URL courte pour cette page :
bit.ly/RSJDBC2


[ALT de l'image : Une grande partie de mon site vous sera inutile si vous naviguez sans les images !]
courrier : William Thayer [Link to an English help page]
English

[ALT dell' immagine: Cliccare qui per una pagina di aiuto in Italiano.]
Italiano

[Lien à des pages d'aide]
Aide
[Lien au niveau immédiatement supérieur]
Amont

[ALT de l'image : Lien à ma page d'accueil]
Accueil
précédent :

[ALT de l'image : lien à la page précédente]
Janv 1940

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

suivant :

[ALT de l'image : lien à la page suivante]
Mars 1940
 p177 

9 février

Au dernier comité secret un député (Fernand Robbe) a affirmé que nous n'avions pas plus de huit cents avions de première ligne. Le ministre de l'air, Guy La Chambre, a déclaré que nous possédions deux mille trois cents appareils — chiffre qui a raffermi la confiance de l'assemblée dans le ministère Daladier mais est contesté par beaucoup.1

11 février

Le Conseil Suprême du sept février, qui a été le plus long de tous ceux qui se sont tenus jusqu'ici, a été consacré, paraît‑il, en majeure partie à la Finlande. Chamberlain résiste depuis décembre à l'idée d'une intervention.  p178 Daladier, qui était à la fois freiné par le commandement et par l'Angleterre, n'a pu agir bien vite non plus, et l'opposition a trouvé là un moyen de le mettre en difficulté à la Chambre, mais cependant il en a fait, sur ce point, plus qu'on ne dit… Au fond, les députés sont surpris d'avoir confié au début de la guerre tant de pouvoir à un homme qui en a usé si timidement, et le malaise finlandais ne fait qu'aviver et préciser le malaise général causé par la baisse rapide et continuelle du prestige du président du conseil. Dire que des journalistes neutres ont imprimé pendant des semaines que la démocratie française était morte, et que Daladier était un dictateur de plus à ajouter sur la liste des Führer et des Duce !

Quand il règne un malaise à la Chambre, en temps de guerre, cela signifie qu'il va y avoir un comité secret. Et cela vient justement d'être décidé. Comme pendant l'autre guerre, le G. Q. G. a insisté auprès du gouvernement pour que très peu de secrets soient divulgués, car il est impossible de faire garder un secret à six cent dix-huit députés mariés pour la plupart, et pas à des femmes muettes. Reynaud dit qu'on ne peut même pas faire garder rigoureusement un secret à un conseil  p179 des ministres. Il paraît — ce qui est encore plus troublant — qu'un jour Herriot et Campinchi, à la Chambre, ont échangé quelques mots à voix basse dans un couloir sur une nouvelle tout à fait confidentielle, et que le lendemain la nouvelle était connue à Berlin.

Avant que la Chambre se réunît en séance secrète, Daladier a lu un document qui montre combien les Allemands continuent, malgré la guerre, de se tenir aux écoutes de la politique intérieure Française. On a trouvé sur un agent de la gestapo un « carnet de travail » très minutieusement établi où figuraient notamment les questions suivantes à poser, par priorité, à ceux qu'on interrogeait :

1. Combien de voix aura pour lui Daladier ?

2. Quels sont ses adversaires principaux, occultes ou connus ?

3. Quel est son successeur éventuel ?

Il est difficile de répondre, d'ailleurs, à ce questionnaire, car, depuis quelque temps, — et longtemps avant la guerre — les étiquettes des partis ne comptent plus autant qu'autrefois. Il y a surtout le parti de ceux qui veulent continuer la guerre avec énergie, et le parti… des autres, le parti des durs et le parti des mous.

 p180  La propagande nazie, dans les années qui ont précédé la guerre, a préparé cette grande information, elle a coupé chacun de nos partis en deux. Car, à droite comme à gauche, il y a des durs et des mous. Un journaliste américain est venu me demander ce matin la liste des partis ; il voulait se documenter avant d'envoyer quelques considérations sur l'issue du comité secret. Et il a eu la surprise, ouvrant un petit livre, de découvrir qu'il n'y a pas moins de dix-neuf partis dans la Chambre élue en 1936. Dédoublés par l'Allemagne, ces dix-neuf partis sont véritablement devenus trente‑huit fractions, et un Français lui‑même trouve la gamme un peu trop vaste. Les dix-neuf partis en question, dit l'ouvrage que j'ai sous les yeux, sont les suivants :

Parti Conservateur

Parti de l'Union républicaine démocratique

Parti de la Fédération républicaine

Parti Indépendant d'action populaire (Alsaciens-Lorrains)

Parti Indépendant d'action sociale

Parti Agraire indépendant

Parti Démocrate populaire

Parti Républicain de gauche (ceux qui en font parti, a‑t‑on dit, étant peut-être républicains, mais sûrement pas de gauche.)

 p181  Parti de l'Alliance démocratique

Parti Radical indépendant

Parti Radical-socialiste

Parti de l'Union socialiste républicaine

Parti de la Gauche indépendante

Parti Camille Pelletan (!)

