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Avr 1940

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

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Juin 1940
 p279 

2 mai

Les Anglais évacuent Åndalsnes, l'expédition franco-anglaise en Norvège semble un fiasco. « On dirait que nous ne savons pas jouer encore le jeu allemand », dit le critique militaire du « Journal », — mais on ne le laisse pas imprimer cela dans son article.

A la nouvelle de l'échec de l'expédition anglo-française en Norvège, Mandel a soupiré : « Nous irons de catastrophe en catastrophe jusqu'à la victoire finale. »

Les critiques contre Chamberlain se font de plus en plus vives à Londres, et Reynaud espère qu'il va y avoir une crise ministérielle en Angleterre. Il pourrait alors modifier à son tour la liste de ses collaborateurs, rajeunir les cadres. (L'autre jour le vieux sénateur qui est ministre de l'intérieur a été convoqué brusquement après le dîner pour une réunion urgente, mais a refusé de se rendre à l'invitation. « A partir de sept heures, a‑t‑il expliqué, je dois, d'ordre de mon médecin, demeurer chez moi, les pieds dans mes pantoufles. »)

En dépit des circonstances, il faut au premier ministre une justification spéciale aux grandes décisions qu'il médite, et cette justification il va, comme la plupart de ses prédécesseurs,  p280 la chercher à Londres. Ainsi, dans les dernières années, à chaque difficulté sérieuse, les présidents du conseil français ont essayé de ne pas prendre de responsabilités et de laisser ce soin au cabinet britannique. Le coup de téléphone à Downing Street fut l'échappatoire numéro un (l'échappatoire numéro deux étant le voyage à la S. D. N. « pour réunion du conseil »). L'opinion qui régnait depuis longtemps au parlement était qu'un ministre français ne pouvait en aucun cas prendre une attitude différente de celle du ministère britannique, et la seule fois que la France fit cavalier seul, lors de l'occupation de la Ruhr, elle ne cessa d'en éprouver des remords. En demandant avis à Londres le gouvernement français a, d'ailleurs, plongé le plus souvent le cabinet britannique dans un profond embarras, et la situation des deux alliés qui s'exhortaient mutuellement à prendre les devants eût été comique n'étaient les circonstances. En 1936, notamment, après la réoccupation de la Rhénanie, les ministres français arrivèrent sur les bords de la Tamise, y eurent de longs conciliabules avec leurs collègues, et revinrent secrètement soulagés en déclarant que l'Angleterre ne voulait rien savoir. Mais si la France avait d'abord agi,  p281 l'opinion anglaise n'aurait‑elle pas évolué ? Cette opinion a bien été influencée par les faits accomplis allemands.

L'alliance franco-anglaise, dont dépend non seulement la liberté de la France et de l'Angleterre mais celle de l'Europe entière, a été constamment faussée par l'attitude de petits garçons prise par les politiciens français. Cette attitude accrut l'éloignement de certains personnages importants de Whitehall ou de la Cité pour la France. Et ceux à qui elle plaisait, parce qu'elle prouvait la docilité de la France, ont fait un mauvais calcul. Ils se félicitaient de voir le « péril de l'impérialisme français » à jamais écarté, comme si la France d'après 1918, pays satisfait, pouvait être impérialiste. Ils prenaient les Français pour des Allemands, comme le remarqua un jour Lord Tyrrell avec perspicacité, et les Allemands pour des Anglais.

3 mai

« Apaisement » veut dire, au fond, l'une des trois choses suivantes :

1.

Je n'ai rien compris à la mentalité de l'adversaire.

2.

 p282  Je pense que cela ne vaut pas la peine de mourir pour sa patrie, et je dissimule cette pensée en disant qu'il ne faut pas se faire tuer pour les autres, pour les Tchèques, pour Danzig, pour l'Angleterre… etc.

3.

« Les affaires sont les affaires ».

5 mai

Vu Reynaud à la fête de Jeanne d'Arc, devant la statue de la Rue de Rivoli. Spectacle curieux de ce petit homme tiré à quatre épingles, au masque rusé d'oriental, aux yeux bridés et aux lèvres railleuses, rendant hommage à l'héroïne nationale. C'était le scepticisme saluant la foi, la politique s'inclinant devant la mystique.

Ce qui ne cessera jamais d'étonner, dans le cas de Jeanne d'Arc, c'est ce mélange extraordinaire d'espoir plus fort que toute raison et, en même temps, de bon sens paysan. Alors que les messieurs importants de son époque lui prouvent, avec arguments à l'appui, que la situation est désespérée, cette petite bergère, qui leur est inférieure par le naissance et le savoir, refuse de se laisser persuader par leurs sentencieuses démonstrations. Seule contre  p283 tous elle maintient son dire, et l'événement lui donne raison. Si l'on transposait la scène de nos jours, cela signifierait qu'une paysanne se trouvant brusquement transportée chez le président du conseil et y rencontrant le général Gamelin, dirait à l'un et à l'autre : « Non, vous n'y comprenez rien, et voici la seule chose à faire. »

En même temps cette jeune fille inspirée donne sur la conduite à suivre les indications les plus précises et les conseils les plus pratiques. Et, plus tard, quand des hommes de loi très retors lui feront subir un interrogatoire des plus perfides, elle désarçonnera à chaque coup, par des réponses aussi adroites que brillantes, ceux qui veulent la perdre. Aucun virtuose des débats parlementaires a‑t‑il jamais montrer autant de rapidité foudroyante dans la riposte que Jeanne d'Arc au cours de son procès ?

Mystique et raison, les deux choses s'unissent dans celle qui libéra la France. Chez ceux qui mènent la France, du moins chez les meilleurs d'entre eux, il n'y a plus, depuis de longues années, que la raison qui parle, une raison myope. Mais de mystique, ou, si l'on veut, simplement d'élan, — aucune trace.

