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Mai 1940

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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 p320 

1 juin

L'évacuation par Dunkerque se fait mieux qu'on ne pensait, c'est‑à‑dire que malgré la violence du choc allemand le camp retranché résiste héroïquement et protège ainsi beaucoup plus sûrement qu'on n'osait l'espérer les troupes qui se rembarquent. Il y aura moins de prisonniers qu'on ne craignait, et un temps favorable nous a aidés. Le conseil suprême s'est réuni hier à Paris. Il ne semble pas que les Anglais qui se sont rembarqués pour l'Angleterre en grande partie grâce au courage acharné des nôtres reviendront en France, car on ne sait encore comment la situation militaire évoluera. On répète qu'on tiendra sur la Somme, qu'on tiendra même, s'il le faut, sur la Seine, mais que deviendra Paris dans ce dernier cas ? On : c'est‑à‑dire l'entourage de Reynaud, car le commandant en chef laisse entendre un son de cloche tout différent, que le premier ministre refuse d'entendre. A la réunion du parlement belge, qui s'est tenue à Limoges, se trouvaient rassemblés près de cent cinquante députés et sénateurs, mais ce qu'on ne dit pas, c'est qu'il en est resté davantage en Belgique. Il va donc y avoir deux Belgiques, sans doute, l'une avec le roi, l'autre  p321 en exil, et l'on imagine le parti qu'en tireront les Allemands… Les méthodes allemandes ne sont pas si nouvelles, d'ailleurs, ce sont les vieilles ruses de toujours : « Diviser pour régner », etc. Ils les ont essayées une à une sur nous, et nous les avons laissé faire, sans plus résister que des cobayes. Car ils « s'occupent » beaucoup de nous, de nous qui ne nous sommes jamais « occupés » d'eux de cette façon‑. La démocratie est évidemment, par définition, le pays qui ne s'occupe pas du voisin, qui n'a aucune convoitise d'aucune sorte, et c'est très bien en soi ; ce serait parfait si tous les pays étaient des démocraties.

Il suffit qu'un partenaire en Europe adopte une idéologie de guerre et de conquête pour que la partie ne soit plus égale. Les démocraties doivent alors ou bien se laisser asservir petit à petit, c'est‑à‑dire suivre une politique d'« apaisement », ou décréter chez elles un moratoire partiel de la démocratie pour lutter avec des armes et des méthodes capables de mettre en échec celles de l'adversaire.

Lorsque le combat devient tragique, comme en ce moment, ce moratoire de la démocratie s'impose fatalement : En Angleterre, depuis le 22 mai, le gouvernement a le droit de réquisitionner les biens, les ressources et  p322 les hommes à sa guise. Qu'est‑ce que cet « Emergency powers act », voté par le parlement anglais sinon un moratoire partiel de la démocratie ? De même, chez nous, depuis les défaites militaires du nord le parlement est, comme on dit, complètement « en veilleuse ». Cette suspension volontaire du parlementarisme peut‑elle, quand elle est décidée in extremis, amener encore le salut ?

La France et l'Angleterre ont été, dans ces dernières années, comme deux particuliers qui penseraient qu'il est tout à fait indigne d'un individu civilisé d'appeler les pompiers chez lui lorsqu'il y a le feu, car les pompiers sont des gens qui emploient des moyens brutaux. L'Allemagne a mis le feu tout près de notre maison d'abord subrepticement, et elle a en même temps affirmé que l'incendie ne toucherait pas notre demeure si nous consentions seulement à nous débarrasser de cette armoire, et puis de ce piano, et puis de cette table… Enfin, un jour la France et l'Angleterre ont refusé de se dessaisir davantage de leur mobilier, et elles ont déclaré qu'il y avait bel et bien, du fait de l'Allemagne, état d'incendie… Ce fut l'embrasement soudain, et c'est seulement depuis lors que toute la maison française s'est trouvée environnée de feu et de fumée,  p323 et que la France a décidé enfin de demander en toute hâte les pompiers…

3 juin

Je sortais tout juste du ministère vers 1h lorsque les sirènes ont retenti, et je me suis alors rendu dans un petit restaurant de la rue voisine, où l'on continuait de servir à déjeuner aux clients. Un bruit égal de bourdonnement a bientôt rempli le ciel, et l'on percevait de nombreuses explosions dans le lointain ; la plupart des consommateurs prenaient ces dernières pour le tir de la D. C. A. En revenant au bureau j'ai appris que Paris venait d'être bombardé pour de bon pour la première fois, et qu'on avait compté environ deux cent quarante bombardiers au‑dessus de la capitale. Le raid aurait fait plus de 600 victimes. Quelques minutes après, mille rumeurs circulaient, on disait que les usines Citroën avaient été atteintes, ainsi que le ministère de l'air (où Mr. Bullitt avait échappé de justesse à un projectile). Le soir je me suis rendu le long de la Seine, où de la fumée sortait des décombres en quelques points des usines Citroën, mais les dégâts ne paraissent pas graves. Plus loin, près du ministère de l'air, on remarquait des trous profonds  p324 dans la chaussée, deux voitures carbonisées, et, à presque toutes les fenêtres, des vitres en morceaux. La foule se promenait sans rien dire, et l'expression des visages était curieuse à observer… Les regards disaient surtout : « Comment diable tout cela va‑t‑il finir ? » Pour qu'un peuple si prompt que le nôtre en arrive là, il faut que sa résolution ait été lentement affaiblie, depuis des années, par les poisons secrets de la propagande allemande. On l'a dégoûté, par mille moyens, de l'idée de « cogner dur » contre l'adversaire éventuel, on l'a épouvanté par la perspective des bombardements aériens et des guerres d'apocalypse… Un « joli » travail a été accompli en toute sécurité parce que nos principes de liberté se retournaient ici contre nous et laissaient à nos ennemis toute latitude de nous nuire sur notre propre sol autant qu'ils le voulaient.

4 juin

L'amiral Abrial a quitté, le dernier, les rivages de Dunkerque, et plus des quatre cinquièmes des troupes ont été évacuées, ce qui dépasse les prévisions les plus optimistes. Churchill a eu cependant le courage de dire à la Chambre des Communes que « les guerres  p325 ne se gagnent pas par des évacuations ». Il y a seulement vingt‑quatre jours que les nazis ont commencé leur grande offensive.

En décidant de réduire la poche du nord, les Allemands ont voulu, évidemment, se débarrasser de la menace latente qu'aurait été l'armée du nord pendant leur marche sur Paris. Ils ont voulu aussi, sans doute, séparer militairement la France de l'Angleterre, et la chose est pour ainsi dire faite. Il ne reste plus qu'une division anglaise sur notre sol ; nous avons perdu, avec le départ forcé du B. E. F., une dizaine de divisions britanniques et l'appoint d'un matériel de premier ordre. Tout cela, ajouté aux centaines de milliers de soldats pris par les Allemands, à la disparition de l'armée belge, et à nos propres pertes en matériel, constitue une grande victoire allemande. Plus de mille avions allemands auraient été abattus, et nous aurions perdu nous mêmes environ deux cent cinquante appareils. Mais deux cent cinquante appareils retranchés de notre aviation représentent une perte bien plus grande que mille avions de moins pour Goering.

