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Déc 1939

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

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Fév 1940
 p158 

19º janvier

La difficulté de se procurer du café fait, à nouveau, le sujet des conversations, sans doute, parce qu'il n'y a pas d'événements dignes de captiver plus fortement l'intérêt… Il n'y a rien d'important, en effet, à signaler sur notre front, et la masse du public est maintenant si habituée à cette guerre qui essaie de se faire prendre pour la paix qu'elle se remet à « rouspéter » comme en temps de paix… En septembre on s'attendait à une guerre d'apocalypse et l'on était prêt à y faire face. Et puis, rien n'étant arrivé, on grogne parce qu'il n'y a pas autant de café qu'on le voudrait. Le canon n'a pas parlé haut comme on le craignait et tout anéanti, — alors on retrouve les pensées et les récriminations de l'âge révolu, l'âge du beurre, qu'on croyait mort et qui se survit… Tant et si bien que le gouvernement a dû publier un communiqué pour demander qu'on cesse de constituer des stocks de café et pour annoncer que dans quinze jours l'approvisionnement serait à nouveau normal.

Dans la presse le fait-divers paraît tout prêt, du moins dans les journaux populaires, à sauter à nouveau en première page et à y prendre la meilleure place. Le directeur d'un  p159 quotidien du soir à gros tirage envoie un de ses collaborateurs en Amérique afin d'en ramener des articles qui, dit‑il, « nous changent un peu de la guerre. » Un rédacteur en chef, recevant un soir le communiqué qui disait simplement : « Quelques engagements locaux sans importance. Temps brumeux et pluvieux sur l'ensemble du front », a soupiré : « Comment voulez‑vous qu'on intéresse les lecteurs avec des communiqués de guerre qui ressemblent à des bulletins météorologiques ? Si cela continue, cette guerre finira en quatrième page des journaux… »

On imprime, pour « réconforter » les populations qui attendent toujours quelque chose qui n'arrive pas, que… les champs de courses ouvriront à nouveau le 18 février. D'autre part le haut-commandement, faute de pouvoir publier quelque chose de plus sérieux, fait passer dans les journaux le détail de la ration alimentaire quotidienne de base du soldat. La voici :

Pour l'arrière :

pain 0 klg. 600
légume 0 klg. 060
sucre 0,032
sel 0,020º
 p160  Café 0,024
lard 0,030
viande 0,350
vin un demi litre

Pour le front :

pain 0,600
légumes 0,100
sucre 0,048
sel 0,020
café 0,036
lard 0,030
viande 0,400
vin trois quarts de litre

Sans compter du tabac, du savon, etc.

Bref on fait tout pour persuader aux militaires, comme aux civils, que la « bonne vie » (ou ce qu'il en reste) n'est pas tout à fait morte.

Cependant les rumeurs de toutes sortes circulent, chacun croit savoir quelle forme précise et imprévue prendra le grand plan d'Hitler, ou ce qu'il faudrait faire pour sauver tout de suite les Finlandais… Parfois il y a un détail exact dans ces fables pleines de fantaisie qui passent de bouche en bouche, ou bien on plaide le faux pour savoir le vrai… Un visiteur, l'air soucieux, est entré dans mon bureau hier matin et m'a dit :

 p161  — Alors, vous savez ce qu'on dit ?

— Non, ai‑je répondu, qu'est‑ce qu'on dit ?

— Mais je ne le sais pas, je vous le demande !

15º janvier

« Pas besoin de lire en entier Mein Kampf » déclare un spécialiste des questions allemandes au commissariat à l'information, « car ce gros bouquin indigeste, que chacun cite et que personne n'a fini jusqu'au bout, se trouve résumé pour nous par anticipation en un seul vers de Victor Hugo :

« Europe, dit Berlin, ris ! La France n'est plus… »

21 janvier

Nouvelle alerte : La Belgique et la Hollande devaient être envahies, mais nous avons été renseignés rapidement, et des mouvements de troupe considérables ont eu lieu aussitôt tout le long de notre frontière du nord. Les Allemands ne s'attendaient pas à des déplacements aussi rapides, et c'est peut-être pour cela qu'ils ont annulé au dernier moment l'ordre d'invasion. Certains disent : « Nouvelle manœuvre de la guerre des nerfs. » Mais ce n'est pas vraisemblable, étant donnée l'importance  p162 des effectifs allemands massés et du matériel réuni.