La politique a réduit depuis longtemps la  p284 religion de la France à sa plus modeste expression : plus de messes chantées mais seulement une messe basse de temps en temps. Nous avons deux fêtes nationales — celle de Jeanne d'Arc, et le Quatorze Juillet — mais la première n'a jamais eu l'importance de la seconde. Le Quatorze Juillet est la fête du plaisir de mener une vie facile dans le plus aimable pays du monde, et vive le quatorze juillet, ses lampions, ses flons-flons et ses guinguettes ! La fête de Jeanne d'Arc, au contraire, c'est l'évocation de tous les efforts et de tous les sacrifices qui ont fait la France et lui ont permis d'être, plus tard, la France dansante des 14 juillet contemporains. La seule idée de prêcher l'effort répugnant aux représentants du peuple, ceux‑ci ont donc donné le moins d'éclat possible à la fête de Jeanne d'Arc, qui est une manifestation de l'opposition en temps de paix et ne devient vraiment une cérémonie importante, au point de vue officiel, qu'en temps de guerre.

6 mai

Le chef de cabinet du premier ministre disait hier soir en quittant le Quai d'Orsay  p285 et en me montrant l'antichambre et les couloirs déserts : « Le patron est là, mais il n'y a pas même un huissier pour le garder… Quelques hommes résolus et bien armés pourraient « kidnaper » le président du conseil comme ils le voudraient… »

Il a ajouté qu'il avait essayé d'obtenir une garde sérieuse, mais qu'on lui avait dit que cela ferait… mauvais effet.​a Il faut conserver vis‑à‑vis des parlementaires qui viennent ici les habitudes et le décor d'un bon petit ministère de 1910… L'autre jour l'un des collaborateurs de Reynaud, qui portait au Quai d'Orsay l'uniforme de capitaine qu'il portait quelques semaines plus tôt dans la ligne Maginot, a accompagné, ainsi vêtu, le premier ministre à la Chambre. Des députés ont fait ensuite savoir au fonctionnaire que la prochaine fois qu'il entrerait au Palais-Bourbon, mieux valait pour lui se mettre en civil afin de ne froisser aucune susceptibilité républicaine…

7 mai

Reynaud, malgré l'absence de la Chambre, a senti si fortement le malaise que viennent de créer les nouvelles de nos échecs en Norvège, qu'il a voulu prendre le taureau par  p286 les cornes, et convoquer brusquement le parlement avant la date de sa rentrée. Les collaborateurs immédiats du premier ministre ont réussi à le dissuader de donner suite à ce projet, car ils estiment que les députés auraient renversé le ministère sans se laisser impressionner par l'audace de l'initiative du premier ministre. Bref, la position du cabinet Reynaud, qui s'était améliorée par le fait de l'invasion au Danemark et de la Norvège, reste secrètement très précaire. En pleine guerre, on se trouve en état de crise ministérielle larvée. Le gouvernement reste là parce que les circonstances empêchent de le renverser ouvertement, mais sa vie ne vaut pas cher. Il est comme un condamné à mort qui voit se renouveler de jour en jour son sursis… Reynaud répète que les choses s'amélioreront pour lui, que la majorité se cristallisera, mais il a des moments de doute et de découragement. Et ce n'est pas seulement le sort de son ministère qui lui donne, d'ailleurs, des appréhensions.

Il y a quelques jours un aveu bien curieux lui a échappé : « Ah ! Si je pouvais acheter la paix à forfait… » Tout à coup « l'homme fort » pensait comme Daladier dans ses heures d'abattement, et parlait même comme les partisans de la paix boiteuse. Il est certain  p287 qu'il croit que nous sommes loin du but, et que, militairement, l'issue ne se dessine pas… D'autre part, plusieurs de ses conseillers qui ne croient pas à la possibilité de la victoire, murmurent « qu'il faudrait s'arranger », sans, d'ailleurs, indiquer le moins du monde ce que pourrait être un compromis. En même temps le premier ministre continue à prêcher l'énergie… Il paraît qu'elle remonte son moral pour l'instant, mais à d'autres moments elle change de ton… Ce qui fait le plus de bien au premier ministre c'est de voir un chef militaire qui lui parle avec résolution. Alors il s'imagine lui‑même en animateur de la victoire… Cependant il ne se rend pas souvent aux armées, ce qui le prive de voir de près les soldats et l'empêche de vérifier par lui‑même si ce que lui ont dit les généraux est bien exact. Peut-être est‑ce parce qu'il n'est pas homme à s'accorder facilement avec la foule que Reynaud se montre peu.

10 mai

« Ça y est » : on n'entend que ces mots dans Paris depuis ce matin. Autrement dit, l'Allemagne a envahi la Hollande et la Belgique au petit jour. Beaucoup de villes et d'aérodromes  p288 ont été bombardés en France même : Nancy, Calais, Lille, Abbeville et Lyon notamment ; il y a eu de nombreux tirs de l'artillerie ennemie le long du front. Le cabinet s'est réuni, mais la réunion du conseil des ministres a été renvoyée. L'homme de la rue a bien meilleure confiance que les chefs, qu'ils soient politiques ou militaires. L'armée se porte au secours des Belges, bien que la Belgique ne nous ait pas appelés avant. Décision surprenante, vu la prudence de Gamelin, et la remarque, si souvent faite par lui pendant tout l'hiver : « Le premier de nous deux, Français et Allemand, qui sortira de sa coquille, est fichu ». Peut-être le commandant en chef a‑t‑il donné une entorse à sa doctrine parce qu'il sentait que la pression en faveur de l'intervention, de la part du chef du gouvernement aussi bien que du simple soldat, était trop forte pour qu'on pût y résister ? Il n'est pas homme à demeurer seul de son avis, et lorsque l'expédition à destination de la Norvège fut décidée il déclara : « Je cède à la pression de l'opinion publique, et je m'en lave les mains ».

Lorsque l'entrée des troupes françaises et anglaises en Belgique a été connue, la minute a été émouvante ; les seules raisons d'espoir  p289 sont dans l'armée, à qui, depuis des années, on témoigne une grande confiance. (Une ombre au tableau : les faiblesses de l'aviation.) Des bruits courent, on dit que les Allemands ont atteint tel ou tel point, mais aucune confirmation n'est arrivée. On sait seulement que de grands avions de transport sont arrivés par dizaines et ont débarqué des troupes allemandes aux environs de la Haye. Les gouvernements hollandais et belge ont refusé d'abdiquer devant l'ultimatum nazi, et la grande-duchesse Charlotte a quitté le Luxembourg.

