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Nov 1939

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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Janv 1940
 p120 

2 décembre

La Russie attaque la Finlande… Mais à la Chambre des députés, où j'ai été ce matin conduire deux journalistes américains, on parlait de tout autre chose. Le gouvernement demandait les pleins pouvoirs pour la durée des hostilités, et les parlementaires se faisaient  p121 tirer l'oreille… Blum, dans les couloirs, déclarait : « La Chambre se réunit pour la première fois depuis la guerre, et que lui demande‑t‑on ? D'abdiquer… » Il est très significatif que, chaque fois qu'on traverse une période difficile, le gouvernement soit amené à exiger de la Chambre des pleins pouvoirs. Cela ne se voyait jamais avant 1914. Y aurait‑il, depuis l'apparition des dictatures, certains plats autoritaires inscrits sous des noms d'emprunt au menu des régimes démocratiques ? Car les pleins pouvoirs, c'est de la dictature à petite dose et camouflée… Ou bien certains problèmes ont‑ils pris un caractère d'acuité absolument sans précédent, qui nécessite des solutions rudes et rapides, le problème financier et le problème étranger, par exemple ?

En séance Blum a fait une déclaration de principe pour expliquer pourquoi il refuserait au gouvernement les pleins pouvoirs : « La France soutient avec courage et constance la guerre qui lui a été imposée. Les travailleurs font, à ce sujet, tout leur devoir. Nous avons la conviction, de notre côté, qu'en défendant les prérogatives du parlement, nous continuons à contribuer à maintenir la puissance de la France. » Pour souligner l'importance de cette déclaration, Blum a forcé la voix. La Chambre  p122 était tout à fait apathique, et l'on avait l'impression que chaque parti continuait à adopter telle ou telle attitude pour obéir à un très ancien scénario, mais que la conviction manquait, à droite aussi bien qu'à gauche. Les socialistes refusaient les pouvoirs à Daladier tout en sachant bien qu'un gouvernement de guerre a besoin de tels pouvoirs, et les partis de la majorité décidaient d'accorder à Daladier ces pouvoirs sans manifester d'enthousiasme pour Daladier. Le bénéficiaire de la mesure, le président du conseil, n'avait pas l'air de tenir luimême tant que cela à ce qu'il réclamait, et il a fait un discours faible. (Un de mes compagnons américains m'a demandé si c'était là ce qu'on appelait un grand orateur.) « Nous sommes en guerre, a dit Daladier. Nous sommes en face de gouvernements qui ont la possibilité d'agir rapidement et dans le secret. » Faire cette découverte le 1er décembre 1939, ce n'est pas très original. Voilà six ans que le troisième Reich a la possibilité d'agir « rapidement et dans le secret » et que les diplomates et journalistes français résidant en Allemagne envoient à ce sujet rapports sur rapports… Le gouvernement l'a emporté par 318 voix contre 175.

Entendu cette remarque, dans les couloirs  p123 de l'assemblée : « Dire que si nous vivions en temps normal, soupirait un député, nous serions à 6 mois des élections ! » Réflexion qui explique l'humeur morose des représentants du peuple, qui se trouvent frustrés par la guerre, et ont l'impression qu'on n'attache pas beaucoup d'importance à ce qu'ils font ou à ce qu'ils disent. Rencontré V., qui est député, vient d'être mobilisé, et se trouvait là en uniforme. « Mes collègues, m'a‑t‑il dit, ne me demandent qu'une chose depuis que je viens d'arriver du front pour passer vingt‑quatre heures auprès d'eux… Ils ne me disent pas : Comment va‑t‑on gagner la guerre ? Ou bien : Le moral de la troupe est‑il bon ? Non, ils répètent : Quel effet ont produit sur les soldats les mesures d'exclusion prises contre les députés communistes ? Et ils ont l'air effrayés, rétrospectivement, tandis qu'ils m'interrogent sur ce sujet qui leur tient tant à cœur. Ils craignent évidemment que certains électeurs de gauche ne se souviennent de la chose à la prochaine consultation électorale… J'ai répondu à mes collègues, a continué V., qu'à l'armée les soldats, même ceux qui étaient communistes en temps de paix, se fichaient complètement  p124 de ce qui pouvait arriver maintenant à certains élus communistes… Et je leur ai dit d'autant plus librement que je suis moi‑même député socialiste… Et c'est vrai qu'une de mes grandes surprises, au front, a été de découvrir que les opinions y ont perdu beaucoup de leur importance, que les soldats sont apolitiques, que ce qui compte pour eux c'est de savoir si l'on trouvera de l'eau ici ou de la paille là, et un grand sentiment de fraternité domine tout… »

4 décembre

« Après tout Hitler n'est pas tellement singulier. Il est simplement la dernière expression de l'esprit prussien de domination militaire… Son but est le même que celui de Bismarck et de Guillaume II : dominer l'Europe. » Qui parle ainsi, un réactionnaire français ? Non, un ministre anglais. La guerre est le seul moment où quelques traits éternels du caractère allemand apparaissent à tous en pleine lumière.