Reynaud essaie de persuader le sénat qu'il a tout fait pour prévenir les menaces, de plus en plus précises, du gouvernement fasciste. On  p326 reproche au premier ministre, en effet, son attitude anti-italienne d'autrefois, mais il est certain que le gouvernement a adopté depuis un mois une attitude des plus conciliantes, qui ne fait, d'ailleurs, qu'encourager davantage l'agresseur de la onzième heure.

Hélène de Portes prétend « qu'il faut s'entendre avec l'Italie », ce qui ne veut, en la circonstance, à peu près rien dire. Elle a été très abattue par les nouvelles des défaites militaires, et a cessé tout à coup (mais pour combien de temps ?) d'être jusqu'au boutiste… Le même rire aigu qu'autrefois coupait ses phrases, mais il y a sur son visage une expression tout à fait singulière. Son regard ressemble à celui d'une femme traquée.

5 juin

Vu Mandel, aujourd'hui, qui laisse entendre que des décisions plus énergiques auraient dû être prises par le premier ministre, et que la masse du public attendait des sanctions contre ceux qui nous ont menés où nous sommes. « Les gens ne comprennent pas qu'on n'ait pas désigné les responsables. » Ces remarques invitent l'auditeur à prendre la mesure exacte de Reynaud à la lumière des derniers événements… Le désastre militaire donnait au premier  p327 ministre un seul avantage, celui d'user du pouvoir à discrétion. Mais il n'a pas osé, pas plus qu'il n'avait osé, en devenant premier ministre le 21 mars, entreprendre tout de suite quelque chose de grand.

Il est clair que les politiciens qui ont fait leur carrière pendant les années faciles ne peuvent se transformer et devenir les surhommes qu'exigent les heures critiques. Le cas de Clemenceau — un politicien qui avait gardé un tempérament d'homme d'action — était tout à fait exceptionnel, on le voit bien aujourd'hui. Nos « hommes forts » d'aujourd'hui sont de faibles roseaux pensant… peu ou mal.

Ainsi la hardiesse d'idées et de décisions que Reynaud s'attribuait, et dont il avait réussi à nous persuader, n'était qu'un vêtement d'emprunt… Mandel aurait‑il été plus audacieux ? C'est difficile à dire, car dans l'opposition il est toujours aisé de jouer le personnage de l'homme à poigne. D'autre part, à cause du fait qu'il est juif, Mandel aurait dû avoir des ménagements supplémentaires.

Certains assurent que Mandel est à Reynaud ce que Reynaud était à Daladier — mais cela reste à prouver.

Autrefois notre génération se félicitait de ne voir que de petits bonshommes à la tête du  p328 gouvernement, car les grands hommes, pensions‑nous, peuvent finir par coûter très cher à leurs pays… Mais depuis qu'a surgi à Berlin l'Antechrist de la démocratie il faut bien comprendre que ce ne sont pas seulement les bavards sympathiques et inefficaces de notre régime qui en viendront à bout.

Plusieurs publicistes d'extrême droite, dont deux exerçaient surtout leurs talents dans les milieux snobs si savamment travaillés par l'Allemagne hitlérienne depuis cinq ans, ont été arrêtés.

Dans son ordre du jour, Weygand annonce que la bataille de France va s'engager, et il adjure les combattants de ne « regarder qu'en avant ». La retraite ininterrompue a démoralisé certainement l'armée, qui éprouve le sentiment, également répandu à l'arrière, qu'on ne peut s'accrocher nulle part. Les deux adversaires ne suivent pas les mêmes conventions, nous sommes comme des joueurs de dames qui ne connaîtraient que ce jeu‑là, et qui tout à coup ont en face d'eux quelqu'un qui joue aux échecs.

Avant de se résoudre à téléphoner directement au Président Roosevelt, Reynaud a écouté les objections qui lui étaient faites, mais il a passé outre. On a essayé de lui démontrer  p329 qu'il ne servirait à rien d'employer cette procédure exceptionnelle pour demander des avions, puisque les milliers d'appareils qu'on réclame n'existent pas. C'est une raison suffisante… D'autre part, le président des Etats-Unis ne peut distribuer ainsi les avions de son pays comme s'il s'agissait de prêter une douzaine de cuillers d'argent appartenant à la Maison Blanche… Bref, ce coup de téléphone ne peut être qu'un coup d'épée dans l'eau… Reynaud se sent, évidemment, si accablé par les événements, qu'il se dit qu'il faut tout tenter, et qu'on ne doit pas pouvoir lui reprocher un jour de n'avoir pas tout essayé.

Les nouvelles de la journée ont été très décourageantes, car on nous a dit que la ligne Weygand, improvisée à la hâte, n'est pas solide. Les Anglais ont de la chance d'avoir la Manche… Cependant, ayant ouvert tout à l'heure un petit livre, j'ai repris un peu d'espoir. Ce sont des notes écrites au front pendant l'hiver par André Chamson et publiées sous ce titre : « Quatre Mois ». Il y a là des pensées qui finiront peut-être par être plus fortes que les événements, quels qu'ils soient : « Cette guerre n'est peut-être pas autre chose que la guerre de sécession de l'Europe. La dernière convulsion avant que l'Europe se  p330 fasse. Mais avant de se faire, elle peut se détruire. Elle peut se détruire au moment même où ses fatalités historiques exigent qu'elle se fasse… La seule chose sûre, c'est que l'Europe ne peut pas se faire sur l'excès de puissance et la volonté de domination d'une de ses parties, très exactement de l'Allemagne. Notre métier, c'est de rogner cet excès de puissance. Mais l'Europe, la ferons‑nous ? Peut-être, en effet, qu'une victoire de l'Allemagne (si l'on ose s'arrêter à cette hypothèse) ne serait qu'un pas en arrière sans lendemain, et que l'Europe se fera de toutes façons. Mais nous aidera‑t‑on à la faire ? »

La France, avant de jouer son rôle dans cette grande entreprise, devra se refaire, et Chamson, bien qu'il soit fort bien avec les gens en place et ait travaillé aux côtés de Daladier, n'a pas de doutes là‑dessus. (On n'a pas assez pris garde à ce fait qu'aucun homme intelligent, dans aucun parti, depuis dix ans, ne faisait jamais plus acte de foi dans le régime tel qu'il fonctionne actuellement). Chamson ajoute : « Hiérarchie des fonctions, fraternité des rapports, égalité des destins : voilà vers quoi nous dirige la fatalité dans laquelle nous sommes plongés ». Et encore : « J'ai vu trop d'hommes ces deux derniers  p331 jours et trop de misères… A parler de ces hommes il faudrait parler de chacun, individuellement. J'ai pourtant une chose à dire. J'ai compris depuis ce matin pourquoi la fameuse formule « Unis comme au front » qu'on a répétée si souvent dans les partis politiques entre 1918 et 1939 n'a été pendant vingt années qu'une formule morte… Ce n'est pas qu'elle soit fausse, car une fois encore elle s'est révélée vraie. Des hommes aux officiers, dans les régiments d'infanterie, je vois s'établir une fraternité totale. Mais cette union, cette fraternité repose sur l'égalité du destin. En ligne, le soldat et les chefs sont dans la même boue, sous le même danger. Toute l'injustice sociale a disparu, ou plutôt ils sont les uns et les autres sous la même injustice. Là, parler d'union et de fraternité, c'est répondre aux plus nobles, aux plus simples, aux plus directs mouvements du cœur de l'homme. Mais faire appel à cette fraternité quand l'inégalité des destins est refaite dans la paix, c'est détourner une grande chose de son sens… Cette fraternité n'a de sens que dans l'égalité en paix comme en guerre. Égalité. Fraternité. C'est la première qui, seule, rend possible la seconde. Il faudra nous en souvenir. »

Il y a quelques années une enquête avait  p332 demandé le chiffre qu'il fallait choisir, entre 0 et 100, pour indiquer dans quelle mesure Liberté, Égalité et Fraternité étaient respectivement réalisées chez nous. L'une des réponses disait : « Liberté, 99% ; Égalité, 75% ; Fraternité, 5%. Et il est vrai que ce qui manquait le plus en temps de paix, c'est cette fraternité qui, en temps de guerre, s'épanouit à nouveau spontanément dans le terrible climat du front.

