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Fév 1940

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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Avr 1940
 p213 

8 mars

« Un avion allemand est venu au‑dessus de Paris tracer un grand cercle de fumée, et un autre avion allemand survolait le premier appareil pendant que celui‑ci achevait son signe mystérieux. » Voilà ce que se répètent les commères. Et chacun, aussi, pour avoir l'air résigné, raconte l'histoire du roi d'Angleterre qui, pendant qu'il visitait le front, était si bien deviné dans ses intentions que la radio allemande annonçait à l'avance les endroits qu'il allait visiteur. Il est évident que l'une des observations dont la propagande allemande tire le plus grand profit est la suivante : « Personne ne résiste au désir de colporter le premier une histoire pittoresque. » Il s'agit donc d'inventer certaines anecdotes, ou, en partant d'un détail exact, de construire une fable amusante ; après quoi le succès est assuré.  p214 Dans un pays où on aime la conversation comme chez nous des millions de causeurs se feront innocemment les exécutants de la propagande allemande et répéteront au bureau, au café, au garage, à déjeuner et a dîner toute historiette capable de frapper l'attention.

En étudiant les lois psychologiques qui font que l'on prête ou non intérêt à ceci ou à cela, on arrive sûrement à trouver des recettes de propagande excellentes, et c'est ce que les Allemands ont fait. Ils ont creusé la chose comme une science nouvelle, et il y a même chez eux des instituts où cela s'apprend comme la chimie ou la mécanique.

Les agents nazis ont ajouté une invention de plus à la liste déjà longue de leurs créations : la visite domiciliaire. Un « ami de collège » d'un mobilisé vient voir la femme de celui‑ci et lui adresse quelques paroles banales de sympathie pour l'absent. Mais ce soi-disant camarade note bien tous les détails d'intérieur de l'appartement où il a pénétré. Et, plus tard, une lettre parvient au mobilisé, ou on lui raconte la vie scandaleuse que mène son épouse « à cause de cette sale guerre, » et des détails authentiques sur la  p215 maison prêtent au rapport une espèce d'authenticité.

Le nouveau tract allemand, lancé sur Paris : « Français, préparez vos cercueils ! » a provoqué pas mal de remarques. Il y a eu aussi le carnet rouge, petit recueil sur papier simili-glacé, donnant aux populations françaises des statistiques qui démontrent la fatalité de la victoire d'Hitler. A la fin de l'année dernière nous avions reçu ce qu'on pourrait appeler le « tract poétique ». Imaginez une feuille de papier ayant vraiment la forme d'une feuille, et couleur de rouille. Il y est écrit que les feuilles des arbres repousseront au printemps suivant, mais que les soldats français morts pour l'Angleterre ne revivront plus jamais, etc. On s'est demandé si ces tracts, pleuvant dans nos lignes, n'y produisaient pas un effet déprimant, mais on a vite été rassuré. Les soldats, des paysans pour la plupart, ont dit : « Comprends pas. » Pour une fois le spécialiste d'outre-rhin a donné dans l'esthétisme et raté son but. C'est d'un effet plus sûr d'avoir composé la fausse chanson de Chevalier (anti-anglaise) qui est descendue du ciel dernièrement, ou d'avoir fabriqué un faux « Paris-Soir » : « Paris-Noir ». Une des manchettes de ce « Paris Noir » est ainsi rédigée :

 p216  « Paris d'antan, ta gloire

était ta lumière

Paris maintenant, Paris-Noir

Pourquoi la guerre ?

C'est du français de poète nègre antimilitariste. Sur l'autre manchette, le refrain de Stuttgart : « L'Angleterre combattra jusqu'au dernier Français. » Ferdonnet et Obrecht, du théâtre de Stuttgart, justement, viennent d'être condamnés à mort par contumace.

8º mars

Encore le café. Quatorze mille tonnes sont en souffrance, annonce‑t‑on en toute hâte aux Français, mais cesseront bientôt de l'être. D'autre part, il y aura, après le 18 mars, trois jours sans viande par semaine, après quoi l'on nous fait prévoir la carte de pain et les jours sans pâtisserie. Chose curieuse : Plus les privations augmentent, moins il y a de récriminations. C'est une loi psychologique bien connue, que les députés ignorent : Si l'on n'a droit qu'à un morceau de sucre au lieu de deux dans son café au lait, on est prêt à faire une émeute, mais s'il s'agit de se priver de déjeuner, alors on comprend que ça va devenir  p217 sérieux et l'on est fier. Le concierge de la maison voisine de la mienne, après avoir lu la liste des pénitences, était si excité qu'il a trouvé un surnom pour Paul Reynaud : « Qu'est‑ce qu'il nous passe, Popaul Décret-loi ! » Il attribuait, d'ailleurs à tort, toutes ces mortifications à l'initiative de Reynaud. Cependant, depuis que le ministre des finances a imposé, avant la guerre, de nouvelles taxes, et prêché l'austérité, il est tenu pour responsable de toutes les punitions administrées à la France, c'est le père Fouettard. Il jouit d'une sorte de popularité à rebours assez particulière.

Bref, notre niveau de vie, qui reste supérieur à celui des Allemands, ne cesse néanmoins de descendre, comme le leur. De même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, la mauvaise table chasse la bonne table. Cette guerre ne semble causée que par une jalousie de voisin pauvre : Ceux qui mangent des harengs et des saucisses ont juré que ceux qui, dans le jardin d'en face, découpent un poulet finiront, eux aussi, par se mettre au « régime des briques ».

Le Français n'a jamais grogné devant la besogne quand celle‑ci est rude, et Paul Morand a eu raison de constater un jour que le vice français, c'est le travail. Il n'est que de  p218 connaître l'acharnement au labeur de nos paysans pour en être convaincu. Le Français est comme le pur-sang, mettez‑le au pas, il s'endort, a dit un jour le général Bonnal : Le pur-sang sera‑t‑il réveillé à temps ?

9 mars

Dans un article paru en Suisse il est dit que le système des fortifications françaises est beaucoup moins solide qu'on ne pense, du moins entre les Ardennes et la mer du nord. Le Commandement a fait aussitôt distribuer le texte suivant :

« Au début de la guerre, il y avait une ligne Maginot. Maintenant il y en a deux. Il a fallu six ans pour bâtir la première, et trois mois pour achever la seconde.