Parti Frontiste

Parti de la Jeune République

Parti de l'Unité prolétarienne

Parti Socialiste, ou plus exactement Section Française de l'Internationale Ouvrière

Parti Communiste

Il y a aussi le parti de ceux qui n'appartiennent à aucun parti, ou bien quittent un groupe pour un autre groupe… Et le fait que les avocats et les intellectuels sont relativement les plus nombreux ne simplifie pas les choses.2

 p182  Encore ces groupes, malgré leur multiplicité, n'arrivent‑ils pas à représenter la moitié des électeurs, il s'en faut de beaucoup. En effet, il y a sur les douze millions de Français qui votent environ quinze pour cent d'abstentionnistes, soit dix-huit cent mille votants qui sont, par leur faute, comme s'ils n'existaient pas. Mais, d'autre part, et cette fois par la faute d'un système électoral arbitraire, les élus ne représentent que cinq millions et demi des voix, d'après les calculs qui ont été faits ; les voix des candidats battus, soit à peu près 4 millions sept cent mille voix, comptent pour zéro, puisqu'il n'y a pas chez nous de représentation proportionnelle, et si on les ajoute aux abstentionnistes, on a donc :

4.700.000 
1.800.000 
Soit : 6.500.000, c'est‑à‑dire plus de 54% des électeurs = 0.

Autrement dit, quand la Chambre siège, il n'y a que 46 Français sur cent qui sont représentés, d'après l'interprétation actuelle du système électoral. Et un gouvernement qui a la moitié plus une des voix de la Chambre possède sans doute la majorité au parlement,  p183 mais ne groupe, en réalité, autour de lui, que des élus représentant… 24% des Français.

On a essayé de changer le système, mais pour cela comme pour le reste, les réformes font peur, aussi bien à droite qu'à gauche. On craint superstitieusement de mettre en danger le régime en modifiant les choses à cet egard, et pour la même raison on refuse le droit de vote aux femmes.

13 février

Le général B., qui n'est pas très bien vu en haut lieu, parce qu'il s'est formé des idées non-conformistes sur bien des sujets, est persuadé qu'un choc se produira bientôt sur le front, et un choc extrêmement violent. « On verra alors des milliers de chars lancés les uns contre les autres, dit‑il, et deux heures de cette guerre‑là seront pires que deux jours à Verdun pendant l'autre guerre ». Il reconnaît que les chars de l'agresseur rencontreront sur leur voie ce qu'on appelle des obstacles passifs, qu'ils heurteront des mines, que ce ne sera pas pour eux une petite promenade d'agrément. Mais il ajoute : « Le soin de détruire ces obstacles incombera à dans détachements du génie dotés de moyens puissants et portant des explosifs d'une puissance considérable. Cependant, comme ces  p184 soldats du génie ne peuvent travailler sous les yeux des défenseurs des ouvrages, il faudra lancer d'énormes nuages artificiels. Le combat se déroulera donc ainsi :

1. L'aveuglement des occupants des ouvrages de la ligne Maginot par brouillard artificiel. A la faveur de ce brouillard, destruction par le génie des obstacles gênant l'avance des tanks de l'attaquant.

2. Les chars ayant avancé suffisamment tirent contre les casemates.

3. Et le génie, protégé par les chars qui se sont rapprochés, continue et achève la destruction des casemates par lancement de torpilles explosives. »

Plusieurs officiers, arrivant des premières lignes, déclarent que le moral est excellent lorsque les chefs tiennent tout à fait en main leurs hommes, et que le « matériel humain », comme disent les Allemands, est toujours capable, chez nous, des plus grandes choses. Ces officiers s'emportant contre cette idée de la « Drôle de guerre » qui règne à l'arrière et se répand à l'étranger, car la guerre est déjà quelque chose de sérieux pour des centaines de milliers d'hommes, et le fait qu'il n'y ait pas eu d'hécatombes n'y change rien. Paris (c'est‑à‑dire certaines personnes et certains propos  p185 qu'on n'entend qu'à Paris) cache une fois de plus non seulement l'armée mais la France, concluent‑ils. Car à l'arrière, dans les campagnes d'où les hommes sont partis, où l'on a réquisitionné les chevaux, et où des milliers et des milliers de refugiés sont arrivés, l'effort pour la guerre est grand. Mais au lieu d'insister sur les sacrifices déjà faits, et d'en demander davantage, et de susciter la volonté de faire encore de plus grands sacrifices, on essaie, la plupart du temps, (On, c'est‑à‑dire les chefs politiques) de rassurer l'opinion. Contre-sens psychologique total.

Les épreuves de certaines familles sont déjà cruelles, enfin, et l'on m'apprenait hier, par exemple, le cas du Dr. Bidou, qui n'a pas moins de huit fils aux armées, le dernier né, un étudiant, venant tout juste d'être mobilisé. Il y en a de tous les grades et pour tous les goûts, dans la famille Bidou : un caporal dans le génie, un infirmier, un fantassin de seconde classe, un radio-télégraphiste dans la ligne Maginot, un sergent dans les troupes coloniales, etc. Il existe un neuvième fils Bidou, mais qui n'est pas aux armées parce qu'un décret a maintenu sur place les missionnaires en Afrique.

