URL courte pour cette page :
bit.ly/RSJDBC11


[ALT de l'image : Une grande partie de mon site vous sera inutile si vous naviguez sans les images !]
courrier : William Thayer [Link to an English help page]
English

[ALT dell' immagine: Cliccare qui per una pagina di aiuto in Italiano.]
Italiano

[Lien à des pages d'aide]
Aide
[Lien au niveau immédiatement supérieur]
Amont

[ALT de l'image : Lien à ma page d'accueil]
Accueil
précédent :

[ALT de l'image : lien à la page précédente]
Oct 1939

Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

suivant :

[ALT de l'image : lien à la page suivante]
Déc 1939
 p83 

4 novembre

Les journalistes américains posent beaucoup de questions intéressantes, c'est‑à‑dire de questions embarrassantes. L'un d'eux m'a demandé si je croyais ou non qu'il y aurait une guerre de mouvement : c'est la question numéro un ! Juste ciel, comment le saurais‑je ? C'est justement là‑dessus que chacun de nous s'interroge sans cesse, sans parvenir à se former une opinion définitive. D'ailleurs, plus on raisonne, dans certains cas, et moins on voit clair. Tandis que si on écoute quelques intuitions,  p84 on n'a plus d'hésitation… Le seul pressentiment très fort que l'on éprouve, en ce moment, c'est que la fausse guerre ne peut pas durer bien longtemps…

J'ai renvoyé mon journaliste impatient de certitudes militaires au général qui rédige le bulletin du Temps. Ce général, parlant de la tactique employée par l'armée allemande en Pologne, conclut par ces mots : « Il y a là, sur le plan stratégique, une méthode d'emploi des groupements blindés qui répond à une doctrine très ferme et a dû faire l'objet de fréquents exercices en temps de paix chez nos ennemis. Nous pouvons penser que de telles manœuvres se renouvelleront dans l'avenir… »

8 novembre

Depuis hier on savait, au commissariat à l'information la tentative de médiation de la Belgique et de la Hollande pour obtenir la paix. La nouvelle de cette démarche n'a pas produit grande impression dans le public, malgré le nombre de ceux qui ne croient pas à la réalité de la guerre. Peut-être qu'en même temps ils sentent bien que pour le moment on ne « peut » plus la paix. Combien y a‑t‑il de pays, dans le monde, qui « peuvent » encore la paix ?

 p85  10º novembre

L'annonce de l'attentat de Munich venait de nous arriver lorsqu'une lettre trouvée sur un prisonnier allemand m'a été montrée. C'était une lettre adressée au soldat par son père, un paysan : « Combien sont à plaindre les gens qui doivent renoncer chaque jour davantage à leurs biens et au fruit de leur travail ! Espérons que nous serons préservés de cela. On trouve encore du pain et des pommes de terre, mais pour tout le reste il faut avoir des cartes… » Le garçon, à qui étaient envoyées ces lignes prosaïques, est ce qu'on appelle un héros : A toutes les questions d'ordre militaire que les officiers français lui ont posées il a répondu en répétant seulement : « Heil Hitler ! » Cela peut paraître d'abord admirable, mais, réflexion faite, on ne peu s'empêcher d'estimer que c'est le père qui est dans la vérité, et non le fils illuminé.

Oui, le père qui parle de pain et de pommes de terre, et que ses compatriotes nazis jugent sans doute bien tiède envers le régime, et bien matérialiste. Car ce qui permet la continuité de la civilisation, c'est cette stabilité paysanne, cet attachement à la terre et aux fruits de la terre, au travail et aux biens que  p86 donne le travail, dont témoigne l'auteur de la lettre. Avec des Allemands comme celui‑là, un paysan français peut s'entendre ; chacun d'eux, pour le profit commun, pourrait donner ceci pour recevoir cela. Un dialogue franco-allemand, dans le ton paysan, est rassurant pour la paix et heureux pour les deux peuples. Tandis qu'en abandonnant ces valeurs « terre-à‑terre » pour les valeurs « héroïques », on entre dans une immense et sanglante imposture…

Autre exemple d'imposture : metre la religion dans la politique, comme en témoigne ce texte publié il y a quelque temps par la revue des S. S. Das Schwarze Corps : « En ce jour je m'approche de ton image. Cette image est de grandeur surnaturelle, sans limites, formidable. Elle est dure, magnifique et sublime, elle est simple, bienveillante et chaleureuse. Elle est en une seule personne notre père, notre mère et notre frère, elle est plus encore… Ainsi tu te tiens dans la basilique de l'amour de millions d'êtres, basilique dont la coupole lumineuse monte vers le ciel… » etc… Et il y en a encore très long comme cela, car cette prière à Hitler n'est pas courte.

Si les Français ne mettent plus du tout « d'amour » dans la politique, les nazis en  p87 mettent un peu trop.

10º novembre

Dans un secteur les Allemands croyaient qu'ils avaient devant eux le même régiment français que la semaine précédente (ce régiment était du Nord) ; ils ont élevé un grand écriteau au‑dessus de leur ligne, et nos soldats ont lu : « Français du nord, pendant qu'on nous envoie au front, vos femmes vous trompent avec des Anglais ! » Quelques minutes plus tard les nôtres tendaient, à leur tour, une grande pancarte où était inscrite cette réponse : « Merci. Mais nous nous en moquons, car nous sommes du midi. »

12 novembre

Dans son discours, le jour de l'armistice, le Haut-Commissaire à l'information a parlé du futur armistice, et effleuré une grande idée, à savoir qu'il faut évoquer l'avenir pour faire accepter le présent. Mais quel avenir ? On ne peut le décrire dans ses détails, on n'est sûr que d'une chose, c'est qu'il sera, quel qu'il soit, très différent du passé.