Certes, cette seconde ligne Maginot est moins imposante que la première, mais se complète par des lignes de résistance renforcée allant de la forêt des Ardennes jusqu'à la mer du nord, et du seuil du Jura à la frontière suisse. Si la terre qui a été déplacée avait été remuée pour la percée d'un canal, celui‑ci aurait déjà deux cents kilomètres, et avec le ciment employé on pourrait construire un mur qui aurait un mètre de hauteur et huit cent kilomètres de long. Quant au fil barbelé  p219 utilisé, il pourrait couvrir la moitié de la distance qui sépare le pôle de l'équateur.

En trois mois nos chances de briser toute offensive ennemie ont augmenté de façon considérable. Grâce à nos machines nous avons sauvegardé le sang français et remporté une grande victoire défensive. Aussi n'est‑il pas étonnant que dans son ordre du jour de noël 1939 le général Gamelin ait mentionné les fortifications immenses qui ont été achevées : L'armée française n'a pas perdu son temps. »

A vrai dire, dans les années qui ont précédé la guerre, cette question de l'extension de la ligne Maginot jusqu'à la mer du nord, sous la forme que permettait le terrain, a été plusieurs fois discutée à la Chambre française.

En février 1937, notamment, M. Daladier répondit aux interpellateurs que le système serait continué jusqu'à Dunkerque, en dépit de diverses oppositions. Ces « diverses oppositions » provenaient surtout du côté militaire. Au mois de décembre il revenait sur le même sujet, sous la pression de quelques‑uns de ses collègues, et avouait sans ambages que de « hautes autorités militaires » avaient refusé pendant des années de fortifier la région du nord et déclaré que ces fortifications étaient  p220 irréalisables. De février à décembre 1937 les progrès des travaux n'ont pas dû être bien considérables.

13 mars

Le petit livre de Jean Rostand intitulé Hérédité et Racisme, qui vient de paraître, établit sans longs développements inutiles que « les thèses racistes sont des constructions gratuites fondées sur une anthropologie tendancieuse et puérile. » Rostand rappelle que quelques‑unes des plus hautes manifestations du génie humain furent l'œuvre de races composites. Son opposition au racisme, d'ailleurs, va de pair avec un éloge de l'eugénisme, et il y a une constante liberté d'esprit dans ses jugements, qui est bien agréable à observer… en temps de guerre. Mais une certaine mélancolie, aussi, car cette intelligence aiguë aboutit à des conclusions désenchantées.

On retient, notamment, après avoir quitté ce petit livre, que la civilisation demeure chose limitée, artificielle, et très précaire. Il semble qu'en devenant meilleur l'homme s'affaiblisse, et les peuples les plus raffinés sont ceux qui sont le plus sérieusement menacés de disparition. Ceci rappelle l'histoire des tribus de la plaine et de la montagne, aux Indes : Au moment  p221 où les tribus de la plaine commencent à perfectionner leur architecture, leur costume, leur musique, leurs mœurs, etc., les hommes des sommets arrivent et, infailliblement, exterminent ceux qui, en leur devenant supérieurs par l'esprit, leur sont devenus musculairement inférieurs.

Les faits que Rostand met en lumière pour réfuter les théories racistes sont connus de tous, dans tous les pays, et les idées que les nazis inculquent aux enfants dans les écoles sont, sous des apparences scientifiques, des mensonges sciemment imposés. Des échos assez comiques nous sont d'ailleurs parvenus sur la perplexité de certains élèves allemands et de leurs éducateurs. A force de vanter lyriquement le type nordique dolichocéphale blond, représentant le plus pur de la race aryenne, les instituteurs ont fini par créer un complexe d'infériorité chez les bruns ; or une statistique a révélé impitoyablement que les bruns forment la majorité, dans le sud de l'Allemagne notamment. Les blonds n'atteignent 40%, chiffre maximum, que dans certaines régions orientales.

D'autre part, les éducateurs étaient fort embarrassés lorsque dans écoliers trop malins leur demandaient comment il se faisait que, les  p222 allemands n'appartenant qu'à une race, il y en eût cependant qui étaient brachycéphales et d'autres dolichocéphales ?

18 mars

La paix signée entre la Russie et la Finlande a fait mauvaise impression sur le public, qui a eu l'impression d'avoir été joué ; à la Chambre cette réaction s'est manifestée d'une façon très dangereuse pour le Cabinet. La séance secrète du Sénat a été houleuse, et l'on a parlé aussitôt après de remaniement ministériel. Comme l'entrevue Hitler-Mussolini, au Brenner, ne fait présager, d'autre part, rien de bon, le découragement et l'inquiétude sont très vifs. Si Daladier a eu, à l'issue du comité secret du Sénat, deux cent trentesix voix de confiance, c'est que l'assemblée ne voulait pas se montrer trop brutale, mais soixante de ses représentants se sont abstenus. Bref, le gouvernement de guerre de la France file un mauvais coton, et un journal a réussi, malgré la censure, à faire paraître comme par hasard, un petit article de regrets sur le Clemenceau de 1917.

Déjà, à la Chambre, Daladier avait été assez mécontent de faire, il y a quelque temps, l'unanimité, car voter en masse pour le ministère,  p223 en temps de guerre, c'est bien moins voter pour lui que voter pour la France. Il faut avoir été instruit de ces finesses parlementaires pour les comprendre. Maintenant c'est d'une autre arme que se sert le parlement : l'abstention, puisque, en raison des hostilités, on ne se résout pas ouvertement à l'opposition.

Daladier répète pour se défendre que la résolution d'aider la Finlande avait été prise il y a de longues semaines, que la création d'un corps expéditionnaire avait été décidée dès le 5 février, et qu'ensuite on s'est heurté à un double obstacle : Les pays scandinaves ont refusé aux troupes françaises de passer, malgré une lettre écrite au roi Gustave V de Suède par le président du conseil français, et la Finlande, dans les derniers temps, ne nous a pas appelés à son secours. La censure refuse de laisser passer un article où M. Hore-Belisha dit à peu près les mêmes choses dans les termes suivants :

« Un corps expéditionnaire a bien été mis sur pied, et les dispositions nécessaires ont été prises pour l'acheminer vers la Finlande. Les navires étaient au port, les machines sous pression.