5 décembre

Un comité de liaison franco-anglais a pour tâche d'unifier les propagandes française et anglaise en Allemagne. Maurois ayant quitté  p125 ce comité où il rendait de grands services, j'ai été appelé à le remplacer. Première constatation : aucune coopération n'avait été préparée avant la guerre. Faute d'une doctrine sûre, on règle empiriquement la tendance et le nombre des tracts, et le sens des émissions en allemand. On n'arrive pas à tomber d'accord sur certains principes fondamentaux, et lorsqu'on parvient à prendre des décisions, il faut attendre encore que les autorités militaires aient dit leur mot. Faut‑il attaquer le moral ennemi surtout par la radio (comme l'Allemagne le fait) ou principalement par tracts ? Du côté français, on penche plutôt pour ce dernier moyen, et l'on rédige des textes qui auraient des répercussions incalculables si l'Allemagne était peuplée de soixante-dix millions de juristes. Certes, la démonstration de la « privation de droits » à laquelle est soumis le citoyen allemand, faite par nos spécialistes, est concluante : mais il est douteux que ce soit pour ces motifs qu'un soldat allemand lève jamais la crosse en l'air… De même on a condensé en un petit fascicule le texte de l'encyclique du pape​a dont la publication en Allemagne a été tronquée, et nos avions font descendre du ciel sur les rives catholiques du Rhin les paroles de S. S. Pie XII… Par malheur  p126 le temps nécessaire à la lecture de cet opuscule est de vingt‑cinq minutes, et il est fort douteux que beaucoup d'allemands puissent lire en entier le noble discours du Saint Père, d'autant plus qu'un tract est un objet dangereux que l'on doit cahier et que loin ne peut consulter à loisir comme un livre de chevet. A vrai dire un tribunate doit porter, au recto et au verso, deux ou trois phrases très courtes et très frappantes, en très gros caractères, qui s'impriment facilement dans la mémoire et, d'autre part, qui puissent se voir à plusieurs mètres. Ainsi le passant qui n'ose, et pour cause, se baisser pour ramasser la feuille, peut, d'un regard jeté de côté, prendre néanmoins connaissance de l'essentiel. La simplicité est aussi nécessaire dans un tract de propagande que dans une annonce de publicité.

Mais c'est sur la radio que devrait sans aucun doute porter l'effort. Un texte écrit, c'est bien, mais une voix qu'on entend c'est toujours mieux. Par malheur, si les Anglais de notre comité peuvent, eux, se servir de la B. B. C., le commissariat à l'information ne peut, lui, disposer des postes d'Etat français comme il devrait pouvoir le faire. Giraudoux a beau réclamer, on ne l'écoute pas. Comme il faisait  p127 allusion aux obstacles qu'on lui oppose, et qui sont énormes, l'autre soir, quelqu'un lui a dit en souriant : « Ne soyez plus Girau‑doux mais Girau‑dur.

6 décembre

Été hier au ministère de la guerre pour demander l'assentiment de Daladier à un projet de tract unique franco-anglais. Il faudrait une réponse très rapide, mais le président du conseil paraît submergé sous la paperasse. Ils laisse déborder par la besogne, n'arrive pas à contrôler à la fois les départements considérables qu'il a pris simultanément en charge (guerre, affaires étrangères) et passe par des moments de grand découragement. Il y a, d'ailleurs, quelque chose de poignant dans un homme qui plie sous le poids de sa légende… Il paraît très seul, et il est de plus en plus malaisé de l'amener à se décider promptement. A quelques reprises, il a eu des impulsions heureuses, par exemple lorsqu'il décida, à la fin de 1938, après les provocations italiennes, de se rendre lui‑même en Corse et en Tunisie. Mais lorsqu'il se met à ruminer quelque chose, cela n'en finit plus.

 p128  8 décembre

Constaté que la Français n'a pas très souvent ce que Lyautey appelait « l'esprit d'équipe ». Si un bureau réclame quelque chose, le bureau suivant s'y oppose, ou bien les militaires refuseront ce qui sera demandé par les civils, ou encore, d'un ministère à l'autre, c'est la guerre à couteaux tirés. Dans notre hôtel Continental vivent deux frères ennemis, l'information et la censure : c'est la censure qui est Caïn.

Cependant, depuis les cathédrales, nous avons élevé beaucoup de grandes choses grâce à cet esprit d'équipe… Par malheur dans ces dernières années il semble que la méfiance contre celui qui commande, quel qu'il soit, se soit développée beaucoup, et cela empêche radicalement l'équipe de se former… Lorsque j'entendais, il y a quelques années, le maréchal Lyautey déclarer avec amertume : « Ah ! les bureaux… Si j'étais resté en France ils m'auraient empêché de faire quoi que ce soit… J'ai fait le Maroc malgré les bureaux », je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. L'idée générale du résultat final à obtenir est une idée qui n'habite évidemment pas le cerveau de certains fonctionnaires, que domine, en revanche,  p129 cette préoccupation : empêcher que trop d'événements arrivent, que de trop nombreuses décisions soient prises, car cela multiplie les chocs en retour et, par conséquent, les risques.

Mêmes réactions chez quelques‑uns des diplomates en retraite occupés à la propagande. D'ailleurs, un diplomate est par définition quelqu'un qui doit empêcher les choses d'arriver, et son triomphe c'est d'arrêter sur la voie quand elle se rapproche cette chose qui s'appelle la guerre. Il n'y a que les dictatures pour avoir inventé cette nouveauté : le diplomate dynamique, — et les continuateurs des traditions de notre Carrière n'en sont pas encore revenus. L'ambassadeur de jadis, qui possédait à fond son « métier » était un personnage trop conscient de son importance, peut-être, et comique par bien des côtés, et s'exprimant dans un jargon tout à fait particulier, mais il était malgré tout le produit d'une civilisation supérieure. Grâce aux messieurs en jaquette et à monocle qui se réunissaient de temps en temps autour d'un tapis vert le rythme des catastrophes restait assez lent, et le bonheur relatif de l'humanité y gagnait. Tandis que les ministres des affaires étrangères des pays totalitaires, qui chaussent de grandes bottes et  p130 portent un poignard à la ceinture, n'ont qu'une pensée : faire courir le monde de plus en plus vite, de plus en plus follement sur la voie des changements. Ce n'est pas tant le succès, qui les intéresse, c'est l'action pour l'action. Car à peine ont‑ils remporté une victoire que loin de la consolider et d'en profiter, comme aurait fait par exemple Bismarck, ils se lancent tête baissée dans de nouvelles aventures qui bouleverseront d'autres frontières et entraîneront d'autres peuples dans la danse infernale des révolutions et des guerres… Aussi est‑on forcé de constater que les conquêtes imposantes du IIIe Reich gardent quelque chose de précaire et d'artificiel : l'arbre est grand, mais sans racines. Tout cela s'est fait en quelques mois, et se défera peut-être de même.