Ceux qui se battent dans l'espoir que la vie recommencera comme avant, avec ses bons  p88 côtés (loisirs, libertés de toute espèce, primauté de la culture) et ses côtés plus discutables (égoïsme de nombreux riches, répugnance au travail de certains ouvriers, manque de fraternité nationale, frivolité des dirigeants, ridicule de leurs amies qui vont à la Chambre des deputés comme à l'opéra… etc…) seront profondément déçus. La seule différence est que si nous sommes battus, tout sera balayé, tandis que si nous sommes victorieux nous pourrons conserver quelques-uns des aspects de notre vie d'antan, mais quelquesuns seulement. De toutes façons de grands changements sont inévitables, c'est regrettable, c'est même déchirant à certains égards, mais il ne sert de rien de se lamenter. Nous aurions décidé de rester neutres pour échapper à ces bouleversements que ces bouleversements seraient survenus quand même… Ce n'est pas parce que l'on ferme sa porte que l'on ne ressent pas le choc d'un tremblement de terre. Les nazis ont inventé un moyen de faire trembler la terre, dans tous les sens du mot, et mieux vaut voir les choses en face telles qu'elles se présentent. Ils n'ont obtenu comme changements, jusqu'à présent, que des destructions, mais un jour viendra où il faudra reconstruire, et nous devons regarder ce jour‑là avec confiance.

 p89  Pour l'instant, nous devons garder sans cesse deux choses présentes à la mémoire : 1. Il faut gagner cette guerre. 2. Une certaine révolution a commencé avec le déclenchement de cette guerre.

C'est peut-être par peur de ces éboulements, de ces secousses sismiques qui sont la conséquence inévitable de tout conflit que tant de personnes continuent, même en ce moment, de fermer les yeux et de faire comme si la guerre n'existait pas. On s'accroche à son genre de vie désespérément, tout en sachant au fond de soi qu'on n'en a plus pour longtemps à vivre ainsi. Mais on détourne la tête, et l'on demande au destin : « Encore un instant de bonheur ! » C'est un peu lâche, et très humain.

Déjeuné, ce matin, avec mon frère, qui arrivait de « quelque part en France », au restaurant du « Rond Point des Champs-Elysées. » Autour de nous, une foule extrêmement parisienne, comme on dit, où il ne manquait ni les fausses Jeanne d'Arc habillées par Schiaparelli, ni les quelques snobs qui prennent encore le duc de Windsor pour un véritable ami du peuple et M. de Ribbentrop pour la fine fleur de la vieille noblesse allemande. Croisé Hélène de Portes, très agitée comme d'habitude. « Avez‑vous vu la presse de ce  p90 matin ? Tout bonnement ignoble… Cette presse n'est pas dirigée… etc. » Elle trouve que Daladier ne « galvanise » pas les journaux, et que le moral s'en ressent, et, a‑t‑elle ajouté : « Je sais de quoi je parle, car je dépouille la presse tous les matins ! » Il paraît, en effet, qu'elle vient au ministère des finances, de temps en temps, et y regarde les journaux dans un bureau… Mais il ne faudrait pas croire, m'a dit R., que Reynaud ne voit que par ses yeux. Souvent, trop souvent, il suit ses conseils, mais parfois il laisse passer le flot de paroles de sa conseillère sans y prendre garde. Ce qui est fâcheux, c'est cette façon de s'afficher qu'elle a, qui fait croire à beaucoup de journalistes neutres qu'il en est toujours ainsi dans nos ministères, alors qu'à ma connaissance personne ne s'est jamais mêlé aussi ostensiblement qu'elle de la chose publique…

A la fin du déjeuner mon frère m'a dit : « J'aime mieux l'air qu'on respire là‑bas que celui qu'on respire ici. Je repartirai demain sans regret. »

Cependant ce serait une erreur de prendre ce restaurant parisien pour la France. Au même instant des milliers et des milliers de femmes travaillaient dans les usines, ou, à la campagne, s'occupaient de la ferme abandonnée.  p91 Toutes font face à la tâche courageusement, après avoir connu un moment de surprise, car on les avait habituées à croire, depuis des années, que ce jour des dernières douleurs, le jour de la mobilisation générale, ne reviendrait plus jamais.

Et on leur avait répété à satiété, aussi, qu'il ne serait pas nécessaire de renoncer aux libertés traditionnelles et aux avantages de toutes sortes qui étaient les leurs. Cet héritage de privilèges spirituels et matériels légué par une époque heureuse, il est certain qu'on l'aurait mieux gardé si l'on avait décidé plus tôt d'en abandonner une petite partie. La guerre aurait sans doute pu être évitée si on avait fait, dès le début de la menace, les sacrifices nécessaires pour rendre l'Etat plus fort et mieux armé, — de façon à intimider à temps les aventuriers nazis. Mais on a pris la menace à la légère, on a voulu la minimiser, — et puis le bonheur endort. Non pas que tous les Français fussent heureux, mais il y avait chez eux un art de vivre plus poussé qu'ailleurs et des facilités plus grandes que dans les pays voisins, et ils ne le savaient pas… La preuve en est encore dans cette remarque prononcée candidement par Paul Reynaud dans son dernier discours : « Les riches continuent  p92 de ramener leur argent en France… Les pauvres mettent leur argent à la disposition du pays en augmentant les économies qu'ils déposent dans les banques. » Le comique involontaire de cette phrase, où les « pauvres » sont définis comme ceux qui ont des économies, m'a été signalé par un correspondant du Wall Street Journal.

Eh bien, riches et pauvres (avec ou sans économies) se sont fait tirer l'oreille depuis des années lorsqu'il s'agissait de modifier leur genre de vie. Tout se passe comme s'ils avaient cru qu'on peut garder son genre de vie à perpétuité, comme si le confort était la seule chose qui ne change pas dans le monde… « L'âge du beurre » ne veut pas mourir, et le beurre, le beurre symbolique, est resté sur les tables en mêmes quantités qu'avant, même lorsqu'on a compris qu'il fallait fabriquer nuit et jour des canons.