Pourquoi cette armée ne prit‑elle jamais le départ ?

 p224  Une explication complète n'a pas encore été donnée. On sait, toutefois, que les gouvernements suédois et norvégien ont menacé de s'opposer au transit de cette armée sur leurs territoires.

Les gouvernements de Grande-Bretagne et de France étaient apparemment disposés à braver cette opposition si le gouvernement finlandais leur lançait un pressant appel. L'appel n'est pas venu, et c'est une paix punique qui a été signée à sa place. »

L'ex‑ministre anglais dit que l'expédition aurait dû obtenir droit de passage dans les pays scandinaves, membres de la S. D. N., car la S. D. N. avait protesté contre l'agression. En droit, comme toujours, nous avions les atouts dans notre main. Mais en fait ? En réalité il s'est passé ceci, que Hore-Belisha découvre après bien d'autres : « La terreur provoquée par l'Allemagne influe de plus en plus sur la politique des états neutres de l'Europe. » Et il conclut : « Les Alliés doivent améliorer leur diplomatie, la soutenir par des actes. »

Oui, le monde cède honteusement à la peur, mais il y a une remarque que personne n'a formulée encore ouvertement, que le cardinal Verdier a faite au début de cette guerre, et qui est très juste : « Le monde n'avait pas  p225 aussi peur autrefois, il protestait contre des « gangsters » de moindre envergure que ceux d'aujourd'hui. l'Allemagne de Guillaume II, coupable de bien moins de brigandages que celle d'Hitler, et qui admettait encore de se soumettre à certaines lois chrétiennes, cette Allemagne impériale s'était attirée l'exécration active de presque tout le monde civilisé : On ne peut en dire autant de l'Allemagne de la croix gammée. »

Sans doute les puissances de destruction, depuis les « progrès » de l'aviation, inspirent-elles une crainte plus grande qu'autrefois ; et la vertu, avec les puissances d'indignation qu'elle représente, a beaucoup baissé les dernières années. Combien de fois entend‑on des gens qui ne feraient pas de mal à une mouche, céder malgré tout au culte de la force, et murmurer, en parlant de lui : « Tout de même, il est fort ! » Je me souviens qu'un Français qui s'était rendu à un meeting hitlérien, à Berlin, il y a quelques années, eut la surprise de voir l'un des assistants, qui l'avait entendu parler français, se pencher vers lui et lui dire dans sa langue, après le discours d'Hitler : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » Cette pensée, que l'inconnu trouvait drôle d'exprimer  p226 en de telles circonstances à un étranger, habite secrètement bien des esprits qui ne s'avouent pas franchement qu'ils aiment les loups mais ne peuvent s'empêcher de trouver « épatants » les exploits des loups.

Il faut — et c'est la nécessité peut-être la plus cruelle qui nous est imposée — que nous retrouvions une certain brutalité pour lutter comme il le faut contre Hitler, mais il faut en même temps que ces violences momentanées n'altèrent pas le fond de notre nature — car ce serait encore pour nous une défaite si après avoir vaincu l'hitlérisme nous en demeurions manqués si peu que rien.

21 mars

On avait dit à Daladier qu'il ne devait pas aller à la Chambre avant d'avoir remanié son ministère, que le vote du Sénat lui permettait de changer et de réduire son équipe, et qu'après avoir rajeuni cette équipe il obtiendrait au Palais-Bourbon un succès certain. Mais il n'a pas voulu entendre les conseils des experts de la stratégie parlementaire, il s'est présenté, très diminué, au comité secret, y a fait un discours terne, a vu après cela 239 députés seulement voter pour lui tandis que 300 s'abstenaient. Après ce résultat désastreux  p227 pour son prestige, le président du conseil n'avait plus qu'à donner sa démission. Il y avait, semble‑t‑il, en lui une espèce de soulagement après la chute — mais l'ambition va le reprendre maintenant qu'il a perdu le pouvoir. Et puis, sur le conseil intéressé de ses amis, il va être amené à tendre des pièges à son successeur.

Le cas de Daladier est très particulier, c'est celui d'un homme à qui le destin offre de grandes occasions (6 février 1934, 30 novembre 1938, 3 septembre 1939) et qui ne sait pas en profiter. Pendant que l'émeute menaçait Paris, en 1934, il… feuilletait le code, pour savoir si la loi l'autorisait ou non à prendre certaines mesures. Le ministre de l'intérieur de l'époque demandait au président du conseil de se ranger à un parti ou à un autre, mais celui‑ci ne répondait pas et se plongeait dans l'étude de textes tandis que les fusils commençaient à partir tout seuls. Cette petite scène montre bien à la fois les scrupules du professeur arrivé au pouvoir, et en même temps son incapacité à se transformer en homme d'action quand l'heure critique a sonné. Après la grève générale de novembre 1938, et après sa tournée triomphale en Afrique du nord, Daladier avait l'opinion derrière lui, mais il n'a pas  p228 su utiliser cet avantage immense ; il a de nouveau raté le coche quand, à la déclaration de la guerre, le parlement et la foule lui donnèrent carte blanche.

Une crise ministérielle, en temps de paix, n'alarme que quelques milliers de personnes, et c'est pourquoi les députés ne risquent pas grand chose à multiplier les cascades de ministères, mais en temps de guerre, c'est autre chose. Le civil ne s'intéresse pas trop au pouvoir, mais une fois devenu soldat il aime à être commandé : Tout ce qui révèle la faiblesse de l'exécutif entraîne, alors, une baisse de moral de l'armée.

