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Cette page reproduit un mois de

Démocratie, beurre et canons

de Robert de Saint‑Jean

publié chez
Éditions de la Maison Française, Inc.
New York,
1941

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me le faire savoir !

suivant :

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Nov 1939
 p13 

Paris, 9 octobre 1939

Aujourd'hui, déjeuné chez Paul Reynaud, au ministère des finances. La guerre n'a rien changé à l'atmosphère de la maison, les huissiers ont toujours cet air de supériorité qui leur vient, évidemment, de ce qu'ils sont sûrs de garder cinquante ans leur place tandis que le ministre peut être mis à la porte d'un jour à l'autre… Dans l'énorme bureau où il préside à la gestion du trésor français, Paul Reynaud paraît encore plus petit que d'habitude, et je songe malgré moi aux caricatures où Sennep, notre meilleur caricaturiste, le représente en « Mickey mouse »… Cependant il ne perd pas un pouce de sa taille, et sa vitalité extraordinaire n'a pas diminué malgré le surmenage quotidien. Même ton gouailleur, même vivacité du regard, même promptitude de la pensée : on lui donnerait facilement dix ans de moins que ses soixante et un ans.

— « Eh bien, il y a eu du nouveau depuis que je vous ai vu…

Il a dit cela avec l'amère ironie de Cassandre lorsque ses prédictions se réalisent. Ce « fait nouveau » qui s'est produit — la guerre — Paul Reynaud l'annonçait depuis des années, et dès 1937 il répétait : « Nous sommes en ce  p14 moment dans la zone non sanglante de la guerre. » En Juillet dernier, Paul Reynaud m'avait déclaré : « Comme ministre des finances je dois continuer de lancer le mot d'ordre Business as usual pour ne pas effrayer la production Française, mais je suis sûr que le « business » ne pourra pas continuer bien longtemps « as usual », parce que l'Allemagne ne peut plus attendre et va faire très prochainement la guerre… » Je me souviens nettement des circonstances de notre rencontre, du ronflement retentissant de l'avion qui nous emmenait de Paris au Touquet. Comme nous ne pouvions nous parler dans le vacarme, Paul Reynaud avait griffonné sa réponse sur une feuille de papier…

Et quelques mois plus tôt, en novembre 1938, il m'avait dit : « Munich ne fait pas reculer le danger de guerre, au contraire. Car, maintenant, non seulement la Reichswehr et le parti nazi se trouvent d'accord, mais ce sont même les généraux qui poussent le plus à l'aventure afin de ne pas laisser passer le moment favorable, le moment où l'Allemagne possède une avance énorme d'armement sur la France et l'Angleterre… » Et ce jourlà, il m'avait montré une lettre qu'il venait de recevoir de Londres et qui disait à peu près la  p15 même chose, — une lettre signée de Winston Churchill.

Ce ne sont pas les prédictions qui nous ont manqué, et beaucoup d'autres Français que Paul Reynaud montraient du doigt l'orage qui venait, notamment deux de nos ambassadeurs dont les rapports furent cependant jugés « alarmistes » par la plupart des ministres…

Après avoir donné quelques signatures, Paul Reynaud s'est levé, a dit gaiement « Allons déjeuner », et m'a entraîné, à travers un labyrinthe de couloirs et d'escaliers comme on n'en voit que dans nos ministères, vers la salle à manger. Il marchait vite, d'un petit pas de chasseur alpin, courait presque. Le général Giraud, l'un de nos Commandants d'armée en qui on met le plus d'espoir, est arrivé peu après, ainsi que le ministre du blocus, M. Pernot, et le bâtonnier de l'ordre des avocats, Maître Charpentier.

Comme 39 députés communistes viennent d'être arrêtés et qu'on annonce des mesures contre des meneurs, dans les usines, on a parlé du problème communiste, problème délicat à résoudre dans un pays en guerre et, de plus, difficile à saisir clairement depuis la signature du pacte germano-russe du mois d'août 1939. La Confédération Générale du Travail et le  p16 parti socialiste ont pris position contre le pacte, et un très grand nombre d'adhérents au parti communiste ont envoyé leur démission. Mais la plupart n'ont pas, pour cela, décidé de devenir socialistes, si bien qu'il existe une masse importante de travailleurs dont les opinions demeurent mystérieuses. Ces ouvriers se réservent, les uns par désarroi moral, les autres par prudence, certains parce qu'ils ne peuvent se résoudre à maudire les chefs en qui ils avaient mis leur confiance jusqu'à hier… Pendant ce temps‑ le travail continue cependant de se faire comme il faut, à peu d'exceptions près, mais beaucoup d'agitateurs qui exécutaient hier la besogne de Staline font aujourd'hui celle d'Hitler et diffusent secrètement ce thème de la propagande allemande : « Les Nazis défendent la vraie cause socialiste, font la guerre au capitalisme anglais et aux 200 familles Françaises ».

Les mesures prises par le gouvernement sont diversement appréciées, et Reynaud laisse entendre qu'il les trouve beaucoup trop bénignes.

Daladier ne prendra pas de décisions plus fermes, dit‑il sèchement.

Une fois de plus on sent passer dans sa voix le ressentiment de l'homme qui préconise une politique énergique, mais qui voit la faveur de  p17 la foule aller à ceux qui ne lui demandent pas de trop grands efforts. L'antagonisme Daladier-Reynaud est très intéressant à expliquer : c'est celui du Français moyen contre le Français hors-série, celui du provincial sans éclat contre l'avocat parisien, celui du chef de parti contre le franc-tireur… etc… Il y a des êtres du genre singulier, et des êtres du genre pluriel, a‑t‑on remarqué un jour : Eh bien, Daladier est du genre pluriel, Reynaud est du genre singulier. Tout-à‑fait singulier, même.

C'est d'autant plus curieux que, chez Reynaud, la correction de la mise, le chapeau melon, la pelisse, la perle dans la cravate, et le décor où il vit, annoncent un bourgeois conventionnel. Mais sous cette apparence se cache quelqu'un qui éprouve un penchant très fort pour le non‑conformisme. Il a soif d'honneurs officiels, il caresse en secret le rêve de devenir un jour président de la république, et en même temps il risque, dans sa vie privée comme dans sa vie publique ; il inquiète par ses audaces ceux dont il voudrait la considération, il éloigne par le ton cinglant de ses remarques ce bruyant assentiment populaire qu'il désirerait tant entendre monter vers lui.

Quand il a dénoncé les timidités du gouvernement  p18 dans l'affaire des meneurs communistes, je me suis rappelé l'anecdote qu'il raconte souvent à ses visiteurs, « J'ai proposé l'autre jour une mesure audacieuse au conseil des ministres. Daladier n'a rien dit. Un de mes collègues s'est élevé ensuite contre ma proposition. Daladier n'a encore rien dit. J'ai recommencé mon plaidoyer, et mon collègue le sien. Il y a eu un silence gênant, et Daladier a compris qu'il lui fallait enfin se prononcer. Alors il a pris un air farouche, il a froncé le sourcil, il a tapé du poing sur la table… Et puis il a crié : « Messieurs, transigeons ! »

Après s'en être pris aux gouvernants, Reynaud n'a pas ménagé les gouvernés.

— « Le moral n'est pas ce qu'il devrait être, a‑t‑il déclaré tout d'abord. Les gens se plaignent… de ne pas avoir de café ! De tous les côtés des députés, des associations, dans électeurs m'écrivent pour me demander de remédier à cet état de choses ! Or, est‑ce le moment d'aller donner nos devises à l'Amérique du sud pour un peu plus de café, nos devises dont nous avons vraiment à faire meilleur emploi en temps de guerre pour des achats d'armes, de machines, ou d'avions ?… Et il a conclu par ces mots :

— Il faudra boire moins de café, voilà  p19 tout. Et il faudra subir encore bien d'autres privations… Si cela ne dépendait que de moi, il y aurait déjà tros jours sans viande par semaine…

Reynaud m'a demandé ensuite — comme j'étais revenu d'Amérique dix jours avant — ce qui se passait aux Etats-Unis. C'est un pays qui l'intéresse depuis longtemps et où il a fait de nombreux séjours ; il entreprend l'éloge du « Chief Executive » tel que l'a créé la constitution Américaine.

— Nous n'avons rien de semble chez nous, et c'est bien malheureux, dit‑il.

Que de fois ai‑je entendu des hommes politiques de mon pays déplorer la faiblesse extraordinaire où est tombée l'autorité chez nous ! Ce n'est pas toujours, chez eux, affaire de parti, et les hommes de gauche ne se montrent pas moins véhéments sur ce sujet, dans le privé, que les représentants de la droite. Bien sûr, ils n'expriment pas ces regrets devant n'importe qui, et c'est tout à fait par exception qu'ils en informent… l'électeur. Mais il est strictement exact de dire qu'entre eux les augures ne se dissimulent pas les défauts du régime, et que les couloirs de la Chambre sont, contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'un des endroits de la République Française où les empiètements  p20 du législatif sur l'exécutif ont été le plus souvent dénoncés, et avec le plus de précision, par les « connaisseurs ».

Reynaud a parlé ensuite des bons d'armement, et des affiches qu'il allait faire coller sur les murs de Paris pour arrêter l'attention des souscripteurs.

— On m'avait présenté des dessins trop fades, ou trop conventionnels, et j'ai préféré un photo-montage de tanks et d'avions. On ne montre presque jamais aux Français la force française, c'est pourtant le moment ou jamais de le faire… On verra silhouettés sur mes affiches quelques‑uns de ces tanks modernes dont nous avons un si petit nombre et que j'ai réclamés depuis des années.

La fréquence avec laquelle Reynaud a repris, à ce déjeuner, le thème : « Je l'avais bien dit ! j'avais raison ! » m'a frappé car ce tour d'esprit, fréquent chez les politiciens, n'est pas très marqué chez lui en temps normal. Certes, il s'est montré vantard en maintes occasions, avec ce je ne sais quoi de péremptoire qui, précisément, irrite beaucoup Daladier… Mais je n'ai jamais constaté comme aujourd'hui cette obsession qu'il a de prouver qu'il a vu juste et que les autres ont vu faux. Ce n'est pas seulement le désir passionné qu'il a de  p21 devenir président du Conseil qui le pousse à faire ainsi l'éloge de sa clairvoyance au détriment de ses concurrents, c'est quelque chose d'autre, que je ne saisis pas bien, et qui me donne un profond malaise.

Il s'est détendu un moment, pendant le repas, en plaisantant avec le général Giraud, qui est l'un de ses camarades de jeunesse et s'assit avec lui sur les bancs du lycée Louis le Grand.