Le beurre trônait partout, au « Rond Point », ce matin, comme en temps normal ; chacun semblait connaître, d'ailleurs, plus d'un moyen de tourner les restrictions quelles qu'elles fussent. « C'est jour sans liqueur, nous a dit à voix basse le maître d'hôtel, mais si vous voulez de la fine, a‑t‑il ajouté en clignant de l'œil, demandez au garçon de la « tisane  p93 de santé ». Il se penchait pour nous confier ce grand secret, et au‑dessus de lui on voyait, épinglé au mur, l'affiche d'une pièce nouvelle qui s'intitule : « C'était histoire de rire. »

L'idée dominante, pendant plusieurs années, a été, évidemment qu'on pouvait s'imposer les charges supplémentaires du réarmement sans se condamner en même temps à de trop rudes privations. « La France et son empire sont si riches, répétaient nos deputés, que nous n'aurons pas à souffrir. » Cependant, à force d'entendre ce refrain dans la bouche de gens qui voulaient se faire réélire, on aurait dû avoir des doutes… J'en ai souvent depuis la guerre, depuis le début de cette fausse guerre. Il faut sans cesse faire un effort pour ne pas croire qu'on vit encore en temps de paix. « Business as usual » : cette devise a fait fortune, et Reynaud l'a développée l'autre jour à nouveau devant un petit nombre d'entre nous. Si l'on prépare des collections nouvelles dans les maisons de couture comme si de rien n'était, a‑t‑il dit, c'est on ne peut mieux, car les robes vendues feront rentrer des devises avec lesquelles on pourra acheter des machines… etc… D'accord. Mais il y a une chose très importante en temps de guerre : le climat de la guerre. Selon qu'il existe ou non,  p94 le moral est bien différent, et cela a au moins autant d'importance que l'arrivée, dans nos caisses, d'une certaine quantité de billets de banque.

Soyons francs : Nous aimons la formule « Business as usual » parce que grâce à elle nous continuons à mettre autant que possible la paix dans la guerre, alors que notre ennemi a mis, depuis six ans, la guerre dans la paix.

14 novembre

Que voit‑on surtout, dans cet hôtel Continental qui abrite les services du Commissariat à l'information ? Des chambres, transformées en bureaux, qui comportent toutes une salle de bain et… un professeur. Sur les quatre cents collaborateurs environ que compte la maison, on a calculé qu'il y avait :

Professeurs 65%
Diplomates en retraite 20%
Divers 13%
Journalistes 2%

Beaucoup de ces maîtres portent un nom respecté, et leur mérite, voire leur notoriété, n'est pas en cause. Mais sont‑ils « the right men in the right place ? »

 p95  On a dit, on a même écrit, que notre république était une république de professeurs, et je commence à comprendre ce qu'on entendait par là. J'aurais dû, d'ailleurs, saisir ces choses en méditant sur la carrière éblouissante du deputé de mon quartier, l'honorable Tartempion.

Tartempion est le politicien pur, le vrai de vrai. J'ai été une fois à l'une de ses réunions électorales, et j'ai admiré son art de plaire rien qu'en montrant sa bonne figure réjouie, son habileté à ne pas répondre aux questions, le tour effroyablement « pompier » de son éloquence, et la vaillance avec laquelle il trinque sans relâcher avec l'électeur, chez le bistrot du coin, après les discours. Tartempion est de ceux qui se sont donné pour mot d'ordre l'exclamation célèbre : « Toujours à gauche, mais pas plus loin ! » Il est, en principe, pour les idées avancées, mais dans les couloirs de la Chambre il fait campagne contre les réformes trop audacieuses. Au fond c'est le pire des réactionnaires, l'audacieux qui parle sans cesse d'aller en avant et qui demeure sur place. Quand il reste un peu longtemps sur le « terrain des idées », comme il dit, Tartempion est d'ailleurs pris d'une grande inquiétude, son front ruisselle, et ce sont les  p96 mêmes souffrances lorsqu'il cite un mot d'origine grecque — technocratie, par exemple ; sa langue fourche alors invariablement. Si Tartempion se lance rarement dans les développements ambitieux, il confie cependant à son secrétaire qu'il est nécessaire de glisser de temps en temps un « topo un peu calé » dans un discours, pour faire sérieux. Car Tartempion a un secrétaire et quand Tartempion est devenu ministre (cela lui est arrivé quatre fois) son secrétaire, qui est un de mes camarades de collège et, à ce titre, ne me cache rien des propos mémorables de son maître, est devenu chef de cabinet. Qui Tartempion a‑t‑il choisi pour secrétaire ? Un agrégé de l'université.

Car notre politicien, surtout lorsqu'il est ministre, a besoin de se protéger contre son incompétence et de masquer celle‑ci aux yeux des autres. Avec un normalien à ses côtés il se sent tout à fait rassuré. Le choix de Son Excellence Tartempion s'est répété à des milliers d'exemplaires (littéralement, car il y a plus de mille anciens ministres vivant dans notre république) : Le ministre attire invariablement à lui l'université, son manteau de Noë.

Lorsqu'on a créé le « Commissariat à l'information » les professeurs sont par la force de  p97 l'habitude entrés en rangs massifs dans la nouvelle maison, précédés de Jean Giraudoux, écrivain exquis sorti lui‑même de l'Ecole Normale comme un oiseau de paradis d'une couveuse artificielle. Comme le ministère des affaires étrangères avait, à l'origine, à dire aussi son mot dans l'organisation du Commissariat, il députa une petite armée d'ambassadeurs et de ministres rappelés à l'activité pour la circonstance. Mais de quoi s'agissait‑il ?