Rien ne résume davantage le défaut capital de notre démocratie que la fréquence extraordinaire des changements de cabinets. Il faut avoir eu sous les yeux cette énumération significative pour y croire…

4 septembre 1870 : Gambetta — cinq mois, quatorze jours
19 février 1871 : Dufaure — deux ans, trois mois
18 mai 1873 : Dufaure — sept jours
25 mai 1873 : De Broglie — six mois
26 novembre 1873 : De Broglie — six mois
 p229  22 mai 1874 : De Cissey — dix mois
10 mars 1875 : Buffet — onze mois
23 février 1876 : Dufaure — quinze jours
9 mars 1876 : Dufaure — neuf mois
12 décembre 1876 : Jules Simon — cinq mois
17 mai 1877 : De Broglie — six mois
23 novembre 1877 : De Rochebouët — vingt jours
13 décembre 1877 : Dufaure — un an, deux mois
4 février 1879 : Waddington — dix mois, vingt‑quatre jours
28 décembre 1879 : De Freycinet — neuf mois
23 septembre 1880 : Jules Ferry — un an, deux mois
14 novembre 1881 : Gambetta — deux mois, quinze jours
30 janvier 1882 : De Freycinet — sept mois
7 août 1882 : Duclerc — six mois
29 janvier 1883 : Fallières — 28 jours
26 février 1883 : Jules Ferry — deux ans, deux mois
6 avril 1885 : Henri Brisson — neuf mois
 p230  7 janvier 1886 : De Freycinet — onze mois
11 décembre 1886 : René Goblet — cinq mois, 17 jours
30 mai 1887 : Rouvier — sept mois
12 décembre 1887 : Tirard — quatre mois
3 avril 1888 : Charles Floquet — dix mois
22 février 1889 : Tirard — treize mois
17 mars 1890 : De Freycinet — un an, onze mois
27 février 1892 : Loubet — neuf mois
6 décembre 1892 : Ribot — un mois
11 janvier 1893 : Ribot — trois mois
4 avril 1893 : Charles Dupuy — huit mois
3 décembre 1893 : CasimirPérier — cinq mois, vingtsept jours
30 mai 1894 : Charles Dupuy — un mois
1 juillet 1894 : Charles Dupuy — six mois, vingtcinq jours
26 janvier 1895 : Ribot — neuf mois
1 novembre 1895 : Léon Bourgeois — six mois
29 avril 1896 : Méline — deux ans, deux mois
 p231  28 juin 1898 : Henri Brisson — quatre mois
1er novembre 1898 : Charles Dupuy — quatre mois
18 février 1899 : Charles Dupuy — quatre mois
22 juin 1899 : WaldeckRousseau — trois ans
7 juin 1902 : Combes — deux ans, sept mois
24 janvier 1905 : Rouvier — un an, un mois
18 février 1906 : Rouvier — trois semaines
14 mars 1906 : Sarrien — sept mois
25 octobre 1906 : Clemenceau — 2 ans, neuf mois
24 juillet 1909 : Briand — un an, quatre mois
3 novembre 1910 : Briand — quatre mois
2 mars 1911 : Monis — quatre mois
27 juin 1911 : Caillaux — sept mois
14 janvier 1912 : Poincaré — un an
21 janvier 1913 : Briand — un mois
18 février 1913 : Briand — un mois
22 mars 1913 : Barthou — neuf mois
 p232  9 décembre 1913 : Doumergue — six mois
9 juin 1914 : Ribot — cinq jours
13 juin 1914 : Viviani — deux mois, 15 jours
26 août 1914 : Viviani — un an, deux mois
29 octobre 1915 : Briand — un an, deux mois
12 décembre 1916 : Briand — trois mois
20 mars 1917 : Ribot — six mois
12 septembre 1917 : Painlevé — deux mois
16 novembre 1917 : Clemenceau — deux ans, deux mois
20 janvier 1920 : Millerand — un mois
18 février 1920 : Millerand — sept mois
24 septembre 1920 : Leygues — quatre mois
16 janvier 1921 : Briand — un an
15 janvier 1922 : Poincaré — deux ans, deux mois
29 mars 1924 : Poincaré — deux mois, 15 jours
9 juin 1924 : François-Marsal — cinq jours
14 juin 1924 : Herriot — dix mois
 p233  17 avril 1925 : Painlevé — six mois
29 octobre 1925 : Painlevé — un mois
28 novembre 1925 : Briand — quatre mois
9 mars 1926 : Briand — trois mois, quatorze jours
23 juin 1926 : Briand — vingtsix jours
19 juillet 1926 : Herriot — quatre jours
23 juillet 1926 : Poincaré — deux ans, quatre mois
11 novembre 1928 : Poincaré — huit mois, 15 jours
29 juillet 1929 : Briand — trois mois, cinq jours
3 novembre 1929 : Tardieu — trois mois, 15 jours
21 février 1930 : Chautemps — dix jours
2 mars 1930 : Tardieu — neuf mois
13 décembre 1930 : Steeg — un mois, 15 jours
27 janvier 1931 : Laval — un an
13 janvier 1932 : Laval — un mois
20 février 1932 : Tardieu — quatre mois
3 juin 1932 : Herriot — six mois, 15 jours
 p234  19 décembre 1932 : Paul-Boncour — un mois, 15 jours
31 janvier 1933 : Daladier — neuf mois
26 octobre 1933 : Sarraut — un mois
27 novembre 1933 : Chautemps — deux mois
31 janvier 1934 : Daladier — neuf jours
9 février 1934 : Doumergue — neuf mois
9 novembre 1934 : Flandin — six mois, vingtdeux jours
31 mai 1935 : Bouisson — huit jours
8 juin 1935 : Laval — sept moi, seize jours
24 janvier 1936 : Sarraut — quatre mois, dix jours
4 juin 1936 : Blum — un an, 18 jours
22 juin 1937 : Chautemps — six mois, 26 jours
18 janvier 1938 : Chautemps — un mois, 24 jours
13 mars 1938 : Blum — 28 jours
11 avril 1938 : Daladier — un an, 4 mois, 23 jours
4 septembre 1939 : Daladier — six mois, 17 jours
21 mars 1940 : Reynaud

 p235  Cet état perpétuellement chancelant de l'exécutif ne se voit pas dans d'autres démocraties, dans la démocratie anglaise par exemple. Une revue rappelait dernièrement que de 1895 à la guerre l'Angleterre n'a eu que neuf premiers ministres, tandis que nous en avions eu trente-trois, avec soixante-dix cabinets différents. Dans les seize années qui ont précédé la guerre, il n'y a que trois noms, en Angleterre : Baldwin et MacDonald qui alternent plusieurs fois, et Chamberlain, tandis qu'il y a eu chez nous dix-sept noms différents dirigeant tour à tour trente‑six équipes ! On a calculé que la durée moyenne d'un ministère français n'excédait pas sept mois, et sept cabinets sont tombés le premier jour où ils se sont présentés devant le parlement. C'est depuis dix ans que la fréquence des crises a dépassé tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, et le président Lebrun est le chef d'Etat qui a dû appeler le plus de présidents du conseil nouveaux à prendre le pouvoir. La raison en est que le péril intérieur (financier) et le péril extérieur n'ont jamais été plus graves et que les hommes, dans la tempête, ont été renversés comme des quilles.