10 décembre

Chaque jour la guerre fait tomber une illusion d'autrefois. La paix est le temps où l'on adopte certaines idées sans les avoir examinées à fond, tandis qu'à l'épreuve du feu toute idée se trouve débarrassée de ce qu'il y avait de douteux en elle. Et beaucoup de « profonds principes » d'hier se révèlent aujourd'hui des niaiseries, et des niaiseries  p131 coûteuses. La paix est le temps où l'on dit des bêtises, la guerre est le temps où on les paie.

Ainsi on nous a répété pendant des années qu'il fallait « donner un exutoire » à l'Allemagne, et que tout rentrerait dans l'ordre. Les messieurs sentencieux employaient encore une autre image : il faut trouver une soupape de sûreté pour l'Allemagne, disaient‑ils, si on ne veut pas la voir éclater…

Le comique était que lorsqu'il fallait indiquer dans quel sens devait s'échapper l'explosion allemande, chacun était d'un avis différent. La Pologne se disait que tant que l'Allemagne convoitait l'Autriche, ou la Tchéco-Slovaquie, tout était pour le mieux. En 1935 un diplomate Italien de l'ancienne école, et des plus fins, le baron Aloïsi, confiait dans le creux de l'oreille à un visiteur qu'il fallait laisser l'Allemagne s'étendre vers l'Est. Plusieurs beaux esprits écrivirent ensuite à Paris, de bonne foi sans doute, mais sur un ton qui n'admettait pas la réplique, que l'Allemagne cherchait l'expansion et non la guerre. Distinction des plus subtiles, en effet. Ces penseurs auraient mieux fait de méditer sur la réponse faite un jour par notre ambassadeur à Berlin, avant la guerre de 1914. Comme on lui demandait pour la millième fois :

 p132  — L'Allemagne veut‑elle la guerre ?

Jules Cambon répondit :

— Non, l'Allemagne ne veut pas la guerre.

Et il ajouta sans broncher :

— Elle veut seulement les fruits de la victoire.

Après la signature de l'accord de Munich les sophistes (et les agents de l'Allemagne) ne manquèrent pas de répéter : « Vous voyez, c'est bien ce que nous vous avons dit, les nazis ne veulent pas plonger l'Europe dans un bain de sang. »

C'est seulement aujourd'hui qu'on comprend, de tous côtés, en France, que l'Allemagne nazie allait fatalement à la guerre comme le fleuve va à la mer. « Vous imaginez‑vous que nous avons acquis, à coups de milliards, des armes comme les nôtres pour les laisser se rouiller ? » demanda un jour, en 1938, M. de Ribbentrop à un diplomate balkanique. C'était une remarque de bonsº sens, dont l'événement a prouvé la justesse. Quand on se risque à des prédictions, en politique, il faut ne tenir compte que des facteurs les plus gros. Si l'on fait entrer en ligne de jeu trop d'éléments du problème, on s'embrouille et on se trompe invariablement.

 p133  11 décembre

Bataille de deux jours avec la censure, qui ne voulait pas laisser passer un article du général Walch. Les excès de la censure sont évidents : au lieu de se borner à supprimer ce qui peut aider l'ennemi elle se transforme en machine à protéger le gouvernement ou le haut commandement. Ceci dit, le rôle du censeur est terriblement ingrat ; aucun génie ne saurait résoudre les difficultés du métier et plaire en même temps à tout le monde. Pour être sûrs de ne pas pécher par défaut de sévérité, les censeurs pèchent par excès. Et l'on doit dire, à leur décharge, qu'on leur raconte toujours, lorsqu'ils commencent à manier les ciseaux, ce qui arriva en 1870 à un journal de l'est qui imprima en quatrième page, dans un article anodin, une nouvelle de mouvements de troupe, — et cette petite phrase, qui tomba sous les yeux de l'ennemi, nous fit perdre une bataille.

D'habitude c'est le général Duval (du Journal et du Journal des Débats) qui est le plus persécuté, car on sait qu'il ne prise pas beaucoup les talents du général Gamelin. L'article du général Walch qui a failli être étouffé portait comme titre : « La défensive  p134 à elle seule ne procure pas la décision. » (Titre qui, sans trop en avoir l'air, était une leçon). Le texte incriminé s'adressait aux neutres et laissait entendre que le problème militaire franco-belge que peut poser d'un jour à l'autre une invasion allemande a été lamentablement résolu, ou plutôt n'a pas été résolu. Le roi Léopold s'en tient, pour des motifs d'inspiration élevée, peut-être, mais absurdes, à une politique d'absolue neutralité qui peut aboutir à des conséquences redoutables pour lui comme pour nous ; et la France s'incline. Voici les passages de la démonstration du général Walch destinés à être lus audelà de nos frontières, et dans lesquels on a vu, en haut lieu, des reproches à peine déguisées : « Il faut que du réseau fortifié inscrit sur le terrain et du dispositif de couverture se dégage la volonté de se garder partout avec la même vigilance, aussi bien du voisin le plus loyal que de celui qui n'attend qu'une occasion propice pour faire acte d'agresseur. Il en résulte tout le long des frontières un dispositif linéaire des forces bien peu propice à une défense efficace. D'ailleurs, il est fréquent, en ce qui concerne la forme des frontières, que le pays neutre soit l'enveloppé et le puissant voisin l'enveloppant. Si ce dernier est de fort appétit et de peu de  p135 scrupules, il trouve dans cette possibilité d'encerclement une facilité de plus, et est tenté de régler le sort de l'infortuné neutre dans un temps minimum, par des moyens mécaniques rapides et puissants.