D'information et de propagande. Or ce serait une erreur de croire que n'importe qui peut être bon à ce genre de besogne, et qu'il n'y a qu'à prendre une plume et du papier pour savoir faire ce métier‑là. Ce n'est pas que la propagande doive être placée sur un piédestal : il faut au contraire déplorer qu'elle ait été mise au rang qu'elle occupe aujourd'hui et qu'elle tienne une place si considérable dans la vie moderne. Encore une chose qu'on doit à l'Allemagne nazie. On a parlé part les années de l'arme secrète inventée dans les laboratoires du troisième Reich, on s'attendait à tout, même à la guerre bactériologique : Et l'on ne s'est pas aperçu que l'arme s'exerçait depuis longtemps contre nous, et que c'était la guerre psychologique.

Maintenant que le poison a été mis en circulation  p98 dans le monde entier, il faut bien, de toute évidence, user d'un contre-poison. C'est déplorable, mais c'est ainsi : la propagande est devenue aussi fâcheusement inévitable que le vacarme des klaxons dans la rue ou les annonces de publicité pour le jus de tomates X et les cigarettes Y qui coupent désormais toute symphonie de Mozart ou de Beethoven à la radio… On ne peut se boucher les oreilles et refuser de répondre à l'offensive hitlérienne, on ne peut laisser les « idées » totalitaires s'emparer petit à petit des cerveaux, et surtout des jeunes cerveaux, bref, de l'avenir, dans les différentes parties du monde. Les démocraties se trouvent donc forcées de mettre sur pied, tôt ou tard, une propagande pour la démocratie, et cela leur répugne, et leur paraît antidémocratique. Et c'est pourquoi elles agissent plus souvent tard que tôt, — ou pas du tout.

Chez nous on s'est décidé très tard, quelques jours avant la guerre seulement, à créer ce tout petit « Commissariat général à l'information », et quand la guerre a éclaté ce modeste organisme n'était pas encore sur ses jambes. Dès qu'il a commencé à vivre, il a pris assez rapidement une tournure académique, et a rencontré l'hostilité de presque tous les autres services publics.

 p99  Quand on parle de la tournure académique du travail exécuté, on n'implique rien contre les hommes qui exécutent ce genre de travail et qui sont, en vérité, très au‑dessus de leur tâche. Peut-être que si l'on demandait à M. Einstein de conduire un camion, il s'en tirerait très mal. Il en saurait, certes, sur la mécanique plus que n'importe quel chauffeur — mais il n'aurait peut-être pas les réflexes que possède le dernier des conducteurs.

Il y a une chose qui, heureusement pour lui, n'est pas mesurée au professeur ou, d'une façon générale, au « clerc », c'est le temps. Tel maître des études anglaises n'est pas forcé de décider avant une heure trente (heure à laquelle on arrête l'édition du soir) si Shakespeare était vraiment Shakespeare ou si c'était le comte de Derby… Mais le propagandiste, lui, doit trouver précisément avant une heure trente le thème de l'heure, ou la réfutation à opposer à la dernière fable allemande ; il doit même, s'il exerce tout à fait bien son métier, non seulement contre-attaquer mais prendre l'offensive.

Il existe une catégorie d'hommes qui sont entraînés, par leur profession, à décrire un spectacle et à en tirer des conclusions en un temps minimum ; et à dire ce qu'ils ont vu sous la forme qui arrêtera l'attention du public.  p100 Ils sont, à vrai dire, les délégués du public (ou ses esclaves) devant l'événement, ils sont aussi les esclaves de leur montre : Double servitude du journaliste.

Il arrive donc que, cédant aux habitudes de vérification, à l'art des mises au point et au goût des nuances qui caractérisent un esprit vraiment affiné, nos professeurs de l'information publient, avec beaucoup de retard, une littérature faite pour la seule élite. Or Vitesse et Vulgarisation sont les deux divinités premières de l'efficacité de l'information ou de la propagande…

Il ne s'agit pas tant de faire des analyses et des diagnostics que d'apporter des remèdes, si simples soient‑ils. Nous savons, petit à petit, admirablement, à l'hôtel Continental, ce qui ne va pas pour la France dans tel ou tel pays, mais comme notre action est peu de chose comparée à notre savoir !

Le dévouement et la bonne volonté sont pourtant très grands, et beaucoup de collaborateurs s'épuisent à la tâche. Il y a des jours où Giraudoux a bien mauvaise mine ; hier j'ai été frappé, aussi, par l'air de fatigue d'un autre écrivain de la maison. « Je fais ici dix heures de présence quotidienne, et, en plus, j'ai à préparer des émissions à la radio, m'a‑t‑il confié. »

 p101  — Qu'allez‑vous dire aux auditeurs ?

— Je vais décrire Les couleurs pendant la guerre… »

Comme j'écarquillais les yeux, il m'a expliqué qu'il allait commencer une série de « variations » sur le bleu, le vert, le jaune, le rouge… etc…

Ces fantaisies particulières, et ce manque d'efficacité générale, ont quelque chose d'irritant et en même temps de désarmant. A cause des idées de mandarin qu'elle se forme sur tel ou tel sujet, idées charmantes et absurdes, la France n'en est que plus attendrissante. Cela lui ressemble tellement d'avoir choisi pour parler à tous un écrivain intelligible seulement aux « happy few », d'avoir opposé l'Ariel de notre littérature au doktor Goebbels, diable boiteux mais qui fabrique trop bien ses pilules empoisonnées.