Les deux officiers ont encore fait une remarque  p186 intéressante : ils estiment que l'annonce du voyage de M. Sumner Welles en Europe, avec tous les commentaires qu'il suscite et les espoirs extraordinaires qu'il fait naître, va probablement augmenter l'incertitude d'une grande partie de la population. Or, même en temps de guerre, les mouvements de l'opinion comptent beaucoup dans une démocratie comme la nôtre, nous demeurons vulnérables sur ce point‑là, tandis que l'effroyable contrainte imposée dans les dictatures rend les régimes autoritaires à peu près indifférents à ce qui se dit chez eux. Sir Roderick Jones m'a raconté un jour que recevant M. de Ribbentrop, il y a plusieurs années, en Angleterre, et apprenant de la bouche de celui‑ci ce que le représentant du IIIe Reich allait dire aux Anglais, il essaya de donner quelques conseils de prudence à son interlocuteur : « Mais c'est impossible de faire une telle déclaration, l'opinion britannique se cabrerait, etc. » comme il avait formulé cette objection à plusieurs reprises, M. de Ribbentrop lui dit, non sans agacement : « Ne savez‑vous donc pas que nous nous moquons complètement des réactions de l'opinion publique, chez nous comme chez les autres ? »

Il serait très important que le maniement  p187 de l'opinion publique fût chez nous soigneusement réglé, autrement dit il faudrait que le Commissariat à l'information eût d'autres pouvoirs que ceux que M. Daladier lui a donnés.

16 février

La France : Une nation qui pense beaucoup à l'art de vivre.

L'Allemagne : Une nation qui pense beaucoup à l'art de tuer.

17 février

Conduit quelques visiteurs américains chez M. Dautry, ministre de l'Armement. Ce petit homme infatigable en dépit de ses soixante ans a commencé par bûcher ferme dans la vie comme ingénieur des chemins de fer de l'Etat, et il attira l'attention pendant l'autre guerre par un miracle, construisant cent kilomètres de chemin de fer en 100 jours dans une zone exposée du front… Avec son manque d'éloquence, qui le distingue heureusement des politiciens, avec son regard inégal et ardent, Dautry donne l'impression de l'honnêteté et de la conviction. Je ne sais si c'est un organisateur, mais c'est sûrement un animateur. Ce qu'il dit sur le coût de la guerre fait rêver…

 p188  Un canon de 75 coûte 300.000 francs, l'équipement total d'un régiment d'artillerie représente cinquante millions de francs, un bataillon de tanks lourds vaut cent vingt millions de francs… Une salve de canon anti-aérien, et voilà quatre mille francs partis en fumée : la note, pour un tir de barrage de cinq minutes seulement sur un front d'un kilomètre, atteint 300.000 francs. Pendant une attaque qui dure une heure une division dépense pour cinq millions de francs de munitions…

Tel est le « train de vie » auquel l'Allemagne a finalement condamné l'Europe et le monde… Quand on songe aux misères qu'on aurait pu soulager avec les budgets de guerre des cinq dernières années, on désespère de la raison humaine. Cependant on a failli, à un moment, prendre la direction opposée, et la conférence du désarmement de 1932 fut une dernière tentative de bon sens. Mais l'Allemagne torpilla la conférence, bien que l'Angleterre (qui s'en est mordu les doigts depuis) eût déjà réduit au préalable ses armements (nous avions nous-mêmes limité à dix-huit mois, puis à un an, la durée du service militaire…). La course au réarmement a repris, nous nous y sommes lancés ensuite, mais  p189 trop tard pour empêcher l'Allemagne de déclencher la guerre… En politique il n'est pas vrai, depuis plusieurs années, que « le pire n'est pas toujours sûr » : Ce proverbe aurait besoin d'être corrigé.

18 février

Revu hier Paul Valéry : la guerre est pour ce grand poète une souffrance morale de chacun. « Le monde est fou, nous le savions déjà, murmure‑t‑il, mais ce que nous avons appris de façon décisive, maintenant, c'est qu'il est fou… de bêtise. »

20 février

« Enfin, croyez‑vous que votre pays va, oui ou non, gagner la guerre ? » Le correspondant américain qui me demandait cela marchait avec moi rue de Rivoli, et j'aperçus, collée à un panneau, l'affiche célèbre du jour : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » J'ai répondu à mon interlocuteur en lui montrant l'affiche optimiste, où l'on voit teintés en rose sur la carte du monde tous les pays contrôlés par l'Angleterre et par la France, et cela fait évidemment une assez belle tâche… Plus tard je me suis posé à nouveau la  p190 question : Gagnerons‑nous ?… Quand je dis, à des amis, que je crois la victoire certaine, je sens bien que je manque de l'élan qu'il faut pour assurer ces choses‑là ; en même temps la défaite me paraît inimaginable, et, sans doute, de très nombreux Français se débattent dans les mêmes contradictions… Il y a une phrase assez vague, mais assez terrible, qu'on répète beaucoup en ce moment et qui résume la confusion de nos pensées : « Nous vaincrons, mais nous aurons un été très difficile. »

Il est curieux de songer que les faits qui doivent fournir une réponse claire à la question : « Qui va gagner la guerre ? » nous sont connus, mais que d'autres faits, des milliers d'autres faits secondaires, encombrent notre cerveau… Nous sommes incapables d'isoler les éléments authentiques des autres. Un esprit vraiment clairvoyant ferait comme Jeanne d'Arc devant Charles VII déguisé, irait droit à l'inconnu, et dirait : « Voici le Roi. » Quel est le fait-roi de cette guerre ?