On a parlé ensuite des plans d'Hitler, et l'un de nous, exprimant une opinion qui est très répandue, a déclaré qu'il pensait que le Führer essaierait de nous user par de longs mois d'inaction afin de nous dégoûter complètement de cette guerre. Beaucoup de personnes, en effet, croient que c'est là sans doute la dernière invasion de la propagande allemande, et la plus perfide. Car le Français qui hait la guerre, veut se battre lorsque la guerre n'a pu être empêchée, et il n'est rien qu'il déteste autant qu'une mobilisation pour rien. Dès septembre on entendait, dans la rue, le refrain : « Cette fois, il faut en finir une bonne fois pour toutes ! », ou encore : « Nous en avons assez de tous ces chantages et de toutes ces crises qui se répètent de six mois en six mois… Puisqu'il l'a voulu ainsi, on va le mettre  p22 à la raison. »

— Je ne crois pas du tout, dit Reynaud, à une guerre d'usure…

Le général Giraud approuve le ministre des finances, et dit que ces renseignements l'amènent à formuler la même conclusion.

— En tout cas, dit l'un de nous, il n'y aura rien avant le printemps…

— Ce n'est pas sûr, répond Reynaud. Les Allemands feront quelque chose de notre côté, peut-être avant Noël. Il semble qu'actuellement ils ré‑adaptent leur plan, qui ne prévoyait pas une déclaration de guerre franco-anglaise. Mais ils frapperont vite et fort dès que leur décision sera prise, et, leurs préparatifs achevés, ils attaqueront de notre côté…

Lorsque le général est parti, Reynaud nous dit : « Il est fait pour l'offensive, c'est le plus étonnant spécimen « d'animal de combat » que j'aie jamais rencontré… » Et il rappelle l'étonnante aventure de Giraud pendant la guerre de 1914.​a

On vit celui‑ci, qui était alors capitaine de zouaves, tomber sur le champ de bataille pendant la retraite de Charleroi. Un de ses camarades voulut le ramener dans nos lignes mais fut abattu par une balle ennemie et s'écroula sur le corps même de Giraud. Les  p23 officiers français qui furent témoins de la scène déclarèrent que Giraud et son ami avaient été tués, et l'acte de décès fut dressé. On prévint madame Giraud, on lui renvoya la cantine, le sabre et le képi du capitaine, — mais elle se refusa à tenir son mari pour mort. Le soir même, Giraud, qui n'était qu'évanoui, se réveilla, se trouva prisonnier des Allemands, et fut interné dans un petit village français. Des paysans lui donnent plus tard un vieux complet, et il s'échappe. Il se fait passer pour Belge, les choses vont d'abord assez bien, mais il est démasqué et repris. En Novembre, il s'évade à nouveau, en compagnie d'un autre officier français, Schmitt. Ils se déguisent, l'un en garçon d'écurie, puis en livreur de sacs de charbon (c'est Giraud), l'autre en « plongeur » de restaurant. Tout en exerçant leurs nouveaux métiers, ils recueillent des renseignements sur les déplacements et les activités de l'ennemi. Un contrebandier les habille en charpentiers et réussit à les faire entrer en Belgique. Mais comment vivre ? Giraud s'engage dans un cirque ambulant, fait un numéro de prestidigitation. On lui annonce que quelqu'un va venir, qui se chargera de le faire passer en Hollande : la personne arrive, et Giraud reconnaît… un déserteur de la légion étrangère.  p24 Les deux hommes se « tiennent », et Giraud déclare au légionnaire : « Désormais je ne te quitterai plus, et si tu essaies de t'éloigner de moi, je t'abattrai comme un chien… » Le légionnaire tient scrupuleusement la promesse qu'il a faite de sauver son ancien officier, et Giraud finit par arriver à Flessingue, d'où il part, enfin, pour l'Angleterre et pour la France…

Aujourd'hui, Giraud est commandant d'une armée de réserve (la septième armée, je crois) et quelquesuns, comme Reynaud, voient en lui le futur commandant en chef qui finira victorieusement la guerre.

En effet, on n'a pas l'impression que Gamelin restera très longtemps en place… L'opinion générale, parmi les gens dits « informés », est que le généralissime est intelligent, mais de caractère faible. On traduit cela couramment par cette brève remarque : « Trop politicien… » Le jugement n'est pas sans appel, car on rendit, paraît‑il, le même verdict contre Joffre avant la guerre de 1914. Je me sens incapable, comme l'immense majorité de mes compatriotes, d'ailleurs, de pouvoir porter un jugement sur un général… Le Haut Commandement est pour nous quelque chose sur lequel nous n'osons porter un regard critique, parce  p25 qu'il faudrait pour cela une compétence technique qui nous échappe et que, depuis la victoire de 1918, le respect qu'on porte à l'Etat-Major est exclusif de tout scepticisme : Le Français, qui a la réputation de mettre en doute beaucoup de choses et de gens très cavalièrement, considère, depuis vingt ans, le G. Q. G. comme tabou. Cela est si vrai que les partis de gauche qui, avant 1914, manifestaient bruyamment leur anti-militarisme, applaudissent, à la Chambre, avec la droite lorsqu'on fait allusion au grand Etat-Major, et les votes des crédits militaires ne provoquent plus les tumultes de jadis. Le Haut-Commandement a, à peu près, carte blanche, depuis de longues années, et cela donne une raison d'espérer à ceux qui, pour d'autres motifs, se montrent inquiets. Autrement dit, deux Français sur quatre font confiance à Daladier (à un Daladier de légende bien différent du vrai Daladier), mais quatre Français sur quatre croient dans l'infaillibilité des chefs de l'armée française.

10 Octobre

Vu, hier, au Quai d'Orsay R., qui m'apprend que dans les quarante‑huit heures qui ont précédé la déclaration de guerre, le  p26 ministre des affaires étrangères et le président du conseil ont redemandé, chacun, au général Gamelin si la France était en mesure de se battre.

Le général Vuillemin, chef de l'armée de l'air, a rappelé la faiblesse de notre aviation, mais le général Gamelin a conclu que nous pouvions néanmoins livrer bataille. En 1936, Gamelin, lors de la réoccupation de la Rhénanie, avait été semblablement questionné, et avait déclaré qu'une mobilisation était nécessaire si l'on voulait répondre vraiment à l'initiative allemande. En 1938, à la veille de Munich, le généralissime français avait dit, à Londres, comment il croyait possible la percée de la ligne Siegfried, et le coût de l'opération. Mais le retard terrible de l'aviation française (et de l'aviation anglaise) à cette époque avait arrêté les gouvernements alliés sur la voie de l'intervention. En 1936 l'Allemagne nazie « bluffait » encore, et les généraux ne suivirent Hitler qu'à contre-cœur au moment du coup de dés le plus risqué de sa carrière.1

 p27  L'armée allemande, contrairement à ce que l'on pouvait penser, avança en Rhénanie sans que rien de sérieux eût été préparé pour son retour, et il y eut beaucoup de confusion dans la façon dont elle s'installa. Il y eut encore des erreurs d'exécution, mais bien moindres, déjà, pendant l'invasion de l'Autriche, et je me rappelle avoir vu sur la route de Linz une colonne motorisée en panne, en mars 1938). En septembre 1938, l'Allemagne ne « bluffait » plus.

Beaucoup d'entre nous ont cru, pendant les semaines qui ont précédé la conférence de Munich, à une immense partie de poker ; mais deux mois plus tard, des Allemands m'ont prouvé, à Berlin, que si Londres et Paris n'avaient pas cédé, c'eût été le conflit ; il paraît que souvent, dans le privé, Hitler exprima, dans les semaines qui suivirent la réunion des quatre, le regret de n'avoir pas fait la guerre.

En Septembre 1939 l'Allemagne ne « bluffait »  p28 pas davantage qu'en 1938. Si le généralissime a dit que nous pouvions faire la guerre, c'est donc que nous avons en partie rattrapé notre retard et augmenté nos chances sérieusement dans les mois compris entre la crise tchéco-Slovaque et la crise polonaise.

Quand j'essaie de me préciser les motifs d'espérer la victoire, je ne peux m'empêcher de me demander en même temps si ceux (très nombreux) qui croient que la guerre finira en queue de poisson ont raison. Cette opinion est si répandue que l'on devine qu'elle est en grande partie le résultat de la propagande nazie (dont les agents continuent de travailler chez nous). En tout cas elle est la conséquence de la politique nazie à notre égard depuis plusieurs années, et surtout le fruit de Munich : car, après Munich, le Français moyen a cru dur comme fer qu'Hitler le menacerait mais ne ferait pas la guerre. Les malins ont imaginé un « Hitler version Française » bien moins grave que l'original ; gangster, certes, mais rusé comme un camelot de Paris, et préférant le chantage au carnage.

Ces jours‑ci on parlait beaucoup à Paris de propositions de paix mystérieuses du Führer. L'autre jour mes voisins, au restaurant, ne s'entretinrent que de cela pendant une heure,  p29 et lorsque j'entrai, un peu plus tard, dans un bureau de tabac, ce fut pour entendre le même genre de conversation — qu'on abordait aussi dans l'autobus et dans le métro. Le dernier discours d'Hitler a mis fin à ces illusions, mais elles sommeillent au fond des cœurs. (Sur le bateau qui m'a ramené de New York, le mois dernier, je me souviens d'une dame de Metz que je rencontrai, très bonne Française par ailleurs. « Je rentre, me dit‑elle, mais cette guerre ne durera pas, on va s'arranger ». Elle ajouta qu'elle ne lisait jamais un journal mais qu'elle avait appris la chose par un message que lui avaient envoyé de Suisse des parents qui possédaient des correspondants en Allemagne… etc…)

Or, dès mon arrivée à la caserne, des camarades de régiment m'ont tenu mot pour mot les mêmes propos : « On va s'arranger avant Noël, tu vas voir ça ! » et ils ajoutaient : « La preuve en est qu'il n'a pas bombardé Paris, — c'est donc qu'il garde une idée de derrière la tête. » Bref, l'un des caractères de cette « drôle de guerre » est d'être faite par beaucoup de soldats qui ne croient pas qu'il y aura la guerre, alors qu'ils sont en guerre.

p30 11 octobre

Il y a bien, dans les Champs-Elysées, des tranchées qu'on appelle abris, mais cela ne change guère l'aspect de l'avenue, où vont et viennent presque autant d'autos qu'en temps de paix. Le long des arcades de la rue de Rivoli, la guerre se montre aux vitrines, mais avec élégance, par des arabesques de papier gomme collé aux vitres. Quelques devantures sont closes, portant de petits écriteaux où l'on a écrit à la main « Fermé pour cause de mobilisation. » A la porte d'un marchand de « Souvenirs et aquarelles » on lit ceci : « Il est quelque part en France, mais je peux vous montrer ce qu'il a peint avant de partir. Signé : la femme de l'artiste. »

Il y a des fleurs fanées devant la statue de Jeanne d'Arc, comme en temps de paix. Mais il y a des bouquets devant la statue de Clemenceau : c'est la guerre. Place Vendôme une élégante descend d'une élégante voiture pour entrer dans une élégante maison de couture, c'est la paix. Mais deux officiers écossais entrent, la badine à la main, rue de la Paix : c'est la guerre. « Maxim's » est plein, c'est la paix. Mais il y a des sacs de sable au pied de l'obélisque : c'est la guerre.

 p31  Si certaines statues ont été couvertes par des sacs de sable contre les bombardements éventuels, d'autres n'ont pas été protégées. Ce sont celles qui restent exposées à la vue qui ne valent pas la peine d'être vues. Tout ce qui a une valeur quelconque est caché, le sac de sable est devenu le signe de la gloire artistique.