Reynaud a profité de l'occasion pour faire la paix avec la droite, et a prié Louis Marin et Ybarnégaray de devenir ministres d'Etat, ce qu'ils n'ont pu refuser. A Londres on est en pleine crise, Chamberlain s'en va, et l'on annonce, enfin, l'arrivée de Churchill au pouvoir. Gamelin se trouve « consolidé » par Hitler, (comme Reynaud le fut le neuf avril), et il a lancé aux troupes un ordre du jour où il rappelle qu'il avait prévu depuis le début de la guerre l'offensive d'aujourd'hui. Au G. Q. G., bureau des opérations, on est très préoccupé par le fait que la collaboration avec l'armée belge et l'armée hollandaise va devoir s'improviser à peu près complètement.

 p290  Hitler, dans une proclamation, déclare que les événements qui vont se dérouler sur le champ de bataille vont décider du sort du peuple allemand pour mille ans. C'est son chiffre, il l'emploie souvent, c'est la durée qu'il accorde à son régime, ni plus, ni moins. Le soir, Reynaud a parlé un moment à la radio : « L'armée française a tiré son épée, la France se recueille… etc. » On estime qu'il y a environ trente divisions allemandes en marche dans les Pays‑Bas.

12 mai

Un des forts de Liége, Eben Emael, a été pris par l'ennemi, qui aurait déjà réussi à traverser la Meuse, d'une part, et le canal Albert, de l'autre. Ceci ruine les espoirs du commandement, qui comptait sur une résistance beaucoup plus longue. Les tanks allemands passent ou bien sur les ponts qui n'ont pas été détruits (ayant été pris par surprise), ou bien sur les ponts de bateaux. A Amsterdam et à Rotterdam on a vu des agents de la cinquième colonne sortir en groupe de certains immeubles, tirer sur la police, et préparer la voie aux parachutistes.

Visite à Dautry, à son bureau, avec une  p291 « Columnist » américaine. Le ministre de l'armement n'est pas abattu, bien que des usines aient déjà pas mal « trinqué », mais les télégrammes reçus des chefs d'entreprise sont très encourageants : « Production gardera même rythme malgré dégâts subis. Moral travailleurs excellent »… etc… Quand la conversation porte sur les machine et les avions commandés aux Etats-Unis, le visage du ministre s'assombrit, car beaucoup de temps se passera avant que des quantités importantes soient livrées. On a fait la faute énorme de dresser des plans comme si l'on était sûr de pouvoir tenir pendant des années, et, d'autre part, on a préféré, par économie, décider de construire des usines en France et acheter en Amérique des machines-outils. D'où de longs délais. Et l'on n'a pas assez réfléchi que cela prendrait, en plus du temps, des soldats qu'il faudrait rappeler du front pour les renvoyer à l'usine. Quand j'ai demandé à Dautry de quoi il avait surtout besoin, en Amérique, il a dit : « De tout ! » Sans commentaires… Les sous-secrétaires d'Etat ont été « débarqués » : Le gouvernement est décidément une création continue, de nouveaux ministres s'ajoutant sans cesse à la liste initiale. Cela fait mauvaise l'impression dans le public… Mieux vaudrait  p292 faire une bonne fois un gouvernement de guerre restreint, une sorte de « Comité de salut public », mais Reynaud n'y vient que petit à petit, par prudence.

Lorsque le ministère de l'information a dû annoncer aux journalistes les bombardements effectués en divers points du pays par l'aviation allemande, il a reçu du commandement l'ordre d'insinuer que l'ennemi avait visé seulement des objectifs militaires. À vrai dire il n'y a jamais de raid fait exclusivement sur objectifs militaires, et il y a toujours des bombes qui touchent des églises, des écoles ou des hôpitaux, et tuent des civils… Bref, c'est une question d'interprétation. On confirme que Nancy a été fort éprouvée dans les deux derniers jours.

14 mai

Nouvelles très mauvaises. Dans la conférence militaire faite aux journalistes étrangers, au ministère de la guerre, on atténue le plus possible une vérité qui dépasse toutes les craintes qu'on avait pu avoir. Le grand coup a porté sur l'armée Corap, la région de Sedan est, de nouveau, le nom d'un désastre. Les réservistes qui se trouvaient là ont rejoint en retard leurs positions, et ne tenaient pas solidement  p293 celles où ils étaient installés depuis longtemps. Cette avance allemande, là où on ne l'attendait pas parce qu'on croyait que les Ardennes ralentiraient par trop la marche des colonnes motorisées et que celles‑ci prendraient un autre chemin, met en péril l'armée qui, avec Giraud à sa tête, était déjà rentrée en Hollande du sud. Les refugiés qui se pressent sur les routes, en Belgique, avaient beaucoup gêné les troupes anglaises dans leurs mouvements. Des tanks français ont rencontré des tanks allemands, en Belgique, près de Saint-Trond, mais ils étaient trop peu nombreux. Il y aurait eu, en tout, quinze cent machines s'affrontant les unes aux autres. Nous manquons partout de tanks et tâchons d'user le moins possible ceux que nous avons afin de les garder pour le moment décisif… Je me suis rappelé une réflexion de Daladier sur Gamelin qu'on m'avait rapportée et à laquelle je n'avais pas pris suffisamment garde : « Que voulez‑vous que j'y fasse ? Gamelin n'aime pas les tanks ».

Quant aux avions, un officier qui arrive ce soir de la bataille dit que la remarque le plus souvent entendue dans la troupe est la suivante : « Mais où sont donc les nôtres ? » Et les yeux se lèvent vers le ciel, d'où ne  p294 foncent que des avions allemands qui viennent mitrailler indifféremment des colonnes de civils et des colonnes de soldats.

C'est en pleine bataille, et dans une bataille mal engagée, que l'on essaie de résoudre tant bien que mal la question de la coordination des ordres entre les armées belge, anglaise et française. En principe le B. E. F. est depuis longtemps sous les ordres du commandant en chef français, mais l'aviation anglaise reste libre de prêter ou non son concours à telle opération, lorsqu'on le lui demande. Daladier s'est rendu auprès du roi Léopold pour tâcher de régler le problème en ce qui concerne les Belges, car il est impossible de lutter contre une seule armée allemande avec plusieurs armées qui obéissent à des ordres différents. On paie aujourd'hui terriblement cher les faiblesses par lesquelles on a laissé la Belgique sortir peu à peu de l'orbite anglo-française pour prendre une position indépendante, c'est‑à‑dire, en fait, une position qui profitait a l'Allemagne. Il sera difficile d'expliquer plus tard comment les Alliés, après la terrible leçon de 1914, ont laissé la Belgique hors de leur contrôle militaire… Le manque d'instinct de conservation, chez les démocraties, aura été quelque chose d'effarant.

 p295  Ce qui s'est passé en plusieurs villes hollandaises a été, paraît‑il, d'une incroyable atrocité, les Allemands s'acharnant à détruire et à tuer. On cite un chiffre de victimes civiles si considérable qu'on n'ose y croire… Des milliers de Hollandais traversent la Belgique et, avec des Belges encore beaucoup plus nombreux, s'enfuient sur les routes de France.