Comme je défendais l'affiche « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », un collègue m'a dit : « Vous raisonnez comme les Anglais, cette carte est très probante, en effet, si le temps est donné aux empires anglais et français de mobiliser leurs  p191 immenses ressources. Et l'on sait bien que le problème du fer et du pétrole se posera un jour d'une manière critique pour le IIIe Reich, mais pas avant quelque temps… Le temps est la grande inconnue de l'équation… Pour qui le temps travaille‑t‑il ? »

22 février

Paul Reynaud fait deux impressions contraires : il est impitoyablement lucide, il voit l'avenir de la France en noir, et, en même temps, il ne paraît pas abattu, il continue même à persifler, c'est à la fois Cassandre et Gavroche. J'ai deviné cela lorsque j'ai travaillé avec lui, quatre ans avant cette guerre, à un petit livre intitulé : « Jeunesse, quelle France veux‑tu ? ». Pour ceux qui commençaient à s'intéresser de plus en plus à la politique et qui essayaient, en dehors des vieilles formules, de trouver du nouveau, il existait peu d'hommes politiques dignes d'attention… Au parlement Paul Reynaud paraissait être celui qui avait l'esprit le plus net et le plus incisif, et la déformation politicienne n'affectait pas trop ses discours ; orateur froid et précis, il ne se gargarisait pas, comme les autres, de mots sonores et creux bons pour les  p192 réunions électorales de province. C'était donc une idée plausible d'aller poser un certain nombre de questions à Paul Reynaud et de lui demander d'y répondre assez longuement pour que l'on pût faire un petit volume de ses réponses.

Relisant par hasard cet ouvrage avant de le prêter à un journaliste neutre, je n'ai pu m'empêcher d'être étonné de la contradiction suivante : « Tu es moribonde, déclare en somme le docteur Reynaud à la République après l'avoir auscultée — mais tu t'en tireras. » Son esprit critique et son don de la formule amènent l'auteur à définir très clairement les graves maladies de la France, et donnent à penser au lecteur que, le patient étant à toute extrémité, ce n'est plus à la médecine mais à la chirurgie qu'il faudrait recourir. Or Reynaud se contente de parler seulement de réformes, mais de réformes tellement considérables, à vrai dire, qu'elles équivalent à une révolution. Évidemment, je le vois aujourd'hui plus clairement qu'autrefois à la lumière des événements, ce qui fait que la démonstration ne va pas jusqu'à ses dernières conséquences, c'est que l'auteur de la démonstration est un parlementaire, un parlementaire ambitieux, qui pense légèrement : « Les choses  p193 changeraient entièrement si j'étais président du conseil. »

Un autre représentant du régime, Georges Mandel, m'a exposé un jour la même théorie : « Il ne nous manque que des chefs. Quand un président du conseil possède une certaine poigne, il dure, car le parlement ne peut empêcher de gouverner les chefs de gouvernement qui sont vraiment des chefs… » etc. Et Mandel, comme Reynaud, citait les rares ministères qui ont duré plus de deux ans, ceux de M. Clemenceau et de M. Poincaré, phénomènes de longévité du régime.

Les ministères prolongés ne sont d'ailleurs possibles en France que lorsque l'on côtoie la catastrophe : Clemenceau est resté au pouvoir parce que la guerre semblait presque perdue, et M. Poincaré est demeuré le temps de ranimer le pauvre petit franc, qui avait failli se noyer.

Cette question des institutions et des hommes n'est pas aussi simple à trancher que le pensent Reynaud et Mandel… Il serait faux de croire qu'il y a un régime bon dans l'absolu, mais également erroné de ne pas comprendre que lorsque le pouvoir législatif est devenu exorbitant, comme chez nous, le pouvoir exécutif  p194 garde peu de chances de reprendre sa force.

Reynaud habitait Faubourg Saint-Honoré lorsque fut fait ce petit livre, et d'innombrables têtes de Bouddha semblaient écouter avec une parfaite indifférence les sombres réflexions que l'on faisait dans son bureau sur la politique française… Il y avait beaucoup de livres sur les rayons de la bibliothèque, parce que Reynaud a lu pas mal, du moins dans sa jeunesse, et aussi des estampes japonaises aux murs. La rapidité avec laquelle Reynaud jette une idée sur le papier, la développe et met ensuite son texte au point, est remarquable. Cette facilité de travail avait, d'ailleurs, frappé Lyautey qui opérait encore plus vite, et dont la main, quand il écrivait, ne pouvait jamais suivre assez vite la pensée… Après avoir fini un paragraphe, Reynaud appelait parfois un de ses collaborateurs, un de ceux qu'il appelait « les cerveaux de rechange », et lui demandait son avis.

Pour les questions militaires plusieurs « cerveaux de rechange » l'aidaient, notamment le commandant de Gaulle. Les questions que j'avais posées à ce sujet à Reynaud étaient très simples, comme peuvent l'être celles de quelqu'un qui possède sur ces problèmes techniques  p195 les lumières restreintes du Français moyen… Reynaud avait donc reçu de moi une simple feuille sur laquelle étaient crayonnés plusieurs mots suivis chacun d'un point d'interrogation : « Motorisation de l'armée ? » « Fortifications ? » etc… Mots qui, en 1936, ne nous empêchaient pas de dormir. Voici un passage de la réponse de Reynaud que j'avais oublié :

« Il faut créer une armée de choc ayant une vitesse foudroyante et une formidable puissance de feu. Les chars d'assaut modernes, cuirassés terrestres, font 40 kilomètres à l'heure en rase campagne. Le corps de manœuvre spécialisé, dont mon contre-projet du 31 mars 1935 demandait la création, aurait eu une puissance de feu double de celle de toute l'armée française de 1914. Un ouragan qui passe.

« On entend parfois parler encore de levée en masse. Ceux qui parlent ainsi retardent. La levée en masse, c'était très bien quand nous avions la masse. Au temps des guerres de la Révolution, la France était aussi peuplée que toutes les Allemagnes et l'Angleterre réunies.

« Dans une armée moderne, comme dans l'industrie, l'homme doit être adapté à la machine. Le grand fait nouveau de la prochaine  p196 guerre, ce sera le moteur à explosion.