16 novembre

On nous a appris en confiance que les Allemands ont failli envahir la Belgique ces derniers jours, et qu'il est très surprenant que la chose ne se soit pas produite entre le 11 et le 14. Il a été dit que les conciliabules entre le roiº des Belges et la Reineº de Hollande auraient fait refléter les Nazis, mais c'est une explication  p102 insuffisante. A l'heure où j'écris, le dispositif d'attaque germanique est encore en place. Le Haut Commandement nous a priés de développer le thème suivant, pour répondre aux commentaires que cette menace sur les Pays‑Bas avait suscités : « L'enceinte de la forteresse France s'étend aujourd'hui sans discontinuité jusqu'à la mer du Nord. D'autre part, la Belgique, avec sa frontière fortifiée et son armée considérablement renforcée, ne peut plus être considérée comme un adversaire négligeable. Cependant, grâce à la très grande supériorité d'effectifs et de matériel qu'ils sont en mesure de concentrer contre ce petit pays, les Allemands pourraient espérer rompre assez rapidement la ceinture fortifiée belge et lancer leurs forces blindées en direction de Bruxelles. Des premiers avantages de cette nature entraîneraient des réactions actuellement imprévisibles, mais qui, dans l'esprit du commandement ennemi, pourrait peut-être offrir l'occasion de succès initiaux, à la suite desquels la rupture de la ligne fortifiée du nord pouvait être tentée. En résumé la situation actuelle se présente de la façon suivante : L'offensive principale par la Belgique — et aussi par le territoire de la Hollande méridionale — est encore la solution qui semble  p103 la plus avantageuse pour les Allemands.

Mais tactiquement les succès seraient beaucoup plus difficiles à réaliser. Stratégiquement la manœuvre rencontrerait des conditions beaucoup moins favorables, parce que la surprise est irréalisable et que l'aile droite allemande trouverait sa route barrée par de puissantes réserves Franco-britanniques. »

Le Haut Commandement, en déclarant que les fortifications continuent jusqu'à la mer, met donc un terme au débat qui avait commencé en février 1937 à la Chambre. Au début de cette année, un député (M. de Chappedelaine), avait développé une interpellation sur ce thème : « Et le nord ? » Et d'autres députés avaient posé la même question. M. Daladier répondit alors : « Notre système fortifié que je prolonge, bien que j'aie rencontré diverses oppositions, le long de la frontière du nord jusqu'à Dunkerque… » Le 3 décembre de la même année il désigna plus clairement ces « diverses oppositions » : « Sur la frontière du nord, malgré l'avis d'un très grand nombre de hautes autorités militaires qui, depuis des années et des années, déclaraient que la fortification du nord était irréalisable, les ouvrages ont été construits dans des circonstances satisfaisantes. Les travaux se poursuivent…  p104 N'oublions pas que les fortifications doivent toujours s'adapter à la fois à la nature du sol, à la disposition des lieux et à la topographie du pays. Nous ne pouvons évidemment pas songer à construire dans les Flandres des fortifications du même type que celles qui se dressent à la frontière de l'Alsace et de la Lorraine. »1

17 novembre

Il fut un temps où dynamisme et démocratie n'étaient pas brouillés, si l'on en croit les lignes suivantes : « Dans ces mémorables batailles, nos soldats eurent le sentiment de cette prodigieuse arrière-garde d'une nation entière qui était là debout pour les soutenir. » Le gouvernement de l'époque s'adressait ainsi à la nation en guerre : « Tous les Français sont en réquisition permanente… Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances, les femmes feront des tentes, des habits, et serviront les hôpitaux, les enfants feront de la  p105 charpie, les vieillards, sur les places, animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unité de la République. »2

18 novembre

Le conformisme est naturellement le plus fréquent dans l'armée chez les chefs âgés, et ceux‑ci, lorsqu'ils restent longtemps en place, constituent un terrible danger : Le monde change, les conditions de la guerre, comme celles de la paix, changent, mais le système des conformistes ne change pas. De tout temps ce péril a existé, et dès avant 1914 les « anciens » souriaient en écoutant les « jeunes » comme si ceux‑ci leur débitaient des idées prises dans un roman de Jules Verne, m'a expliqué hier le capitaine Berthier.

Il paraît que les chefs qui, de 1914 à 1918, ont révélé les capacités les plus surprenantes s'étaient montrés jusque‑là des esprits indépendants qui frisaient même l'hérésie. Ainsi tel colonel obscur qui, avant 1914, avait répété que l'on ne pouvait plus faire la guerre sans un matériel considérable, et que l'héroïsme d'une attaque à la baïonnette ne pouvait plus rien contre « le feu qui tue », avait été regardé de travers par ses supérieurs : le précurseur de  p106 l'époque devait devenir le maréchal Pétain. En ce temps‑là, un représentant de l'Etat-Major (c'était en 1909) déclarait : « Vous nous parlez, messieurs, d'artillerie lourde. Grâce à Dieu nous n'en avons pas. » Le directeur de l'infanterie affirmait, en 1910, que l'emploi de la mitrailleuse ne changerait rien à l'art de la guerre, après avoir assisté à un meeting d'aviation, concluait que « c'était du sport, et que pour l'armée, c'était zéro. » Résultat : il y avait, en 1914, trois cents canons lourds français contre onze cents canons allemands, deux mille mitrailleuses contre cinq mille, et cent soixante avions contre deux cent trente. Le conformisme faisait déjà des ravages avant 1914 et il en fit de bien plus grands quand les « jeunes » d'avant 1914 se prolongèrent, auréolés par la victoire de 1918, jusqu'en 1939.