15 mai

Depuis la prise de Sedan la bataille de la Meuse s'appelle la « Bataille des frontières »… Les têtes de pont des Allemands ont été attaquées, mais sans succès, et les tanks continuent à arriver sans cesse sur la rive maintenant tenue solidement par l'ennemi… Le commandant de l'armée hollandaise, Winkelman, a demandé la cessation du combat, mais il est entendu que la flotte de la reine Wilhelmine continuera à défendre les colonies des Pays‑Bas.

On croit que les Allemands ont dix mille tanks, au moins : nous n'en aurions que dixsept cents. Quant au rapport des avions, il est d'environ un avion Français contre neuf avions allemands.

Le bruit a couru à Paris que la retraite de  p296 Sedan est voulue, qu'une contre-offensive va être déclenchée d'un moment à l'autre et menacer l'ennemi sur ses flancs ; mais, renseignements pris, il n'est nullement question d'une entreprise de pareille envergure. On ne peut cependant empêcher la foule d'imaginer une répétition du « miracle », comme si les miracles se reproduisaient à volonté !

Le général Giraud commande la neuvième armée, Corap ayant été « limogé ». La retraite de l'armée qui s'était avancée en Belgique semble se faire avec beaucoup de difficulté. Chose curieuse, on a appris que pendant son avance cette armée n'a pas été bombardée par les Allemands… Toujours pas d'accord du roi des Belges pour subordonner son armée au commandant français : c'est le principe du « Chacun pour soi » de la diplomatie d'avant-guerre qui s'étend aux choses militaires.

16 mai

La poche de Sedan, qu'on croyait comblée, n'a été que réduite par nous pendant très peu de temps, et a pris très vite une dimension considérable : plus de soixante kilomètres de large et vingt kilomètres de profondeur. Un mot commence à circuler, au G. Q. G. et au  p297 ministère de la guerre, le mot infiltration. C'est un euphémisme pour désigner les colonnes de tanks qui entrent en éventail à l'intérieur des lignes françaises, désorganisant tout à l'arrière, coupent nos communications et ouvrent la voie au gros de l'infanterie allemande. Un colonel du G. Q. G. est venu voir le ministre de l'information et lui a dit : « C'est comme en Pologne. »

Dans les couloirs toujours mal éclairés du ministère, se tiennent de lugubres conciliabules. On apprend le matin que le ministère des affaires étrangères a reçu l'ordre de brûler ses archives, et à la fin de l'après-midi je remarque que la pelouse, derrière ledit ministère, est couverte de cendres. Je suis passé au Quai d'Orsay à sept heures et quart, j'ai demandé un renseignement à un huissier, il m'a répondu : « A sept heures je finis mon travail »… La vie continue à peu près comme avant pour beaucoup, qui ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. La terre tremble tout près, et certains continuent à remonter leurs pendules… Aussi ceux qui savent, à Paris, ont‑ils une l'impression de cauchemar, surtout aujourd'hui où des renseignements précis sont parvenus sur les proportions de la catastrophe. Comme l'un de  p298 nous annonce que les Allemands sont à Laon, il se fait vivement rabrouer et traiter de défaitiste, mais, hélas, ils sont bien à Laon.

Un autre mot que les experts militaires emploient souvent est le verbe colmater. On conserve, d'ailleurs, le plus grand calme au G. Q. G., où l'on parle de colmater le front, mais ce n'est pas un jeu d'enfant. Reynaud veut déplacer Gamelin, mais, encore prudent, il n'annonce la chose qu'à demi-mot cette après‑midi à la Chambre afin de voir la réaction. Il a parlé de « changer les hommes et les méthodes », de prendre des « mesures révolutionnaires », — mais le discours, une fois de plus, se substituait à l'acte. En réalité, depuis le 21 mars, c'est‑à‑dire depuis cinquante‑six jours, il ne fait que patauger dans le marais parlementaire comme pouvait le faire un président du conseil en… 1912. Il n'a pu prendre aucune décision d'envergure, et s'accroche comme il peut. L'heure, terrible il est vrai, lui dit : « Je suis trop grande pour toi ».

Le soir il a parlé à la radio et a démenti que le gouvernement songeât à quitter Paris. Et pourtant, dans l'après‑midi, il avait appris du commandant en chef que les Allemands continuaient d'avancer, et que rien ne pouvait arrêter leur progression s'ils choisissaient  p299 de s'avancer tout de suite sur la capitale. Gamelin a déclaré, devant le président du conseil, le président de la chambre, et le président du sénat, qu'il ne répondait plus de la sécurité du gouvernement et conseillait l'évacuation de Paris.

L'aviation anglaise bombarde la Ruhr, alors qu'il serait plus urgent de bombarder les colonnes allemandes en marche sur le sol de France. Les restaurants de Paris étaient illuminés comme d'habitude, ce soir, et les Champs-Elysées fort animés…

Les Allemands annoncent dans leur communiqué qu'ils ont agrandi le large saillant fait par eux dans les lignes françaises et qu'ils continuent de l'agrandir. Reims, dont ils annoncent la prise, ne serait qu'évacuée, ce qui a permis à Reynaud de dire que les Allemands n'y étaient pas. Les deux déclarations de Reynaud ont été, dans l'ensemble, très prudentes, — et c'est bien cette prudence, autrement dit cette petitesse en tout qui fait que les chefs politiques ont conduit la France où elle en est. Prudence du commandant en chef qui n'a pas exigé des Anglais ce qu'il lui fallait, comme Foch le fit en 1918, prudence de l'Etat-Major dans ses plans d'ensemble, prudence du chef du gouvernement  p300 qui ne pousse même pas le cri d'alarme et se contente de présenter la situation sous un jour pas trop noir… Si l'on choisissait cette voie de la prudence à tout prix, alors il fallait être logique avec soi‑même jusqu'au bout et ne pas commettre « l'imprudence » d'entrer en guerre… En vérité les « changements d'hommes et de méthodes », et les « mesures révolutionnaires » auraient dû se produire il y a plusieurs années… Nous avons cru, depuis plusieurs années, qu'on pouvait se tirer d'affaire sans grandes réformes, et nous comprenons aujourd'hui que nous étions beaucoup plus malades qu'on ne croyait, et que seule une opération chirurgicale aurait pu sauver la République. Conversation étonnante à ce sujet, ce soir, entre plusieurs Français « de gauche ». Un fait nouveau : la montée de la colère à mesure que la vérité montre plus nettement sa face effroyable.