Daladier, à un jour près, est arrivé au pouvoir en même temps qu'Hitler en Allemagne.  p236 Mais alors que le Führer restait en place, seize ministères français se succédaient. Bref, d'un côté, une seul gouvernement ordonnait des canons, et d'autre part seize équipes éphémères se trouvaient occupées par les « questions de beurre » bien davantage que par les canons. Car dans l'immense majorité des cas les gouvernements ont été renversés, chez nous, à cause de querelles économiques et financières. Après avoir dépensé à tort et à travers, il fallait remplir les caisses de l'Etat, imposer à nouveau le citoyen, et c'est là‑dessus que les chefs de gouvernement ont presque toujours trébuché. Il fallait bien, à un moment donné, augmenter les taxes, et les mécontents ont fini tôt ou tard par se venger.

Le cliché, qu'on répète complaisamment parce qu'il est réconfortant, suivant lequel « La France trouve toujours au moment critique le pilote qui sauve », s'est montré faux dans les dernières années. Les hommes politiques d'aujourd'hui semblent bien inférieurs aux parlementaires d'autrefois. Clemenceau et Poincaré, comparés à leurs successeurs, paraissent des géants. Pourquoi cette décadence dans la politique, alors que semblable décadence n'existe nullement dans les lettres ou les sciences ?

 p237  L'arrivée de Reynaud au pouvoir suscite de l'espoir dans quelques milieux. Il a eu soin de se présenter dans ces dernières années comme un homme qui n'était ni de droite ni de gauche, mais voulait faire à droite comme à gauche la synthèse de ce qu'il y avait de bon. Quand il fut question, en 1936, de trouver une phrase pour la bande qui devait l'entourer, « Jeunesse, quelle France veux‑tu ? », il écarta les textes qu'on lui proposait, et choisit ceci : « Gauche ? Droite ? Non. Du neuf ! » Formule qui pourrait résumer ses idées, et qu'il est urgent d'appliquer chez nous, où l'idéologie, à droite comme à gauche, sent le renfermé.

Sans doute parce que la jeunesse n'est pas en contact avec la chose publique. C'est chez nous que la jeunesse compte le moins. Les conséquences de notre décadence démographique se font ici sentir cruellement : les hommes de plus de quarante ans sont plus nombreux en France qu'ailleurs. (Et d'une façon absolue il n'y a, d'ailleurs, que trois jeunes Français de 20 à 30 ans pour quatre Anglais, quatre Italiens, sept Allemands et quinze Russes.)

La vieille équipe, d'autre part, a mis au point une organisation remarquable qui lui  p238 permet de barrer toutes les voies d'accès aux nouveaux venus — et aux idées nouvelles, dans l'armée comme dans la politique. En ne mêlant pas la jeunesse à sa vie, notre démocratie s'est condamnée à un conformisme extrême dans la plupart des domaines, et elle a fait du principe du statu quo en toute matières une sorte de dogme.

Or, il y a, dans la jeunesse française, des ressources extraordinaires d'invention et d'enthousiasme, qui, mobilisées au service de la démocratie, auraient rendu à celle‑ci le dynamisme qu'elle a perdu. Une des épreuves les plus amères de notre génération aura été de voir, là encore, les forces de l'avenir utilisées pour la mauvaise cause, chez les nazis. Les Allemands n'ont rien inventé en l'occurrence, ils n'ont fait que copier ce que d'autres révolutions avaient déjà fait, la nôtre notamment. Ils ont pris ainsi de l'avance sur nous, car un personnel plus jeune trouve en tous domaines de nouvelles techniques et marche plus rapidement avec son équipe que les aînés. Dans son « Histoire de la Révolution française », Thiers, observateur peu suspect de partialité en la matière, constate sans ambages qu'une des raisons des victoires militaires inattendues de 1792 fut que de nouvelles tactiques et de nouvelles  p239 méthodes furent trouvées par des révolutionnaires qui innovaient en tout. Napoléon ne fut que cet esprit incarné en un chef de génie, et c'est pourquoi l'Autriche fut toujours en retard sur lui, « d'une idée, d'une année, et d'une armée ».

Reynaud, dans l'ordre militaire notamment, s'est posé dans ces dernières années en champion de la nouveauté, et c'est pourquoi des jeunes se tournent aujourd'hui vers lui. Mais la déformation qu'il a forcément subie en voyant pendant trop longtemps le monde à travers les fenêtres du parlement, sera‑t‑elle plus forte que son audace ? Et que peut l'audace, dans les conditions de travail imposées par le parlement au gouvernement ? Que peut le pouvoir ? C'est ce qu'on va voir.

22 mars

Je suis passé au ministère des finances, où l'affluence, l'affluence des candidats ministres, est grande autour de Reynaud, à qui le président de la République a demandé de former le ministère. Le choix de M. Lebrun est naturel : Le président du conseil sortant ayant montré qu'il était un homme faible, il faut faire appel à celui qui passe pour un homme fort. « Je viens trop tôt, la situation n'était  p240 pas mûre », m'a dit Reynaud. Ce qui signifie qu'il espérait bien être président du conseil, mais après que Daladier eût été davantage discrédité. Si ce ministère de transition, un de ces ministères falots comme il y en a eu tant, avait succédé à Daladier, alors Reynaud aurait pu venir ensuite avec toutes les chances de succès… Toutes ces subtilités n'ont rien à voir avec la réalité des problèmes, et il est étonnant qu'ils se prolongent en temps de guerre. Il y a vraiment autant d'allées et venues, d'autos, de coups de téléphone rue de Rivoli (de coups de téléphone d'ambitieux ou d'ambitieuses) que si la crise ministérielle s'était déroulée en temps de paix. Et le laisser-aller habituel, une cohue incroyable dans cette vaste et triste antichambre du Louvre… Les courtisans du grand siècle abandonnaient tous en troupeau la chambre du roi moribond pour aller se précipiter à la porte du dauphin, et l'on voyait aujourd'hui des amis de Daladier venir pareillement à la porte du dauphin du jour. Autrefois, du moins, les costumes rendaient le spectacle agréable à regarder, tandis que ce n'était pas le cas aujourd'hui. Les huissiers se frayaient tant bien que mal un passage dans la masse grisâtre des aspirants ministres qui parlaient à voix basse dans les  p241 coins et surveillaient sans cesse de l'œil les visiteurs sortant du cabinet de Reynaud. Notre démocratie n'a pas la sens de la mise en scène, cela me frappait aujourd'hui comme à Versailles, il y a quelques années, lors de l'élection de Doumer à la présidence de la République. Ce qui est fâcheux, d'ailleurs, pour la République, c'est que la personne de chef d'Etat (ou d'un membre du gouvernement) ne produit aucun effet. C'est lors d'une cérémonie célèbre dans les annales du régime, sous l'arc de triomphe, que se produisit un incident relaté par Péguy : Le président de la République était arrivé, et le chef d'orchestre de la garde, distrait, n'avait pas joué l'hymne national. On lui fit comprendre son oubli, et la foule l'entendit alors gueuler : « Allons, vous autres, vot' Marseillaise ! V'la le Président ! »