6 juin

Encore un remaniement ministériel. Prouvost devient ministre de l'information, Reynaud lui ayant dit : « Je vous réquisitionne ». Commencé à travailler comme chef de cabinet de Prouvost, pour ce qui concerne l'étranger… Reynaud a parlé à nouveau à la radio, et l'on eût dit qu'il répondait à la remarque faite l'autre jour par Mandel : il ne recherchera pas les responsabilités, a‑t‑il dit, afin de ne pas susciter de polémiques et affaiblir la France au moment où elle a besoin d'être unie… etc. Cela a l'air très sensé, au premier abord, mais avec ce principe jamais la Révolution française n'aurait triomphé de ses ennemis…

Les nouvelles militaires continuent d'être  p333 mauvaises, et elles le sont depuis si longtemps qu'on ne peut devenir plus découragé qu'on ne l'est. Il y a une limite au pessimisme ; une fois qu'on a entrevu le pire, on ne peut aller plus loin. Cependant les changements que doit entraîner la catastrophe sont si considérables que l'esprit ne peut se familiariser avec cette perspective, et recule, épouvanté. C'est comme lorsque le médecin nous apprend qu'une personne que l'on aime est condamnée. La raison vous dit que c'est fini, puisque le docteur a rendu sa sentence, mais en même temps il reste en vous quelqu'un qui nie passionnément la possibilité d'un malheur si étonnant.

On répète, dans la presse et à la radio, qu'une nouvelle méthode a été trouvée pour arrêter l'avance allemande : On ne chercherait plus à établir une ligne de résistance continue comme lors de la dernière guerre, mais on formerait des îlots de résistance. Les tanks allemands pourraient avancer d'un certain nombre de kilomètres, mais finiraient par être anéantis par l'un ou l'autre des groupes de défense.

Des voitures quittent Paris pleines de valises, de meubles, de caisses, de paquets de toutes sortes. Une certaine vie, cependant, continue  p334 d'animer les restaurants du centre. Sur la place de la Concorde et au milieu d'autres avenues on a disposé des pieux ou des pylônes, afin d'empêcher des avions ennemis d'atterrir, et, pour la même raison, on a massé çà et là des vieux camions… Les réfugiés arrivent par milliers dans les gares, avec l'horreur du carnage dans les yeux… Il semble que le destin ait dit à tous ces braves gens « Vous teniez aux biens de ce monde, vous aimiez vos maisons et vos champs ? Cependant vous quitterez tout cela en une heure et arpenterez les routes avec quelques effets serrés dans un drap, et ce sera là toute votre richesse ».

Reynaud a nommé Baudoin sous-secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, et de Gaulle sous-secrétaire d'Etat à la guerre : un pas vers la paix et un pas vers la guerre.

Le planton du ministère ne s'inquiète pas outre mesure : La voyante lui a dit que la France serait finalement sauvée par un homme qui boite et Hitler anéanti « par des oiseaux venus de l'ouest ».

8 juin

Un nom a pris aujourd'hui un son lugubre : « Forges-les‑Eaux». On répétait : « Les Allemands sont à Forges-les‑Eaux ». Il est apparu,  p335 alors, que les Allemands allaient être bientôt à Rouen et traverseraient la Seine, que la bataille de la Somme était déjà perdue, et qu'une « cristallisation » du front se révélait impossible. L'ennemi marche en ordre, avec toutes ses communications assurées, et jette sans cesse dans la bataille des troupes fraîches. Tandis que nous sommes disloqués, bousculés, et sans réserves à notre disposition. Ce manque d'hommes, c'est le résultat de l'absence de toute politique de natalité depuis cinquante ans dans notre pays, en dépit des avertissements fournis par les courbes et les statistiques. Car on paie toutes ses fautes, une à une.

Visite au G. Q. G. à Vincennes, avec Prouvost, à qui le général Weygand avait donné rendez‑vous. Dans son bureau voûté le général parlait avec le plus grand calme de la situation, et pourtant, de son propre aveu, cette situation est tragique. Aucun apparat autour de lui, une simple natte de paille jetée sur le plancher de ciment comme dans la case d'un modeste fonctionnaire des colonies… Pas de téléphone importun, et des officiers allant et venant tranquillement d'une pièce à l'autre comme s'ils se rendaient au rapport, en temps de paix. L'attitude du commandant en chef était réconfortante, mais ses paroles ne laissaient  p336 guère d'espoir. Nous nous attendons à être évacués d'office de Paris d'un moment à l'autre, et le gouvernement s'est montré, paraît‑il, imprudent en ne décidant pas de partir plus tôt.

9 juin

Le combat se poursuivant encore, Weygand a publié un ordre du jour disant qu'il s'agissait de tenir une quant d'heure de plus que l'ennemi, et que les Allemands avaient souffert des pertes si considérables que leur effort ne pouvait plus se prolonger longtemps avec la même intensité… Mais il faudrait vraiment un miracle pour empêcher d'entrer à Paris un adversaire qui a atteint Gisors, et, d'autre part, a aussi traversé l'Aisne. Les journalistes neutres posent certaines questions pour la forme, et on leur répond, également pour la forme, mais il est évident qu'ils savent à quoi s'en tenir. Et sans doute devinent‑ils aussi que nous savons nous-mêmes à quoi nous en tenir : s'ils se laissaient prendre aux déclarations que nous leur faisons par ordre ils n'auraient qu'à regarder nos visages pour être fixés…

L'attaque allemande près de Rethel est d'une violence extrême, et l'on estime que trois  p337 mille tanks ennemis sont engagés dans l'offensive. Le ministère de l'information, comme les autres administrations, a reçu l'ordre de faire ses paquets.

Hélène de Portes est venue « de la part du premier ministre » annoncer au ministre de l'information les décisions prises. Paris sera considéré comme ville ouverte et va être confié à la garde de M. Bullitt jusqu'à l'arrivée de l'envahisseur. Le préfet de police Langeron restera dans la capitale, ainsi que l'ambassadeur des Etats-Unis, et Mr. Biddle suivra le gouvernement français à Tours pour qu'un autre représentant de l'Amérique se trouve en contact permanent avec Reynaud.

10 juin

L'Italie nous déclare la guerre : le fait passe presque inaperçu de la population qui estime que ce n'est pas là l'événement inquiétant. Reynaud a encore annoncé cette mauvaise nouvelle à la radio : Avant sa harangue (trop mélodramatique pour mon goût) on donnait, ainsi qu'on le fait maintenant, les premières notes du refrain de la « Marseillaise » comme indicatif de la station d'Etat.