17 mai

Un rapport qui vient de nous être communiqué explique comment les Allemands ont pu construire des ponts de bateaux et faire passer leurs tanks. Ils ont réduit d'abord au silence les batteries d'artillerie françaises qui tenaient  p301 les hauteurs dominant le fleuve. C'est donc la maîtrise de l'air en plein jour qui a assuré la réussite de leurs tentatives… Notre aviation, dont les lacunes furent considérablement aggravées par la gestion du Front populaire, n'a jamais rattrapé depuis lors le temps perdu et, aujourd'hui, elle ne peut presque rien faire malgré le courage extraordinaire des pilotes. Si l'on songe que le ministre de l'air du Front populaire était un radical-socialiste, Pierre Cot, et que le ministre de la guerre, Daladier, appartenait au même parti, la responsabilité de ce parti apparaît grande dans les événements actuels. Parti de braves gens, mais myopes, rapetissant ce qu'ils touchaient, donnant de la France et de son empire une idée à la fois débonnaire, débraillée, et bourgeoise. « Mais la France est radicale ! Mr.º le maréchal, disions‑nous à Lyautey… — Oui, et elle pouvait bien en mourir ! »…

La poche allemande a plus de cent kilomètres de large maintenant. D'autre part Bruxelles, Malines, Namur, sont tombées aux mains de l'ennemi… Et toujours pas de contre-offensive, malgré les bruits qui courent . Aujourd'hui, chez le coiffeur, un client à bonne figure honnête a vivement attrapé le garçon qui lui taillait la barbe parce que celui‑ci disait  p302 que les événements semblaient prendre un tour désastreux. « On leur tend un piège… Vous allez voir… ce sera comme en 1914 ! » Et il a cité l'ordre du jour de Gamelin publié aujourd'hui : « Vaincre ou mourir… etc ». C'était le radical moyen qui protestait, qui voulait voir les choses telles qu'elles lui ont toujours été présentées.

On vient de censurer un article neutre où était soulignée une phrase malheureuse du discours prononcé par Reynaud la veille : « Nous devons forger immédiatement des armes nouvelles ». Il est bien temps, alors qu'on vient d'être gravement blessé, disait ce journaliste, de réclamer des armes : N'en possédait‑on pas avant de commencer la lutte ?… A propos d'armes le bruit courait, au début de la bataille (qu'on appelle maintenant « la bataille de France ») que nos tanks étaient de meilleure fabrication que les tanks allemands, résistant mieux qu'eux à l'attaque. Or il semble que ce ne soit malheureusement pas vrai. Et d'autre part on manque d'armes anti-tanks. L'effort, pour les fabrications d'armement, semble s'être porté davantage, pendant cet hiver, sur l'artillerie lourde. On n'a pas construit, par priorité, les armes qui ont gagné la guerre de Pologne, comme le  p303 demandait une partie de l'Etat-Major. La vieille école, aujourd'hui débordée par cette terrible invasion de troupes motorisées et mécanisées dont elle avait vu la possibilité, parle sur un ton dédaigneux de la « fluidité » du front. Dédaigneux, parce que cette « fluidité » était niée dans les livres… L'indignation monte d'heure en heure, à la Chambre, contre le commandant en chef et contre Daladier, et les députés sont maintenant impatients de sacrifier ceux qu'ils ont maintenus pendant tant d'années aux premières places.

18 mai

Berlin annonce que l'armée allemande est à quatre-vingt-dix kilomètres de Paris, et notre commandement dit : « Non, à cent kilomètres ». Cependant il ne semble pas que l'envahisseur se dirige vers la Capitale ; il préfère s'enfoncer en coin entre le B. E. F. et l'armée française. Mon frère est parti avant-hier pour le nord par une route qui passait par Amiens, et je me demande s'il aura pu arriver à Arras. La propagande allemande souligne qu'en 1914 il fallut 66 jours à l'armée impériale pour s'emparer d'Anvers, et que cette fois neuf jours ont suffi à l'armée nazie. Cependant les garnisons belges résistaient encore  p304 dans les forts, et le roi Léopold leur a envoyé un message les exhortant à la résistance.

Reynaud a forcé Daladier à abandonner le ministère de la guerre, mais lui a demandé de prendre le portefeuille des affaires étrangères. Par cette dernière décision il descend un peu plus bas dans l'estime de ceux qui avaient confiance en lui. Il a fallu que les Allemands soient à Laon pour que le premier ministre ait le « courage » d'éliminer Daladier du poste il aura été le plus grand échec du régime — et la conclusion de cette longue et malheureuse expérience est que Daladier va diriger la politique étrangère de la France. La démocratie française est devenue un régime sans obligation ni sanction. N'importe qui, n'importe où, n'importe quand. Reynaud prend le ministère de la guerre, mais se sent si peu d'ascendant personnel à un moment où il en faudrait tant qu'il a demandé au maréchal Pétain de devenir vice-président du conseil des ministres, ce que celui‑ci a accepté. Mandel est nommé à l'intérieur, Giraud devient commandant de groupe d'armées, on voit arriver aux postes les hommes forts et entreprenants — à la onzième heure, au moment où la situation (telle que l'a décrite le premier ministre aujourd'hui même à la  p305 radio) est sérieuse mais non désespérée ». On s'attend au départ immédiat de Gamelin.