« Jouons donc la carte de la qualité. Jouons‑la hardiment. Ce qui limite la puissance d'une marine, ce n'est pas le nombre d'hommes, c'est le nombre de bateaux. Ce qui limite la puissance d'une aviation, c'est le nombre des avions. Ce qui limitera, dans l'avenir, la puissance d'une armée de terre, ce ne sera pas le nombre d'hommes, ce sera le nombre et la puissance de ses engins de guerre.

« Avoir un système militaire qui bloque nos forces à l'intérieur de nos frontières, ce n'est pas seulement nous rendre incapables de remplir nos engagements internationaux et de faire jouer, au profit des autres, la sécurité collective dont nous comptons que nous serons les bénéficiaires au jour du péril, c'est commettre une erreur fondamentale de conception.

« Nos organisations du nord‑est sont très fortes, mais ce serait une erreur de les considérer comme certainement infranchissables. N'oublions pas que les forteresses russes, belges et françaises ont été prises pendant la dernière guerre sans avoir été détruites, en raison de l'ébranlement moral des garnisons soumises à la redoutable épreuve du siège. Il paraît vraisemblable que l'armée allemande, précédée de  p197 ses puissants chars de rupture, déferlera par la Hollande sur la Belgique où il faut espérer ardemment que le canal Albert, qui va d'Anvers à Liége, sera assez puissamment fortifié et tenu pour l'arrêter. Faute de quoi, elle prendrait comme direction notre frontière du nord, large de 350 kilomètres.

« Il est donc nécessaire, pour notre propre défense nationale, que nous ayons une armée de choc capable de se porter, d'un bond, au secours de l'armée belge et de repousser victorieusement l'armée des envahisseurs qui tenteraient une agression brusquée. »

24 février

Un journaliste anglais décrit dans son article un combat d'avions qui s'est déroulé par un beau clair de lune, il raconte qu'à un moment il a vu le Spitfire se lancer à la poursuite de l'avion allemand, le perdre, le retrouver, le reperdre encore et, finalement, dit‑il, « l'avion anglais rejoignit l'ennemi et le mitrailla entre Orion et la Pléiade. » Le censeur britannique a supprimé « entre Orion et la Pléiade », pensant que c'était une indication de lieu.

Nos censeurs ne sont pas inférieurs, cependant, à leurs collègues anglais. Un journaliste  p198 de province a voulu publier l'autre jour un innocent article sur le prestige de certains types étrangers dans la littérature française. « Ce fut, dit‑il, au dix‑septième siècle le Caballero castillan qui servit de modèle au Cid de Corneille ; au dix‑huitième siècle l'Anglais fut mis de façon exagérée à la mode par Voltaire », etc. Le paragraphe entier a été supprimé par le censeur, comme susceptible de nous attirer des ennuis de la part de l'Espagne et de la Grande-Bretagne.

Ce qui est moins drôle c'est qu'un débat vient d'avoir lieu sur la censure et l'information à la Chambre, débat où tous les défauts du système en cours ont été signalés avec une précision admirable, — mais aucune suite n'a été donnée à ces discours. Cela montre bien que le mécanisme est faussé : Tout pour la délibération, rien pour l'exécution. Et cela malgré la guerre. Aux applaudissements unanimes de l'assemblée il a été constaté que la radio est coupée en quatre, que le principal de l'information échappe à l'information, qu'il n'y a pas d'autorité unique, que nos dépêches et nos journaux sont retardés dans leur transmission et toujours battus de vitesse dans les capitales étrangères,​a que la France fait le blocus de ses propres nouvelles, qu'aux Etats-Unis,  p199 en décembre 1939, sur cent lignes consacrées à l'étranger il y en avait 31 sur l'Allemagne, 22 sur l'Angleterre, 13 sur la Finlande, 10 sur la Russie, sept sur l'Italie, six sur le Japon,… et cinq sur la France, que les photos françaises se voient supplantées par les photos allemandes… etc… Après quoi les choses continuent comme auparavant. « L'autorité gouvernementale a fait défaut, » a pourtant constaté M. Léon Blum en personne.

Car la meilleure démonstration de la séance a été faite par M. Léon Blum. Son discours disait beaucoup plus qu'il n'en avait l'air et l'orateur, sans même s'en rendre entièrement compte, n'a fait qu'un long plaidoyer pour… le renforcement de l'exécutif. Que le chef de l'opposition, le chef du parti socialiste, et quelqu'un, pour tout dire, qui porte plus loin que quiconque le scrupule parlementaire, ait parlé comme ceux qui exigent un Etat renforcé, c'est significatif. Si l'on n'avait su qui se trouvait à la tribune, on n'aurait jamais cru que c'était l'ancien chef du front populaire qui déclarait ceci : « Que la direction soit ce qu'elle voudra, cela m'importe infiniment peu, mais qu'il y ait une direction réelle. » Ou, à propos de la radio : « Un homme ou une direction tout court viendrait  p200 à bout de cette tâche et sans trop de peine. » Ce thème de la concentration nécessaire de l'autorité semble obséder l'orateur, qui ne craint pas de se répéter : « Quant à l'ensemble propagande-information-radio, il forme un tout nécessairement indissoluble, il faut la soumettre à une direction, à une impulsion, à une inspiration unique. » En on a entendu le chef de la Section Française de l'Internationale Ouvrière reconnaître, en passant, que les services du docteur Goebbels étaient « montés avec une minutie, une perfection admirable et sans exemple. »

Bref, à gauche (Blum) comme à droite, comme au centre (Reynaud), des avis s'expriment qui concordent et finissent par confirmer certaines remarques que fit Tardieu lorsqu'il décida de quitter le parlement. Le diagnostic est la même. D'où vient, alors, qu'il est impossible d'administrer au malade les remèdes qui le sauveraient ?