Quant au black out, il n'est pas absolu : la ville-lumière ne s'est pas éteinte mais est devenue seulement la ville-veilleuse.

Les premiers temps, l'obscurcissement était presque aussi strict qu'à Londres, mais on a pris rapidement quelque libertés avec le règlement, et les autorités ont fermé les yeux. Il paraît que Paris, malgré les demi-précautions prises, se voit encore, du haut d'un avion, à soixante kilomètres de distance. Mais on ne songe guère à cela. Un camarade a voulu parier avec moi, à la caserne, que pas une bombe ne tomberait sur la capitale. C'est un mécanicien de Montmartre que le sort a affecté au même bureau que moi, où nous n'avons à peu près rien à faire, et il me reste beaucoup de temps pour écouter ses réflexions sur la guerre, et ses réparties. De temps en temps on nous confie des livrets militaires à mettre à jour, et nous écrivons indéfiniment en grosse ronde que le titulaire de chaque livret a bien  p32 obéi à l'ordre de mobilisation, ou, comme le dit la formule réglementaire : « A été rappelé à l'activité le 3 septembre 1939. » Mon soldat de Montmartre trouve cette phrase très drôle : « Pourquoi dire que nous sommes rappelés à l'activité du jour où nous rejoignons les drapeaux ? Cela signifie‑t‑il que, dans le civil, nous étions tous des feignants ? »º

Il n'y a guère qu'en France où chaque soldat épluche ainsi le moindre mot, et ne se laisse épater par rien. « Et quand nous serons démobilisés, a continué mon camarade, qu'inscrira‑t‑on dans le livret ?

— On écrira, a répondu l'adjudant : « A rejoint ses foyers »…

Ses foyers ? Pourquoi mettre ça au pluriel ? L'armée croit‑elle donc que nous avons chacun deux ou trois ménages ?

Hier mon copain m'a dit : « J'écoute la radio, ce soir, car Dala va parler. » C'est un signe de popularité rare qu'on décide, à l'avance, d'écouter le président du conseil à la radio, et, surtout, qu'on abrège familièrement son nom. D'autant plus qu'Arthur (tel est le prénom de mon camarade) est plutôt du genre « forte tête » ; il lisait autrefois l'Humanité et se rabat maintenant sur l'Œuvre. (Paris-Soir, parce qu'il distrait, et l'Œuvre,  p33 parce qu'elle a, depuis la guerre de 1914, la réputation d'être ennemie du « bourrage de crâne », sont les deux quotidiens les plus demandés par les soldats.)

Si l'on essaie de comprendre pourquoi M. Daladier « existe » pour Arthur et ses semblables, on arrive à l'explication suivante : Le président du conseil prononce des paroles dignes et fermes, qui donnent satisfaction au patriotisme populaire, mais en même temps il n'annonce pas à ses compatriotes de trop rudes pénitences. On se félicite publiquement d'entendre de mâles accents, et secrètement de préserver à peu près le même genre de vie qu'auparavant.

Le vocabulaire actuel classe les hommes politiques en « durs » et en « mous ». Eh bien, M. Daladier a le regard dur, et la main molle.

Il est, d'ailleurs, comme beaucoup d'autres personnalités contemporaines, une victime de l'art photographique qui offre de lui une image qui ne correspond en rien à la réalité. Dans l'œil de l'objectif il devient, enfin, une espèce de taureau ombrageux, alors qu'il est, en vérité, un animal anxieux et hésitant.

Après le discours du chef du gouvernement, Arthur a hoché la tête approbativement ; il a souscrit aux paroles énergiques qu'il a entendues,  p34 et en même temps (il a fini par me l'avouer) il persiste à croire qu'il existe une façon de mettre fin honorablement au conflit. « Dala » ne laisser pas échapper l'occasion si elle se présente, affirme‑t‑il.

— Mais, lui dis‑je, on a bien essayé, avant, d'arrêter la catastrophe, et on n'a pas pu…

C'est vrai, répond Arthur, je croyais même qu'on se « débrouillerait » à la onzième heure, pour la Pologne. Bien sûr, on savait depuis longtemps qu'il y aurait un moment dur à passer pendant l'été, mais on pensait rue Notre-Dame de Lorette (c'est là qu'il habite) qu'on s'en tirerait sans fracas. »

C'est pourquoi, m'a expliqué ensuite mon compagnon, la mobilisation s'est faite dans l'étonnement, ou dans le scepticisme, pour la plupart des mobilisés. « Et puis, il ne suffit plus aujourd'hui de crier : A Berlin, comme en 1914, pour croire que c'est arrivé ! La guerre est un « boulot » sérieux, maintenant, » a‑t‑il conclu. Il est bien exact que les hommes sont partis pour le front avec une discipline admirable, mais on n'a pas entendu les « Marseillaise » qui s'élevaient à l'heure du départ dans chaque village, en 1914. On n'a pas chanté.

Hier soir, les amis chez qui je dînais m'ont  p35 fait entendre la radio de Stuttgart. Attaques contre les Anglais, protestations d'amitié aux Français… etc… C'est gros, donc très bien fait pour la majorité des auditeurs. Après le traître, la distinguée traîtresse de la station s'est fait entendre dans un appel du meilleur goût aux mères françaises. J'oublie dire le principal : le traître numéro un (car ils sont deux) avait dit, au début de ce petit festival : « Nous aurions très bien pu nous entendre avec vous au cours d'une conférence, la guerre n'était nullement inévitable. » etc. Et tout à coup j'ai reconnu certaines des phrases qui traînent dans la conversation d'Arthur et de ses semblables. Peu de ceux‑ci ont entendu Stuttgart, mais la propagande allemande les atteint par d'autres voies, et, surtout, s'est attaquée à eux, sans qu'ils s'en doutent, depuis des années.

Nous aurions dû nous défendre aussi contre cette arme invisible, construire également une ligne Maginot contre ce danger, et même contre-attaquer, — mais notre système politique s'y opposait essentiellement. En effet, une démocratie est, en principe, un régime où toutes les voix peuvent se faire entendre — y compris celle de l'ennemi.

En même temps nous ne pouvions plaider notre cause et la cause de la paix chez les  p36 Allemands, où la censure absolue des dictatures supprimait tout ce qui ne s'accordait pas avec la thèse et le plan nazis.

Certes, si certains journaux exprimaient des opinions qui, en fin de compte, servaient les intérêts de l'Allemagne, d'autres dénonçaient les arrière-pensées d'Hitler. Mais en imprimant à la meilleure place les moindres nouvelles concernant le Führer, nous avons travaillé indirectement pour les bureaux du Dr. Goebbels. « Peu importe que les articles qu'on écrit sur moi soient favorables ou hostiles, la chose qui compte, c'est qu'il y en ait ! » a dit un jour un de nos auteurs dramatiques. Eh bien, nos quotidiens, hostiles ou favorables, ont, avant la guerre, joué tous leur part dans cet énorme concert de publicité qui a tant aidé au succès du Führer. Cette publicité a rendu vivante une certaine image, habilement fabriquée, du chef de l'Allemagne pour des millions de Français qui auraient été incapables de se rappeler le moindre détail concernant leur propre chef d'Etat.

Je me rappelle qu'en 1938 M. Daladier prit l'heureuse initiative de convoquer en secret les directeurs de journaux et leur demanda de mettre moins en évidence dans leurs colonnes les déclarations du chancelier Hitler.  p37 Les directeurs de journaux promirent de se montrer plus discrets, mais ne tinrent pas parole. Et tout-à‑l'heure, en ouvrant mon journal du soir, j'ai vu un titre qui barrait entièrement la page : « Que va faire maintenant Hitler ? » La censure, qui supprime inutilement tant de choses, laisse, en pleine guerre, les Français lire d'énorme titres qui donnent à penser que le monsieur d'en face, qui a juré leur destruction, est une personne si importante que ses décisions peuvent changer le sort du monde.

A chaque voyage en Allemagne, dans ces dernières années, j'ai pu constater que la « publicité accordée à l'Etat » prenait là‑bas de plus en plus de place. Ce n'est pas une invention nazie : c'est une loi des dictatures, — mais jamais on n'avait utilisé les moyens modernes que la science nous a donnés comme le troisième Reich l'a fait dans ses fameux « lancements ». Car on a « lancé » les souffrances des « frères opprimés d'Autriche, » les « méfaits juifs », les « tortures des Sudètes »… etc… comme on « lance » le jus de tomates X ou la montre Y. Le congrès de Nüremberg, avec son orchestration immense, a été pour la doctrine le grand coup de tam‑tam que le salon de l'automobile est, en plus  p38 petit, pour les fabricants de voitures…

Dans nos démocraties on ne fait de publicité que pour les entreprises privées, et chacun connait le nom de tel marchand de chaussures ou de tel constructeur de meubles. On n'y a jamais imaginé que les procédés grossiers de contrainte qui sont ceux de la publicité commerciale pourraient servir à la renommée de l'Etat. Nous n'avons donc jamais fait, en conséquence, la publicité de la « Maison France ». Au contraire, en Russie, en Italie, et en Allemagne, la publicité de la « Maison U. R. S. S. » et de son chef « Staline-le‑génial-père-des‑peuples », de la « Maison Italie » et de son « Duce‑qui-a-toujours-raison », de la « Maison Allemagne » et de son incomparable Führer, a été faite à grand bruit, — et a pénétré, indirectement, jusque chez nous. Il résulte de ceci, entre autres choses, que le système qui convient aux hommes les plus civilisés, le nôtre, ne fait rien pour étendre le rayonnement de sa civilisation dans le monde, et perd, d'abord moralement, le terrain qu'il abandonnera ensuite économiquement, diplomatiquement et militairement. Ou s'il fait quelque chose pour son prestige, il emploiera des moyens et des méthodes qui n'ont pas varié depuis cinquante ans, et ignorera à peu près complètement les acquisitions  p39 de la technique contemporaine. Le sens de cette technique se trouve, au contraire, au plus haut degré chez les fabricants du poison totalitaire, qui placent leur marchandise comme personne.

14 octobre

Des Suisses, venant de Bâle, me confirment la nouvelle publiée il y a plusieurs jours : le bruit a couru, par erreur, en Allemagne, il y a quelque temps, qu'on avait mis fin aux hostilités, et des manifestations joyeuses ont éclaté spontanément en trois grandes villes du Rhin ; des restaurateurs ont même offert une tournée de bière à leurs clients… etc.… Ceci pose le problème du moral allemand.