19 mai

C'est Weygand que Reynaud a choisi pour succéder à Gamelin. Dans quel état le nouveau généralissime trouve‑t‑il l'armée française ! On pense que les Allemands, qui sont à Saint-Quentin, ont jeté quatre-vingt-cinq divisions dans la bataille depuis une semaine, dont douze motorisées. Quelle revanche des choses sur les hommes ! Tout se paie mathématiquement en politique, maintenant, et la paresse dirigée de 1936 aboutit au surmenage in extremis de mai 1940.

Le secrétaire général des affaires étrangères, Alexis Léger, a appris, paraît‑il, par le journal qu'il était déplacé. La chose, qui se préparait depuis longtemps, a été décidée à l'un des petits conciliabules restreints que tient Reynaud chez lui, le soir, place du Palais-Bourbon, conciliabules auxquels elle assiste. Le président de la République a mis sa signature sans difficulté au bas des nouveaux décrets  p306 pris ces jours‑ci, mais il a eu l'air choqué lorsqu'il s'est agi de renvoyer Gamelin… Les bruits les plus divers ont couru depuis le départ du général commandant en chef (suicide, arrestation, etc.) et la foule, à mesure que l'étendue des revers se révèle à elle, répète : « C'est la faute des traîtres ! » On ne peut penser, en effet, que l'armée française soit dans un état pareil si elle n'a pas été sabotée par des chefs vendus à l'Allemagne.

21 mai

Deux officiers qui apportent des relations directes de la bataille en viennent à la conclusion habituelle : Les Allemands peuvent faire ce qu'ils veulent à cause de leur supériorité complète dans les airs. Ils prennent d'abord des photos pour savoir l'emplacement exact des éléments français dispersés, après quoi leurs stukas arrivent et foncent sur ces éléments qui ne peuvent répliquer, et c'est seulement ensuite que les unités motorisées, précédant elles‑mêmes le gros de l'armée, font leur apparition… Les conférences au cours desquelles on doit expliquer la situation aux journalistes américains, c'est‑à‑dire en diminuer la gravité à leurs yeux, deviennent  p307 une véritable épreuve… Amiens est pris, Arras aussi, et je n'ai aucune idée de l'endroit où peut se trouver mon frère.

Le général Giraud a été fait prisonnier au cours d'un de ses déplacements sur le champ de bataille… Ainsi le chef français dont le nom était synonyme d'audace se trouve enlevé à la France au moment où elle en avait le plus besoin, et Reynaud paraît frappé de ce qui vient d'arriver à ce camarade de jeunesse en qui il avait mis beaucoup d'espoir. Ne disait‑on pas de Giraud : « Il sera le Foch de cette guerre ? »

Pendant l'hiver Giraud avait commandé une armée de réserve et c'est seulement lorsque les choses ont mal tourné dans le nord qu'on l'a mis en avant. Il était, avec Huntziger, de ceux vers qui l'on se tourne dans les moments difficiles.

L'Armée du nord et les Anglais se trouvant maintenant coupés du gros de l'armée française, un désastre semble ne pouvoir être évité : L'Etat-Major dit qu'il va falloir tenir sur la Somme, mais aura‑t‑on le temps de s'y établir fortement ? Dans son discours au Sénat Reynaud a longuement essayé d'expliquer les choses et de persuader les auditeurs que tout  p308 n'était pas perdu. Sa voix était sûre, son maintien aussi raide que d'habitude. (Les hommes politiques ont évidemment une capacité extraordinaire d'« encaisser » n'importe quel événement sans en paraître ému). « Des fautes incroyables ont été commises, qui seront punies », s'est‑il écrié. Mais cette énergie verbale n'impressionne plus grand monde. Déjà le premier ministre avait annoncé que la sanction de certaines défaillances serait la mort, — mais il s'en est tenu jusqu'à présent à ces éclats de voix. Si des fautes réellement « incroyables » ont été commises, alors pourquoi ne pas annoncer en même temps l'exécution des coupables ? Reynaud essaie de prendre le ton des orateurs de la Révolution, mais son imitation est mauvaise. Il est incapable de montrer l'énergie que réclame une situation comme celle‑ci, il voudrait agir mais se laisse arrêter par les obstacles, et se borne à annoncer qu'il va agir… Dans ce discours de Reynaud on trouve la plus sévère condamnation de la doctrine de l'état-major (vieille école) qui ait été faite dans ces dernières années : « A notre conception classique de la guerre s'oppose une nouvelle conception qui fait appel surtout aux avions et aux troupes mécanisées ». On ne peut souligner plus clairement que les penseurs  p309 officiels de l'école de guerre ont été surpris, ont manqué d'imagination.

Il y a eu « statu quo » dans les cerveaux politiques comme dans ceux du commandement.

Un fonctionnaire qui sait que rien ne peut le « faire sauter » ne fait que le minimum et ne s'attire pas les ennuis promis à ceux qui font du zèle : On avançait à l'ancienneté, presque jamais au choix, alors pourquoi se distinguer ? Les carrières étaient réglées comme du papier à musique, le train-train quotidien était confortable et la retraite assurée, on n'avait qu'à se laisser glisser au fil de l'eau comme l'habitude en était prise depuis des années. Pas d'innovation, donc, en quoi que ce soit. Cet état d'esprit bureaucratique régnait partout et ce ne sont pas les ministres toujours changeants, ou vacillants, qui pouvaient modifier quelque chose. Ce qu'on ne savait pas, c'est que cet esprit bureaucratique avait aussi atteint l'armée : la révélation nous en est faite par les défaites des dix derniers jours.

Après le discours de Reynaud les vieux sénateurs sont partis consternés, certains baissant la tête comme des coupables. Reynaud, en effet, avait prononcé des phrases qui serrent le cœur : « La France ne peut pas mourir… Si  p310 vous me dites que demain un miracle seul peut sauver la France, je vous dirai que je crois au miracle parce que je crois en la France ». Cette dernière exclamation, tout à fait inattendue sur les lèvres d'un rationaliste comme lui, a paru convenir aux circonstances : mais c'est une phrase inventée par un esprit ingénieux, ce n'est pas un cri qui sort du plus profond de l'âme.