Le plan du général commandant en chef est d'entrer en Belgique dès que les Allemands auront envahi nos voisins. Il n'est donc pas question de rester sur nos positions fortifiées comme on l'avait dit tout d'abord, attitude qui eût été plus conforme, d'ailleurs, à l'idée générale de Gamelin qui est de s'en tenir à une guerre de positions pour l'instant (c'est pour cela que le commandement a fait la sourde oreille quand il s'est agi d'attaquer la ligne Siegfried pour aider la Pologne, ou d'envisager une « mise au pas » militaire de l'Italie en septembre, ou de préparer des opérations importantes en orient comme le préconise le général Weygand, etc.)

Tous ces jours‑ci on a pu croire que notre armée entrerait en Belgique, et certains nous voyaient déjà prenant les devants, et débouchant en Allemagne en contournant l'extrémité de la ligne Siegfried… Le président du conseil accueillerait avec beaucoup de soulagement une décision qui le mettrait devant un fait accompli réussi… En tout cas, si le généralissime Français abandonne la « Sitzkrieg » pour la guerre de mouvement quand les Allemands auront violé la neutralité des Pays  p163 bas, il prendra une décision qui sera agréable à l'armée, qui ronge son frein.

23 janvier

Les Belges ont opposé un nouveau refus à la demande qu'on leur a faite, pendant cette dernière alerte, de s'entendre avec notre état-major sur les mesures éventuelles à prendre pour le salut commun. Aussi plusieurs articles, épargnés à dessein par la censure, paraissent‑ils en ce moment sur le « conseil » de hautes autorités militaires. On y insinue que le canal Albert constitue une position d'une certaine valeur mais qui ne saurait résister très longtemps, et que cette ligne fortifiée artificielle n'a été élevée qu'à la suite du refus opposé depuis plusieurs années par la Hollande à tout projet de défense militaire commune hollando-belge… Car les Belges ont demandé, en somme, à la Hollande la coopération que nous avons nous-même sollicitée d'eux, et ils ont essuyé le même genre de refus… « Chacun pour soi, » tel est le grand principe de la politique diplomatique et de la politique militaire des voisins de l'Allemagne, c'est‑à‑dire de ses victimes éventuelles. A vrai dire ce principe est tellement borné qu'il ne pourrait  p164 être adopté pour lui‑même, quelle que soit la propension des peuples et des gouvernements à suivre le parti le plus bête, s'il n'y avait un autre motif, inavouable celui‑là : chacun des voisins, ou des victimes possibles, tremble secrètement. La stricte conception de neutralité qui prévaut actuellement n'est, au fond, que le résultat de la frousse extrême qu'inspire l'Allemagne depuis qu'elle s'est réarmée… Au fond c'est comme si les neutres disaient à la France et à l'Angleterre : « Messieurs les gendarmes, nos sympathies sont avec vous, mais le bandit est devenu, nous le craignons, mieux armé, plus fort et plus résolu que vous. Excusez‑nous donc si nous faisons ce qu'il nous demande, si nous refusons de nous grouper entre neutres, et de nous unir ensuite avec vous. » Le chantage et la peur sont redevenues de grandes réalités de la politique internationale, elles donnent la clef d'à peu près tous les événements qui se sont passés en Europe depuis 1933…

Ce n'est pas une nouveauté. Mais depuis 1919 on nous avait donné à croire que certaines pratiques n'étaient plus admises dans la politique internationale. Comme entre individus on se fait un procès plutôt que de s'attaquer l'un l'autre à main armée, nous en avions conclu  p165 que l'homme s'était amélioré et que le progrès s'était acquis une fois pour toutes.