Ainsi donc l'isolement auquel les neutres se condamnent, loin d'être pour eux une position conservatoire, les expose les uns après les autres à une destruction certaine. Leur intérêt bien compris devrait donc les incliner à s'associer entre eux et avec d'autres. »

12 décembre

Explication de la ligne Maginot : « L'esprit de paix seul imagina la grande muraille. Il est certain que la Chine, gouvernée par les lois, ne voulut qu'arrêter les Tartares, qui ne connaissait que le brigandage. » (Voltaire, Mélanges Historiques)

13 décembre

Nouvelle réunion de notre comité franco-anglais. On demande si M. Daladier a donné son assentiment au projet de tract commun envisagé : aucune décision n'a encore été prise. On attend indéfiniment pour cela comme pour le reste. Le président du conseil a annoncé,  p136 par exemple, qu'il allait transformer le commissariat à l'information en ministère, mais les jours se suivent et rien ne se déclenche. Giraudoux, qui, par cette nouvelle, voit son autorité diminuée, attend avec ses collaborateurs quelque chose qui n'arrive pas.

Longue discussion avec les Anglais sur ce point : Faut‑il, dans les tracts ou à la radio, en appeler franchement à la révolution en Allemagne ? Ou bien, au contraire, employer la menace indifféremment à l'égard de tous les Allemands, comme s'ils étaient tous nazis ? Ce dernier parti trouve des adhérents, les mêmes qui, d'ailleurs, ont favorisé dans la presse française la publication d'articles sur le démembrement nécessaire de l'Allemagne après la victoire. On sait que ces articles ont été cités aussitôt par le Dr. Goebbels, pour prouver au peuple allemand que s'il lui arrivait d'être battu il perdrait son unité. Ces citations, d'après les neutres revenus récemment de là‑bas, ont rallié malgré eux au régime nazi et à sa guerre beaucoup d'Allemands hostiles à Hitler.

Pourquoi vendre la peau de l'ours ? Pourquoi parler de ce que sera l'Allemagne après la victoire, comme s'il s'agissait de résoudre le même problème qu'au dix‑huitième siècle ?  p137 La question ne se posera même pas dans les mêmes conditions qu'en 1918, et il est donc complètement inutile d'indiquer dès maintenant que nous ferons ceci ou cela. Mieux vaut insister sur les moyens que nous avons qui peuvent nous permettre d'obtenir une décision, et sur la possibilité, grâce aux bombardements aériens, de faire connaître aux Allemands ce qu'ils ignorent depuis plus d'un siècle : la guerre chez eux.

Détail curieux : plusieurs des tracts jetés par nos avions au‑dessus des grandes villes de Rhénanie ont été, par ordre, ramassés par de jeunes garçons de la Hitlerjugend pour que la population n'en prenne pas connaissance. Mais ensuite quelques‑uns de ces garnements les ont vendus comme curiosités à des particuliers, pour 25 pfennig la pièce.

14 décembre

Rencontré M., qui travaille aussi au commissariat à l'information, et qui a représenté assez complètement le type du jeune intellectuel anarchisant aux environs de 1930. Il témoignait du plus profond mépris pour la chose publique : « Notre régime ? Sans doute une bonne pourriture, comme tous les régimes  p138 politiques, disait‑il… Puisse‑t‑il durer le plus longtemps possible et me laisser en paix m'occuper d'autre chose ! Si un jour on nous impose une nouvelle petite « guerre du Droit et de la Liberté », eh bien, je dirai aux gendarmes qui m'apporteront mon ordre de mobilisation : Merci, messieurs, mais je ne marche pas… » etc.

Cependant quelques années plus tard, M. a cessé de lire la N. R. F., qui était son seul contact avec l'actualité de ce temps, et il a ouvert son journal… Ce qu'il a vu l'a si fort ému qu'il s'est lancé dans la politique. Et il y a quelques mois, quand son ordre de mobilisation lui est parvenu, il est parti bien gentiment, comme tout le monde.

M. m'a rappelé une soirée, que j'avais oubliée, chez le maréchal Lyautey, vers 1932, où nous avions fait figure, lui et moi, d'insupportables blancs-becs du genre intellectuel. Le maréchal, depuis la retraite qu'on lui avait imposée, rongeait son frein… « Le royaliste qui avait donné un empire à la république » avait été rappelé du Maroc de la façon la plus humiliante par la république ingrate, et c'était une escadre anglaise qui, à défaut de navires français, lui avait rendu les honneurs quand il avait quitté l'Afrique après la réussite coloniale  p139 la plus extraordinaire de l'histoire contemporaine… Mais il n'était pas revenu pour cultiver son jardin, non. On l'avait nommé ensuite, commissaire de l'expédition coloniale de 1931, et l'expédition avait été un triomphe. « On m'a nommé… gardien de square, disait‑il. Il faut que je m'amuse avec des tas de sable, que je construise des pavillons, que je fasse des petits pâtés, moi qui ai bâti de vraies villes… » Et il répétait : « J'ai raté ma vie, » — parole assez surprenante, on l'avouera, chez un soldat qui portait sept étoiles sur la manche de sa tunique bleu horizon.