La « loi de moindre imagination » a arrêté beaucoup d'idées nouvelles au seuil du G. Q. G., qui a imposé peu à peu le dogme de son infaillibilité, et cette loi a gouverné la politique militaire comme la loi du moindre effort a gouverné la politique tout court. La mémoire a parlé plus haut que l'imagination, affirme Berthier avec chaleur, et, selon une habitude  p107 connue, on a préparé surtout, depuis 1919, la guerre de 1914. La ligne Maginot, projection énorme de la tranchée de 1914, s'est élevée comme une sorte de protestation de l'ancienne guerre contre la nouvelle, capable de barrer la route à la fois à l'envahisseur et… aux théories militaires de la nouvelle école. Le capitaine Berthier s'indigne encore de voir que l'esprit défensif de la France a seul été exalté. Un général a écrit, paraît‑il, en propres termes en 1936, dans le Mercure de France, que « la France, pacifique et défensive, ne pouvait être que contremotorisatrice. » Le général Maurin, ministre de la guerre, avait déjà déclaré, le 3 juin 1935, à la Chambre : « Comment peut‑on croire que nous songions encore à l'offensive quand nous avons dépensé des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions‑nous assez fous pour aller en avant de cette barrière à je ne sais quelle aventure ? »… Bref, la guerre était devenue quelque chose de lointain, un jeu des plus improbables pour beaucoup de chefs qui avaient fini par perdre le sens de la guerre — et qui l'ont prouvé en admettant a priori, depuis des années, que la guerre se passerait chez nous et non pas chez eux. On a célébré à tout propos en termes lyriques le « bouclier » de la France, la ligne  p108 Maginot, et l'on a refusé de créer en 1935 « l'épée », c'est‑à‑dire les dix divisions de choc réclamées alors par Reynaud… comme si un combattant pouvait jamais terrasser son adversaire sans épée, et rien qu'avec un bouclier !

Je crois Berthier extrême dans ses vues et trop noir dans ses conclusions, mais je lui accorde que la politique militaire de la France n'a pas été adaptée du tout à notre politique étrangère qui nous a chargés de responsabilités et a fait implicitement de nous le gendarme numéro un de la Société des Nations. Au premier crime commis dans telle ou telle partie de l'Europe, le gendarme va‑t‑il rétablir l'ordre, ou s'apercevra‑t‑il qu'il n'était pas préparé pour les expéditions punitives et devra‑t‑il se borner à rester dans sa guérite devant sa maison ? Tel a été le problème à chaque crise diplomatique dans ces dernières années. On ne s'est pas décidé à créer l'instrument de la politique étrangère qu'on avait choisi, mais on a continué à protester qu'on demeurait aussi fidèle que par le passé à l'idée de l'assistance mutuelle. M. Léon Blum, président du conseil à l'époque, repoussa, au début de 1937, la théorie de la défensive perpétuelle et assura que la France ne resterait pas toujours un spectateur indifférent. M. Daladier, ministre de la  p109 guerre, souleva des applaudissements unanimes en jurant que « la France ne resterait pas immobile sur ses remparts pendant que l'incendie ferait rage en Europe. »… etc…

Bref, sur le papier, c'était parfait, et la quadrature du cercle était résolue… Le capitaine Berthier m'a dit encore :

— Les démocraties changent très lentement d'idées, et elles n'en changent guère que sous l'action punitive des événements. Tenez, a‑t‑il ajouté, voyez ce qui s'est passé en Angleterre… On dit que les Anglais ont été aveugles, et c'est exact, mais certains d'entre eux n'ont pas manqué de courage à l'occasion. Un politicien comme Baldwin a déclaré lui‑même, dès 1932, qu'en matière de guerre aérienne, la seule défensive c'était l'offensive, et que les bombardiers franchiraient toujours n'importe quelle ligne de D. C. A.

Et plus tard, dans le discours​3 où il raconta comment il réussit à cacher la vérité au pays pour avoir de bonnes élections, il prononça une phrase qui condamne plus gravement que toutes les insultes d'Hitler les vices du système démocratique : « Une démocratie est toujours de deux ans en retard sur un dictateur. »

 p110  24 novembre

Hier, gala à l'Opéra pour je ne sais plus quelle œuvre de charité. Hymnes polonais, anglais et français joués devant une salle assez disparate, avec pas mal d'infirmières en uniforme et les hommes en veston. Il avait été décidé qu'on ne « s'habillerait » pas. Il aurait été difficile d'expliquer, en effet, aux soldats du front que, pendant qu'ils ont les pieds dans la boue, d'autres hommes se promènent en escarpins vernis… Les spectateurs s'ennuyaient passablement, et puis la « fête » avait un caractère officiel, car le président de la République était venu dans une avant-scène, passant, comme toujours, d'un air absent entre des haies d'indifférence.

Dans l'autre avant-scène, le duc et la duchesse de Windsor, auxquels j'ai été amené par hasard à me joindre. On jouait le Festin de l'araignée dont les personnages sont des insectes, et il a fallu traduire tant bien que mal à la duchesse les noms de ces insectes. C'était comme une classe d'anglais, et l'on « séchait » à tour de rôle… Après quoi le duc a raconté qu'il pourrait, s'il le voulait, faire quelque chose pour les soldats, autrement dit tricoter — car on lui a appris, lorsqu'il était enfant, à  p111 tricoter. « Un enfant, n'est‑ce pas, ne peut pas toujours lire, a‑t‑il dit, et le tricot est une excellente occupation. » C'était la seconde fois que je me trouvais dans une réunion où l'ex‑roi d'Angleterre disait ce qui lui passait par la tête. (La fois précédente, c'était à une soirée, à Paris, où il avait chansonné des refrains en allemand.) Pendant l'entr'acte, quelques‑unes des dirigeantes de la Croix Rouge ont été présentées à la duchesse, et la catastrophe habituelle s'est produite : certaines dames ont fait la révérence, et d'autres ne l'ont pas faite… Bref, un incident capable de défrayer les conversations pendant au moins trois jours… En ce fut une suite de menus propos, de menus épisodes auxquels Proust seul aurait pu prêter du relief.