Le drame de notre génération est là : Nous avons vu petit à petit, dans notre pays, l'idée de démocratie et l'idée de rendement divorcer complètement.

Avec une démocratie sans rendement, nous allons à notre perte. Et où irions‑nous sinon au reniement de nous-mêmes avec un rendement  p201 qui nous condamnerait à supprimer les principes de liberté qui sont absolument indispensables à l'épanouissement de tant de nos qualités ?

Ce dilemme est‑il inévitable ? Chaque fois que, dans les dernières années, des orateurs ont posé grossièrement des dilemmes en politique (« Beurre ou Canons », « Autorité ou décadence », « Faisons l'Europe ou l'Allemagne la fera »… etc.) beaucoup ont protesté avec force. Or, maintenant, on ne peut s'empêcher de croire que certaines alternatives brutales nous sont imposées, que nous n'avons désormais à choisir qu'entre une vie beaucoup plus dure que celle que nous avons jamais connue, ou la mort.

Il est certain que nous ne viendrons pas à bout du nazisme si la guerre se poursuit dans le climat actuel, si nous croyons pouvoir garder pendant le combat nos commodités matérielles, et aussi nos libertés de luxe, nos idées de luxe. Il n'y a pas de raison que la démocratie ne progresse indéfiniment, ne rapproche de plus en plus le citoyen du bien-être physique et moral, et de la paix qui est la condition première de tout cela, dans un monde où n'existent pas les dictatures. De même qu'il n'y a pas de raison que vous ne gagniez si vous  p202 jouez de mieux en mieux au bridge. Mais dès que s'assoit en face de vous un partenaire qui triche, la partie n'est plus possible. Il faut, alors, ou que vous trichiez vous‑même, et vous vous déshonorez, ou que vous flanquiez à la porte le joueur malhonnête, et alors la partie est interrompue : dans les deux cas, le jeu n'est plus le même. Dans nos pays démocratiques, le jeu des institutions ne peut plus être le même, non plus, depuis que l'adversaire nazi ne respecte aucune règle du jeu… Nous avons répugné à jeter les cartes sur la table et à corriger le tricheur, et nous avons cru que la partie pouvait continuer à chances égales contre un adversaire qui a truqué ses atouts…

Le malheur de notre génération aura été d'avoir compris l'obligation de ce choix sans précédent, et d'avoir vu les chefs du pays éluder le choix par manque de courage. Certes, si nous avions, il y a quelques années, mis la démocratie en temps de paix sur le pied de guerre, comme l'aurait fait le « Comité de salut public » de la Révolution française pour parer au danger, nous aurions dû suspendre quelquesunes de nos précieuses libertés et renoncer à bien des agréments de l'existence. Et en agissant ainsi, nous aurions assurément couru un risque malgré tout, le  p203 risque de ne jamais retrouver tout ce à quoi nous aurions renoncer. Mais qui ne risque rien ne garde rien.

A cette conclusion beaucoup de Français ne sont venus que lentement, et bien à contrecœur. Les autres pressentent qu'il y a une vérité nouvelle à découvrir, mais que cette vérité a un visage peu agréable à considérer, et ils se détournent… C'est pour aider certains Français à regarder en face certains faits déplaisants que parut « Jeunesse, quelle France veux‑tu ? »3

*

* *

Paul Reynaud : « Notre tâche est de faire co‑exister avec l'individualisme l'état d'âme collectif nécessaire au salut d'un Etat menacé. La France est la gardienne des valeurs individuelles. C'est précisément parce que notre formule d'individualisme est en péril qu'il faut rejeter cette mystique de jouissance individuelle  p204 exaspérée de l'après-guerre. C'était une perversion de l'individualisme…

Curiosus : A quelle tâche appelez‑vous donc les jeunes ?

Paul Reynaud : … Aux grands problèmes que nous devons résoudre si nous voulons survivre. C'est l'Europe en péril dans le monde, c'est la France en péril en Europe… Aucun parti n'a su faire l'effort de rénovation nécessaire en face de ces problèmes nouveaux.

Curiosus : En somme, c'est la bourgeoisie que vous mettez en cause, puisque les dirigeants de tous les partis sont des bourgeois ?

Paul Reynaud : Il y a, dans chaque classe sociale, comme dans chaque formation politique, les partisans de l'immobilité et les partisans du mouvement. Hélas, du fait de la faible proportion des jeunes, les premiers dominent ! Ils ont peur de la pensée, dans ce pays où elle a brillé d'un tel éclat. Aussi redoutent‑ils son dynamisme et dressent‑ils un barrage contre tout ce qui n'est pas conformiste. Ce que l'on peut dire, c'est que la bourgeoisie française, qui a donné les Voltaire, les Condorcet et les Lavoisier, qui a mené le train en Europe, apparaît, aujourd'hui, comme hésitante et désorientée. Elle a l'air d'être à la suite dans le monde d'aujourd'hui. C'est hors  p205 de nos frontières qu'elle va se ravitailler en idées politiques. Autrefois c'était l'étranger qui venait nous piller. Elle apparaît comme marchant à sa perte, telle la noblesse de l'ancien régime à la veille de la Révolution. La noblesse, du moins, gardait le sourire, tandis que la bourgeoisie a l'air de suivre son propre enterrement.