Les manifestants dont on parle ne forment pas une espèce nouvelle née d'hier : voilà des années que des millions d'allemands boudent (c'est le moins qu'on puisse dire) l'aventure énorme dans laquelle les entraîne le nazisme, tandis que d'autres millions d'allemands en sont enivrés. Après chaque succès de la politique étrangère nazie, j'ai été à Berlin ou dans quelque partie de l'Allemagne, et j'ai toujours été surpris de voir la passivité avec laquelle de très nombreux Allemands de toutes classes recevaient les nouvelles de leur dernier « triomphe ».  p40 Le dénouement incroyablement imprévu, et étonnamment avantageux, de Munich ne parvint pas a galvaniser de façon durable l'ensemble de la tribu germanique. Je passe sur les remarques amères ou hostiles que m'ont faites des Allemands qui me parlaient franchement pour m'avoir connu avant le nazisme… Faut‑il conclure de tout cela, et des derniers signes que nous avons reçus depuis la guerre, que le troisième Reich s'écroulera de lui‑même sans choc extérieur violent ? Pas du tout.

L'Allemagne anti-nazie, qui avait tant de cartes dans son jeu, n'a rien pu faire contre les troupes d'assaut avant 1933, et d'année en année on a attendu ensuite un soulèvement qui ne s'est pas produit. La seule possibilité d'explosion fut frôlée en Juin 1934, — lorsque des éléments du parti encore plus violents que les autres trouvèrent que le rythme n'était pas assez rapide… Ils furent matés, — et quant aux « bons » Allemands, ils n'ont jamais bougé : ils cédaient à la terreur qui (c'est encore une chose que nous avons oubliée) est un moyen de gouvernement efficace, quoique momentané.

Les passants au visage gris, au regard terne, que l'on croisait sur la Wilhelmstrasse  p41 ou ailleurs avaient, au fond, la résignation morne… des prisonniers de guerre. Et la boutade que fit un jour, en 1937, notre ambassadeur à Berlin, est profondément vraie : comme on demandait à M. André François-Poncet de donner une définition de la révolution nazie, il répondit, devant des nazis qui prirent la chose en riant : « La révolution nazie est l'opération par laquelle les Allemands sont devenus définitivement prisonniers… des Boches. »

Tant que nous n'aurons pas infligé une défaite sérieuse à Hitler, il gardera… ses prisonniers. Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'il ne faut pas attaquer de toutes les façons possibles le moral allemand. Je me demande ce qu'on fait, tant en France qu'en Angleterre, comme émissions de radio à destination de l'Allemagne, ou comme tracts.

15 octobre

« L'autre jour, dit Arthur, la générale Gamelin a été invitée à prendre le thé. Les amis qui l'avaient conviée ont reçu une belle lettre écrite tout entière de la main du général, où celui‑ci expliquait que sa femme était trop occupée pour se rendre à l'invitation mais qu'il serait heureux de la remplacer, et même de  p42 rester après le thé pour faire un petit bridge. Tu vois bien, conclut Arthur, que cette histoire inventée enchante, que cette guerre, — c'est pas sérieux ! »

Histoire inventée : mais par qui ?

16 octobre

A peine a‑t‑on parlé dans la presse de l'accord par lequel patrons et ouvriers se sont engagés simultanément et librement, la semaine dernière, à fournir l'effort maximum pour l'armement de guerre. Cette espèce d'union sacrée du capital et du travail s'est accomplie dans le bureau de M. Dautry, ministre de l'armement.

Cela veut dire que les heures de travail vont enfin être augmentées, et qu'on ne va plus se laisser arrêter comme par le passé par les lois sociales qui, depuis 1936, ont diminué comme on sait les chiffres de production. Bref, nous ôtons les entraves que nous avions aux pieds, et nous décidons de courir après l'Allemagne, — qui a sur nous plusieurs années d'avance.

En novembre 1938 frappé par l'air de surmenage et de mauvaise santé des Berlinois dans les quartiers pauvres, je décidai d'aller me promener du côté de la Kotbus strasse et…  p43 d'y faire le marché. Je savais quel était le salaire normal d'un ouvrier, et l'on m'avait dit quelle part de cette somme le travailleur allemand pouvait consacrer à son alimentation. J'eus très vite la preuve, en demandant les prix à divers éventaires, que l'acheteur moyen pouvait acheter principalement des conserves (de hareng, surtout) et des légumes (pommes de terre, choux), et cela me fut confirmé par les choix faits par les ménagères qui allaient et venaient sous mes yeux. Je tâchai de raconter la chose dans un article, à mon retour, et fus surpris de recevoir des lecteurs de Paris-Soir de nombreuses lettres de protestation dûment signées, en plus de quelque lettres de menace non signées écrites dans un français approximatif.

Le raisonnement de mes correspondants (petits employés ou prolétaires) était le suivant : Nous ne pourrions, nous, travailler neuf, dix et onze heures, comme le font les Allemands en mangeant aussi peu et aussi mal ; donc ils ne peuvent pas s'accommoder d'une si maigre pitance, donc vous nous racontez des histoires…

J'ai compris, en recevant ces lettres, ce que le standard de vie des plus modestes de mes compatriotes représentait pour eux… Les  p44 discours sur « l'Allemagne qui se prive de beurre pour avoir des canons » étaient restés lettre morte pour des auditeurs qui 1o ne croyaient pas que des êtres humains peuvent se priver à peu près entièrement de l'un pour avoir toujours davantage des autres 2o supposaient qu'on leur parlait de prétendues privations allemandes pour leur demander des sacrifices 3o en conséquence se méfiaient et n'accordaient pas foi à ce qu'on leur disait.

Aujourd'hui ils consentent à des sacrifices et veulent bien modifier un peu leur façon de vivre : Il a fallu la guerre pour obtenir ce résultat. De même qu'il a fallu la guerre pour obtenir de patrons récalcitrants les concessions nécessaires. Jusque‑là on avait vécu dans l'illusion qu'on pouvait réarmer suffisamment tout en gardant la même façon de vivre qu'autrefois…

17 octobre

Le coup de tonnerre de la réoccupation de la Rhénanie, le 7 mars 1936, n'exerça pas d'influence sur les élections qui eurent lieu quelques semaines plus tard : c'était la première fois que le Français votait depuis l'avènement d'Hitler, et il réclama plus de réformes sociales, plus de beurre, qu'il n'en avait jamais  p45 demandé pendant toute la troisième république. La crise économique influença son vote, et non la politique étrangère… M. Sarraut, qui était alors président du conseil, devina ces réactions en vieux politicien, et se contenta d'entrer en Allemagne… par la voie du microphone. « Nous ne laisserons pas Strasbourg sous le feu des canons allemands ! s'écria‑t‑il. Après quoi il rentra chez lui, et les canons allemands restèrent là où ils s'étaient avancés. Le premier ministre français, comme M. Baldwin en 1935, renonça à toute action énergique afin d'obtenir de bonnes élections… Je l'entendis, quelques jours avant le vote, dire à des amis que, d'après ses renseignements, il n'y aurait pas de modification sensible dans la composition du parlement, et que le parti radical-socialiste demeurerait comme avant le pivot de la vie politique française… Après quoi fut élue la chambre la plus « à gauche » que l'on ait jamais vue. M. Baldwin, lui, avant sauvé sinon son pays, du moins son parti. Mais M. Sarraut ne sauva ni l'un ni l'autre… Le front populaire était né, les dépenses passèrent, entre 1936 et 1937, de quarante‑six milliards à soixante‑quatre (l'augmentation du budget de la défense nationale n'entrait là-dedans que pour six milliards). Le dogme du « beurre  p46 pour tous, et à profusion » fut prêché, la semaine de quarante heures décrétée, à une époque où l'Allemagne faisait des canons vingt‑quatre heures par jour et le disait. (Hitler : « De jour et de nuit j'ai armé le peuple allemand. »)… Certains chefs politiques étaient trop intelligents pour ne pas voir le contraste étonnant des tendances allemande et française, mais ils feignaient de croire qu'il était encore possible d'avoir à la fois le beurre et les canons, et M. Léon Blum déclarait subtilement : « Nulle activité ne saurait être plus opportune que celle qui consiste a améliorer les foyers dont il s'agit d'organiser la défense. »

Par malheur la politique financière de M. Vincent Auriol fit que si un salaire était majoré, par exemple, de cent francs, le prix de la vie, d'autre part, montait de telle sorte que ces cent francs ne compensaient pas la diminution du pouvoir d'achat des sommes gagnées par l'ouvrier. Le beurre fondait dans la poële presque aussitôt après y avoir été jeté.

Dans beaucoup de cas l'évangile généreux du beurre-pour‑tous ne fut pour les politiciens qu'un prétexte pour s'emparer de… l'assiette au beurre. A Marseille, notamment, où les abus devinrent si criants que le maire et le conseil municipal durent être, plus tard,  p47 relevés de leurs fonctions.

En quelques années le nombre des fonctionnaires avait été augmenté, dans cette grande ville, de plus d'un tiers, et le chiffre de la dette était passé de 275 millions à un milliard.

La municipalité trouvait agréable d'affecter à des dépenses supplémentaires des recettes qu'elle aurait dû affecter au remboursement de ses dettes, après quoi elle venait demander secours à l'Etat déjà accablé par les charges du réarmement.

Si encore l'argent avait été employé utilement ! Mais les hôpitaux et les hospices de Marseille étaient à la fois les plus chers et les plus mal tenus de France. On avait augmenté les salaires du personnel de façon si inconsidérée que celui‑ci avait fini par être payé 30% plus cher qu'à Paris… comme il n'y avait plus d'autorité unique, mais 25 conseillers municipaux, les excès et les abus se multipliaient sans qu'aucun de ceux qui les commettaient eût une idée de l'envergure totale des surenchères et des fraudes…

Car, de surenchère en surenchère, on en était arrivé à l'escroquerie. Ainsi un employé complaisant passait à l'une de ses amies des certificats d'indigence que celle‑ci vendait vingt francs… Lorsqu'on finit par arrêter cette  p48 femme et qu'on lui demanda depuis combien de temps elle exerçait son trafic, elle répondit naïvement : « Mais j'ai succédé à ma mère !… » Et l'employé, à qui on demanda aussi pourquoi il avait eu l'audace de donner à sa complice des certificats d'indigence, répondit noblement : « N'insistez pas. J'agissais par humanité… »

18 octobre

On annonce aujourd'hui que celles de nos troupes qui s'étaient portées en avant jusqu'aux abords de la ligne Siegfried ont été ramenées en arrière jusqu'à nos positions fortifiées le 3 octobre.

Cette nouvelle n'a pas causé dans le public de déception trop vive ; il était clair pour tous qu'on n'avait entrepris aucune opération de grande envergure pendant la campagne de Pologne parce qu'on n'était pas en mesure de le faire. On a compris à demi‑mot qu'il aurait été terriblement hasardeux de se lancer dans une grande aventure avec l'aviation réduite dont nous disposions, et qu'il valait mieux achever en toute sécurité notre mobilisation générale. Le Commandement se félicite beaucoup que l'ennemi nous ait laissé accomplir cette mobilisation sans le moindre accroc, —  p49 mais, réflexion faite, ce n'est là qu'un succès négatif. On ajoute, cependant, que « le temps travaille pour nous », formule très souvent employée et qui prête à de longues discussions.