Mais l'ordre existe entre individus, dans la société, parce qu'on a réussi à instituer cette chose qui s'appelle la police. Si les gendarmes, cependant, n'étaient pas là, l'ordre, chose artificielle, cesserait bien vite, et le naturel, c'est‑à‑dire le désordre, reviendrait au galop. Je ne me rappelle plus qui a dit que la décence et la sécurité existaient dans les grandes villes parce qu'on avait passé un uniforme bleu à certains habitants appelés sergents de ville, mais qu'on n'a qu'à voir l'expression muette et rageuse de bien des visages pour sentir tout ce qui est refoulé par la Loi. « Et si les regards pouvaient donner la vie ou la mort les rues seraient pleines d'hommes assassinés et de femmes enceintes… »

Dans les rapports entre nations il n'y a jamais eu de police internationale pour maintenir la tranquillité. La paix n'est donc que le résultat de forces qui s'équilibrent, et ces forces varient sans cesse, et chaque jour tout est remis en question.… Les individus ne vivent plus dangereusement, ou aussi dangereusement qu'au Moyen Age, par exemple, mais les peuples ont toujours vécu et continuent de vivre dangereusement. Et ce qui peut leur arriver  p166 de plus redoutable, dans un certain sens, c'est d'être heureux, car ils oublient dans le bonheur qu'une épée de Damoclès reste suspendue, plus ou moins haut, mais en permanence, au‑dessus de leur tête. La démocratie, en multipliant les chances de bonheur individuel, est le régime qui expose le plus gravement le peuple à la sous-estimation du danger… Elle ne maintient pas les citoyens en état de tension ou d'alerte constante (ce serait contraire à son idéologie), mais les fait vivre au contraire dans un climat psychologique tempéré. A mesure que l'homme s'élève dans l'échelle de la civilisation, il est comme un animal qui perd certaines de ses armes naturelles parce que celles‑ci — les armes de combat — qui étaient indispensables à l'origine de la race n'ont plus d'utilité : Il abandonne tour à tour ses griffes, ses crocs…

Quand on voit nos ministres français mal ficelés dans leur veston, souriants, spirituels (en mettant les choses au mieux), plus ou moins trafiqueurs, mais incapables d'organiser l'égorgement en grand dans le style « purge allemande » de juin 1934 ou « super-purge russe » de 1938 — on a l'impression très nette d'avoir sous les yeux un animal de fin de série…

 p167  30º janvier

Il y a deux semaines M. Daladier s'est fracturé le cou de pied après une promenade à cheval, près de Rambouillet. On a annoncé la chose dans la presse⁠a sans dire qu'une promenade à cheval avait causé l'accident, car monter à cheval ne fait pas partie des choses permises à un président du conseil Français. (Le cheval, dans notre république, est déshonoré depuis qu'il a failli porter un certain cavalier, le général Boulanger, à la dictature). Depuis cet accident l'humeur du président du conseil est devenue plus morose qu'auparavant, et, d'autre part, il fait attendre encore plus longuement que par le passé certaines décisions urgentes. Depuis la fin de novembre, par exemple, le Commissariat à l'information doit être transformé en ministère, et on ne voit toujours rien arriver… M., qui est superstitieux comme un Français peut l'être quand il l'est, me dit que l'accident de Daladier est de mauvais augure. Il ajoute en plaisantant : « Les historiens de l'avenir diront que le règne de M. Daladier se divisa en deux parts : « Avant la fracture » et « après la fracture », comme on a partagé en deux le récit de la vie de Louis XIV : « Avant l'ablation de la fistule, » et « après ».