26 novembre

On vient de nous apprendre que le chancelier Wirth, premier ministre d'Allemagne au temps de la république de Weimar, avait déclaré que le pacte germano-russe d'août 1939 n'était que le couronnement d'une politique par l'Allemagne officielle, de façon avouée ou occulte, bien avant l'Hitlérisme. Le but réel du pacte de Rapallo de 1922, a reconnu Wirth, était d'assurer la collaboration  p112 militaire de l'Allemagne et de la Russie. Ce traité permit à l'Allemagne d'échapper à beaucoup des clauses militaires du traité de Versailles, et il fut convenu que le général Von Seekt pourrait procéder en U. R. S. S. à quelques experiences intéressantes (manœuvres de tanks, essais de nouveaux avions… etc…) sans être importuné par le contrôle interallié. D'autre part, cet accord vieux de dix-sept ans avait pour but ultime, et toujours secret, l'assassinat de la Pologne. Le « bon docteur Wirth », comme on l'a appelé pendant si longtemps en France, essaya de susciter, par des agents provocateurs, une agression polonaise qui aurait aussitôt amené une foudroyante réplique russo-allemande. On aurait « apaisé » la France par de belles tirades sur la paix, et l'Angleterre n'aurait vraisemblablement pas bougé, pensait‑on à l'époque, — déjà.

27 novembre

De belles tirades sur la paix… Il est vrai que cela a toujours eu sur nous une effet énorme pendant ces dernières années, parce que les Français, justement, n'ont qu'un fanatisme, celui des hommes civilisés, le fanatisme de la paix. Et je me rappelle une certaine intonation de  p113 voix, certains gestes, au cours d'une visite à l'hôtel Vierjahreszeiten, à Munich, à la fin de 1938.

Quelques semaines après l'accord de Munich, Paris-Soir m'avait envoyé voir ce qui se mijotait en Allemagne, et interroger Herr Von Ribbentrop.

Le ministre des affaires étrangères du Reich occupait un appartement dans le vieil hôtel bavarois où, le mois précédent, M. Daladier avait passé une nuit mémorable. Il faisait honneur aux repas qu'on lui servait, et ne dédaignait pas les vins du Rhin. Après le dîner, il revint dans un coin du hall, où il s'assit avec quelques collaborateurs, et alors commença ce que les Allemands aiment tant : une soirée en petit comité avec des cigares et de la bière. Aucune précaution n'était prise, en apparence, pour la protection de M. de Ribbentrop, et n'importe qui pouvait entrer dans l'hôtel sans difficulté. La Mercédès de grand luxe et pourvue de nombreux fanions qui attendait en permanence devant la porte attestait assez clairement qu'un seigneur d'importance se trouvait à l'intérieur… Accompagné d'un interprète en uniforme de S. S., M. de Ribbentrop me parla d'abord en allemand, et puis, non sans quelque difficulté, en anglais et en français.

 p114  Quelques remarques que je lui fis sur les perspectives de désarmement qui pouvaient s'ouvrir après l'accord de Munich amenèrent sur ses lèvres des précisions plus catégoriques que je n'en espérais : « Trop tot ! Il est beaucoup trop tôt pour amorcer un désarmement général » fit‑il vivement, tandis qu'une lueur amusée passait dans ses yeux. (Évidemment, ils m'ont envoyé le dernier des nigauds, pensait‑il). Comme il devait se rendre quelque temps plus tard à Paris pour y signer avec M. Georges Bonnet un traité de « bonne entente » entre l'Allemagne et la France, le ministre avait accepté l'idée de cette interview, et il parla d'abondance, développant deux thèmes principaux : « Laissez‑moi vous dire d'abord, fit‑il sur le ton péremptoire mais sans vulgarité qui est le sien, que je connais la mentalité de vos compatriotes à fond. J'ai voyagé à maintes reprises en France depuis la guerre, notamment en Champagne, et je me suis trouvé là en contact non seulement avec la bourgeoisie ou l'aristocratie locale, mais avec le paysan. J'ai interrogé les uns et les autres, et il y a une chose qui me paraît incontestable : Le paysan français n'a aucune envie de se battre contre l'Allemagne, il pense que les difficultés qui s'élèvent entre les deux pays, et surgiront à  p115 nouveau entre eux à l'avenir, peuvent être résolues sans conflit sanglant. » Le ministre des affaires étrangères nazi continua encore longtemps sur ce thème, et affirma que son opinion ne faisait que confirmer celle du Führer. Et pendant qu'il parlait, je reconnaissais la chanson pour l'avoir entendue déjà sur les lèvres de dizaines d'agents allemands. A la Wilhelmstrasse un secrétaire d'Etat chantait le même couplet de façon plus nuancée, et des membres plus jeunes du parti avaient entonné ensuite le même refrain avec plus de brutalité. Le « vous ne voulez pas vous battre » devenait dans leur bouche : « Vous ne pourriez pas vous battre, alors pourquoi nous menacer encore de le faire ? Ne vaudrait‑il pas mieux pour vous accepter l'expansion allemande sans faire mine de protester ? » C'est ce que m'avait dit un jour, avec un curieux sourire, Friedrich Sieburg à Paris : « Chaque département français donnerait le département voisin pour éviter la guerre. »

Bref, notre amour de la paix avait été petit à petit interprété par les nazis comme une lâcheté. Notre tort a sans doute être non pas d'aimer la paix — nous ne serions plus nous-mêmes si nous cessions de l'aimer — mais d'exprimer nos sentiments avec tant de fréquence et  p116 tant d'insistance que les Allemands ont fini par trouver là une sorte d'invitation à l'agression.

