paris sera pris le quinze juin et la paix signée le premier juillet ». Il y a quelque temps un article du Völkischer Beobachter a annoncé que « la diplomatie géniale du Führer saurait épargner à l'Allemagne un second hiver de guerre ».

9 avril

Les Allemands débarquent en Norvège et occupent le Danemark. Pour cette dernière  p267 opération il leur a suffi, comme on l'avait annoncé, d'un « coup de téléphone ». On avait montré le 5 avril, à Oslo, au cours d'une soirée de gala à la légation d'Allemagne, le film des « exploits » de l'armée allemande en Pologne, « le baptême du feu ». Le gouvernement norvégien a dû abandonner la capitale. Reynaud a convoqué à sept heures du matin Daladier et quelques autres ministres, et promis au ministre de Norvège l'assistance de la France. Dans Paris, ce n'est qu'un cri : « La guerre a commencé ». Et la plupart ajoutent : « Enfin ! » Tout paraît préférable à l'attente, à l'inaction, à la guerre grise qui a duré jusqu'à présent.

13 avril

Hitler sauve momentanément le ministère français. Le Sénat, vu l'invasion de la Norvège, s'est rallié derrière le gouvernement après une déclaration où le président du conseil s'est fait en quelque sorte un tremplin des événements. Il a pris la responsabilité de la pose des champs de mines dans les eaux scandinaves et a déclaré que la route du minerai de fer suédois restait coupée pour l'Allemagne. Un fantôme s'est levé des bancs du  p268 Sénat, le nonagénaire Bienvenu-Martin, qui, en juillet 1914, eut son heure de célébrité parce qu'il était ministre et reçut, avant le retour du président du conseil de l'époque, la communication de l'ambassade d'Allemagne qui annonçait la guerre. Cette intervention était pathétique, c'était comme si la guerre de 1914 avait exhorté celle de 1939… Le 10 avril un long conciliabule s'est tenu, mais la situation ne s'éclaircit toujours pas au point de vue militaire. Le 11 les succès remportés par le marine anglaise en Norvège ont permis à Reynaud de lire un bulletin de victoire, et il ne lui a pas fallu plus de sept minutes pour conquérir son public récalcitrant. Il aurait voulu un vote et aurait dû l'exiger, mais il a manqué l'occasion favorable et il a laissé la Chambre s'ajourner, sans plus. Weygand repart pour la Syrie, mais pour bien montrer l'importance qu'on attache au rôle qu'il peut être amené à jouer, on a décidé de rendre public un télégramme de congratulations que le président du conseil a voulu — fait tout à fait insolite — envoyer au commandant en chef de l'armée du Levant. Reynaud a des moments de grande inquiétude sur la tournure que prendront les événements militaires, ou, plutôt, il ne voit pas quelle forme prendra notre  p269 intervention. Ses appréhensions se sont traduites dans un interview qu'il a accepté de donner au New York Times, et que la censure a laissé passer en levant les bras au ciel : « Vous seriez plus alarmés si la flotte franco-britannique disparaissait des océans, a dit Reynaud. Je ne crois pas un seul instant que cette tragédie pourrait arriver… Croyons, tous, cependant, que la guerre est engagée jusqu'à la mort. Rien ne pourra l'arrêter maintenant, sauf la défaite d'un côté ou de l'autre. »

Avant son allocution au Sénat, Reynaud, qui la préparait dans son appartement, place du Palais-Bourbon, a voulu retrouver le texte exact d'une phrase célèbre de Valéry : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Il avait oublié dans quel livre se trouvait cette phrase… Le voilà qui feuillette les bouquins de sa bibliothèque, mais en vain. Et Hélène de Portes qui se met à téléphoner aux uns et aux autres pour trouver la reference. (J'ai été incapable de la lui donner ainsi à l'improviste). J'ai éprouvé une curieuse l'impression de ce coup de téléphone : Un chef, en temps de guerre, peut‑il passer son temps à polir et à repolir un texte, l'émailler de citations ? Et puis, ce qui m'inquiète davantage, c'est que Reynaud  p270 a pris maintenant l'habitude de travailler bien moins au ministère que dans sa garçonnière, où il est difficile de l'atteindre, et où elle fait bonne garde. En même temps il continue de marcher, politiquement parlant, sur la corde raide ; il ne s'occupe pas, ou presque, de l'humeur des députés ; il ignorait même que ses prédécesseurs recevaient les rapports d'écoute de la police, et il a dû insister pour les obtenir car on ne les lui avait pas transmis à son arrivée ; les fonctionnaires le considèrent comme un personnage transitoire, on fait le vide autour de lui… Ne jamais oublier que la bureaucratie, qui reste en place, juge de haut les ministres qui se succèdent, et n'en fait qu'à sa tête. Les permissions viennent d'être suspendues par le Commandement, et ce signe annonciateur de grands événements n'a surpris personne.