 p168  Le président du conseil a pu cependant faire un discours, et il a utilisé certain renseignements que les services de l'information lui avaient envoyés sur les formes prises par la propagande allemande. Il a résumé les choses d'une façon très simple : « La propagande allemande, a déclaré M. Daladier, dit au riche : « Tu vas perdre ton argent. » Elle dit à l'ouvrier : « Cette guerre est la guerre des riches. » Elle dit à l'artiste, à l'intellectuel : « Tout ce que tu aimes est menacé de destruction. » Elle dit à celui qui aime les biens de ce monde : « Encore quelques mois et tu devras accepter de dures restrictions. » Elle dit au croyant : « Ta foi peut‑elle accepter ce massacre ? » Elle dit enfin à l'aventurier : « Un homme comme toi peut se faire une place dans les malheurs de sa patrie. »

Oui, cette propagande joue sur tous les tableaux, c'est son grand principe, et, je crois, l'un des secrets de sa réussite.

Jusqu'à présent les propagandes étrangères avaient une portée limitée. L'U. R. S. S., par exemple, « travaille » surtout les ouvriers, un peu les paysans et un peu certains milieux intellectuels. On peut dire que sa clientèle reste spécialisée. De même l'Allemagne, autrefois, ne touchait que certaines zones très nettement  p169 circonscrites de l'opinion : avant 1914, et de 1918 à 1933, on savait que tels secteurs seraient attaqués par les agents germaniques et que d'autres ne le seraient jamais. Mais la propagande nazie est Protée, elle prend tous les aspects, sa devise est : « Je suis partout. »

Le totalitarisme appliqué à la propagande, c'est cela.

Sur « les riches » cette propagande n'aurait pas dû avoir beaucoup d'effet, si ceux‑ci avaient compris ce qui se passe dans le IIIe Reich et saisi que l'Etat est capable, là‑bas, d'être beaucoup plus « gênant » pour eux, à certains égards, que dans notre démocratie. Mais en dénonçant le bolchevisme pendant des années le Führer s'est acquis des sympathies durables parmi des conservateurs qui n'auraient pas « marché » pour Guillaume II. A certains ouvriers Français mal informés de ce qui se passe en Allemagne, on a fini par faire croire que serait installé outre-Rhin le paradis imaginaire localisé précédemment à Moscou. Aux adeptes de l'idéal du beurre, qu'elle couvrait d'injures dans des discours publics, l'Allemagne nazie a dit aussi des choses aussi démoralisantes que possible. Elle a persuadé un grand nombre de braves gens qu'ils étaient des anachronismes, les parcelles d'un monde  p170 mort… etc. Enfin, ne reculant devant aucune difficulté, le IIIe Reich a fait appel, pour les dresser contre l'idée de la guerre dans leur pays, bien avant la guerre, aux chrétiens les plus pénétrés du pacifisme évangélique… Ceux‑ci sont pourtant pour l'hitlérisme les plus méprisables des individus, le « conscientious objector » étant pour le « héros » nazi le rebut de l'humanité. Il est curieux, par exemple, de voir comment l'Allemagne nazie, en Angleterre, a manœuvré le mouvement d'Oxford dans le sens de ses intérêts.

Quant aux aventuriers, on devine facilement, une chose que la propagande nazie a beaucoup utilisée : le snobisme. Et elle a renversé le courant du snobisme.

Autrefois le snobisme allait vers la gauche. C'est ainsi que l'on vit des extravagances inoubliables, Lord F., par exemple, en Angleterre, se faisant apporter, dans le château de ses pères, le Daily Worker sur un plateau d'argent respectueusement tendu par un laquais.  p171 (Le même personnage se rendait à des meetings communistes de l'East End dans un superbe Rolls-Royce vert amande). A Paris il y avait aussi quelques princesses appartenant à la fois à la troisième Internationale et aux deux cents familles. Il fut un temps où « on allait à Moscou », où c'était un voyage chic, comme une saison à Salzbourg. Et puis, tout a changé, un jour.