Reynaud, n'ayant pas dormi de la nuit, avait les traits tirés et se demandait si la chance n'allait pas lui tourner le dos après lui avoir souri. Car la confusion politique est à son comble. Les Socialistes ayant accepté de participer par 80 voix contre sept, et de nombreuses abstentions, il est évident que l'arrivée de Reynaud n'est pas aussi bien vue à gauche qu'on le croyait. Pour rallier ses collègues du  p242 parti, Blum a dû dire qu' « Il était faux que Reynaud eut l'intention de décider une offensive ». Comme Blum se multipliait en exhortations dans les couloirs, la droite a répandu aussitôt le bruit que toute la crise ministérielle avait été secrètement machinée par Reynaud et par Blum, et elle a décidé de ne pas donner son concours au ministère naissant. Voila où nous en sommes : un chef de gouvernement considéré comme l'homme le plus « fort », c'est‑à‑dire le plus capable, estime‑t‑on, de conduire la guerre avec énergie et rapidité jusqu'à la victoire, voit les nationalistes s'élever contre lui.

La liste des ministres se fait au petit bonheur : selon les combinaisons de majorité que cela permet, on place un nom, ou un autre, en face des postes à remplir. Bien des ministres ont été ainsi « orientés » par hasard, au début de leur carrière, dans telle direction, et Campinchi raconte volontiers que la première fois qu'on lui offrit un portefeuille, c'était les Colonies, et qu'il allait accepter, mais qu'un instant plus tard, la Marine lui fut donnée, et qu'il accepta avec une jubilation encore plus grande.

Les collaborateurs de Reynaud n'ont pas dissimulé la déception que leur procurait et  p243 que procurerait à l'opinion publique la liste définitive des vingt‑deux ministres et treize sous-secrétaires d'Etat. On a rarement vu autant de politiciens incolores embarqués sur la même galère, et la médiocrité de l'équipage ne provoquerait pas de surprise si le capitaine n'avait annoncé depuis des années qu'il recruterait ses collaborateurs de façon originale, c'est‑à‑dire uniquement d'après leur esprit d'entreprise et leurs qualités d'hommes d'action. Qu'est devenue cette fameuse souplesse de nos institutions, si souvent célébrée jadis par Poincaré ? Le régime semble devenir incapable de s'adapter aux circonstances, et la seule chose dont il ait encore l'idée, quand il se produit une catastrophe, c'est de faire un ministère d'union nationale, ou d'accorder les pleins pouvoirs au gouvernement. Il y a eu des ministères d'union nationale après des crises intérieures, mais il est curieux de noter que le péril extérieur n'ait pu en créer un seul, même depuis la guerre.

L'idée, en constituant sa lamentable équipe, a sans doute été de ne pas effrayer le parlement, mais où est alors le profit si un homme intelligent se trouve condamné à agir en médiocre ? N'ayant, d'autre part,  p244 pas de parti, il en est réduit à mendier la faveur des uns et des autres.

Là se trouve, en effet, la faiblesse de Reynaud : il est seul. Et il ne peut vraiment dire que le pays est derrière lui, car la masse des Français l'ignore… Le parlement le sait et ne craint donc pas de regarder de haut ce premier ministre désarmé.

A cause de cette situation Reynaud a été forcé de faire taire ses sentiments, et de demander à Daladier d'entrer dans le ministère pour y prendre le portefeuille de la guerre. Daladier a accepté parce que ses amis lui ont dit que, d'après les « sondages », Reynaud aura la vie ministérielle brève : Si « Dala » refusait son concours, il ferait tomber le ministère sur le champ et semblerait satisfaire une vengeance personnelle. Tandis qu'en ayant l'air de soutenir Reynaud il prend une attitude élégante…

Un officier, qui se trouvait dans un secteur de la ligne Maginot que Reynaud est venu visiteur pendant l'hiver, me dit que les soldats n'avaient pas trouvé le ministre sympathique. « Pourquoi ? » — « Parce qu'il est venu coiffé d'un impeccable chapeau melon et vêtu d'une pelisse d'agent de change. Les hommes aiment mieux Daladier, son vieux chapeau mou, son  p245 imperméable mal ficelé, son mégot au coin de la bouche, et son accent de boutiquier de Marseille. » Aujourd'hui le chapeau melon s'aperçoit qu'il ne peut rien sans la collaboration du chapeau mou.

Cependant Reynaud, s'il a pris Daladier dans le ministère, a refusé de confier à Guy La Chambre, protégé politique de Daladier, la portefeuille de l'aviation.

Pendant le comité secret, où des questions furent posées sur l'état déplorable de l'aviation, l'ancien ministre s'est bien tiré d'affaire, comme on l'a dit, en faisant état de chiffres faux. Le rédacteur en chef du « Petit Parisien » est venu supplier Reynaud de laisser Guy La Chambre en place, mais Reynaud a refusé, au risque de s'aliéner le journal en question. Ainsi, dans l'ensemble, Reynaud a manqué de hardiesse en faisant la cuisine ministérielle selon les plus vieilles recettes, mais il est cependant capable de courage en certaines circonstances particulières.

Ce qui étonne, c'est que depuis que son chef de cabinet de jadis, Palewski, a été écarté, Reynaud n'a personne pour « faire les couloirs » de la Chambre, et il ne paraît nullement s'en soucier. Bref, il ne joue pas le métier à fond tout en sacrifiant cependant à certaines  p246 règles du jeu parlementaire, il est politicien et il ne l'est pas, c'est un caractère complexe. Je crois que la foi dans son étoile, qui est très forte chez lui, explique ces imprudences : Il se promène sans arme en pays ennemi et se dit que ses adversaires n'oseront l'assassiner.