Rempli les derniers sacs avec les derniers  p338 dossiers et les machines à écrire, au ministère. A partir d'aujourd'hui nos services sont paralysés : Les documents voyagent d'un côté, les fonctionnaires de l'autre, et c'est ainsi dans toutes les administrations. Bref le cerveau de toute la machine administrative ne fonctionne plus que partiellement : encore un avantage pour l'ennemi. Téléphoné à un ami, qui a perdu il y a peu de temps sa mère, avec laquelle il avait toujours vécu, à Paris. Je lui demande s'il ne va pas partir, et il répond presque avec colère : « Pour quoi faire ? Je ne tiens qu'à mes souvenirs, mes souvenirs sont ici, je reste, et je me moque de ce qui peut m'arriver ». Sa détermination est d'autant plus remarquable que cet ami porte un nom qui doit fatalement arrêter l'attention de l'envahisseur.

Lorsque j'ai dit à la femme de chambre qu'elle pouvait retourner tout de suite chez ses parents, à la campagne, si elle le voulait, elle a souri : « Je ne suis pas pressée. Et puis je ne m'en irai pas avant d'avoir rangé la maison pour l'été »… Elle ne croyait pas à l'arrivée des Allemands, malgré les rumeurs qui courent le quartier, et elle me pense quelque peu défaitiste… L'une des choses qui auront fait le plus de mal à la France, dans ces dernières  p339 années, aura été ce qu'on appelait son « magnifique optimisme », la conviction que nous avions que « cela » ne pouvait pas arriver chez nous. La France aussi disait : « Je ne suis pas pressée… Laissez‑moi d'abord ranger ma maison ».

A neuf heures du soir un camarade me dit, « Allons manger quelque chose… » (nous n'avions pas déjeuné). Mais où aller ? Nous sortons du ministère et trouvons la rue de Rivoli et la rue de Castiglione complètement désertes. En même temps nous remarquons avec stupeur qu'une grande vapeur sombre obscurcissait l'air, mettant autour des réverbères un halo semblable à celui que le brouillard met aux lumières de Londres en décembre. Qu'est‑ce que cela veut dire ? Y a‑t‑il eu un incendie non loin de Paris ?

Nous arrivons devant le Ritz et entrons à tout hasard. Un spectacle fantastique nous attend : le hall, complètement vide, est éclairé d'une faible lumière verdâtre. C'est la première fois ce soir qu'on croit ici à la guerre, et qu'on a dissimulé les lumières de façon à créer un véritable black‑out. Un fantôme de maître d'hôtel évolue entre des ombres de serveurs, au restaurant, où l'on aperçoit à travers une brume laiteuse quatre épaves humaines,  p340 les quatre derniers clients. Les milliers et les milliers de touristes et de gens du monde qui ont régné ici, qui y ont attrapé le ton de la société « chic » ou ont cru le donner, n'ont délégué, ce soir, aucun des leurs : les quatre dîneurs qui clôturent la liste (et ne figureront pas, cette fois, au courrier mondain du « Figaro ») sont un journaliste et sa femme, le préfet de police et sa femme. Le représentant de la police et le reporter : derniers témoins de l'agonie. La seule question que chacun pose à son voisin et la suivante : Comment Reynaud va‑t‑il s'en tirer, puisque la partie, militairement parlant, est perdue ? Toute cette conversation entre convives qui se regardent dans l'éclairage glauque des profondeurs de la mer, a l'air d'être tenue en rêve… L'un des convives nous a expliqué la raison de ces parcelles de suie qui se sont abattues comme un voile de crêpe sur la ville : « Les Allemands ont fabriqué, pour passer la Seine, des nuages artificiels en très grande quantité, et le vent a ramené ces fumées sur la capitale »… Le phénomène est donc très facile à comprendre. Et pourtant on songeait malgré soi aux « signes dans le ciel » que les poètes, et le peuple, découvrent lorsque va se passer quelque événement fabuleux… Au moment où j'écris ces  p341 lignes, l'ordre nous arrive de rejoindre nos voitures pour le départ (il est onze heures du soir). Le bureau que je quitte sera sans doute occupé dans un jour par les Allemands.

Mardi, 11 juin

Le voyage de Paris à Tours a dépassé tout ce qu'on pouvait imaginer. Un journaliste étranger me dit : « Depuis vingt ans j'ai toujours été envoyé par mon journal là où ça allait mal, j'ai chassé la tragédie comme un gibier un peu partout en Europe et dans le monde… J'ai assisté à je ne sais combien de guerres et de révolutions… Eh bien, je n'ai rien vu de pareil à cet exode biblique des populations parisiennes ».

Nous sommes donc partis hier, vers onze heures du soir, et comme nos voitures devaient se suivre, la vitesse de la caravane était très modérée. Dès la banlieue, ce fut l'allure d'un cortège funèbre. Car les routes était encombrées de voitures se succédant étroitement, ou, plus exactement, se pressant les unes les autres. Et toutes ces voitures étaient, pour ainsi dire, défigurées, avec des excroissances monstrueuses de matelas sur leurs toits, de bicyclettes fixées en travers du capot, ou de voitures  p342 d'enfant suspendues à l'arrière… A côté des autos, des cyclistes passaient avec un petit ballot accroché à leur guidon, et l'on voyait aussi des vieillards qui s'en allaient à pied, sac au dos. Après Sceaux des barrages nous arrêtaient constamment, et notre convoi dut se disperser. Ma voiture refusa de marcher et je tombai en panne un peu plus loin : Je me trouvai brusquement, tous phares éteints, devant une auberge (il pouvait être deux heures du matin), et d'autres voitures étaient rangées en désordre, tout autour ; c'était un vaste campement improvisé que l'on discernait à peine, une mystérieuse conspiration de voitures dans l'ombre… Ce n'est qu'au petit jour que je pus réparer la voiture, et je vis alors, sur mon chemin, beaucoup d'autres voitures en panne, et d'autres encore qui avaient roulé dans le fossé. Parmi ceux qui n'avaient osé se servir de leurs phares, à cause d'un bombardement possible, les accidents s'étaient multipliés.

Aux abords de la plupart des villages, la route était barrée sur les quatre cinquièmes de sa largeur par des troncs d'arbre renversés, de grosses pierres placées tant bien que mal les unes sur les autres, des débris de rails et des morceaux de poutres recouverts de branchages… Épuisés par des nuits sans sommeil,  p343 mais l'air résolu, des territoriaux, ou des paysans portant un fusil en bandoulière et qui guettaient les parachutistes, nous dévisagèrent et examinèrent attentivement nos papiers avant de nous laisser passer… Ces barricades primitives étaient‑elles dressés pour « arrêter » les tanks ennemis ? Les paysannes se tenaient, un marmot à la main, à distance respectueuse de notre cortège, stupéfaites d'apprendre par l'apparition de ces voitures couvertes d'édredons l'approche d'une catastrophe historique… Quelquesunes, seulement, vinrent nous parler et nous demandèrent d'une voix lasse : « Alors, il paraît que ce n'est pas du tout bon, monsieur ? »

Longtemps avant Tours il devenait à peu près impossible d'avancer, et il semblait, de loin, qu'aucune voiture ne bougeait plus sur le pont interminable qui enjambe la Loire. La population regardait la file des autos d'un œil où il entrait de la réprobation. Pour le Tourangeau soucieux de bonne tenue la vue de ces voitures si vilainement chargés avait quelque chose de choquant.