La « marque » nazie, profitant de l'intérêt que suscitent toujours le succès, la nouveauté, et une technique publicitaire puissante, s'imposa et éclipsa peu à peu la « marque » soviétique. On commença à aller à Berlin, des duchesses racontèrent que, malgré tout, elles avaient eu la petite secousse en entendant rugir le Führer… etc… On s'inscrivit au comité France-Allemagne, on parla d'objectivité, de sang-froid, de largeur d'esprit, on organisa à Paris des conférences pour M. Sieburg et Mlle Leni Riefensthal… etc… comme par hasard des voyages d'études payés furent offerts, des invitations reçues pour le Congrès de Nüremberg ou les jeux Olympiques de Berlin de 1936 ; des dames non-aryennes, mais mariées à de grands seigneurs, firent le pélerinage de Berchtesgaden comme on fait celui de Bayreuth, tandis que quelques romanciers parisiens  p172 découvraient de Berlin qu'ils avaient une situation considérable en France et pouvaient modifier le cours de la politique de leur pays.

Pourquoi, dira‑t‑on, les nazis se sont‑ils occupés si méthodiquement, à l'allemande, de gagner tels hommes de lettres de la gauche ou de la droite littéraires, ou telles dames des plus huppées ? Parce que, contrairement à l'opinion courante, c'est important. La Révolution française est en grande partie l'œuvre des snobs de l'époque ; et l'on a vu assez bien, entre 1920 et 1930, comment le snobisme formait en un tour de main les réputations et la mode, comment, grâce à lui, de la naissance des Ballets Russes à celle du Surréalisme, des mouvements et des artistes ont été lancés avec un succès instantané.

Autre côté de la question qui n'avait pas échappé aux Allemands : Beaucoup des femmes du monde qui tiennent le haut du pavé à Paris ont des parentés avec la Banque et l'Industrie, ou bien exercent de l'influence sur des hommes politiques importants (La seule façon, en effet, pour nos ministres de gauche, de rendre hommage à la vieille France, c'est de prendre pour égéries des comtesses ou des marquises.)

Si tant de banquiers ou de politiciens ont eu  p173 l'idée, en France comme en Angleterre, que la politique de l'apaisement pouvait calmer Hitler, c'est que cette idée leur était inspirée souvent par des dames qui se transformaient spontanément en Machiavel et en Talleyrand. Celles‑ci agissaient le plus souvent en toute bonne foi, parce que les idées qu'on leur avait soufflées de Berlin par des voies détournées avaient à la fois un air de subtilité et de profondeur irrésistible, ou parce qu'elles semblaient ressortir à la « grande politique » ; et n'est‑il pas amusant de toucher un peu à la grande politique entre une visite à la modiste et le « Bal des petits lits blancs ? » Le discours type de persuasion était le suivant : « Vous pensez bien qu'il n'est pas assez fou pour faire la guerre. Il leur parle comme il le fait pour les maintenir sous sa coupe, mais il veut obtenir de grands résultats sans effusion de sang. S'il disparaissait, ce serait le bolchevisme en Allemagne et tout de suite après chez nous… Nous ferions bien mieux de nous entendre avec lui, au lieu de rester fidèle à ces alliances avec des pays d'Europe centrale dont le nom même est impossible à retenir (sourire) et qui nous coûtent si cher… Et puis, ajoutait‑on pour finir, il ne fera pas la guerre parce que, en temps de guerre, ce serait l'armée  p174 allemande qui commanderait et il se trouverait relégué au second plan… Non, il n'a aucun intérêt à nous attaquer… etc… »