Le maréchal avait parlé ce soirlà de l'Allemagne, quand M. et moi étions venus le voir. « Une nouvelle guerre entre eux et nous sera une effroyable guerre civile » avait‑il dit. « Et la civilisation européenne tout entière périra sans doute dans la bagarre. » Il exposa ensuite la politique qui, seule, à son sens, pouvait empêcher tout nouveau conflit : une politique de prestige de la part de la France. « Plus nous serons forts, plus les Allemands aimeront à travailler avec nous, à s'entendre avec nous, et même à suivre le plus souvent nos indications. On n'a pas compris à Versailles qu'il fallait non pas se borner à essayer d'empêcher  p140 l'Allemagne de nuire, mais l'associer à notre destin… On ne comprend pas que l'Allemagne, constituée individuellement d'hommes très actifs possède une âme collective passive. Oui, répétait‑il, le Reich nous aurait suivis si nous lui avions indiqué le chemin. Mais au lieu de trouver devant elle une France résolue, la « grande nation » qu'elle a connue jadis, l'Allemagne s'est trouvée en présence… d'un huissier grincheux qui n'a cessé de lui rappeler ses manquements, de lui faire des sommations sur papier timbré, de chicaner, et, d'ailleurs, de céder tout en chicanant de la façon de la plus pointilleuse… »

Beaucoup pensé à cette conversation, et, d'ailleurs, depuis cette guerre, beaucoup songé à Lyautey, le seul grand homme doué dans l'ordre de l'action que notre génération ait connu. La raison de ces évocations du maréchal disparu est que, chaque fois que l'on prend en flagrant délit de non-efficacité la bureaucratie française, on se reporte aussitôt en manière de consolation à l'exemple de ce Français qui possédait un véritable génie de l'organisation. Et puis, s'il avait le cerveau aussi clair qu'on peut l'avoir au pays de Descartes,  p141 le maréchal Lyautey possédait aussi dans l'esprit quelque chose de dionysiaque — mélange très rare. Il était d'une grande précision dans ses conceptions, mais il avait une faculté d'imagination qui lui permettait de faire des choses qui, sur le moment, paraissaient folles, et qui étaient simplement à l'échelle de l'avenir. Si les ingénieurs lui soumettaient les plans d'un port à construire au Maroc, il voyait ce que serait le port, et le pays, et la richesse du pays dix ans plus tard et les proportions que devrait avoir le port, et il décidait de faire bâtir un port dix fois plus grand que celui qui avait été primitivement conçu… Cette faculté de vision s'appliquait également aux grandes et aux petites choses : après avoir fondé des cités innombrables il revint chez lui, en Lorraine, et fit de Thorey, qui n'avait pas cinq cents habitants, une sorte de village modèle, « une cellule exemplaire du corps France » déclarait‑il.

Mieux encore : il était capable de passer une journée entière à ébaucher la réforme de l'Etat et, le jour suivant, de passer autant d'heures à remettre en ordre le grenier de sa maison. Cependant les besognes, dans l'un et l'autre cas, ne faisaient que le divertir de la  p142 grande pensée de sa vie, qui était le gouvernement de la France. Lyautey était un cas de vocation très net : Il était né avec la conviction qu'il serait un jour à la tête de son pays. Or le destin, tout en lui accordant un rang éminent, ne lui donnait pas la première place, et il ne se consolait pas d'être le second dans Rome… C'est pourquoi il répétait qu'il avait raté sa vie… Il voulait, d'ailleurs, le pouvoir pour rendre à la France le régime monarchique qui seul, disait‑il, avait assuré au pays un rayonnement incomparable. Et c'était là où M. et moi nous ne nous accordions plus avec lui, le trouvant « rétrograde ». « La question de la restauration n'est pas actuelle et ne le sera jamais plus, » lui disions‑nous catégoriquement. Et il répondait : « Attendez un peu, et vous verrez ! Ce pays a perdu le sens de la grandeur, et un pays qui n'a plus cela ne peut plus conserver bien longtemps son rang…  Tenez, ajoutait‑il avec une franchise brutale, ce qui me frappe le plus depuis que je suis revenu à Paris, c'est… que personne ne me reconnaît jamais dans la rue ! » Et, en effet, à l'enterrement du Maréchal Foch, Lyautey tenait un des cordons du poële, et un spectateur, placé devant moi, m'avait dit : « Mais quel est donc ce monsieur ? » Et Lyautey ajoutait :  p143 « Combien de Français pensent à l'empire français ? »

Il se promenait de long en large dans son bureau de la rue Bonaparte, où des drapeaux et des fanions d'Indo-Chine, de Madagascar, du Maroc rappelaient les moments de son passage dans les continents. « Où allons‑nous ? Que fait la jeunesse ? » demandait‑il. « Et, d'abord, où est‑elle, cette jeunesse ? On dirait qu'elle ne manque pas une occasion de ne pas se montrer… Enfin, à quoi rêve la France ? » M. avait répondu : « Mais, monsieur le Maréchal, la France est radicale-socialiste, tout simplement ; chacun ne cherche qu'à cultiver en paix son petit jardin…

— Oui, fit‑il d'une voix mélancolique, la France est radicale-socialiste, et elle pourrait bien en mourir. » Il commença ensuite un long et brillant discours. (Car plus il se faisait tard, et plus il devenait éloquent) : « Peu m'importent les étiquettes, assurait‑il, mais ce qui est grave, c'est cette importance extraordinaire qu'on donne, dans les discours officiels notamment, à l'adjectif petit. A en croire les orateurs politiques, ce pays est peuplé de quarantedeux millions de Français moyens qui vont au petit café faire une petite belote avant de rentrer dans leur petite  p144 maison auprès de leur petite famille lire Le Petit Parisien.1