Quand on lui a demandé ce qu'il fallait dire de lui aux journalistes étrangers, il a répondu en souriant : « Dites que je suis un hérétique. » Il éprouve, sans aucun doute, un secret plaisir à avoir eu souvent raison contre la majorité, et c'est un sentiment où il entre de l'orgueil.

Il semble d'ailleurs que cette satisfaction soit partagée, en France, par des esprits très divers pour une raison : c'est qu'ayant essayé de modifier le cours de la politique et n'y étant pas parvenus, ils cherchent dans la critique les satisfactions qu'ils n'ont pu avoir dans l'action. Reynaud, au cours de ses expériences précédentes de ministre, a tenté d'obtenir de grandes réformes et n'y a pas réussi, il a failli obtenir de Doumergue, par exemple, en 1934, la modification de la constitution, mais il a échoué. Alors il lui reste, à lui et à d'autres, la satisfaction amère de reprendre le refrain des impuissants : « Je l'avais bien dit ! »

Plusieurs choses m'ont frappé, que je n'avais pas remarquées assez auparavant, après avoir  p247 lu aux journalistes américains la notice biographique de Reynaud :

D'abord Reynaud n'a plus rien en lui qui rappelle son origine paysanne. Né sur les rudes plateaux des Alpes, il fut envoyé, il est vrai, très tôt à Paris pour y faire ses études. Sa famille, qui comptait, comme tant de familles des Basses-Alpes, des emigrants, s'enrichit dans le négoce au Mexique et put réaliser ce rêve de la province : « Envoyer le petit à Paris ». Et Reynaud s'est voulu d'autant plus parisien qu'il n'a pas vu le jour sur les bords de la Seine, répétant souvent : « Je suis né à Barcelonnette par hasard. »

Après l'école Bossuet et le lycée Louis-Le‑Grand, le parisien d'adoption fit ce que très peu de bourgeois français ont l'occasion, ou le désir, d'accomplir : le tour du monde. A son retour, le voilà qui se fait avocat et devient secrétaire de la conférence des avocats. Il se donne alors un plaisir qu'il s'accordera souvent : faire scandale dans le temple de la respectabilité. Comme secrétaire de la conférence il a le privilège de faire un discours devant tous ses confrères, et il choisit de parler de Waldeck-Rousseau, homme politique qui était considéré alors comme très « avancé ». Il faut que le bâtonnier en personne intervienne  p248 pour que le secrétaire audacieux se décide finalement à parler d'un sujet moins scabreux, le procès de Charles Ier d'Angleterre. Élu député de Barcelonnette en 1919, Reynaud étonne et déconcerte ses collègues, très férus de tradition eux aussi, et ses électeurs, si bien qu'il n'est pas réélu. En 1926 il essaie de l'emporter sur un communiste mais est battu et ne revient qu'en 1928 à la Chambre. Il prend encore des initiatives insolites ; ministre des finances, il joue au prophète et annonce la crise ; ministre des colonies, il va en Indochine, ce qui ne s'était jamais fait auparavant. Il préconise ensuite la dévaluation du franc — et il commence à dire les vérités les plus déplaisantes à ses compatriotes. Il se venge de déplaire en étonnant.

Il se venge aussi de sa petite taille. Car la montagne natale, qu'il renie, a fait de lui un homme petit. Etre petit, à la campagne, cela ne tire pas à conséquence, si l'on abat autant de besogne qu'un grand dadais, mais être petit, à Paris, lorsqu'on se produit au Palais de Justice, à la Chambre, et ensuite sur la scène mondiale, c'est un inconvénient sérieux. Les hommes petits qui sont appelés à jouer un rôle dans le monde cachent l'infériorité de leur taille en cambrant les reins et en relevant  p249 le menton du mieux qu'ils peuvent ; ils se contraignent à un port de tête et à un maintien qui, à leur tour, influent sur leur esprit ; les hommes petits sont condamnés à être présomptueux. Dans son parti, l'Alliance démocratique, Reynaud a pour chef un géant, Pierre-Etienne Flandin, et, naturellement, il le déteste. Flandin deviendra avant Reynaud président du conseil, et Reynaud-David abattra Flandin-Goliath. Sa stature même condamne Reynaud à l'offensive et à l'audace.

Avec sa taille d'alpin Reynaud a reçu de sa race une santé de fer. De là vient que le surmenage ne paraît pas avoir de prise sur lui. Pendant longtemps, à sept heures 30 du matin, il est allé au Bois de Boulogne vêtu d'un chandail et d'un pantalon de golf, pour faire une demi-heure de bicyclette. Dans l'allée de Bagatelle les ouvriers, qui pédalaient à toute vitesse pour gagner à temps l'usine, ne se doutaient pas que ce cycliste qu'ils venaient de croiser était ministre des finances et avait plus de soixante ans. Faute de pouvoir grimper à pied comme son grand-père les pentes escarpées des montagnes, Paul Reynaud faisait travailler ses jambes à l'aide d'un beau vélo qu'il  p250 ramenait ensuite chez lui, place du Palais-Bourbon.

Mais là le cycliste devenait aussitôt à nouveau un bourgeois.

Un journaliste neutre, après avoir parcouru les notices biographiques distribuées par le ministère de l'information, a demandé s'il était vraiment exact que Reynaud eût fait trois fois le tour du monde. On lui a répondu que oui, et il n'en croyait pas ses oreilles : Cette humeur ambulante ne lui paraissait pas s'accorder avec l'image que l'on se forme d'habitude d'un premier ministre français et qui est celle d'un monsieur ventripotent, barbichu, et sédentaire.

23 mars

L'accueil de la Chambre a été glacial. On savait que le parti radical, malgré la présence de Daladier dans le ministère, était en majorité hostile à Reynaud. Le président du conseil a cru habile de glisser une phrase élogieuse sur Daladier dans sa déclaration, mais cela n'a pas dégelé les opposants, et puis la déclaration n'a duré que quatre minutes, ce qui est exceptionnellement court. Au Sénat, surtout, on a trouvé cette brièveté inconvenante, car le respect de la forme n'a rien perdu  p251 de son empire : le monde croule et l'étiquette demeure.