En soulignant les sentiments pacifiques des Français Herr von Ribbentrop cherchait visiblement à persuader son auditeur de répéter à ses compatriotes qu'en effet ils ne voulaient pas se battre. « Les contacts directs entre la France et l'Allemagne doivent se multiplier, ajouta Herr von Ribbentrop… Et dites bien que la seule vaincue de Munich, c'est la Russie, et que c'est elle, elle seule, qui voulait la guerre… Dites aussi que Daladier nous a paru sympathique… Ah ! Quel dommage que la France et l'Allemagne n'aient pas « causé » dès 1933… Enfin, conclut‑il, répétez que je suis optimiste : Il n'y aura pas de guerre si les hommes de bonne volonté demeurent en place. »

Il fit une pause, car un secrétaire lui apportait un message urgent, non pas un secrétaire en jaquette mais un autre S. S. en uniforme qui claquait des talons et levait le bras martialement dans le décor très peu martial de l'hôtel. Lorsqu'il reprit le fil de son discours, M. de Ribbentrop n'avait point oublié où il en était. « Oui, fit‑il, la France et l'Allemagne ne se battront pas, mais la France devrait bien modifier sa politique vis‑à‑vis de  p117 la Russie. Comment une nation civilisée comme la vôtre peut‑elle garder avec l'U. R. S. S. des liens étroits ? Si Paris répudiait une fois pour toutes les pactes signés avec Moscou, alors il n'y aurait plus de malaise entre la France et l'Allemagne, et toute cause de conflit serait définitivement écartée. » Le passage sur la Russie paraissait d'un intérêt particulier à M. de Ribbentrop, et il me demanda de le mettre particulièrement en évidence quand je reproduirais ses déclarations. « Schmidt (c'était le secrétaire) pourra revoir avec vous le texte à ce sujet » fit‑il. Le ministre resta dans le hall encore très longtemps ; il ne se couchait guère, en effet, avant 3 ou 4 h. du matin, mais se levait tard : ses heures étaient calquées sur celles du Führer.

Dans le train qui me ramenait à Paris je relus mes notes, et je compris que publier telle quelle cette interview revenait à faire acte de propagande nazie. Il ne pouvait en être question. Lorsqu'en août 39 M. de Ribbentrop s'est envolé vers Moscou, j'ai deviné que sous son masque froid mon interlocuteur cachait une assez belle tendance à la mystification, tendance d'ailleurs louable chez un diplomate. Mystificateur, mais sérieux. Et le sérieux de M. de Ribbentrop était ce qui avait frappé  p118 justement beaucoup de londoniens quelques années plus tôt. Comme Lady Oxford lui avait demandé un jour si le Führer connaissait, dans l'intimité, des moments de détente et avait le sens de la drôlerie, l'ambassadeur d'Allemagne avait répondu imperturbablement :

— Le Führer possède un grand sens de l'humour…

— Par exemple ?

— Eh bien, quand je lui raconte une histoire drôle, il se roule par terre de rire…

— Ah ! C'est cela que vous appelez l'humour, murmura Lady Oxford qui, un peu plus tard, remit son visiteur sur la sellette en lui déclarant que c'était tout de même fâcheux pour un pays civilisé de brûler les livres d'un de ses écrivains, quand cet écrivain s'appelait Henri Heine.

— Vous ne pouvez comprendre, fit M. de Ribbentrop : Nous estimons que la poésie de Heine n'est pas constructive

Dans le train qui me ramenait en France, après cette visite au ministre des affaires étrangères allemand, je retrouvai un de mes confrères journalistes, qui revenait, lui, d'une autre partie de l'Allemagne ; il avait eu aussi l'impression que les nazis se préparaient à frapper le grand coup dans un avenir très  p119 proche. Après avoir franchi la frontière, nous regardâmes ensemble les premiers villages français. Des enfants chantaient sur la route, et l'on voyait, gesticulant à travers les vitres des petits cafés, de belliqueux… joueurs de billard… Pas un uniforme, nulle part. Rien de contraint sur les visages, rien de mécanique dans l'allure des gens, enfin un pays d'hommes indépendants, heureux, pacifiques, et totalement indifférent à ce qui se passait hors des limites de leur paradis. Nous avions le cœur serré. Si on avait interrogé ce paysan et cet ouvrier, qui semblaient échappés d'un film de René Clair, ils auraient dit sans doute qu'ils n'avaient aucune envie de se battre contre l'Allemagne, en effet…

Et maintenant qu'ils sont mobilisés, ces mêmes Français déclarent « qu'ils n'ont pas de haine pour les Allemands », c'est ce que vient de me dire le Capitaine H., qui revient d'Alsace et qui est de ces chefs devant qui les soldats parlent sans aucune gêne. J'ai trouvé cette déclaration tout d'abord pleine de noblesse, et puis je me demande s'il n'y a pas quelque absurdité sous tant de générosité d'âme. Car, enfin, les Français ont‑ils quitté leurs femmes, leurs enfants, leur ville ou leur campagne, pour aller parler comme des  p120 adeptes du mouvement d'Oxford ?

Avant la guerre de 1914 un écrivain catholique a fait là‑dessus des réflexions qu'on citait beaucoup dans les collèges pendant la dernière guerre, et qui ont suscité bien des polémiques : il faut tout faire pour empêcher la guerre, disait à peu près Péguy, mais une fois qu'on a été forcé de faire la guerre, eh bien… il faut la faire. Péguy n'avait‑il pas raison ?

L'extrême noblesse des sentiments des combattants ne finit‑elle pas par se retourner contre la sécurité du pays ? C'est peut-être, en effet, parce qu'elle est trop civilisée que la France a un moral de guerre parfois mal assuré… L'amour de la paix, et de la culture a fini par émousser en nous ce côté brutal du caractère que les démocraties doivent posséder elles aussi — si elles veulent sauver leur peau. On ne se bat pas sans colère, et la colère est presque inconnue aux combattants.


Notes de l'auteur :

1 (Le Journal Officiel de 1937, que j'ai relu à New York, et qui est des plus instructifs, porte qu'un certain Parmentier, député du Nord, fit la remarque suivante au cours de la séance : « La Belgique dans sa région nord et ouest, abstraction faite des Ardennes, ne comporte aucune difficulté de franchissement. » M. Daladier interrompit alors l'orateur pour lui dire : « Vous croyez ? »)

[decorative delimiter]

2 Michelet, Histoire de la Révolution Française.

[decorative delimiter]

3 12 novembre 1936.


[ALT de l'image : HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 29 mars 21