L'idée de grandeur transposée dans la politique nous était antipathique, à M.  et à moi, et nous pensions qu'un gouvernement qui cherche à assurer son pouvoir sur le prestige finit par être entraîné à des expéditions militaires sanglantes. « L'idéal de la grandeur, déclarions‑nous au Maréchal, mène tôt ou tard à la guerre. » Il répliquait « Pas en France, car la France est comblée et, par conséquent, n'a pas à être impérialiste… Mais la République, en refusant de voir grand, verra un jour ce que cela lui coûtera… » En sortant de la rue Bonaparte, nous décidions, M. et moi, avec l'aplomb de la jeunesse, que le Maréchal était un homme étonnant, mais qu'il gardait décidément des idées d'un autre âge… Et hier M. m'a dit : « Après tout, le Vieux était, contrairement à ce que nous croyons, meilleur prophète que nous ! J'ai compris ce  p145 que c'était l'absence de grandeur, en effet, le jour où j'ai vu, au cinéma, Daladier arrivant à la conférence de Munich… » Parole d'autant plus curieuse que M. a été, comme on dit, d'idées très avancées.

15 décembre

Vif émoi au ministère des finances, avant le dernier discours prononcé par Reynaud. Plusieurs collaborateurs du ministre lui ont demandé d'atténuer certaines des formules qu'il voulait employer, parce qu'elles étaient des « coups de cravache » lancés en plein figure du Français moyen. Le Patron a cependant tenu bon presque sur tous les points, répétant : « Oui, vous craignez que je ne sois pas réélu dans ma circonscription. Cependant, croyez-m'en : Facilité = Popularité, mais Courage = Réussite ! » Après quoi, il a constaté, sans dissimuler son amertume, qu'il était peut-être impopulaire pour l'instant, mais qu'il ne cesserait pas de faire ce qui lui paraissait indispensable, que Daladier lui avait confié le ministère des finances pour le « couler » aux yeux de l'opinion publique, mais qu'il savait à quoi il s'était exposé en acceptant de prendre ce portefeuille, enfin qu'il n'ignorait pas, non plus, que le contribuable est comme l'éléphant :  p146 il n'oublie jamais ; les impôts ne s'oublient guère… Tant pis ! a‑t‑il conclu.

Il y a, évidemment, chez Reynaud, l'exaspération d'avoir raison et le désir croissant de le montrer en châtiant les incrédules. Et, en même temps, il garde la conviction profonde que les choses finiront par bien tourner pour lui et qu'un jour la foule, reconnaissant enfin son courage, l'aimera…

Voici les passages intéressants de ce discours discuté, qui, d'ailleurs, n'a pas produit sur l'opinion l'effet qu'on en attendait :

« Le chancelier Hitler n'a cessé de miser sur la faiblesse des démocraties, et, jusqu'à ce jour, il a toujours gagné… Il mise encore sur elle aujourd'hui… Les Français, croit‑il, passeraient leur temps à se quereller sur les inégalités des sacrifices…

Nous avons choisi la politique des sacrifices non par goût de l'impopularité, mais parce qu'elle est écrite dans les faits. Le moral du pays sera préservé si chacun sait que c'est par la voie des sacrifices qu'on va à la victoire, au lieu qu'on va à la déroute par le chemin de la facilité…

Les démocraties vaincront, mais au prix de sacrifices dont elles n'ont peut-être pas encore l'idée. Si nous n'entrons pas dans le combat  p147 préparés à tout, il est facile, il est très facile de perdre la guerre. Alors, dira‑t‑on, allons‑nous emprunter à l'Allemagne un régime qui nous répugne profondément ? Où sera la différence entre nous ?

Je réponds qu'elle ne sera pas dans l'intensité de l'effort ni dans l'immensité des renoncements. Elle tiendra dans un seul fait, le fait que c'est un parlement libre, décidant au nom d'un peuple libre, qui acceptera la politique nécessaire.

Il est possible que cette guerre, qui commence dans une sorte d'apathie, finisse dans un incendie général ; peut-être notre idéal de liberté n'existera‑t‑il plus alors qu'au fond de nos cœurs, mais il y vivra, prêt à s'épanouir après la victoire…

Nous vaincrons, mais pour vaincre l'ennemi, il faut d'abord nous vaincre nous-mêmes. »

On avait souhaité que fût supprimée la phrase sur l'apathie mais elle a été finalement maintenue. Hélas, elle a été reçue avec… apathie.

19 décembre

Depuis que les Anglais ont amené le Graf Spee à se faire sauter, la propagande anti- p148 britannique menée par les Allemands, et qui avait fait des ravages, n'a presque plus de succès. Ceux‑là même qui répétaient avec indignation : « Les Anglais occupent les meilleurs hôtels de La Baule, et touchent cent francs par jour ! » Ou encore : « Et puis, ils prennent le thé à cinq heures ! » (Le scandale causé par le five o'clock tea de l'armée britannique date, d'ailleurs, de la dernière guerre), vous abordent aujourd'hui en disant : « Avez‑vous vu ? Ce que c'est que d'avoir la maîtrise de la mer, tout de même… » Rien ne réussit comme le succès, — et ceux qui admiraient hier les Allemands à cause des points qu'ils ont marqués dans les dernières années changent de sentiment parce qu'un revers frappe la marine allemande. En même temps le fait que les Anglais risquent, attaquent, essuient le feu de l'ennemi eux aussi, donne un démenti au refrain allemand suivant lequel « Ils n'aiment pas se battre et prennent les Français comme mercenaires. »

Quelqu'un a remarqué, au commissariat de l'information, qu'il serait peut-être bon de montrer leurs alliés aux Parisiens, de faire défiler, par exemple, dans nos rues, quelques marins britanniques ou des as de la R. A. F.… Car, jusqu'à présent, les Parisiens n'ont presque  p149 pas vu d'Anglais, les simples soldats britanniques n'ayant pas le droit de venir en permission dans la capitale… Mais cette suggestion a été repoussée comme trop « théâtrale ».