Avant la guerre Paul Reynaud m'a dit un jour : « Au train dont nous allons, le temps ne travaille pas pour nous, démocraties, mais pour les dictatures. » Je l'ai trouvé, ce jour‑là, bien pessimiste. Depuis l'ouverture des hostilités, il a modifié un peu sa formule, sans la rendre moins satisfaisante, d'ailleurs, et répète : « Le temps est un neutre qui se rangera dans le camp du plus fort. »

Il faut espérer que nous faisons tout ce qu'il faut pour gagner cet allié‑là, et que nos chefs ont un plan très précis pour l'amener au plus vite de notre côté.

Cependant, en attendant que la guerre commence pour de bon entre les généraux allemands et les généraux français, des généraux français se font la guerre entre eux, notamment, paraît‑il le généralissime et son successeur présomptif le général Georges. La nouvelle de cette lutte m'a d'abord fait mauvaise impression, et puis j'ai songé ensuite que j'étais sans doute naïf de m'alarmer : il en est toujours plus ou moins ainsi, dans toutes les armées. Une réflexion du  p50 maréchal Pétain, faite avant cette guerre et qui m'avait frappé, me revient à ce propos à l'esprit : « Pendant la guerre de 1914, dit‑il, je croyais que notre armée était la seule à trouver toujours des bâtons dans ses roues, mais lorsque j'ai lu, quelques années plus tard, les mémoires des généraux allemands j'ai constaté que, de leur côté aussi, il y avait eu du tirage, et bien des luttes sourdes de service à service, ou entre militaires et politiciens… »

19 octobre

Un journaliste est entré dans une école et a questionné les enfants sur la guerre. Voici le dialogue de l'interrogateur et de l'un des gosses :

— Quel est le chef des Allemands ?

— Adolphe.

Quel genre d'homme est‑ce ?

— C'est un monsieur toujours mal peigné.

— Quel est le chef des Anglais ?

— La Reine, qui s'appelle Elisabeth. Elle sourit toujours, et sa fille s'appelle aussi Elisabeth.

— Quel est le chef des Français ?

Après un long silence, l'écolier répond :

— Hem… Il y en a plusieurs, des « en  p51 veston » et des « en uniforme ».

L'embarras de l'enfant signifie beaucoup de choses, et, en particulier, que notre démocratie tend, depuis trop d'années, à devenir une simple abstraction.

Il y a, à cela, plusieurs explications : la crainte des personnalités fortes et, depuis l'affaire Boulanger, la hantise du coup d'état. Et puis, cédant à la tendance clarificatrice qui existe en lui, le Français réduit peu à peu le gouvernement de la nation à un théorème. Nous sommes le seul pays qui ait jamais institué publiquement le culte de la déesse Raison. C'était une absurdité de la Révolution, dira‑t‑on, et cela n'a duré que l'espace de quelques mois… Mais c'est justement pendant les révolutions qu'apparaissent des traits profonds du caractère national qui demeurent à demi-voilés pendant les périodes normales. (Que l'Allemagne nazie, par exemple, ait adoré le soleil et le sang, ce n'est pas là un épisode pittoresque dont il faut sourire ; c'est une indication qui nous renseigne, d'ailleurs, moins sur le nazisme que sur l'Allemagne tout court.)

Le Droit, la Raison, la Justice, nos dieux sont les plus nobles qui soient, mais il est fâcheux, surtout en temps de guerre, qu'ils ne puissent s'incarner en quelqu'un aux yeux de  p52 la foule, et que celle‑ci en soit réduite à adorer des majuscules.

Des présidents de notre troisième république très peu ont vraiment « existé » pour le Français moyen. De combien a‑t‑on connu, dans le peuple, la voix, les gestes familiers, les tics ou les réparties ?… A force de protéger le citoyen contre le pouvoir absolu, on a supprimé non seulement l'absolu, mais réduit le pouvoir à quelque chose de négligeable et transformé en ombres éphémères ceux qui le détiennent… Depuis des années le pays de Louis XIV est gouverné par des magistrats qui peuvent vraiment dire sans exagération : « L'Etat, ce n'est pas moi. »

Il n'y a qu'un homme de gouvernement que la France ait aimé en quelque sorte physiquement dans ces trente dernières années : Clemenceau. Il avait soixante-dix‑sept ans, (c'était 1917) et il sauva son pays qui le mit ensuite à la porte. Poincaré, Doumergue… etc… ont eu l'estime des rentiers, Briand l'admiration des amateurs d'eloquence : cela ne s'appelle pas la popularité.

Cet état de choses n'a peut-être que des inconvénients limités en temps de paix, mais entraîne des conséquences bien graves en temps de guerre, on s'en aperçoit en ce moment.  p53 Car le citoyen, chez nous, ne commence vraiment à découvrir la primauté de la chose publique que pendant ce temps‑là. A la suite de la très longue évolution historique qui a fait de lui un animal plus civilisé que d'autres habitants du continent européen, le Français moyen a placé la politique à un rang tout à fait secondaire. Un autre peuple lentement affiné par les siècles, le peuple Chinois, témoigne lui aussi du mépris ou de l'indifférence pour tout ce qui touche au gouvernement. La paix pourrait se définir pour le Français de la ville ou de la campagne « Le temps où l'on n'a pas besoin de penser à la politique et aux politiciens, » celle‑ lui paraissant, à priori, impure, et ceux‑ci malhonnêtes. Notre troisième république a été, pendant ces dernières années, le seul pays du monde où l'apparition du chef de l'Etat sur un écran pouvait soulever le fou rire. La plupart d'entre nous pensent, au fond, que la politique ne réclame de nous qu'une attention intermittente, comme la feuille d'impôts à rédiger pour le percepteur, ou la police d'assurances de l'automobile, toutes formalités inévitables, ennuyeuses, et qui doivent s'expédier rapidement. Ce qui compte, ce qui possède une forme, des couleurs, du poids, de la chaleur et de la vie,  p54 c'est le champ, le jardin, la femme, les enfants, la vigne et la maison, le pain et le vin, les livres, les meubles de famille, le déjeuner du dimanche, l'église, l'école, le petit café de la place, le cheval de labour, la boutique bien astiquée et bien rangée, et le vieux chien enroué, et les copains… etc… Tous les quatre ans il y avait bien les élections, et l'on en discutait, certes, à perte de vue, et chacun s'opposait à son voisin, mais on considérait l'événement avec un secret détachement. Beaucoup, sans doute, vivaient de la politique, à commencer par les patrons des bistrots ; et trop d'agents électoraux arrangeaient leurs petites combinaisons avantageuses au détriment des honnêtes gens. Mais le moyen de remédier à cela ? On acceptait ces parasites comme un petit fléau de la nature. Si les membres du parlement et du gouvernement étaient devenus si médiocres dans les dernières années, l'une des raisons profondes doit en être que la politique n'intéressait pas assez les Français pour les amener à se débarrasser de tel ou tel politicien, et il a fallu l'affaire Stavisky pour les indigner… Un scepticisme à l'égard des hommes amenait, dans tous les parties, le même sourire sur les lèvres de ceux qui entendaient parler successivement de chefs de la droite,  p55 du centre et de la gauche. Beaucoup, certes, tenaient fermement à certains principes, mais dans l'abstrait.

Aucun communiste ne se serait fait tuer pour M. Thorez, leader de l'extrême gauche, aucun réactionnaire n'aurait sacrifié sa vie pour M. Marin, chef de la droite.

La guerre étant le moment où le citoyen doit envisager de mourir pour sa patrie, les Français se trouvent amenés à considérer qu'ils vont se faire tuer pour M. Lebrun. Or l'honnête M. Lebrun « n'existe pas » pour eux, il n'est qu'une abstraction… La Patrie, c'est un principe, mais c'est aussi une voix, un sourire, un regard…

21 octobre

En sortant de la caserne j'ai couru jusqu'au journal, où les camarades se sont beaucoup moqués de mon uniforme kaki, uniforme si mal ficelé, il est vrai, que j'ai la silhouette du pot de moutarde. Plaisir de voyage ceux qui sont restés, tristesse de ne plus pouvoir faire le métier, comme avant… Jérôme Tharaud, que je croise dans un couloir, arrive de Strasbourg et me décrit l'aspect fantastique de cette ville où ne manque pas un bouton de porte, mais dont les habitants sont partis…

 p56  Les pots de fleurs sont encore aux fenêtres, les mannequins, derrière les vitrines, se tiennent encore debout dans les magasins et regardent des rues désormais sans passants, des chats jouent au milieu de la chaussée déserte… On dirait qu'une mauvaise fée a touché la ville de sa baguette et l'a endormie.

En même temps des milliers de Lorrains et d'Alsaciens ont été évacués tant bien que mal dans le sud ouest. On manque de couvertures à leur donner, et il est vrai qu'on n'en possède pas assez, non plus, pour les soldats. Motif : Quand la France a ouvert sa frontière aux sept cent mille Espagnols qui ont voulu se refugier chez elle après l'effondrement de la résistance Catalane, on a pris toutes les couvertures appartenant à l'armée ou à la Croix-Rouge pour les distribuer aux fugitifs.

On ne se rappelle pas assez souvent que cette guerre n'a fait qu'accentuer, en France, un mélange de populations qui a commencé il y a des années et a pris les proportions d'une migration sans précédent dans notre histoire. Russes blancs, Italiens anti-fascistes, Allemands anti-nazis, Autrichiens privés de leur patrie, Tchèques chassés de la leur, Polonais échappés au massacre ont trouvé chez nous un refuge, comme les Espagnols dont je viens de parler.  p57 Aucun pays dans le monde ne s'est montré aussi hospitalier que le nôtre.

Le soir, vu M., qui était au Quai d'Orsay jusqu'en 1938. Il a été envoyé ensuite à l'étranger parce que ses adversaires l'accusaient d'avoir « poussé à la guerre » au moment de Munich. Reparlé avec lui de Munich.

Son attitude n'est pas du tout celle que certains journaux lui ont attribué. Il s'est élevé plusieurs années avant Munich contre la politique qui y menait — ce qui est tout différent. Et, après Munich, il a protesté contre ceux qui voulaient y voir une espèce de succès, alors que nous subissions la plus humiliante des défaites diplomatiques.