Dès que nous fûmes installés à « L'institut de Touraine », nous découvrîmes que rien n'avait été organisé à l'avance pour permettre la reprise immédiate du travail. Le ministère  p344 de l'information dut passer son temps à recueillir des informations… sur les ministères. Où se trouve la Marine ? Le G. Q. G. est‑il bien à Briare ? Où est la présidence du Conseil ? Quant au président de la République, il paraît avoir été oublié dans une trappe. Quelle idée, d'ailleurs, de s'être replié sur Tours, si près de Paris ! On a choisi ce lieu de retraite comme si les conditions de la guerre moderne étaient les mêmes qu'en 1870. Situé à 230 kilomètres de Paris seulement, et d'accès facile, Tours est un choix inexplicable. Et comme il s'y trouve trop peu de bâtiments publics utilisables, il en résulte qu'un seul ministère est coupé en deux ou trois tronçons.

La veille, Reynaud a téléphoné à nouveau au président des Etats-Unis, à qui d'autre part il avait envoyé un message. Mais la publication de ce message est retardé dans la presse, car on voulait pouvoir publier la réponse en même temps que la requête. Churchill est venu en avion à Tours, et Reynaud a essayé de faire comprendre que la partie semble militairement finie pour nous. Plusieurs membres du cabinet estiment qu'il n'y a plus qu'à solliciter un armistice, et qu'il faut prier l'Angleterre de nous relever de l'obligation que nous avions prise de ne pas conclure de paix séparée.  p345 Au même moment, toutefois, le gouvernement et le commandement continuent de demander à l'information d'estomper la gravité des nouvelles diffusées…

Dans la grande rue de Tours les personnalités les plus imprévues se succèdent, le cardinal archevêque de Paris, une sociétaire de la comédie-française, des ministres, des banquiers… etc. C'est une lugubre caricature de saison élégante, une sorte de Salzbourg de tragédie. Les hommes connus ont tous, d'ailleurs, un second visage, et parfois c'est à peine si l'on reconnaît leurs traits sous le masque que leur a composé l'angoisse. Il y a un maquillage du malheur. A « L'hôtel de l'Univers », qui passe pour le meilleur de la ville, on a la surprise de découvrir pêle-mêle des épaves du sénat et de la chambre. La plupart des politiciens qui, depuis des années, « rassuraient » le pays et vivaient des mensonges qu'ils lui débitaient, se trouvaient là, en effet, depuis deux jours, effondrés comme des trafiquants de drogues dont on vient de découvrir le honteux commerce. Un des sénateurs, qui est totalement sourd, a dû se faire hurler à l'oreille les dernières mauvaises nouvelles, — et la vérité a fini par lui parvenir.

 p346  12 juin

Les Allemands sont à Reims, et l'on pense qu'ils entreront demain à Paris, que des millions de parisiens ont quitté. Les réunions du cabinet se suivent presque sans arrêt, mais personne n'ose tirer de conclusion définitive. Aujourd'hui le général Weygand a déclaré à Cangé, à la réunion du conseil des ministres, qu'il n'y avait plus qu'à demander l'armistice. Reynaud se sent incapable de prendre une décision contraire à celle du commandant en chef, mais en même temps il ne veut pas avoir l'air de renier sa signature… Et puis la décision est dure à prendre… Il va demander aux Anglais, qui viennent de le quitter, de revenir lui parler.

Le hasard d'un billet de logement m'envoie coucher à La Béchellerie, la maison jadis habitée par Anatole France. Et voilà encore ce même sentiment d'irréalité qui me poursuit… Il est curieux, en effet, d'entrer en ce moment dans une maison-musée comme celle‑là, où la douceur de vivre du dix‑huitième siècle se reflète partout, dans les meubles d'un galbe ravissant, dans les murs exquisement tendus de vieux damas, dans de nombreux dessins d'époque… On s'attend à être bombardé d'un  p347 moment à l'autre par les Allemands qui, a‑t‑on appris par un message capté, ont l'intention de frapper la capitale provisoire du gouvernement français pour effrayer davantage les ministres et hâter l'heure de la capitulation… Les propriétaires de La Béchellerie regardent le ciel avec inquiétude, ce ciel que leur grand-oncle Anatole France n'a jamais considéré qu'en souriant… De l'autre côté du chemin habite Henri Bergson : le philosophe a refusé de quitter sa demeure.

Le souvenir d'Anatole France, la personne de Bergson, les vieilles soieries et les meubles précieux qui ornent la maison du premier, les livres et les manuscrits qui emplissent celle du second : Entre tout cela et les Panzer divisions il n'y a plus rien. Quel contraste ! La nation qui a produit Bergson et France n'a pas su, intéressée exclusivement par eux, par leurs semblables, enfin, par la civilisation, se protéger suffisamment contre les tributs inférieures qui ne pensaient qu'à l'attaquer.

Hélène de Portes, maintenant, sanglote, supplie Reynaud de quitter le pouvoir… J'ai appris qu'elle a voulu entrer au conseil suprême pendant que celui‑ci tenait une de ses réunions ; un officier lui a barré la voie, et elle l'a giflé.

 p348  13 juin

Hier soir je sortais de « L'hôtel de l'univers » (où, comme partout, il faut attendre maintenant une heure avant d'obtenir la moitié d'un repas) lorsque les sirènes ont retenti. J'ai gratté une allumette pour voir vers quelle maison je pourrais entrer, mais j'ai failli être assommé : « Lumière ! Lumière ! » criaient des voix dans l'ombre ; on m'a arraché des mains ma boîte d'allumettes, on croyait que j'allais faire des signaux aux avions ennemis. Je suis revenu à tâtons à l'hôtel, d'où l'on entendait assez distinctement les sifflements des bombes. Dans le hall une jeune femme, affalée sur un canapé, a été priée de descendre à la cave. Mais elle n'a même pas soulevé la paupière, ni remué un doigt : « Elle est arrivée avant le dîner, titubant de fatigue, » m'a dit le patron, « et elle est tombée aussitôt dans l'état de prostration où vous la voyez. Quand on lui parle elle ne répond pas, et il est visible qu'elle ne comprend même plus ce qu'on lui dit. » On l'a transportée, avec beaucoup de précautions, à la cave, où elle s'est abattue aussitôt sur la chaise qu'on lui offrait.

Chose curieuse, j'ai constaté autour de moi que les gens ne demandent plus de nouvelles,  p349 sont las d'écouter la radio et ce refrain de la « Marseillaise » qui précède l'annonce des désastres… Les gens ne s'intéressent plus qu'au voisin, ils essaient de résoudre les problèmes particuliers qui se substituent aux problèmes généraux : la question du logement, celle de la nourriture, celle de savoir où il faut envoyer les enfants… etc… C'est « l'égalité des destins » dans le malheur, qui existait au front et qui, maintenant, s'impose aussi aux civils chassés de chez eux. Peut-être sommes‑nous trop attachés à ce qui est apparent, et parce que nous avons perdu nos foyers nous croyons à tort que nous avons tout perdu. C'est dur, certes, d'abandonner sa maison, sa ville… Mais le malheur, aussi, a son envers : Cet appauvrissement total peut nous enrichir, nous pouvons gagner, par exemple, cette fraternité entre Français qui, justement, commence à se manifester en ce moment.