22 avril

Le ministre de la marine, quand on l'interroge sur les débarquements anglais et français en Norvège, élude la question. Ce n'est pas qu'il refuse de dire la vérité ; mais cette vérité lui est très parcimonieusement fournie à lui‑même, en dépit de la charge qu'il occupe. Le processus est le suivant : le ministre  p271 téléphone à l'Amirauté française, et celle‑ci répond qu'elle n'a reçu aucun renseignement de l'Amirauté britannique. L'Information ne peut donc rien obtenir sur le développement des événements en cours, mais ce sont, cette fois, des raisons sérieuses qui excusent son silence.

On nous communique un rapport où il est dit que la flotte allemande aurait perdu 67 de ses croiseurs, 50% de ses sous-marins, et 33% de ses cuirassés de poche ; mais des amiraux disent que ces chiffres, fournis par la marine cependant, sont très exagérés. Le Commandement en veut à Reynaud, d'autre part, parce que le premier ministre a déclaré que la première bataille de la guerre avait été gagnée. Bref, on fait de « l'inflation d'optimisme »… Mais quel est le gouvernement qui, en temps de guerre, n'est pas condamné à ce genre de pratique ?

Le débat secret du Sénat, le 18 avril, et celui de la Chambre, le lendemain, ont renforcé le gouvernement. Toutefois Reynaud ne possède pas encore à proprement parler d'ascendant personnel, ni à la Chambre, ni dans le pays. On se serre autour de lui non pas parce que c'est lui, mais parce que c'est la guerre pour de bon et qu'il représente la  p272 France. A la Chambre, le premier ministre avait signifié qu'il n'entendait pas, cette fois, que l'assemblée s'ajournât, et on a voté : 515 voix contre zéro. C'est trop beau pour être bon, il aurait fallu quelques opposants, et la Chambre aurait réellement fait davantage pour la durée du ministère en en faisant… moins. Il y aurait déjà, dit‑on, soixante mille soldats alliés environ en Norvège.

23 avril

Les « feuilles vertes » qui nous apportent le texte des communiqués allemands affirment que notre corps expéditionnaire aurait déjà ses lignes de communication coupées, en Norvège. Ceci est alarmant, car les Allemands ne mentent pas géographiquement dans cette guerre. Quand ils disent qu'ils se trouvent à tel endroit, le fait est généralement vrai, et ils ne brodent que lorsqu'ils parlent, par exemple, des quantités d'avions détruites par eux.

Un journal rappelle que l'Allemagne de 1914 « s'intéressait » déjà à la Scandinavie. Guillaume II, dès 1895, avait annoncé au prince héritier qui devait devenir le roi Gustave V que si des troubles éclataient  p273 l'Allemagne interviendrait, et que le nord germanique ne formait, après tout, qu'un flanc de l'Allemagne. Ceci semblerait donner raison à ceux qui ne voient en Hitler qu'un Guillaume II qui taille différemment sa moustache… Cependant le nazisme est quelque chose de plus grave, car il peut prendre un caractère universel, il est contagieux. Et l'une de nos faiblesses c'est que nos principes démocratiques n'ont plus cette valeur communicative qu'ils avaient à leur début, ils ne « prennent » plus au dehors de nos frontières comme ils l'ont fait après la Révolution française et pendant tout le dix‑neuvième siècle.

Lorsqu'il s'agissait de faire des révolutions pour l'individu, nous avons montré la voie les premiers, et le dix‑neuvième siècle a vécu spirituellement, en grande partie, des principes de notre dix‑huitième siècle. Au contraire, au vingtième siècle, à Moscou en 1917, et à Berlin en 1933, deux grands mouvements d'idées ont pris l'offensive, qui tendent l'un et l'autre non plus à émanciper le citoyen mais à l'asservir définitivement à l'Etat : cette fois, ce n'est pas nous qui avons lancé la mode.

Rien ne faisait mieux comprendre, avant la guerre, la parenté du communisme et du national-socialisme qu'une visite au musée  p274 de la révolution nazie, à Berlin. Il y a là, en effet, toute une série de documents sur le bolchevisme, et bien d'autres objets curieux arrêtent aussi l'attention du visiteur. On voit dans une vitrine, notamment, l'uniforme des troupes d'assaut du parti communiste en Allemagne, après 1918 : C'est exactement l'uniforme des S. A., à cette différence près que l'étoile à cinq branches est remplacée, sur les brassards, par la croix gammée… A vrai dire les nazis ont fait dans l'ordre politique ce que des milliers d'industriels allemands ou de fabricants allemands ont fait si souvent avec un succès remarquable : prendre l'invention d'un étranger pour l'exploiter et la développer… Les Hitlériens ont compris, après le succès de la faucille et du marteau, la force des symboles, et ils ont choisi la croix gammée (hindoue) et les aigles (romaines). Ils ont saisi l'importance des manifestations de masse, et les défilés devant le mausolée de Lénine sont devenus, perfectionnés par eux, le congrès de Nuremberg et sa coupole de lumières… Führer égale traduction de Duce… Guépéou égale modèle de la Gestapo. Salut Hitlérien égale salut romain. Rosenberg égale Dimitroff. Dans l'ordre militaire même l'idée des parachutistes a été prise à l'U. R. S. S., et le tank  p275 est une invention anglo-française etc… Les Allemands n'ont pas l'imagination, mais l'amplification dans le sang… Et il y avait du vrai dans les plaisanteries qui circulaient, avant la guerre, sous le manteau, à Berlin. « Le nazi est comme le beefsteak grillé : brun à l'extérieur et rouge à l'intérieur ! » Ou encore : « Qu'est‑ce que le marxisme ? — La grand-mère non-aryenne du nazisme »… Il paraît que les Allemands n'aiment pas les causeries sur la France que je fais à Paris, en anglais, pour la B. B. C., et qu'un de leurs « speakers » m'a traité d'agent de Pitt.