Le même état d'esprit, c'est‑à‑dire l'incompréhension totale des moyens publicitaires dont peut se servir un état moderne, explique une réponse récente du général commandant en chef l'armée de l'air. On lui demandait de laisser imprimer les noms des aviateurs qui ont abattu plusieurs appareils ennemis, et la proposition fut une fois de plus repoussée, avec le motif suivant : « Il ne faut pas traiter des pilotes comme des étoiles de cinéma, cette guerre n'est pas une guerre de vedettes. »

Bref, des décisions comme celles‑là, jointes à beaucoup d'autres, contribuent à faire de cette guerre une guerre abstraite, les Français étant privés à la fois de nouvelles et d'émotions. C'est probablement l'une des causes de « l'apathie » mentionnée dans le discours Reynaud… A l'étranger, cela entraîne, aussi, des conséquences très fâcheuses. Raoul de Roussy de Sales, qui comprend si bien les Etats-Unis parce qu'il les comprend à la fois par le cœur et par l'esprit, m'écrit de New York que le nombre de lignes consacrées à notre pays va  p150 diminuant de jour en jour, et que si ça continue nous allons sombrer dans l'oubli ou l'indifférence, devenir une sorte d'Atlantide…

Le général Gamelin a dit pourtant l'autre jour avec justesse : « Tant que la guerre n'a pas commencé activement, Giraudoux a une tâche plus importante que la mienne. » Mais personne, ou presque, ne pense ainsi.

21 décembre

L'importance de la radio et de la propagande est sous-estimée en France par des fonctionnaires ou des politiciens qui reconnaissent pourtant qu'Hitler a fait sa plus difficile conquête, celle de l'Allemagne, avec une seule arme : le microphone.

Feuilleter quelques pages de ce journal, et constaté que la guerre y occupe la plus grande place. Il y a dix ans, au contraire, il n'y avait presque aucune allusion à aucun événement public dans ce que j'écrivais chaque jour… Et puis, petit à petit, la part des événements intéressant le pays (c'est‑à‑dire le mettant chaque jour davantage en péril de mort) a augmenté, et maintenant le journal d'un Français c'est forcément un peu le journal de la France.

 p151  23 décembre

Discours assez gêné où Daladier a dit qu'on n'avait pu, dans le passé, dépenser à la fois des sommes considérables pour le matériel et pour les fortifications. Bref, on a dû donner la priorité à l'une des deux besognes, et ce seraient les fortifications qui auraient été poussées d'abord avec le plus d'activité : Il en résulterait que des lacunes graves subsistent dans la production du matériel, et il n'aurait pas été possible, paraît‑il, d'achever en 1939 des fabrications qui, d'après les plans établis, ne devaient être terminées qu'en 1940.

Ainsi, on n'a pu faire le miracle de gagner une année ? Ce serait pourtant beau si, une fois, notre démocratie pouvait être en avance sur son horaire, comme les dictatures le sont malheureusement la plupart du temps… La seule sécurité apportée par le président du conseil, c'est que les fortifications, elles, ont été construites, qu'on en a même élevé de nouvelles depuis le début de la guerre. Car toute l'armée française, a‑t‑il déclaré, est au travail, coule du béton, créé des secondes et des troisièmes positions.

Le haut commandement nous avait dit, il y a quelque temps, que la chose était achevée,  p152 et le ministre de la guerre déclare seulement qu'elle est en train de se faire…

L'augmentation du matériel, qui reste à faire, demandera sans doute bien du temps. Il n'y a d'ailleurs que neuf cent cinquante mille ouvriers travaillant dans les usines d'armement, alors qu'en 1918 il y en avait 1 500000.

24 décembre

Beaucoup de permissionnaires viennent pour Noël, et de nombreuses tables sont retenues dans les restaurants… Une statistique, qu'on vient de publier à point, permet à ceux qui cherchent à s'amuser de le faire sans trop de remords. Il paraît, en effet, que nos pertes, à la fin de novembre, n'atteignent pas deux mille morts et étaient inférieures aux pertes anglaises sur mer. Les victimes de cette guerre se répartissaient alors ainsi :

Armée de terre 1136 tués
Armée de l'air 42
marine 256
Soit 1434

Or, à la fin de 1914, il était déjà tombé quatre cent cinquante mille Français.

 p153  25 décembre

L'éloquence de Daladier est, évidemment, accessible à tous, et son allocution pour le jour de Noël représente le genre de discours qui plaît et s'accorde à l'âme du Français moyen. Au contraire de l' éloquence de Giraudoux, c'est de l'éloquence omnibus. Il y a là un mélange de simplicité, de banalité, de fierté estompée d'émotion, de gravité méridionale et de bon garçonnisme, qui obtient toujours du succès. Au moment où les paysannes dans leur chaumière et les défenseurs de la ligne Maginot dans leur casemate écoutaient avec faveur le président du conseil, celui‑ci voyait son prestige diminuer d'inquiétante façon au parlement et dans les cercles informés de Paris. La guerre de Finlande est la cause de cet effondrement d'autorité. Les polémiques provoquées, en effet, par l'agression russe s'enveniment chaque jour, et la censure est forcée de laisser paraître certains articles des plus violents.