Après une nouvelle entrevue avec Churchill (qui a vu aussi Mandel), Reynaud a expliqué aux Anglais les motifs qui faisaient que la France n'avait plus qu'à solliciter un armistice ; en même temps il a retardé de vingt‑quatre heures les décisions définitives afin, dit‑il, de connaître la réponse du président  p350 Roosevelt. Le soir, Reynaud a, dans un bref message à la radio, indiqué qu'il avait fait à l'Amérique un dernier et pressant appel pour des « nuages d'avions »… La situation actuelle ne va plus pouvoir durer longtemps : cent vingt divisions allemandes marchent entre Rouen et la ligne Maginot. Reynaud, dit‑on, a essayé de persuader Churchill de demander aussi l'armistice, — mais il n'y a pas réussi.

Une infirmière revenue avec un convoi d'ambulances automobiles, nous a fait des réflexions qui rejoignent exactement celles de beaucoup d'entre nous. Ces remarques nous ont surpris, car elles provenaient d'une femme qui, en temps de paix, menait la vie la plus artificielle. Riche et snob, elle ne vivait que pour ce qu'on appelle les « mondanités », mot qui forme une rime si riche à « vanités », et sa main délicate, aux ongles peints, ne pouvait toucher, semblait‑il, que les bijoux les plus précieux. Aujourd'hui je regardais ses mains devenues calleuses à force d'avoir conduit pendant des jours et des nuits une lourde voiture sur les routes défoncées. Sa figure sans fard n'était plus jolie, elle était belle parce que l'humanité y apparaissait pour la première fois. Nous avons beaucoup questionné notre amie, qui vient de traverser un enfer, et qui  p351 a beaucoup appris. « Passé un certain degré de souffrance morale, dit‑elle, on sent que rien ne peut plus vous atteindre, et quelque chose qu'il faut bien appeler la sérénité se mêle à votre peine. Vous éprouvez un sentiment obscur de libération dès que vous acceptez d'être vulnérable… Le plus dur, ajoute‑t‑elle, dans une grande épreuve, c'est la nouveauté qui transforme soudain l'éclairage de toutes choses… Mais une fois que vous vous etes habitué à l'idée que la maison a brûlé, que la guerre est perdue, que Paris va être occupé, vous entrez dans une autre région, qui n'est certes pas celle de l'indifférence, mais qui n'est plus celle du désespoir : une région qui se trouve, pour ainsi dire, au‑delà du malheur. Il reste encore, après cela, une étape à parcourir : Trouver dans l'oubli complet de soi l'exaltation nécessaire qui permet de se dévouer vraiment au prochain ». Il faut que cette femme ait vu de bien près la souffrance, et qu'elle ait terriblement souffert elle‑même, pour arriver à distinguer clairement ces réalités spirituelles. Si petite que soit la part que l'on prend dans les épreuves qui accablent le pays, on entrevoit, avec cette femme qui parlait tantôt, un monde spirituel nouveau qui se révèle confusément comme un paysage à la lueur d'un  p352 incendie. Quelqu'un qui a vu son château anéanti par les bombes, dans le nord, et qui vient d'arriver — et qui était, avant la catastrophe, l'homme peut-être le plus avare que j'ai connu, avouait hier : « En temps de paix j'étais vraiment malade lorsqu'un domestique cassait une potiche, or voici trois jours seulement que j'ai quitté me maison détruite et je n'y pense plus… »

Notre infirmière a ajouté encore quelque chose qui vaut la peine d'être noté : « Il y a des moments, a‑t‑elle dit, où quand j'ai vu ce que les Français sont capables de faire les uns pour les autres pendant leur détresse, j'ai été tentée de remercier Hitler »

Les rencontres les plus banales dans les heures que nous vivons, peuvent, en effet, devenir riches de conséquences. Ce matin j'ai cherché à faire réparer ma voiture, et les grands garages étant débordés de travail, j'ai dû m'adresser à un petit artisan. J'arrive donc chez Berthelin — tel est son nom — dont la femme tricotait paisiblement dans un coin du bureau, et dont l'apprenti s'affairait dans l'atelier. Berthelin comprend tout de suite de quoi il s'agit, me dit de revenir un peu plus tard, et je trouve, deux heures après, la voiture réparée. J'ai de la chance, on a pu me trouver  p353 deux pneus neufs, ce qui est une rareté en ce moment. A un moment où le patron n'était pas là, l'apprenti m'a dit avec émerveillement, en désignant son maître : « Et puis, vous savez, il a remis ça ! » Je demande alors à Berthelin ce qu'il a fait pendant la guerre, et j'apprends qu'il s'est engagé dans un régiment de chars d'assaut bien qu'il fût dispensé d'obligations militaires. Ce n'est que tout dernièrement qu'il a été renvoyé d'office, comme technicien, à son atelier… Pendant son séjour au front il a avancé, dans son tank, en un point où des fantassins allemands, surpris, résistaient sans espoir… La plupart étaient tombés tout de suite sous notre feu sans avoir reculé d'un pouce. « Ils étaient vraiment épatants, me dit Berthelin, mais quand je me suis approché du dernier, j'ai vu sa figure et son regard juste avant qu'il s'abattit : un visage vide, des yeux sans expression, et j'ai compris que ce héros était, surtout, un pauvre type… » Berthelin m'a parlé encore longuement des Allemands, toujours avec dignité, et avec finesse aussi ; et il m'a dit comme tant d'autres soldats : « Nous n'avons rien contre ces gens‑là. Si seulement ils pouvaient nous laisser vivre tranquillement chez nous… » Et faisant écho, sans le savoir, à Paul Valéry, il a conclu,  p354 philosophe en salopette bleue : « Les hommes sont fous de bêtise. » Mais au lieu de « bêtise » il employait un terme un peu plus vif.

Au moment où j'allai le quitter, Berthelin a refusé tout pourboire et m'a facturé mes pneus au prix d'un ancien catalogue, ce qui était une espèce de cadeau. Il est de la race des paysans célébrés par Péguy : Ce n'est pas l'argent qui les attire mais la satisfaction que donne « l'ouvrage bien fait », et ce qu'ils cherchent dans la vie c'est la possibilité de demeurer de libres artisans. « Les gros, m'a‑t‑il expliqué (il voulait parler de chez qui font le trust des garages dans la région), ont voulu me casser les pattes, parce que je ne vole pas le client, mais j'ai tenu le coup, jusqu'à présent… » Berthelin attend avec le plus grand calme l'arrivée des Allemands. « Car enfin, une fois qu'ils sont là, qu'est‑ce qu'ils peuvent bien me faire ? » demande‑t‑il en souriant à demi. Des hommes comme lui, en effet, on ne les changera pas — et la France produit beaucoup de Berthelin — beaucoup d'individus.

Le soir de ce jeudi, dans la salle mal éclairée où campe le ministre et où est installé l'unique poste de radio qui nous a suivis, Eve Curie est venue aux nouvelles.​a Encore une fois nous  p355 avons entendu, en indicatif, le refrain de « la Marseillaise », et puis, comme d'habitude, de sombres nouvelles. On a parlé d'autre chose, on a feint de s'absorber dans mille besognes insignifiantes après cela, mais il y avait des larmes mal contenues dans les yeux de tous ceux qui était là.

14 juin

Ils sont rentrés à Paris.