Le fichier nazi était bien tenu : il n'y avait pas un salon important, dans le Paris d'avant-guerre, où des travaux d'approche n'aient été tentés. Et chacun était pris par son faible. C'est ainsi qu'Hélène de Portes fut amenée à croire à l'importance extraordinaire de son rôle lorsque certains messages lui furent apportés d'Allemagne par des envoyés extraordinaires. Au printemps de 1939 si je m'en souviens, elle raconta qu'une Allemande qui serait recommandée à elle d'une amie de Berlin, était venue lui dire confidentiellement que Hitler savait parfaitement à quoi s'en tenir sur la façon de régler le public franco-allemand : « Le Führer n'ignore pas qu'un seul homme intelligent, cherchant du neuf, existe au Parlement Français : Paul Reynaud. Le jour où Paul Reynaud serait président du conseil, les questions pendantes entre les deux pays pourront être résolues très rapidement, car les représentants de la France et de l'Allemagne seront, pour la première fois simultanément, des hommes dégagés de tous préjugés »… etc…

Avec son assurance habituelle, entre deux  p175 rires aigus, Hélène de Portes répétait : « Cinq minutes, mais ce sera l'affaire de cinq minutes ! » Je pense que Reynaud a dû sourire un peu quand ce message lui a été transmis… Ce jour‑là Hélène de Portes voyait le problème allemand résolu par anticipation, et sans doute n'a‑t‑elle plus guère pensé ensuite à la chose, car elle passe sans cesse d'un sujet à la autre sans jamais se fixer. C'est ce qui agace tous les collaborateurs de Reynaud : ils ne peuvent prévoir dans quel sens elle influencera le ministre, quand elle l'influence : elle n'a pas, en effet, de politique définie, mais suit ses impulsions.

21º janvier

Lettre d'Arthur, qui est devenu brigadier : il a quitté le dépôt depuis deux semaines seulement et se trouve en Alsace, dans un secteur calme. Cependant, écrit‑il, de temps en temps « Il y a bal chez Adolphe », ce qui veut dire qu'on bombarde les lignes allemandes. Sa lettre fourmille d'expressions nouvelles, car des centaines d'images et de mots se forment au front, pour la plupart très pittoresques. Le Français montre une espèce de génie dans ce genre de créations imprévues. Qui aurait dit, par exemple, que le voyage en  p176 France, avant la guerre, de l'Américain Fred Snite, qui se rendit de Paris à Lourdes dans un « poumon d'acier », avait si vivement frappé les Français ? Toujours est‑il que « poumon d'acier » est l'expression reprise par Arthur et ses camarades pour désigner le sac de couchage… Arthur dit qu'il a touché un uniforme neuf et l'appelle son « smoking Daladier » ; il assure qu'il y a dans sa compagnie des gars « drôlement gonflés ». Car on dit les « gonflés », ou les « moustachus » pour désigner ceux qui n'ont pas froid aux yeux, tandis que ceux qui font simplement leur travail, sans plus, et restent, recouverts de leur lourde pélerine, à prendre le guet sous la pluie, on les nomme « les pélerins ». Il y a un passage de la lettre d'Arthur que je n'ai pas du tout compris tout d'abord : « A la cantine, il n'y a que de la bière, écrit‑il, mais pas le moindre général ni le moindre capitaine ! » Je me suis rappelé ensuite que, dans la curieuse hiérarchie qu'on donne, en argot, aux apéritifs, un « capitaine » c'est un « mandarin », et un « général », c'est un « pernod ». Je me suis souvenu aussi que lorsque Arthur « discutait politique » avec un camarade, à la caserne, il commençait toujours par dire, avec une extrême élégance, à son contradicteur : « Tu permets, Toto, que  p177 je déballe mes outils ? » Car la langue populaire a recours sans cesse à des images, comme la langue précieuse, et « je déballe mes outils » signifiait : « Je vais exposer mes arguments. »

Arthur ne regrette pas trop « Paname », dit‑il, mais il aurait bien voulu être là le 15 février, jour où recommence — elle aussi — la saison de football par un grand match entre l'équipe d'Angleterre et l'équipe de France.


Note de Thayer :

a Le 9 janvier dans les journaux parisiens ; la date de l'entrée de journal serait donc presque certainement le 20 janvier.


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 29 mars 21

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