Je me souviens qu'après Munich tous les journalistes français qui avaient assisté à la conférence rentrèrent consternés à Paris. Et Daladier, dans l'avion qui le ramenait, crut que la foule qui s'était amassée à l'aéroport, était venue… le lapider. Quand il entendit les acclamations, il les accepta (un ministre ne refuse jamais ce genre de cadeau), mais une fois de retour au ministère de la guerre, il murmura en montrant la foule qui le réclamait : « Les imbéciles ! » Dans les jours suivants le malentendu s'aggrava, un défilé eut lieu à l'arc de triomphe avec le président  p58 du conseil, et c'est la chose qui indigna le plus M. Mandel, lorsque le hasard me le fit rencontrer quelques heures plus tard. « Nous venons de subir la plus grande catastrophe de notre histoire depuis Sedan, dit‑il, ce n'est pas une raison pour pavoiser. Quand un monsieur croise un bandit, et que celui‑ci le soulage de son portefeuille, la victime ne revient pas chez elle en célébrant l'aventure comme l'un des événements les plus heureux de sa vie… »

Le Français a cru naïvement — car rien n'est plus faux que la légende du Français malin : nous sommes tous extraordinairement naïfs, du moins politiquement parlant — que l'accord de Munich renforçait la paix. Il a imaginé l'Allemand semblable à lui‑même, c'est‑à‑dire ayant horreur de la guerre, et préférant un compromis avantageux à une lutte sanglante, et il a cru, comme M. Chamberlain, que le traité signé promettait la paix pour une génération. Ah ! Que de fois nous sommes‑nous disputés, entre journalistes, à propos de cette question : « Fallait‑il ou non signer l'accord de Munich ? » Sur le moment même beaucoup d'entre nous étaient contre, mais à mesure qu'ils ont su les lacunes effroyables de notre armement et de celui de l'Angleterre,  p59 ils en sont arrivés à penser qu'on ne pouvait faire autrement. Cela ne signifie pas une approbation de la politique d'apaisement dans son principe, — pas du tout ! Les coupables sont ceux qui ont prêché et pratiqué cette politique trois et quatre ans avant Munich. Plus on remonte haut dans le temps, et plus les responsabilités sont lourdes… Il semble que le mauvais sort nous a continuellement poussés à faire tout à contretemps, et les concessions, notamment, quand nous possédions une force supérieure à celle de l'Allemagne et pouvions la contraindre à la modération. En 1934 et 1935 — le docteur Goebbels l'a avoué plus tard avec cynisme — les dirigeants nazis tremblaient sans cesse parce qu'ils se disaient que si la France et l'Angleterre sommaient le IIIe Reich d'arrêter son réarmement occulte, le régime nazi s'effondrerait, abandonné, pour commencer, par l'armée. Un an avant l'avènement d'Hitler, je me souviens d'une visite au professeur Bergstraesser, à Heidelberg. Il ne s'avouait pas ouvertement nazi mais insistait néanmoins sur le fait que ce parti avait su enflammer la jeunesse et provoquer des dévouements extraordinaires. Herr Professor me parla avec candeur : « Les Nazis prendront le pouvoir, cela est certain, dit‑il en risquant  p60 une prophétie que beaucoup de non‑nazis, et notamment Stresemann, faisaient également. Ce qui m'inquiète, ajouta‑t‑il textuellement, c'est qu'emportés par leur propre rythme ils ne fassent la guerre trop tôt. »

Cette franchise étonna le nigaud que j'étais, qui se montra encore plus nigaud en croyant ensuite d'autres Allemands qui protestèrent qu'une guerre telle que la prévoyait l'éminent professeur était « impensable. »

Si nous avons fait la guerre, au lieu de signer l'accord de Munich, possédions‑nous quelques chances de nous en tirer ? Question à laquelle on ne peut répondre…

Si nous avions encore cédé, le 3 septembre 1939, c'eût été le vasselage à bref délai. La France serait devenu une sorte de Slovakie.

A vrai dire, il n'y a eu aucune logique dans la ligne suivie par le diplomatie française dans les vingt dernières années. Ce fut une série de zig‑zags, un mélange de plusieurs politiques successives simultanées, un ensemble de pensées et de mouvements contradictoires qui n'ont eu qu'un caractère commun : la petitesse. On n'a adopté à fond ni la politique de rapprochement, ni celle de la résistance, si bien qu'on n'a eu aucun avantage d'une attitude définie, mais seulement les inconvénients  p61 de toutes les attitudes. La raison est facile à trouver : une politique hardie, dans un sens ou dans l'autre, signifiait pour un chef parlementaire une telle audace, donc une telle probabilité de chute, qu'il ne pouvait y songer. Le réflexe du ministre était donc de suivre une politique à la petite semaine, d'ajourner les grandes décisions, de louvoyer entre les obstacles et de suivre le courant. C'était la politique définie par Berthelot, alors secrétaire général des affaires étrangères, après la dernière guerre. On lui avait demandé quelle était la direction choisie par le ministère des affaires étrangères et il avait répondu : « Celle du chien crevé au fil de l'eau. »

22 octobre

Les journaux quasi-officieux à grand tirage, comme le Petit Parisien, dont la politique a consisté, pendant vingt ans à peindre les mauvaises nouvelles en rose afin de ne pas effrayer le lecteur, publient maintenant de longs éloges de Jacques Bainville et de ses vues réalistes sur l'Allemagne.

Sans jamais se lasser Bainville a prévu, en effet, un certain nombre de catastrophes en Europe, — et l'événement a dépassé encore ses prévisions. Car, ainsi que l'a remarqué un  p62 pessimiste, les pessimistes ont un tort, qui est de n'être jamais assez pessimistes. J'ai vu Bainville de près, lorsque j'étais secrétaire de la Revue Universelle, et ce qui me frappait le plus c'était la solitude extraordinaire qui entourait cet homme à qui des centaines de milliers de lecteurs faisaient pourtant cortège chaque jour. Il passait pour hautain et pour sec aux yeux d'observateurs superficiels, parce qu'il était pudique, mais il souffrait en silence de la bêtise universelle comme on souffre à cause d'une mère infirme.

Je me rappelle qu'un jour, comme on lui apportait un journal du soir en tête duquel était annoncé je ne sais plus quel coup de tête de l'Allemagne, il murmura, tout en pianotant d'une main sur son bureau, ces deux vers de mirliton qu'il citait souvent avec ironie :

Ce serait une erreur de croire que ces choses

finiront par des chants et des apothéoses…

Une autre fois, comme on lui demandait de parler de la politique étrangère de la France dans une grande réunion publique, il ne put s'empêcher d'avoir un geste de vive répulsion : « Parler en public, Ah ! non… je ne pourrai jamais faire le cabotin… »

Il vivait littéralement « dans son poële », comme Descartes, et je le vois assis à son  p63 bureau, un jour d'hiver, rue du Bac, appuyé, précisément, contre un poële qui exhalait des vapeurs d'acide carbonique qui rendaient la pièce irrespirable : Bainville ne s'en apercevait pas, ne sentait pas l'odeur de poison, tout absorbé par la page qu'il venait de rédiger et qui contenait sur les dernières métamorphoses du pangermanisme des vérités prophétiques.

Un jour qu'un voyageur revenant d'Allemagne lui disait que la photographie d'Hitler se voyait partout, dans les lieux officiels, dans les boutiques, et dans les maisons, il fit cette réflexion, qui ressemblait à un paradoxe : « C'est en France qu'il faudrait accrocher partout le portrait du Führer, pour empêcher les Français de se chamailler sans fin… Oui, si j'étais maître de ce pays, j'ordonnerais qu'on suspende partout l'image du dictateur nazi. Et peut-être que dans les conseils d'administrations et dans les assemblées parlementaires, dans les réunions syndicales et dans les délibérations du gouvernement, certaines discussions seraient évitées, car les querelleurs s'apercevraient tout à coup qu'il les regarde, qu'il les écoute, et que parfois il a l'air de sourire… »

La gloire posthume de Bainville, telle qu'elle se développe pendant les premiers mois  p64 de cette guerre dans les milieux les plus imprévus, est un signe curieux. L'intérêt soudain que l'on manifeste, d'autre part, aux problèmes danubiens en est un autre. Il a fallu la guerre pour faire sortir de leur coquille, si je puis dire, beaucoup d'esprits, pour les faire penser à l'Europe. Car le Français est d'habitude si heureux chez lui qu'il y vit en vase clos, et Friedrich Sieburg a bien noté cela. Je me souviens que la raison qu'il avançait le plus souvent pour prédire la fin de l'indépendance autrichienne, en 1937, était la suivante : « Vous ne ferez rien, vous autres Français, pour défendre Vienne, parce que vous ne vous intéressez pas assez à l'Europe ! »

D'autres esprits que celui de Bainville ont prédit avec justesse l'évolution de l'Allemagne, et la vérité sur le nazisme n'a été le monopole d'aucun parti.

Mais sur le moment on leur jetait des pierres, ou bien on se bouchait les oreilles pour ne pas les entendre. Ce qui étonne le plus dans le cas de Cassandre, c'est que son nom soit parvenu à la postérité, car la première chose que la foule fait d'habitude contre les gêneurs de ce genre, c'est de les étouffer par la conspiration du silence.

Arthur me disait l'autre jour, dans son argot  p65 habituel : « Eh bien, oui, on s'est fourré le doigt dans l'œil en ce qui concerne les Fridolins » (c'est le terme le plus souvent employé par les soldats pour désigner, dans cette guerre, les successeurs des « Boches » de la guerre précédente.)

Et c'est vrai. Et on a le vertige en songeant au nombre de sottises, dites et crues, dans tous les pays, sur l'Allemagne depuis vingt ans, sottises que j'ai avalées avec tout le monde, bien sûr… Que l'homme de la rue fasse écho à tant de stupidité, passe encore, mais que certains personnages haut placés dans la politique internationale aient pu voir les choses à l'envers alors qu'ils devaient être renseignés de première main, cela passe l'imagination.

Il est vrai que beaucoup des rapports envoyés de Berlin au Quai d'Orsay ou au Foreign office par les ambassades de France et d'Angleterre n'étaient même pas lus à Paris et à Londres, et allaient grossir des dossiers couverts de poussière. Du moins c'est ce qu'on disait à l'ambassade de France à Berlin.

Il y a quelque chose de plus mystérieux encore : c'est qu'un homme incontestablement intelligent peut, sur tel ou tel problème politique, se fourvoyer complètement et voir moins clair qu'un esprit médiocre. Sans doute l'intelligence  p66 est quelque chose de si peu sûr, même chez ceux qui en sont richement pourvus, qu'elle risque de leur manquer à tout instant et ne brille, même chez eux, que par intermittences… Ainsi Philippe Berthelot, homme assurément très supérieur à la moyenne, fit‑il, au moment où Hitler devint chancelier, la remarque suivante : « L'Allemagne me fait penser à ces chiens qui hurlent parce qu'ils sont à l'attache, et qui, dès qu'on leur ôte leur laisse, viennent japper gentiment à vos côtés… Hitler va libérer le dogue, — et les choses rentreront dans l'ordre. » Quand l'événement, plusieurs années après, montre que certains de ceux qui étaient des « princes de l'esprit » ont pu se tromper à ce point, on n'est pas fier du cerveau humain…

23 octobre

Un officier qui revient de la ligne Maginot me dit qu'on a trouvé, déposé par des mains mystérieuses, dans son secteur, le texte de la chanson fabriquée à Stuttgart : « As‑tu vu l'Anglais ? » Il y a trois jours M. Chamberlain a annoncé aux Communes que des éléments anglais avaient pris possession de leur secteur sur le front. Il est évident que le « problème anglais » est l'un des problèmes psychologiques  p67 les plus délicats que doivent résoudre le plus vite possible les services du Haut commissariat à l'information. »

Une lettre qui m'est arrivée de Londres la semaine dernière me laisse entendre que le moral y est bon, que l'on se sent à l'abri derrière l'armée française, et que l'on se prépare à une guerre d'usure.