Nous recevons l'ordre de partir pour Bordeaux. Et voici de nouveau les ministères errant sur les routes… Cette évacuation n'a qu'un sens, nous dit‑on : c'est une étape vers un plus long voyage, sans doute vers l'Afrique, car il est inimaginable que la résistance militaire française puisse désormais s'organiser en quelque point du territoire avec chance de succès vu les positions occupées dès maintenant par l'ennemi. D'autre part, la ligne Maginot est tournée… Cependant on a l'impression que le gouvernement fuit d'une ville à l'autre pour fuir la décision qu'il doit prendre…

Même cortège de voitures que lors du voyage de Paris à Tours. Nous nous sommes arrêtés, pour la nuit, à Bellac, et nous ne savions pas que nous tombions dans une espèce  p356 de Babel. Dans cette petite ville française, aussi repliée sur elle‑même qu'une ville provinciale peut l'être en temps de paix, se trouvent des Hollandais réfugiés ici depuis quelques jours, des Flamands, des Luxembourgeois, et des Alsaciens évacués d'Alsace depuis le mois de septembre 1939. A la mairie on fut d'abord surpris… de nous entendre parler français sans accent et nous parûmes suspects en réclamant de l'essence et des billets de logement… Enfin nous avons réussi à rassurer les autorités sur notre compte.

Dans la grande rue la guerre a bousculé bien des choses, a collé des pancartes en flamand et en alsacien pour les hôtes du moment, mais dans les ruelles adjacentes c'est la tranquillité éternelle de la province, les chats qui dorment en rond sur le haut des marches, le prêtre qui pédale lentement sur sa bicyclette de dame, les rideaux de dentelle qui se soulèvent mystérieusement après le passage de l'étranger, et les ventres dorés des miches qui brillent à la vitrine du boulanger. Des enfants s'amusent à faire descendre un seau dans un puits, à le remonter, puis à le vider — et le grincement de la chaîne qui va et vient est un bruit dont on ne se lasse pas, qui abolit tous les mauvais souvenirs pendant un moment.

 p357  15 juin

Arrivé à Bordeaux. Même cohue de jugement dernier qu'à Tours. Sur la place de la comédie la foule, nombreuse, ne ressemble à aucune foule qu'on ait jamais vue : c'est une foule de joueurs qui ont tous perdu. La tragédie, qu'on croyait seulement possible dans les livres, est devenue la vie de tous les jours, et le reportage le plus exact de la chute de Paris ne se trouve pas dans Paris-Soir mais dans la Bible, au livre des Lamentations de Jérémie : « Comment est‑il arrivé que la ville si peuplée soit assise solitaire ; que celle qui était grande parmi les nations soit devenue comme veuve ; que celle qui était princesse parmi les provinces ait été rendue tributaire ! Elle ne cesse de pleurer pendant la nuit, et ses larmes sont sur ses joues : il n'y a pas un de ses amis qui la console… Tout l'ornement de la fille de Sion s'est retiré d'elle : ses princes sont devenus semblables à des cerfs qui ne trouvent point de pâture, et ils s'en sont allés, ayant perdu leur force, devant celui qui les poursuivait… »

Tous ces « cerfs qui ne trouvent point de pâture » sont ici à Bordeaux depuis vingt‑quatre heures, et certains vont, comme au temps des bombances d'autrefois, dîner au  p358 « Chapon fin. » Mais les visages sont blêmes, chaque convive a l'expression du condamné qui vient d'être réveillé et qui sait que c'est le jour.

A la plupart des Parisiens et des Parisiennes arrivés ici, un choix terrible s'est imposé. Cette femme a dû décider si elle resterait avec sa mère ou rejoindrait son mari, cette veuve que je viens de rencontrer tout à l'heure a dû renoncer à suivre l'homme qu'elle aime et qu'elle va épouser pour demeurer auprès de ses enfants… Les liens de parenté et d'affection passent tous par une épreuve qu'ils n'ont jamais connue : Impossible de concilier les choses comme en temps de paix, de diviser sa vie et son cœur, il faut prendre un parti et montrer sa préférence… Ceux qui pensent d'abord à leurs biens s'y agrippent, ceux qui veulent garder ce qui est plus précieux que n'importe quel bien, la liberté, s'imaginent déjà en Afrique mais souffrent par avance de l'éloignement de la terre natale… Dans chaque cas ce sont des privations, des séparations, des déchirements… Impossible de ruser désormais avec les dilemmes. Le Destin pose des questions auxquelles il faut répondre par oui ou par non, et l'on est sûr de perdre encore beaucoup quand l'on ne perd pas tout.

 p359  On comprend maintenant que la vie du temps de paix reposait sur un grand nombre de compromis, d'ingénieux arrangements, de mensonges salutaires, on voit qu'elle disposait des fausses portes de sortie et des fausses fenêtres pour la symétrie… On fermait les yeux, on feignait de ne pas entendre les vérités déplaisantes, et l'art d'escamoter les difficultés n'allait pas, sans doute, sans hypocrisie… Aujourd'hui c'est un âge de brutalité qui est revenu : une fer impitoyable tranche les nœuds de toute existence.

Un officier de marine, qui vit dans le même petit hôtel sordide que moi, me disait tout à l'heure avec mélancolie une phrase qui n'avait l'air de rien et qui résumait bien des choses : « On n'aurait jamais cru que ça irait jusque… » Il développa ensuite sa pensée : « Nous avons certaines idées toutes faites sur la paix, sur la guerre, sur la France, sur l'Allemagne, mais nous ne pensions pas que l'événement nous prendrait au mot, que nous serions sommés de tout donner, nos biens, nos vies, pour défendre certains principes… Depuis des années, par exemple, les agressions hitlériennes soulevaient notre indignation, mais lorsqu'il s'est agi de mourir pour Prague beaucoup d'entre nous en 1938, ont demandé à  p360 réfléchir : leur réprobation morale ne suffisait plus, il ne fallait pas payer en mots mais avec du sang…

Beaucoup des opinions que nous adoptons quand nous sommes heureux, et qui, comme on dit, ne nous coûtent rien, n'ont donc qu'une valeur relative. Elles sont partagées par des millions d'êtres, mais, quand l'heure critique sonne, combien se feraient tuer pour elles ? Il est certain qu'à l'heure d'un péril mortel le nombre de caméléons augmente sérieusement dans tous les pays… C'est parce que l'Etat a laissé son autorité s'évanouir peu à peu chez nous qu'il n'a pas galvanisé les énergies pendant les dernières semaines. (Au contraire, plus l'Etat donne l'impression de sa force, plus facilement les citoyens lui font don de leur énergie…) Notre démocratie ne rallie pas en ce moment tous ceux qui devraient se grouper autour d'elle, mais il en eût été autrement si elle s'était transformée en « Comité de salut public » lorsque les circonstances l'exigeaient.

Sur la place de la comédie un officier dit à ses amis, en confidence : « Verdun est pris ». Quelques minutes plus tard la nouvelle avait fait le tour du café et jeté la consternation, non pas qu'elle soit tellement grave en elle‑même,  p361 mais Verdun symbolise tant de choses depuis l'autre guerre…

Il paraît que le général Gamelin, après le jour où il a été déplacé, a vécu à Paris, passant son temps à rédiger ses mémoires justificatifs.​b Il répète, pour sa défense : « Si on avait limogé le général Joffre aussitôt après la défaite de Charleroi, il n'y aurait jamais eu de victoire de la Marne ».