Curiosus : Il y a donc une carence de la bourgeoisie en face de la crise du régime ?

Paul Reynaud : Oui. Le régime parlementaire est son régime. C'est grâce à lui qu'elle est au pouvoir depuis un siècle. Or, que voyons‑nous ? La crise économique et le péril extérieur exigent‑ils que l'Etat ait des mouvements plus rapides et plus puissants ? Oui, mais au lieu de lutter pour sauver ce régime en l'adaptant, elle ne sait que le dénigrer. Certains déclarent même qu'il faut l'abattre, sans oser, d'ailleurs, prononcer le mot de coup d'Etat et sans avoir pris la peine d'écrire, en noir sur blanc, ce qu'ils proposent de mettre à la place…

Curiosus : Vous connaissez les aspirations des jeunes. Vous savez qu'ils ont soif d'un renouveau politique…

Paul Reynaud : Ce serait commettre une erreur fondamentale que de croire que notre jeunesse pourrait se donner comme idéal  p206 permanent le défilé en colonnes par quatre comme la jeunesse allemande. L'individualisme est le trait de notre civilisation. C'est lui qui a fait sa grandeur et son rayonnement dans le monde. La jeunesse de notre pays n'a jamais toléré le joug de la servitude et les surveillance policières qui l'accompagnent…

Curiosus : Vous convenez, cependant, que la vie politique, telle que nous la pratiquons, ne donne pas satisfaction au besoin de servir de la jeunesse ?

Paul Reynaud : Oui, j'en conviens, mais pourquoi ? Parce que l'on a ravalé la vie publique à de misérables questions de personnes, parce que l'on ne ravitaille pas la jeunesse en idées, parce qu'on ne la met pas face à face avec les grands problèmes à résoudre pour ne pas mourir…

Curiosus : Mais, pour accomplir ces grandes tâches, l'Etat ne doit‑il pas, d'abord, être réformé ?

Paul Reynaud : J'en suis d'accord… Au surplus, je ne crois pas à la vertu magique des régimes. Nous les avons tous expérimentés. Nous ne pourrons garder notre équilibre qu'en conservant notre idéal de liberté, quitte à nous imposer à nous-mêmes les disciplines nécessaires.

 p207  Curiosus : Vous êtes donc d'avis qu'il vaut mieux adapter le régime que le renverser ?

Paul Reynaud : Oui…

Curiosus : Vous voulez donc modifier le régime actuel. Sur quels points ?

Paul Reynaud : Je veux, d'abord, que les députés n'aient plus l'initiative des dépenses ; faute de quoi, les finances publiques sont appelées à sombrer périodiquement… On n'empêchera évidemment pas les députés de peser sur le gouvernement pour qu'il se livre à des dépenses démagogiques. Et ici, il faut d'ailleurs mettre en cause les électeurs qui réclament, dans l'abstrait, une bonne gestion des finances publiques, mais qui, par catégories, sont prêts aux pires violences pour s'y opposer. Quand un député vote une économie, il s'attire peut-être la reconnaissance tempérée et passagère de ses électeurs, mais il provoque l'hostilité tenace et vigilante de ceux d'entre eux qui sont atteints par son vote…

Curiosus : Quelles autres réformes souhaitez‑vous encore ?

Paul Reynaud : Il faut donner au gouvernement le droit de dissoudre la Chambre de sa propre autorité. Ainsi sera rétabli l'équilibre entre un pouvoir législatif trop fort et un pouvoir exécutif trop faible. Enfin, les pouvoirs  p208 dictatoriaux nécessités soit par la crise économique, soit par la crise extérieure, dans des circonstances exceptionnelles, seront exercés par décrets-lois, grâce aux pleins pouvoirs accordés au gouvernement par le Parlement. Ainsi la république romaine accordait les pleins pouvoirs pour les temps difficiles, et puis le régime reprenait son cours normal.

Curiosus : Y a‑t‑il aussi carence de la bourgeoisie en face de la crise de sécurité ?

Paul Reynaud : Oui. Les gens de gauche sont unanimes à vouloir la sécurité collective, mais non à voter les crédits militaires. Les gens de droite sont unanimes à voter les crédits militaires, mais non à vouloir la sécurité collective sans laquelle c'est l'isolement, c'est‑à‑dire un péril que les crédits militaires ne suffisent pas à conjurer. D'ailleurs, la conception même de notre armée…

Curiosus : Carence, là aussi ?

Paul Reynaud : Retard en tout cas, redoutable retard. Croyez‑vous que l'armée allemande aurait occupé la rive gauche du Rhin si nous avions eu l'armée de choc nécessaire dont je réclamais, il y a un an, la création dans un contre-projet précis ? M. Hitler sait que nous n'avons qu'une armée défensive, lente à se rassembler. Nous en sommes  p209 restés à l'armée de 1927, conçue au temps où l'Allemagne de Stresemann allait frapper à la porte de la Société des Nations…

Curiosus : Qu'a‑t‑on objecté à votre contre-projet ?

Paul Reynaud : On m'a dit : « Ne nous bousculez pas. Ne troublons pas l'armée par de grands changements. » Et cela au moment où, d'ailleurs, en Allemagne, en Russie, on se lançait hardiment dans des changements gigantesques ! Cette fausse prudence s'est révélée la pire des imprudences.

Curiosus : La France est‑elle en état de jouer son rôle dans l'organisation nouvelle de la paix ?