Pour approvisionner la droite, qui a déclaré que le ministère était « une tarte à la crème indigeste tout à fait hors de saison », Reynaud a parlé de la « trahison des Soviets », car on lui reproche depuis longtemps, à lui et à Mandel, d'être « pro‑Russe. » D'autre part on a essayé de corriger l'impression de cohue que donnait un gouvernement de guerre de trente‑cinq membres en annonçant qu'un comité de guerre était formé, qui comprendrait avec le premier ministre le vice-président du conseil, les ministres de la défense nationale, des finances, des colonies, du blocus et de l'armement.

Le ministre de l'information, M. Frossard, (car il y a finalement un ministre de l'information au septième mois de la guerre) a fait remarquer qu'il est curieux que la propagande n'ait pas sa place dans ce comité : C'est qu'on n'a pas compris encore que l'information était une arme de guerre comme le blocus, ou les finances.

Reynaud n'a groupé que 268 députés ; comme 156 membres du parlement ont voté contre et que cent onze se sont abstenus, cela faisait 267 députés non gouvernementaux :  p252 Bref, le ministère avait une voix de majorité. Il a longuement délibéré pour savoir s'il ne devait pas démissionner tout de suite, et puis a annoncé qu'il restait en place. Les radicaux-socialistes ennemis de Reynaud ont demandé à Daladier de démissionner, mais celui‑ci a calmé les conspirateurs : la chute du ministère aura lieu lorsque les chambres, qui vont s'absenter pour dix jours, seront revenues.

Tout ce début de l'expérience Reynaud, comme on dit, est une vive déception pour les amis du président du conseil, et un sujet d'inquiétude pour ceux qui se demandent s'il va y avoir des cascades de ministères en temps de guerre comme aux plus mauvais jours de la paix.

Le premier ministre a vu longuement le général Gamelin. On cherche quelque chose de sensationnel à accomplir, et l'on voudrait frapper l'opinion pendant les dix jours de sursis que procurent les vacances de la Chambre. Si les soldats connaissaient la perplexité, le désarroi actuel des chefs du pays, s'ils savaient que Reynaud a choisi le portefeuille des affaires étrangères… à contre-cœur ! Il voulait prendre celui de la guerre, il estimait qu'en des temps comme ceux‑ci c'est le département qui convient nécessairement au  p253 chef du gouvernement : idée qu'avant lui avait eue Clemenceau.

Il avait appelé à ses côtés le colonel de Gaulle, la jeune école aurait fait son entrée rue saint-Dominique, et le général Gamelin aurait quitté la place. Mais la chose était impossible du moment qu'on demandait à Daladier son concours, — de même qu'il est impossible de renvoyer Gamelin maintenant sans provoquer le départ instantané de Daladier : ces deux hommes, Daladier et Gamelin, ne s'entendent pourtant pas trop bien, mais ils sont devenus étrangement solidaires. Au fond Daladier aurait saisi toute occasion possible d'un compromis avec l'Allemagne, pourvu que ce compromis ne fût pas trop difficile à faire « avaler » à une certaine partie de l'opinion. Gamelin s'est montré militairement très réservé jusqu'à présent, et, par prudence, n'a pas provoqué « l'irréparable « (une offensive, par exemple) entre les nazis et nous. Aussi Reynaud, avec sa légende d'énergie, effraie‑t‑il, on craint qu'il n'amène l'irréparable, précisément, et c'est pourquoi à la Chambre, et dans le ministère même, il y a un si grand nombre d'adversaires du premier ministre.

Cependant, l'irréparable ne s'improvise  p254 pas en un tour de main. Tout ce à quoi aboutissent les conciliabules de ces jours derniers se réduit à ceci : faire une diplomatie plus « active », notamment en Scandinavie et dans les Balkans (autrement dit, parler plus énergiquement aux neutres qui en sous-main, cèdent à beaucoup d'exigences allemandes), activer l'effort d'armement, tenir publiquement quelque propos hostilesº à l'U. R. S. S., augmenter les restrictions, organiser plus sérieusement l'économie de guerre, etc.

26 mars

Reynaud a parlé à la radio. Il n'a pas pu annoncer grand chose, et a repris ses développements sur la nécessité des « sacrifices individuels ». Commentaire du planton du ministère : « Il a une voix antipathique. Je préfère Tino Rossi. »

Reynaud s'est rendu à Londres et a mis sa signature au bas d'un acte par lequel la France et l'Angleterre s'engagent à ne pas faire de paix séparée. La première rencontre avec le gouvernement britannique n'a pas été heureuse, Chamberlain et Reynaud ne « s'accrochant » pas facilement.

L'arrivée de Weygand à Paris donne à penser que Reynaud pense à lui pour le poste  p255 de Gamelin. On ne sait, dans ce cas, ce que deviendrait le général Georges, second de Gamelin, et qui, pendant tout l'hiver, a eu des difficultés avec le Commandant en chef. Les choses en sont même arrivées au point que l'état-major était coupé en deux, certains bureaux ayant été retirés à Georges et repris par Gamelin, ce qui fait que lorsqu'un officier déclare qu'il appartient au G. Q. G. on lui demande aussitôt : « Lequel ? » Il semble que dans l'armée aussi se soit développée cette opposition d'homme à homme, de service à service, qui dans l'administration a amené une paralysie à peu près complète. D'autre part les bureaux de la guerre, sous Daladier, ont à peu près carte blanche. Bref, on en est arrivé, sous les dehors de l'ordre, à l'anarchie, car il faut appeler anarchique un état où l'autorité suprême n'existe pas. Si Gamelin lui‑même veut quelque chose, les bureaux peuvent très bien obtenir que la volonté du Généralissime reste lettre morte. Ils ne risquent rien. De même, au ministère de l'information, on s'aperçoit que, d'échelon en échelon, personne ne redoute personne ; quand le ministre parle, on en prend et on en laisse, et le ministre lui‑même, si le président du conseil lui ordonne quelque chose, peut tourner la  p256 consigne. Au fond chacun en est arrivé à se prendre pour un petit soleil.

Baudoin est nommé sous-secrétaire d'Etat à la présidence du conseil et secrétaire du cabinet de guerre.


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Page mise à jour le 29 mars 21