Nouvelle réunion du ministère, ce soir, sous la présidence de M. Lebrun, et plus longue encore que d'habitude. Réflexion de l'un des ministres : « Il va falloir, malgré tout, que Reynaud accouche » ! Les Anglais commencent a s'inquiéter de ces longs débats sans résultat. L'armée ne peut plus se battre, mais la flotte est intacte, et plusieurs façons de régler son sort sont envisagées. Certains sont d'avis de la remettre purement et simplement à l'Angleterre, d'autres de la livrer aux Etats-Unis « comme un don fait à la cause de la liberté ». Reynaud est partisan de cette dernière manière de régler les choses, mais il n'a pas jusqu'à présent donné d'ordres pour que le projet soit exécuté.

 p362  17 juin

A la fin de la matinée le maréchal Pétain, qui, depuis hier soir a remplacé Reynaud, a annoncé, d'une voix que n'oublieront pas ceux qui l'ont entendue, qu' « il fallait cesser le combat ». Cependant nous avons reçu l'ordre de dire à la presse d'offrir une version un peu différente de l'appel, et « La Petite Gironde » a imprimé que la maréchal recommandait seulement de « tenter de cesser le combat ». Cette atténuation n'a pas empêché la foule bordelaise d'être frappée de stupeur. Car la majorité des habitants, malgré la présence des Parisiens réfugiés, vivait encore dans l'illusion. Devant le kiosque à journaux on voyait des groupes silencieux, et des femmes en larmes.

C'est hier qu'il a fallu sauter le pas. Quelle journée ! J'ai fait la navette entre le bureau d'Havas où était campé le bureau du ministre de l'information et la rue Vital Carles où siégeait presque sans désemparer le gouvernement. La foule, pas très nombreuse, d'ailleurs, était contenue par les agents très loin de la porte d'entrée, comme à distance d'un incendie. Pendant les dernières délibérations gouvernementales, trois clans s'étaient constitués :  p363 celui des « durs » dirigé, en principe, par Reynaud, et en fait par Mandel, car Reynaud ne pouvait s'empêcher d'être influencé par les arguments des « mous ». Il reconnaissait, toutefois, que l'attitude prise précédemment par lui l'empêchait de céder aux circonstances, et l'on pouvait deviner qu'il était prêt à « servir » le pays… à une autre place… Marin rejoignait Mandel dans le camp des « durs » : ainsi le reclassement nazi des partis politiques français devait trouver sa confirmation dans les derniers conseils ministériels de Bordeaux. (Reclassement nazi des partis politiques français cela veut dire l'opération par laquelle, bien avant la guerre, la propagande allemande a réussi à couper chaque parti en deux, substituant aux anciens groupes un système occulte de deux partis : le parti de l'apaisement et celui des adversaires de l'apaisement.) Marin, chef de la droite, a pris la même attitude de résistance que Mandel, ministre si souvent attaqué par la droite, tandis que d'autres députés de droite votaient avec certains socialistes pour la capitulation.…  Les « mous » n'auraient pas eu l'importance qu'ils ont prise s'ils n'avaient pu s'appuyer sur l'autorité des militaires qui ont affirmé que la résistance  p364 était impossible en France. Entre les deux camps les prudents, prêts à jouer courageusement sur les deux tableaux. Dautry, au cours de la discussion, a fait grande impression en déclarant : « Il s'agit pour la France de savoir si elle va s'orienter du côté du monde anglo-saxon, ou du côté du monde germanique ».

La réponse du président Roosevelt étant connue, on ne pouvait plus longtemps retarder le moment où il fallait se prononcer, et la proposition sensationnelle de Churchill d'« union de la France et de l'Angleterre » appelait un vote. C'était un grand effort d'imaginer que cette proposition étonnante, qui n'avait contre elle que d'être faite in extremis. Les démocraties européennes, qui ont si gravement manqué d'imagination, ont inventé quelque chose au dernier moment — de même qu'elles ont fabriqué des avions lorsqu'elles étaient à toute extrémité : Leur stratégie est celle de l'escargot… On ne peut s'empêcher d'avoir d'amers regrets en songeant à ce qu'une telle « union » entre nos deux pays aurait signifié au lendemain de Munich, par exemple… Au moment décisif du vote, treize ministres ont rejeté la proposition, qui a compté dix voix en sa faveur.

 p365  Le maréchal Pétain a pris le pouvoir pour essayer de conclure immédiatement un armistice. On ne sait toujours pas ce qui va se passer pour la flotte, et il est curieux qu'on n'ait pas songé à mettre les Allemands devant un fait accompli avant la demande de cessation de combat… Cependant on continue à nous dire que nous allons quitter Bordeaux, car les Allemands voudront sûrement s'installer ici. Le gouvernement se rendrait provisoirement à Perpignan, d'aucuns disent à Saint Jean de Luz avant de se refugier peut-être en Afrique.

Rencontré ce matin, devant l'hôtel Montré, Hélène de Portes. Elle était si pâle qu'on la reconnaissait à peine. La voilà qui commence aussitôt un violent discours : « On ne s'en va que si on le veut bien, le président ne devait pas démissionner… » etc. Cela m'a d'autant plus surpris que depuis quelque temps elle insistait pour que Reynaud quittât le pouvoir sans tarder. Elle m'a demandé ce que je pensais du départ, provisoire a‑t‑elle ajouté, de Reynaud, et je n'ai rien pu lui dire. La chute politique de cet homme dont j'ai admiré l'intelligence pendant ces dernières années, avec qui j'ai travaillé un peu, et dans le caractère duquel j'avais mis de l'espoir, est  p366 une terrible désillusion. C'est Daladier bis qui s'en va.

Daladier, Reynaud, tous ces noms étaient les pseudonymes divers du « premier ministre moyen » qui a gouverné la France depuis des années et qui s'appelait en réalité M. Combinard. C'est M. Combinard qui a laissé la vieille école faire la loi dans l'armée, et qui a chloroformé du mieux qu'il a pu les Français susceptibles d'avoir un sursaut devant le péril extérieur. Des ministères de droite ont été formées par M. Combinard aussi bien que des ministères de gauche ; car lorsqu'en 1936 il y eut même un ministère « avancé » il était aussi combinard que les autres.

Dans les rues de Bordeaux, ce soir, on ne parle que des traîtres qu'il faut fusiller, mais l'on ne dit pas leurs noms. Les traîtres les plus dangereux ne sont pas ceux qui ont trahi tout court, pour de l'argent, mais ceux, innombrables, qui ont trahi les intérêts de la France par simple esprit de combine, depuis des années.

Impossible de rester, ce soir, à la terrasse du café, place de la comédie, où nous avons échoué à l'heure du dîner. Le désespoir était un élément dans l'air, on le respirait comme un poison, et ce qui était plus affreux que le  p367 reste, c'était d'entendre ce qu'on disait de notre dernière chance, l'Angleterre : « Hélas, elle n'en a pas pour un mois, car les nazis vont traverser la Manche… » etc… Croisé H. R. Knickerbocker : « Les Allemands ne gagneront pas, dit‑il, cela prendra dix ans peut-être, mais ils seront battus ». Ainsi soit‑il.


Notes de Thayer :

a Fille de Pierre et Marie Curie, correspondante de guerre aux côtés de De Gaulle.

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b Servir les Armées françaises de 1940, 3 vols., Plon, 1956.


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