Au même moment certains Français moyens se disent qu'avec le contrôle des mers exercé par la flotte britannique tout est pour le mieux, et ils nourrissent l'espoir que le blocus finira bien, à lui tout seul, par réduire l'Allemagne à quia. Mais le blocus de 1939 n'est pas celui de 1914 : L'Allemagne a accès à toutes sortes de portes, et des plus importantes, qui lui étaient fermées il y a vingt‑cinq ans. Et la vérité sur ce sujet, me semble‑t‑il, a été dite par le général Duval dans l'un de ses derniers articles : Une guerre comme celle‑ci ne peut pas ne pas comporter de décision sur les champs de bataille terrestres.

Lorsque chacun des alliés, cédant à un penchant très humain, s'imagine que c'est l'autre qui aura à faire le plus gros du travail, c'est qu'il ne possède pas encore la mentalité combattive nécessaire. Arthur m'en donne une preuve supplémentaire. « Faut pas s'en faire,  p68 m'a‑t‑il dit, les Anglais sont là pour un coup, avec tous leurs bateaux et puis… et puis, mon vieux, ils ont le Canada ! » Le Canada est évidemment, pour lui, une espèce de Pérou, et bien autre chose encore. On ne devine jamais assez les déformations que prennent les faits dans l'imagination populaire, et quelqu'un qui connaitrait à fond la psychologie des concierges préparerait assurément de bien meilleurs textes de propagande qu'un agrégé des lettres.

24 octobre

On annonce à nouveau qu'Hitler tient un mystérieux conseil de guerre, « qui va peut-être régler notre sort à tous. » En même temps circule le bruit que plusieurs Hohenzollern auraient été jetés en prison…

C'est surprenant comme peu de choses rendent le son de la vérité parmi toutes celles qui s'impriment dans un pays en guerre sur un autre pays en guerre. Sans doute exagère‑t‑on pour les besoins de la cause les résistances à l'hitlérisme pur, et pourtant ces résistances — morales, militaires, économiques — existent sans aucun doute. Les dictateurs ont fini par imposer à leurs adversaires une image d'eux‑mêmes très simplifiée qui leur est fort avantageuse.  p69 Nous tombons dans le panneau, nous regardons ces messieurs non plus tels qu'ils sont, mais tels que la légende fabriquée par eux les montre. Nous finissons par croire qu'il leur suffit de parler pour être obéis, de presser un bouton pour obtenir la fin d'un monde, et nous les supposons incapables d'incertitude. Ils sont pourtant des hommes, aussi, même s'ils sont des monstres par ailleurs — et ils travaillent avec d'autres hommes aussi ambitieux et dénués de scrupules qu'eux‑mêmes, ce qui ne doit pas être facile tous les jours. Au début du fascisme Mussolini avouait qu'il passait douze heures par jour à mettre d'accord ses amis, ce qui ne lui laissait plus que trois heures pour penser aux problèmes intéressant le bien public.

Si les démocraties souffrent d'une plaie, la démagogie, cela ne veut pas dire que les dictatures soient exemptées de maux internes redoutables, et justement de celui‑là. La seule différence est que dans un état totalitaire, la surenchère prend un autre aspect : ce ne sont plus des harangues de tribuns en plein vent ou des discours dans les assemblées, mais une lutte sourde au sein de petits conseils secrets, et toute une suite de complots extrêmement ténébreux et extrêmement violents à la fois…  p70 Quand on saura, dans cinquante ans, à quoi a tenu, à certains moments, la carrière des dictateurs d'aujourd'hui, on sera bien étonné, de même qu'on est surpris lorsqu'on lit le détail des résistances et des trahisons continuelles rencontrées sur son chemin par Napoléon.

25 octobre

J'ai pensé à nouveau à ce que j'écrivais ici il y a quelques jours sur les erreurs de jugement des hommes supérieurs en lisant ces textes d'auteurs « intelligents », qu'un ami m'a mis sous les yeux. « Plus il y a de danger dans le monde et plus il faut désarmer » (Léon Blum, en 1932). Et ceci, extrait d'un discours de Sir Arthur Balfour, au sujet du problème russe : « L'état de désarmement de l'Allemagne fait courir aujourd'hui à la paix un de ses plus grands dangers. »

27 octobre

J'apprends que je suis affecté au ministère de l'information à la section « Amérique du nord. » Je n'entendrai donc plus les libres propos d'Arthur sur les hommes et les événements : Autrement dit je vais cesser d'être informé sur le moral de mes compatriotes.

 p71  Cette guerre de Sioux et de trappeurs qui se poursuit aux avant-postes va‑t‑elle continuer longtemps ? C'est bien une guerre de Sioux, en effet, avec toutes les ruses que cela comporte, et les « agréments » des armes modernes en plus. Le Capitaine B. qui revient de « Là‑bas » me dit que l'autre jour ils sont entrés, quelques hommes et lui, dans une maison abandonnée par les Allemands. C'est‑à‑dire qu'ils ont passé des heures à éventer les pièges innombrables qui attendent le visiteur dans ces habitations, pièges qui commencent à être connus. Ainsi, vous passez la main sur la poignée de la porte, et cela fait partir une mine. Après quoi, vous entrez et vous remarquez au fond de la pièce, au dessus de la cheminée, un portrait du Führer : ne cédez pas à votre honneur et n'envoyez pas promener le portrait d'Hitler, car cela signifierait aussitôt une autre explosion. Il y a aussi les pièces de dix francs, qu'on aperçoit par terre, et qui semblent abandonnées là par hasard : mais si on se baisse pour les ramasser on pose le pied sur un autre déclic ; de même, si l'on jette la poule morte « oubliée » sur un banc, et qui, par une ficelle, se rattache à une machine infernale. Dire que, pour l'instant, les plus grandes armées du monde consacrent leur temps à ces jeux de  p72 potaches…

Le nombre des trucs est limité, mais chacun est répété minutieusement, en série, à l'allemande, à un nombre imposant d'exemplaires : Tant de poules maléfiques, tant de portraits mortels par kilomètre carré… etc… Une fois qu'un piège a fait des victimes dans un coin, tout le secteur se méfie…

Ceux qui partent en reconnaissance, la nuit, ont des vêtements noirs et huilés, pour échapper à la prise de l'adversaire, et ils sont accompagnés de chiens dressés spécialement à ce genre d'expéditions… Autres ruses des Allemands : agiter une crécelle sous une couverture, ce qui imite très bien le bruit de la mitrailleuse et amène nos guetteurs à tirer, donc à révéler leur position… Ou bien promener des lampes lumineuses au bout de longues perches, devant nos sentinelles, pour que celles‑ci se trahissent…

Un truc de propagande entièrement nouveau est celui de la lettre individuelle. Des soldats reçoivent des lettres, de l'intérieur de la France, signées « un ami qui vous veut du bien, » ou même signées parfois du nom d'une personne qu'ils connaissent. On leur apprend que les privations se multiplient à l'arrière, que leurs enfants n'auront pas de lait cet hiver,  p73 ou que leurs femmes les trompent avec des sous-officiers anglais, bien entendu, qui touchent cent francs par jour de solde et sont installés, à l'arrière, dans les meilleurs hôtels. D'autres lettres sont encore envoyées : celles‑là partent de la zone des armées pour atteindre l'arrière, et annoncent que des épidémies se propagent dans la ligne Maginot, que les soldats ne veulent pas se battre, que, d'ailleurs, les Allemands refusent d'attaquer les Français et qu'il n'y a qu'une seule chose à faire, et tout de suite : la paix avec Hitler. Parfois le texte de ces épîtres coïncide mot pour mot avec celui de certaines émissions de radio allemande en français.

Il y a aussi des histoires, qui ne tiennent pas debout, et qui, comme par hasard, circulent çà et là au même instant. L'histoire de l'aviateur français qu'une panne a forcé d'atterrir, avec son compagnon, en territoire ennemi. L'appareil s'est fracassé au sol, dit‑on, et l'un des pilotes a été tué : Les Allemands font à la victime un enterrement magnifique, avec « Marseillaise », honneurs militaires,… etc… un discours est prononcé devant le cercueil recouvert du drapeau tricolore, et l'orateur jure que les nazis n'ont rien contre la France. Lorsque le survivant s'attend, ensuite, à être envoyé  p74 dans quelque prison, on lui dit qu'on lui rend sa liberté (!), et on lui répète qu'il peut retourner dans sa patrie, parce que l'Allemagne n'a rien contre la France… etc… Ceux qui racontent la chose en certifient l'authenticité, pour avoir l'air renseigné, bien qu'ils avouent ne tenir l'anecdote que de source indirecte.

Ce genre d'historiettes s'entend souvent aussi à la radio allemande, et c'est pourquoi on a cessé d'envoyer à nos régiments les postes récepteurs dont on avait décidé tout d'abord de leur faire cadeau afin de les aider à tromper les longues heures d'attente qui sont leur lot quotidien. On a remarqué, en effet, que les soldats attrapaient les émissions allemandes pour « s'amuser » (mais tout en riant de la chose, ils ne pouvaient s'empêcher d'y repenser plus tard), et parce que les émissions de la radio française, elles, ne les « amusent » pas du tout.

Quelle n'a pas été ma surprise en découvrant que le Haut-Commissaire à l'information ne possède pas l'arme numéro un de l'information moderne, la radio. Cette radio d'Etat, en effet, est le lot de « clients » d'hommes politiques placés là pour des motifs obscurs de services rendus, et plusieurs ministères se disputent continuellement à ce sujet.

 p75  Que reste‑t‑il au malheureux chef de la propagande française ? La presse ? Mais entre lui et elle, il y a la censure, qui ne facilite pas précisément les relations. La photographie ? Elle ne peut presque plus rien faire. Quant au cinéma, il est complètement en panne, à la suite de la mobilisation…

Car notre mobilisation n'a pas prévu l'affectation de spécialistes à la propagande pour une bonne raison, c'est que la propagande n'avait, chez nous, d'existence ni pour les civils, ni pour les militaires. C'est seulement en août 1939 qu'on a créé timidement un « Commissariat à l'information, » et en septembre 1939 il se trouvait pratiquement encore dans le néant.

Autrement dit l'Allemagne nous fait la guerre psychologique depuis 1933 ; dans cette guerre elle dispose d'une armée bien dressée, de munitions nombreuses, de moyens perfectionnés très puissants, de chefs entraînés : à quoi nous n'avons rien à opposer. C'est une guerre à sens unique.