Paul Reynaud : Non, parce qu'elle n'a pas l'instrument de sa politique. Elle a conservé l'armée défensive créée par la loi de 1927 qui lui assigne le triple but :

1. D'assurer l'instruction militaire des citoyens.
2. De protéger le territoire de la métropole.
3. D'assure la défense de la France d'outremer.

C'est donc une armée purement défensive.

Curiosus : Comment remédier à cette situation ?

 p210  Paul Reynaud : En créant une armée de choc ayant une vitesse foudroyante et une formidable puissance de feu.

Vous savez qu'un corps motorisé est un corps porté par des automobiles sur routes et qu'un corps mécanisé est celui qui est muni d'engins aptes à circuler sur tous les terrains. Or, de même qu'un avion couvre, en une heure, la distance qui ne pouvait être parcourue, il y a vingt‑cinq ans, qu'en 20 jours de marche, de même une armée mécanisée passant une frontière à l'improviste peut pénétrer à quarante lieues dans le pays ennemi si elle arrive à surmonter les obstacles qu'elle trouve sur sa route.

Et nous en sommes encore à la conception de l'armée à l'échelle de notre territoire !

Nous sommes d'autant plus contraints à avoir une armée de choc que, du fait des progrès constants de la technique, l'agresseur est singulièrement favorisé, parce qu'il peut choisir le moment où il a une supériorité technique sur son adversaire qui avait, peut-être, l'année précédente, une supériorité technique sur lui.

C'est la rapidité de notre riposte éventuelle que peut faire, d'ailleurs, hésiter l'agresseur. Car la lenteur, c'est la guerre.

 p211  Curiosus : Quelles seraient les caractéristiques de cette armée de choc ?

Paul Reynaud : Mon contre-projet de mars 1935 prévoyait un effectif d'une centaine de mille hommes dont les éléments indigènes formeraient le cinquième. Ce corps serait composé de six divisions de ligne et d'une division légère, toutes motorisées.

Curiosus : Ce serait, en somme, une armée de métier ?

Paul Reynaud : Oui, pour les mêmes raisons que l'aviation et, dans une très large mesure, la marine. Si la machine exige la personnalisation dans l'industrie, à plus forte raison l'exige‑t‑elle dans l'armée, en raison des conditions imprévues dans lesquelles ceux qui la servent sont appelés à l'utiliser. Cette armée de choc serait la meilleure des écoles pour former les cadres qui ne peuvent s'exercer, aujourd'hui, que dans des unités en transformation perpétuelle. Or, le rôle des cadres serait plus important que jamais dans une guerre où les combattants opéreraient par petits groupes répartis sur le terrain autour des armées collectives.

Curiosus : Le projet de créer une armée de métier, une « garde prétorienne », ne soulève‑t‑il pas une objection d'ordre politique ?

 p212  Paul Reynaud : L'armée la plus démocratique est celle qui est la plus propre à éviter la guerre.

Curiosus : La création de ce corps de manœuvre spécialisé n'entraînerait-elle pas à des dépenses considérables ?

Paul Reynaud : En ce qui concerne le matériel, cette dépense a été de toutes façons prévue.

Curiosus : Votre projet a pourtant été écarté ?

Paul Reynaud : Oui, en France. Mais il a été silencieusement réalisé par l'Allemagne.

Curiosus : Cette leçon nous profitera‑t‑elle ?

Paul Reynaud : Rien ne permet de le penser pour l'instant. Nous n'avons qu'un nombre dérisoire de chars modernes. Quant aux quatre mille vieux chars de la guerre, ils ont un blindage inopérant ; si vous ajoutez à ce tableau que le nouveau 77 allemand porte à quatorze kilomètres, tandis que notre 75 porte à dix ou onze, que le nouveau 105 allemand porte à dix-sept kilomètres tandis que le nôtre porte à treize, et que les mêmes différences de portée existent pour l'artillerie lourde, peut-être les jeunes penseront‑ils comme moi qu'il est urgent de remplacer les  p213 discours patriotiques par un effort cérébral appliqué au problème de notre défense.

Curiosus : Pour cela comme pour le reste c'est en somme un changement de l'état d'âme de la nation que vous réclamez ?

Paul Reynaud : Exactement. »


Notes de l'auteur :

1 On a dit ensuite que des avions avaient été payés à l'avance, et qu'on les avait fait figurer dans les statistiques.

[decorative delimiter]

2 Le classement professionnel des membres de la dernière Chambre française s'établissait ainsi :

Avocats 124
Journalistes, hommes de lettres, professeurs 121
Ouvriers, employés, artisans 83
Industriels 49
Commerçants 45
Agriculteurs 42
Propriétaires 42
Médecins 33
Fonctionnaires 30
Divers 49
618
[decorative delimiter]

3 Pour bien marquer que la personnalité du questionneur ne comptait pas en l'occurrence, « Curiosus » fut mon nom d'emprunt : Curiosus, c'était le Français moyen qui interrogeait Reynaud sur les problèmes du jour en 1936. Il est curieux de constater que Reynaud décrit exactement dans « Jeunesse, quelle France veux‑tu ? » quelquesunes des causes de la catastrophe de 1940. D'où l'intérêt rétrospectif du dialogue suivant, ou Cassandre-Reynaud parle sans savoir qu'il sera le dernier acteur de la tragédie entrevue.


Note de Thayer :

a Voir Morize, France Eté 1940, p30.


[ALT de l'image : HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 29 mars 21