25 avril

Reynaud essaie d'empêcher l'Italie d'entrer en guerre, et Baudoin l'aide dans ce sens. Le premier ministre a annoncé à la commission des affaires étrangères que « La France était prête à parler », mais d'après ce qu'on dit à Rome, l'Italie refusera d'entamer la conversation. On raconte aussi que le comte de Paris essaierait d'user de son influence à Rome pour retarder l'irréparable : Cela n'étonne pas qu'il tente d'appuyer les efforts faits par le gouvernement de la République, car ce prétendant, bien avant l'ouverture des hostilités,  p276 (à Londres, en 1937) déclarait aux Français qui le rencontraient qu'en cas de guerre il fallait faire passer l'intérêt de la France avant toute question de régime… Comme la loi l'empêche de porter l'uniforme français et de vivre en France, le comte de Paris, paraît‑il, s'est engagé dans la légion étrangère sous un nom d'emprunt.​a

Que la France, avec la puissance dont elle dispose, ait laissé ses relations avec l'Italie devenir ce qu'elles sont aujourd'hui, c'est‑à‑dire celles de la victime d'un maître-chanteur, condamne irrévocablement la politique française de ces dernières années et son principe de continuité : l'horreur du prestige. Jamais l'Italie n'aurait fait comme aujourd'hui, des moulinets menaçants… avec l'épée germanique, si nous avions montré nous-mêmes le tranchant de notre épée.

A vrai dire, tout, dans notre diplomatie, et dans l'origine de notre politique générale, part de ce postulat : « Les nations sont entrées dans l'âge juridique ». Donc, inutile de relire l'histoire : Ce serait apprendre les règles d'un jeu qui ne se pratique plus. Inutile, aussi, de rendre l'Etat plus fort : les Etats forts sont des machines de guerre, et la temps des guerres est révolu… Les responsables  p277 voyaient bien, depuis plusieurs années, que la masse des Français se nourrissait de dangereuses illusions, mais ils n'ont pas cessé de préparer la nourriture qui plaisait parce que cela servait leurs intérêts et leurs habitudes… Et lorsque Munich, ce chantage numéro un, a révélé les Français, beaucoup de ceux, effrayés de découvrir à la fois l'existence du danger et son étendue, ont cru que la meilleure façon de ne pas attirer à nouveau sur leurs têtes la terrible menace était de demeurer cois…

C'est par une initiative qu'elle a ordonnée à l'Italie que l'Allemagne a rompu alors l'atmosphère, bien factice, de trêve qui suivit le 30 septembre 1938 : Rome réclama tout à coup Nice, la Savoie, la Corse, la Tunisie et Djibouti. Lorsque ces revendications s'exprimèrent au cours d'une manifestation « spontanée » qui succéda, au parlement italien, à un discours du comte Ciano, l'ambassadeur de France se trouvait dans une loge et demeura à sa place au lieu de quitter les lieux sur le champ. Quand on commence la politique de l'apaisement, on ne sait pas d'abord jusqu'ou cela peut aller… On finit par le savoir le 30 novembre 1938 : deux mois avant nous avions reçu une gifle du gangster nazi,  p278 qui était plus fort que nous, et ce jour‑là nous reçumes une petite claque de quelqu'un qui était beaucoup plus faible que nous, le domestique du gangster.

Des émissaires officieux sont allés depuis lors offrir quelques cadeaux à l'Italie pour essayer de la maintenir dans la non-belligérance. Mais l'Italie ne pourrait pas accepter ces présents, même si elle le voulait, car son maître germanique lui défend d'accepter les pourboires. Nos financiers-négociateurs n'en reviennent pas de leur échec, car l'idée que se forment les hommes d'affaires, quand ils négocient avec les dictatures, est la suivante : l'adversaire acceptera toujours un fructueux compromis. C'est raisonner comme si l'adversaire était à l'image de ceux qui viennent lui proposer de s'entendre, comme s'il portait lui aussi chapeau de forme et redingote. Ce postulat mercantile peut dominer les discussions aux époques de civilisation, mais il ne signifie rien lorsque c'est la loi de la jungle qui redevient la loi de la politique internationale. Dans ce cas‑là il se passe ce que Bismarck avait prévu : « Celui qui veut acheter son ennemi par des concessions ne sera jamais assez riche. »


Note de Thayer :

a C'est exact ; sous le nom d'Henri Robert Orliac.


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Page mise à jour le 29 mars 21