Pourquoi ? Pour mille raisons, mais surtout pour une cause profonde : De leur côté il y a une seule pensée, la guerre. Tandis que dans un pays civilisé comme le nôtre, on songe à bien autre chose. Chez eux, toutes les énergies  p76 au service de l'Etat et de son grand dessein : l'hégémonie européenne. Chez nous, l'Etat n'utilise que les énergies qui ne trouvent pas où s'appliquer ailleurs…

Il y a, entre la France d'aujourd'hui et l'Allemagne hitlérienne, toute la différence qui sépare deux êtres vivants appartenant à des périodes de l'évolution biologique fort éloignées l'une de l'autre. Ici un animal dont les fonctions et la force sont tournées uniquement pour le combat, là un être dont les fonctions sont infiniment plus variées et sont en partie des fonctions de luxe ; cet être‑là n'a presque plus de pinces, d'armes agressives, et ne possède guère qu'une carapace pour assurer sa sécurité…

Ce qui montre l'envergure du plan hitlérien, c'est qu'une nation militaire comme l'Allemagne ne soit pas bornée cette fois aux moyens militaires, mais a compris l'importance de l'attaque préalable contre le moral de l'adversaire. Les activités de la propagande nazie depuis le 3 septembre 1939 ne font que continuer le travail commencé après 1933. Voilà sept ans que les termites sont dans les poutres de notre toit, l'ennemi supposant avec raison qu'une maison dont le toit s'effondre résistera beaucoup moins bien qu'une  p77 autre à la tempête…

Si quelqu'un était entré l'autre matin, sans être prévenu, à Saint-Germain-des‑Prés, il eût été bien surpris, car dans la chapelle située derrière le maître autel, il aurait entendu le Deutschland über alles retentir sous les voûtes de l'antique église. Et il aurait vu se tenir au garde‑à‑vous des officiers français pendant qu'on jouait l'hymne, à l'harmonium ; et une expression sérieuse se lisait sur les visages de ces officiers… Un peu avant les accents de l'hymne, un prédicateur avait parlé, en allemand, et des larmes avaient coulé de bien des yeux… Et seul, à son rang, sur une chaise placée en avant des autres, un jeune homme avait écouté le sermon ; à la fin de la cérémonie, il devait quitter le premier la nef tandis que les hommes s'inclinaient profondément sur son passage et que les femmes esquissaient une révérence…

Tout autour de la chapelle des drapeaux blanc et rouge étaient suspendus : C'était la saint Léopold, et la colonie autrichienne de Paris, à laquelle s'étaient joints de nombreux Français, priaient avec ferveur pour la résurrection de l'Autriche… Il y avait là, entre autres, une femme dont le fils avait failli être interné en France quelques jours plus tôt  p78 comme « sujet ennemi ». Et puis, par bonheur, ce garçon, qui avait quitté Vienne après l'Anschluss dans des circonstances dramatiques, avait pu prouver qu'il était un sujet ennemi, mais ennemi des nazis, et il était là, à Saint-Germain-des‑Prés, parmi ceux qui ont promis fidélité à l'Archiduc Otto de Habsbourg.

Deux images me viennent à l'esprit pendant cette cérémonie d'un caractère si singulier : celles de Schuschnigg et de Mussolini. Parce que Schuschnigg, à Vienne, m'avait parlé de son pays en 1935 avec une façon d'espérer contre toute espérance que je n'ai vue qu'à lui. Moins d'un an plus tôt les nazis avaient assassiné Dollfuss, et Schuschnigg avait continué d'essayer de sauver l'Autriche contre vents et marées. Le chancelier n'avait rien d'un tribun par l'aspect : avec ses lunettes d'or, sa taille moyenne, son visage extrêmement sérieux, il ressemblait à l'un de ces professeurs que l'on voit dans les rues d'une ville de province, en Autriche, se promener le dimanche entourés de leur petite famille, et les étudiants, qui les croisent leur font un salut un peu raide et très respectueux. Schuschnigg était arrivé au ministère de l'instruction publique, Minoritenplatz, entouré d'une petite garde de  p79 jeunes catholiques en uniforme qui avait à leur brassard une croix qui n'était pas la croix gammée et faisaient un salut qui n'était pas le salut hitlérien. Dans le salon où je l'attendais se trouvait un grand portrait de l'impératrice Elisabeth, et un autre de l'archiduc Rodolphe : chaque portrait des maîtres de l'Autriche évoque de terribles tragédies.

Le matin même on m'avait fait visiter, à la chancellerie, le salon ou l'on avait étendu sur un canapé, Dollfuss ruisselant de sang (le petit homme avait été atteint par les balles des assassins alors qu'il essayait désespérément d'ouvrir une porte fermée à clef, et sa main s'était crispée sur le bec de cane lorsqu'il avait été touché dans le dos.) Une peinture de la Vierge, éclairée d'une veilleuse, brillait tout près de l'endroit où s'était écroulé celui qu'on appelait le chancelier-martyr, et dans le bureau de Schuschnigg était posé sur la table le masque funèbre de son malheureux prédécesseur. Le drame était partout, un mauvais sort semblait hanter ces belles salles baroques où allait se décider non seulement le sort d'un pays, mais le sort de l'Europe. Car du jour où s'est accompli l'Anschluss (on l'a compris plus tard), la partie était perdue. La France et l'Angleterre, qui avaient promis en trois  p80 occasions solennelles, et par des signatures apposées sur des parchemins, de sauver l'indépendance de l'Autriche, ne bougèrent pas, ne firent même rien de ce qu'elles avait fait mine de faire pour sauver… l'Ethiopie. A Paris, d'ailleurs, il n'y avait pas de gouvernement, et le mauvais coup avait eu lieu pendant une de nos crises ministérielles. L'Italie, cette fois, n'avait pas bronché. Elle se trouvait maintenant dans le camp allemand, elle qui, en juillet 1934 avait mobilisé sur le Brenner et empêché en partie l'annexation allemande de se faire dès cette année‑là.

Entre la première tentative d'Anschluss de 1934, et la seconde, un séjour à Rome m'amena au palais de Venise, dans le bureau de M. Mussolini. Revenant d'Autriche, je venais lui poser certaines questions, et j'eus la surprise de voir que l'ancien journaliste qui habitait en lui l'amena, selon une tactique bien connue dans la profession, à transformer le questionneur en questionné. Un premier entretien ne suffit pas, et au second tête-à‑tête comme au premier la conversation roula en majeure partie sur l'Autriche. Pourtant, à cette époque (c'était en mai 1935) d'autres sujets occupaient l'attention, et l'on parlait beaucoup déjà, ce mois‑là, de l'Abyssinie qui devait être  p81 attaquée à l'automne de la même année.

M. Mussolini recevait encore les journalistes en 1935, et leur apparaissait bien différent de sa légende, bien peu semblable au Duce gesticulant au balcon que nous avons vu si souvent au cinéma. Il parlait d'une voix douce à ses visiteurs, ne cessait de poser sur eux un regard dont l'intensité variait selon le sujet de la conversation, et il pratiquait avec maîtrise un art qui manque d'habitude à tous les grands de ce monde, l'art d'écouter. Des informateurs plus qualifiés que moi, il en avait vu par centaines, qui lui avaient certainement dit l'essentiel depuis longtemps sur l'Autriche, et pourtant le chef du gouvernement italien voulait encore savoir ceci, ou cela, revenait sur un point de détail, et surtout désirait connaître l'impression que les chefs du pays faisaient sur l'Autrichien moyen de la ville ou de la campagne. (« Le Président Miklas existe‑t‑il ? », ou bien : « Que dit‑on de Starhemberg en province ? »… etc.) Le rôle des individus, visiblement, lui paraissait déterminant en politique, et il était naturel que son expérience lui eut mis cette idée‑là en tête. Sur le fond même du problème autrichien tel qu'il se posait à l'époque il me dit qu'il me ferait connaître nettement son sentiment, et je craignais qu'il ne  p82 fit des déclarations aussi vagues que prudentes, mais, le moment venu, il exprima, au contraire, son avis d'une façon beaucoup plus catégorique que je n'aurais osé l'espérer :

— L'Autriche actuelle ne vivra pas, et ce n'est certes pas la S. D. N. qui la sauvera ! Le gouvernement qui est là‑bas en place est plein de bonnes intentions, mais il n'a pas l'accent qui convient aux circonstances, l'accent révolutionnaire. Il n'y a qu'une solution, ajouta‑t‑il, il n'y a qu'une chose qui sauverait le pays : le retour des Habsbourg.

M. Mussolini développa longuement ce point de vue, qui pouvait surprendre l'auditeur, car l'Italie de mai 1935 commençait à avoir avec l'Allemagne nazie des rapports assez étroits, et l'on sait les sentiment du IIIe Reich pour les Habsbourg. Je me suis demandé bien souvent si les paroles que j'ai entendus étaient sincères : Il n'y avait aucune raison que le chef du gouvernement Italien prît la peine, cependant, de mystifier en l'occurrence un visiteur qui avait promis (c'était l'une des conditions de l'entretien) de ne rien publier dans un journal français de ce qui lui serait dit. Or, quand les hommes d'Etat savent qu'on ne répétera pas leurs propos, ils peuvent se permettre de ne plus mentir. Aussi ne puis‑ p83 je m'empêcher de croire que ces remarques sur la seule solution qui aurait pu prévenir l'Anschluss reflétaient sincèrement la pensée de celui qui les faisait ce jourlà dans son vaste bureau, tout en buvant de temps à autre une gorgée de tisane.

Et maintenant que l'Anschluss est fait, que l'Italie a fait un pacte avec le diable hitlérien, et que la guerre européenne est venue, cette petite scène m'est revenue en tête ; et tout en regardant l'archiduc Otto en exil à l'étrange messe de ce matin, je ne pouvais m'empêcher de songer à tout ce qui aurait pu être, au tour différent que les choses auraient pu prendre…


Note de l'auteur :

1 Il n'est pas sans intérêt de rappeler ce que M. Paul-Boncour écrivit, après coup, au sujet de la mobilisation réclamée en 1936 par le général Gamelin dans le cas où le gouvernement aurait vraiment voulu faire quelque chose : « Cette mobilisation totale aurait été évidemment disproportionnée avec l'événement, quelque grave qu'il ait été, elle n'aurait été acceptée d'un cœur unanime par la nation que ci celle‑là avait eu jusqu'à l'évidence le sentiment que ce sacrifice suprême ne pouvait être evité. » Ce qui revient à dire : Quand il y a le feu, il faut obtenir l'assentiment de tous les locataires de l'immeuble avant d'aller briser la glace de l'avertisseur et appeler les pompiers.


Note de Thayer :

a Le général Giraud raconte lui-même son évasion d'une prison allemande en 1914 dans un long chapitre de son livre Mes évasions (Paris, 1946).


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Page mise à jour le 12 juin 21