22 mai

Un rayon d'espoir aujourd'hui : Arras a été repris. Et la visite en avion du général Weygand à l'armée du nord (visite qui l'exposait à de grands dangers), a donné l'impression qu'un vrai chef avait pris le commandement. Chacun devient stratège en chambre, l'on murmure que les Allemands se sont bien dangereusement exposés, qu'une contre-attaque pourrait changer la face des choses… etc.

La sérénité de Paris — où le printemps est plus beau qu'il ne l'a jamais été — est étonnante. Il y a, évidemment, les Parisiens qui ne comprennent pas encore de quoi il s'agit, mais il y a aussi, et ils sont nombreux, ceux qui comprennent et gardent pourtant leur confiance dans l'avenir du pays, certains que  p311 le soleil se lèvera toujours demain et que la France sera là aussi.

La fuite des paysans sur les routes a été provoquée par des agents allemands déguisés en mendiants, en aveugles, en bonnes sœurs, en blessés français, etc., qui venaient en avant et effrayaient par leurs récits les populations. Tout cela pour que les routes soient bloquées par des armées de civils et rendues ainsi impraticables aux renforts français.

Phrase alambiquée de Reynaud : « Si nous tenons un mois, et nous tiendrons tout le temps nécessaire, nous aurons fait les trois quarts du chemin qui mène a la victoire ».​b Que veut‑il dire ? Churchill est venu à Paris, a vu Reynaud et Weygand ce matin rue saintDominique. L'entrevue a été dramatique. Le corps expéditionnaire anglais voulait évacuer le plus rapidement possible le nord de la France et rentrer en Angleterre. La liaison entre l'action de l'aviation anglaise et l'action de l'armée anglo-franco-belge du nord est toujours des plus imparfaites.

25 mai

Weygand a déplacé quinze généraux. La contre-offensive prévue, que le général Gort et le général Billotte devaient conduire, n'a  p312 pas eu lieu, et l'on continue d'avoir l'impression, de plus en plus angoissante, que la machine de guerre franco-anglaise est paralysée. Ce qu'il y a de certain, d'autre part, c'est que l'on se heurte aux difficultés d'exécution que rencontre toute coalition. Il en fut ainsi pendant la dernière guerre, on avait dit que des dispositions avaient été prises cette fois pour empêcher le renouvellement de semblables difficultés, mais il semble bien que le mécanisme n'ait pas été mis au point… Ne répétait‑on pas, à Paris et à Londres, qu' « on avait bien le temps », ne croyait‑on pas secrètement qu'il n'y aurait pas la guerre, et alors, dans ces conditions, à quoi bon préparer quelque chose qui n'arriverait pas ?… etc…

Si un esprit malin avait pu, dans les années, qui ont précédé le conflit, soulever les toits et voir ce qui se passait dans les chancelleries et dans les états-majors, à Paris et à Berlin, il aurait vu qu'outre-Rhin on travaillait fébrilement à un grand dessein, la conquête de l'Europe, et que dans les pays démocratiques il n'y avait aucune unité de plan… Du moins pouvaiton espérer que, la guerre venue, les équipes anglaise et française travailleraient en plein accord et à fond, mais la chose ne s'est pas faite. Les Belges se trouvent en très  p313 mauvaise posture. Cependant nos troupes auraient réussi à se rapprocher de l'armée encerclée, mais sans parvenir à l'atteindre. Weygand est allé en avion à Dunkerque, voulant se rendre compte par lui‑même de ce qui se passe.

Pendant ce temps Mandel déplace les préfets, fait arrêter les complices supposés de la cinquième colonne, et décide qu'on travaillera cinquantedeux heures par semaine dans les ministères… La semaine de quarante heures fait place à la semaine de cinquante heures, avec l'obligation de laisser les bureaux ouverts douze heures par jour. Comment ces mesures n'ont‑elles pas été prises dès le début de la guerre ? Le premier ministre se serait alors rendu impopulaire en les prenant… Et lorsque Daladier fut renversé, en mars, un député fit cette remarque inoubliable : « Son successeur ne va peut-être pas mener la guerre aussi démocratiquement !… » Pour ce parlementaire la démocratie avait perdu complètement sa signification et n'était plus qu'un synonyme de laisser-aller et de paresse.

26 mai

Une étrange procession, aujourd'hui, dans les rues : La châsse de Sainte Geneviève a été  p314 promenée dans Paris, selon une très vieille tradition qui veut que la patronne de la capitale soit montrée aux parisiens lorsque l'envahisseur est aux portes de la ville. Dans la foule toutes les classes mêlées, réconciliées… Et il y a un mois les divisions subsistaient encore ! Jusqu'à la veille de l'offensive allemande on a entendu, en effet, dans certains faubourgs des réflexions de ce genre : « La guerre n'a été qu'un prétexte pour enlever aux ouvriers les avantages qu'ils ont acquis au cours des dernières années » etc… Aujourd'hui ceux qui étaient « à droite » ou « à gauche, » qui possédaient quelque chose ou qui ne possédaient rien, se sentaient tous également menacés et se serraient les coudes… L'événement a fait comprendre que chaque Français est un enjeu dans cette terrible partie, avec tout ce qu'il a : croyance, maisons, idéal, assurances sociales ! etc…

Il n'y a, en effet, que l'événement pour enseigner ce qui avait été prédit auparavant sans succès par de nombreux prophètes. On n'a pas remarqué la leçon d'humilité que donne à la presse l'aveuglement des Français pendant ces dernières années. Certes, une grande partie de cette presse ne donnait pas souvent l'alarme afin de ne pas paraître trop déplaisante à ses  p315 lecteurs, et la lâcheté de certains directeurs de journaux égalait la lâcheté des politiciens en mal de réélection.

Il n'en reste pas moins que de nombreux quotidiens ont dénoncé sans se fatiguer le péril allemand, mais sans réussir à soulever la nation. Les élections de 1936 ont eu lieu après des événements internationaux (réoccupation de la Rhénanie) qui auraient dû ouvrir les yeux des plus optimistes — et pourtant des raisons de politique intérieure seule comptèrent et amenèrent l'avènement du Front populaire… Pourquoi  ? Le Français n'est pas plus bête ou moins patriote qu'un autre ? Alors ?