Il en a toujours été ainsi dans ces dernières années : On choisit telle ou telle ligne de politique étrangère uniquement pour des raisons de parti. Par détestation du bolchevisme, par exemple, on exige sur l'heure l'envoi d'un  p154 corps expéditionnaire — Mais les pays scandinaves ne le laisseraient pas passer ! Eh bien, que nos troupes débarquent à Narwik, décident les stratèges en chambre, comme si c'était la promenade la plus simple du monde. En même temps il ne leur vient pas à l'idée que la guerre avec l'Allemagne continue, et que les nazis restent notre principal ennemi…

28 décembre

Il y a un an Paul Reynaud prononçait les phrases suivantes : « Est‑il possible pour la France, dans l'Europe d'aujourd'hui, je le demande une fois de plus, de maintenir son train de vie, de s'armer pour se défendre et de se reposer deux jours par semaine ? » Cette question, posée avant la guerre, peut l'être encore aujourd'hui…

On joue Racine, Marivaux, à la Comédie Française, on a décerné comme les autres années le prix Goncourt, des candidats se présentent à l'Académie Française… La littérature continue, en pleine guerre, de jouer dans la vie privée des Français comme hier dans leur vie publique un rôle qui surprend les observateurs étrangers. L'autre jour, discours d'un ministre sur le rationnement : la harangue  p155 contenait une citation de Victor Hugo et une citation de Renan. L'une des choses qui surprenait le plus les journalistes allemands qui assistaient aux séances du parlement, avant la guerre, était d'entendre, par exemple, M. Caillaux réciter une strophe de Verlaine au cours d'une interpellation sur le budget, ou le président de la commission de l'armée évoquer Anatole France. Cela ne gênait pas les socialistes que M. Blum connût Stendhal par cœur, ni les communistes qu'Aragon eût été surréaliste, bien au contraire. Dans son livre « Vers l'armée de métier », le Colonel de Gaulle mêle Paul Valéry à sa démonstration, et Reynaud parlant des réformes municipales à accomplir à Marseille appelle Chateaubriand à la barre… Dans les réunions électorales elles‑mêmes la littérature était mise grandement à contribution, comme dans les cabarets montmartrois ou « Le canard enchaîné… »

On demandait, il y a quelques année, à George Moore, lors de son retour à Paris : « Qu'est‑ce qui vous surprend le plus ? »

— C'est dit‑il, que rien n'a changé. Il y a trente ans, un cocher de fiacre à qui je me plaignais de la lenteur de son cheval me répondit : « Qui veut voyager loin ménage sa  p156 monture. » Et hier, comme j'essayais de courir après l'autobus et le manquais, le receveur fit arrêter la voiture pour me permettre de la rejoindre, et me dit, empruntant lui aussi la voix de La Fontaine : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point… »

Cependant nos écrivains s'occupent presque tous de la guerre dans leurs écrits. Ils le font spontanément, ils se sont engagés sans qu'on ait besoin de les mobiliser. L'actualité étend forcément son ombre sur tout, même sur la poésie, et cela change bien des choses. L'autre jour, à la Comédie-Française, lorsque Racine eut fini de faire chanter ses vers, la « Marseillaise » fut jouée comme elle l'est maintenant à l'issue de chaque représentation… Les rudes accents de Rouget de l'Isle succédant à la musique racinienne, quel enseignement ! L'un des résultats de la montée de l'hitlérisme en Europe aura été de menacer mortellement la littérature. Le souci croissant de la défense de la cité réduit à peu de chose les chances de la culture personnelle.

En conséquence les écrivains « d'avant garde », comme dit le public, font peu de nouvelles recrues, tandis que les plus chevronnés d'entre eux ne savent plus à quel saint (ou à quel démon) se vouer. Ainsi Cocteau  p157 ayant voulu faire, pendant la guerre, une pièce qui ne parlât pas de la guerre, n'a pas fait une pièce égale à celle qu'il aurait écrite en temps normal, et il a fait, avec ses « Monstres sacrés », qu'on donne en ce moment, fausse couche… C'est la politique qui détermine la nature des créations de l'esprit, et non, comme on nous le disait dans notre jeunesse, les intellectuels qui influencent le cours de la politique. Ou s'ils l'influencent, ils agissent sur lui bien moins qu'ils ne le croient…

Avec l'avènement d'Hitler finit à peu près, en France, l'âge littéraire qui commença en 1919. En 1933, en effet, l'après-guerre, ainsi qu'on l'a remarqué, était finie. La guerre actuelle va marquer encore beaucoup plus définitivement la séparation, et une nouvelle expression de la pensée française se révèlera, dont on ne peut avoir jusqu'à présent la moindre idée. Les auteurs célèbres de 1938 prendront alors soudainement une valeur historique et ne garderont que bien difficilement l'audience des jeunes. Mais il y aura toujours des écrivains en France, comme il y aura toujours des vignes sur les coteaux de Bourgogne ou du Bordelais.


Note de l'auteur :

1 Le Maréchal ne prisait guère l'état d'esprit résumé par la poésie célèbre de l'Almanach des Postes :

« Ma femme tricote

sous le lustre, près du feu.

Moi, je lis un peu

et ma fille pianote…

Gardez‑nous ainsi, mon Dieu !

Et il répétait souvent : « Nos pères n'ont pas fondé l'empire en restant les pieds dans leurs pantoufles, au coin de leur foyer ! »


Note de Thayer :

a Summi Pontificatus (20 octobre 1939).


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Page mise à jour le 29 mars 21