Peut-être que l'imprimé a perdu beaucoup de son pouvoir. A force de multiplier les grands en‑têtes sensationnels, on a rendu le public profondément sceptique. La presse qui, au dix‑neuvième siècle, pouvait fomenter en France des révolutions ne provoque plus que des sourires, — ou des bâillements d'ennui. L'horreur d'être dupe, qui était autrefois, en France, un sentiment d'intellectuel, a gagné de larges couches de la population. Et comme la faculté de s'indigner ainsi que, d'une façon générale, les impulsions idéalistes sont devenues beaucoup plus rares qu'autrefois dans notre démocratie, il en est résulté un  p316 secret détachement du citoyen à l'égard de tout événement public. Le Français moyen se considérait d'abord comme spectateur. C'est pourquoi la cérémonie d'aujourd'hui, où tous les assistants auraient voulu devenir acteurs et se sacrifier pour le bien de la patrie, était‑elle si curieuse. Sur le passage de la statue de sainte Geneviève ceux qui se croyaient « détachés » se sentaient rattachés à toute la communauté française, et solidaires des moindres pierres de la cité menacée.​c

27 mai

Reynaud a été voir Churchill à Londres et a laissé entrevoir la possibilité d'un armistice. L'évacuation de l'armée du nord va se faire par Dunkerque. Cela ne sera pas une petite affaire, avec les avions allemands qui vont bombarder sans répit les transports. On craint de laisser là‑bas beaucoup de prisonniers… A cause du sabotage allemand (coups de téléphone ordonnant des évacuations « de la part du préfet » et provenant en réalité d'agents nazis, etc.) la confusion qui règne là‑haut est effroyable. Toujours pas de nouvelles de mon frère. Calais est sur le point de céder à la pression ennemie, et la résistance opposée  p317 là par un petit groupe anglais a été, paraît‑il, très vive.

Il y a eu deux réunions du cabinet, la seconde étant provoquée par la décision du roi des Belges de demander un armistice. Peu avant le premier ministre belge Pierlot, qui était arrivé à Paris, avait parlé à la radio et l'on avait beaucoup remarqué que dans son discours, où il manifestait l'intention de son gouvernement de lutter jusqu'au bout, il n'avait pas fait mention du roi. Lorsqu'il avait quitté le roi, celui‑ci s'en tenait toujours au même point de vue : rester avec l'armée et cesser une lutte inutile. Les motifs du roi sont peut-être élevés, mais sa perspicacité politique, on l'a vu depuis plusieurs années, n'a jamais été à la hauteur de ses scrupules.

28 mai

Lorsque la radio a annoncé de très bonne heure, ce matin, que le premier ministre parlerait à 8 :30, on a compris qu'il s'agissait d'une mauvaise nouvelle d'importance. Et, en effet, Reynaud est venu annoncer, d'une façon quelque peu mélodramatique, la « trahison » du roi Léopold, c'est‑à‑dire la décision par laquelle le roi des Belges accepte de se rendre à l'ennemi sans conditions. Dans l'après‑midi  p318 Churchill a parlé aussi de l'événement à la Chambre des Communes, mais sans charger le souverain. Les ministres belges ont simplement dit, eux, que l'acte du roi était « inconstitutionnel » et qu'il était décidé depuis trois jours. Le soir il y avait, place de la Concorde, un voile de crêpe sur la statue du roi Albert I, et des hommes pleuraient. Cependant la défaite du nord apparaît peu à peu comme si importante qu'on comprend qu'elle ne s'explique pas par la décision malheureuse d'un homme et ne peut se résumer en un seul épisode, si dramatique soit‑il. La réflexion qu'on entend le plus souvent, à propos de la capitulation du roi, est celle‑ci : « Ont‑ils de la chance, ces nazis ! Tout aide à leur succès… » Et une sorte de fatalité courbe les têtes, c'est comme si l'on se résignait à l'irréparable.

Rien, ou à peu près, n'a été fait pour empêcher les esprits de se laisser aller à cette forme, pernicieuse entre toutes, du découragement. Le « radio-journal de France », notamment, a su si mal conquérir l'attention du pays que, dans de très nombreux foyers, on tourne le bouton dès qu'on l'entend. Personne ne parle aux Français le langage qui convient (Reynaud joue seulement le rôle du porteur de mauvaises nouvelles). Déjà, pendant la  p319 fausse guerre, le soldat se trouvait dans une solitude morale à peu près complète, et aujourd'hui, à l'heure où il faudrait battre le rappel, c'est bien pis. Qui, d'ailleurs, battrait le rappel ? On n'aurait pas l'idée d'aller demander au chef de l'Etat de s'adresser à ses concitoyens… Le général en chef, lui, a autre chose à faire qu'à parler. Alors aucun Français n'entend la voix de la France, c'est comme si la patrie était devenue aphone.

Vu Campinchi, pour affaire de service, au ministère de la marine. Il paraît que plusieurs unités importantes de notre marine « travaillent » avec les Anglais devant Calais et Dunkerque. Le ministre de la marine décrit ce qui se passe là‑bas en montrant la carte des opérations fixée dans son bureau, et répète plusieurs fois : « Ah non ! L'armée Blanchard n'est pas à la noce !… (Le général Blanchard commande les tronçons de l'armée du nord. Le général Prioux se trouve à la tête des Français emprisonnés dans la poche).

Il apparaît de plus en plus que Reynaud mène parallèlement deux politiques : il est jusqu'au-boutiste dans ses discours, mais ne l'est pas dans ses actes. Et il mène à l'occasion une diplomatie personnelle, à l'insu des ambassadeurs.


Notes de Thayer :

a Toujours d'actualité : aux Etats-Unis le 6 janvier 2021, une émeute franchissait le cordon de garde quelque peu cérémonial du Capitole — siège du Sénat et de la Chambre des Représentants — et, à l'intérieur même de l'édifice, mettait en danger les vies des représentants réunis en séance. Cela aurait pu être prévenu mais les services de protection, avisés pourtant du danger plusieurs jours auparavant, se sont vus refuser un soutien plus corsé pour la même raison qu'ici : ça ferait mauvais effet.

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b Citation exacte (selon le Journal des Débats, 24 mai 1940, p1, au bas de la 3e colonne) : « Si nous tenons un mois, et nous tiendrons tout le temps qu'il faudra, nous aurons fait les trois quarts du chemin de la victoire. »

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c Préciosité à ne pas imiter : en bon français, les gens se sont agenouillés.


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Page mise à jour le 29 mars 21