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Introduction : VI

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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II

I

Premières randonnées

Depuis trente-sept, trente-huit, trente-neuf heures bientôt, le Nord-Express nous emmène par l'Europe. Nous avons traversé une Belgique affairée autour de ses charbonnages, une Allemagne éclatante de prospérité, haussant les cheminées de ses usines empanachées de fumée, et les balcons fleuris de ses villes. A Berlin, les gens ont regardé avec malveillance — « französische Blumen ! » — les œillets dressés à Paris devant la glace de la cabine. Elles sont bien lasses, nos pauvres fleurs ! Pourtant elles lèvent toujours leurs corolles délicates, voulant, à la française, sourire jusqu'à la minute dernière.

Enfin, après la piste forestière où court la voie, le paysage s'élargit, une grande ville s'allonge au creux de verdoyantes collines : c'est Kaunas, l'actuelle capitale de la Lithuanie, jeune République si peu connue en Europe  p2 occidentale.


[Une ville au bord d'un fleuve ; nous apercevons surtout le pont qui enjambe le cour d'eau, à droite, et deux grandes églises au moyen plan Il s'agit de Kaunas, capitale provisoire de la Lituanie aux années 1920.]
Vue générale de Kaunas

Voici les maisons basses, voici la gare accueillante, voici mon ami T… qui nous reçoit à bras ouverts :

— Pas trop fatigués ? Non ?

Une voiture s'avance : c'est une victoria que M. Bourdin, profiteur, emplirait à soi seul. Les brancards partent de l'essieu même des roues d'avant ; sous un arc de bois, un fin cheval piaffe. Un encouragement amical du cocher à sa bête, et nous voilà partis à vive allure, par les rues pavées de galets du Niémen.

Kaunas me paraît une ville de province très ombragée, pittoresque avec ses églises disséminées sur les places claires qu'égaye la fanchon aux couleurs vives coiffant les femmes du peuple. De fait, ceci n'était pas destiné à faire une capitale : la cité n'a été élevée à cette dignité que lorsque la Pologne s'est installée à Vilna. Le peu d'élévation des maisons me frappe. J'en fais la remarque, T… m'explique :

— Le gouvernement russe nous interdisait de construire à plus de deux étages, car il craignait que dans des bâtiments importants les patriotes ne trouvassent asile pour appuyer une nouvelle révolution, celles de 1831, 1863 et 1905 ayant montré que le sentiment national demeurait, chez nous, des plus vivaces.

Le visage de mon ami s'est assombri ; j'ai la vision de ce qu'a souffert sous la domination étrangère ce petit peuple, à qui l'effondrement du colosse russe a permis enfin de reconquérir sa liberté.

 p3  Un délicieux bulionas, des petits pâtés, du poulet frit, une omelette aux airelles, nous donnent une idée très favorable de la cuisine lithuanienne. A peine avons‑nous pris à l'hôtel possession de nos chambres, où trônent de hauts poêles de faïence à frontons sculptés, que T… me dit :

— Si vous n'êtes pas trop fatigués, on va dîner en ville, chez M. Smulkstis, président du groupe des chrétiens sociaux au Seïmas.

— Il ne me connaît pas.

— Vous êtes Français et mon ami. Deux titres dont un seul suffirait pour qu'il fût heureux de vous recevoir. Nous partirons en auto à quatre heures.

Je dresse l'oreille : à quatre heures, pour dîner ?

— M. Smulkstis est à sa maison de campagne de Tarasisriaï, près de Mariampolé. C'est là qu'il nous attend.


[Une maison en bois, dont les cinq fenêtres visibles sont dotées de volets en bois et de sortes de tympans sculptés assez splendides.]
Une maison bourgeoise à la campagne

Va pour Tarasisriaï ! A l'heure dite, une voiture est là. Un inconnu s'y trouve. Présentations :

— M. Jean Mauclère, qui vient apprendre à connaître, et, je l'espère, à aimer notre Lithuanie ; — M. Raulinaïtis, vice-président de la Chambre. Nous faisons route ensemble ce soir.

Nous montons en voiture : je reconnais une grande marque française, aux lignes gracieuses et puissantes. On dirait d'une bête de race ayant pouvoir, et coutume, de franchir tous les obstacles semés devant elle par une nature  p4 capricieuse. Le besoin de préciser me prend, tandis que nous démarrons :

— En somme, à combien de kilomètres, Mariampolé ?

— Environ soixante-dix : ce serait une petite heure de marche, par les routes de France ; mais ici, il en va autrement.

Le vice-président de la Chambre énonce ces paroles inquiétantes avec un flegme rassurant. C'est un homme mince et pensif, d'une jeunesse que sa haute fonction rend plus frappante ; comme je lui en fais la remarque :

— Que voulez‑vous ? s'excuse-t‑il avec un sourire, nous sommes un pays tout neuf, âgé de six ans à peine… La domination russe ne souffrait pas la formation d'intellectuels lithuaniens. C'est pourquoi, peut-être, notre vieux peuple, toute jeune nation, n'a pas de Sénat.

— Vous n'avez qu'une seule Chambre ?

— Oui, le Seïmas, élu pour trois ans. Il compte soixante-dix-huit membres (un pour vingt‑cinq mille électeurs), nommés par les citoyens des deux sexes, âgés de vingt et un ans au moins.

— Ah ! Ah ! chez vous les femmes sont électeurs ?

— Nous avons eu le souci de nous différencier des institutions allemande et bolchevique. Les femmes sont même éligibles en Lithuanie pourvu qu'elles aient, comme les hommes d'ailleurs, atteint leur vingt‑cinquième année. Il nous faut être très modernes.

Un cahot violent m'empêche de répondre.  p5 Nous courons à toute allure sur une route en réfection, bordée de chaque côté par de grosses pierres peintes en blanc, qui semblent les perles géantes d'un collier égrené. La nuit, leurs taches lumineuses guident les voitures dans ce pays, où l'usage des lanternes est inconnu aux habitants des campagnes.

De‑ci, de-là, parmi les champs où le seigle ondule, une ferme isolée sème ses bâtiments pittoresques, en troncs équarris dont les interstices sont comblés par des tampons de mousse séchée. Pour toiture, du chaume parfois ; plus fréquemment des lamelles de bois se chevauchant comme des ardoises ; et devant chaque demeure, si humble soit‑elle, la gonkos, petite véranda vitrée, formant au milieu de la façade un avant-corps coquet, caractéristique de la maison lithuanienne.


[Une maison en planches de bois ; vees nous, la moitié de la maison est recouverte d'un toit assez ordinaire à deux pentes, mais la partie vers le fond est dotée d'une toiture en chaume. Au premier plan, une petite charrette en bois, en train d'être chargée par un fermier.]
Cour de ferme

Mais voici que disparaissent champs et pâturages : nous entrons dans la vieille sylve où fréquentent non pas des aurochs, cantonnés aux futaies de Bieloveja, mais des cerfs, des sangliers et parfois des loups. La senteur de la résine flotte entre les murailles sombres des sapins, que mouchettent de claire émeraude les pousses du printemps nouveau. De vastes clairières inattendues, hérissées de souches tranchées à diverses hauteurs, témoignent d'une dévastation hâtive. Au-dessus de ce massacre, des cigognes, pattes allongées, rament avec lenteur. Je désigne les tronc mutilés :

— La guerre ?

 p6  — Non, répond T…, les Allemands. Au cours des quatre années d'occupation, votre ennemi, qui était aussi le nôtre, a ravagé la Lithuanie. Ici même on ne s'est pas battu ; mais vous voyez le saccage ! Les Allemands coupaient nos plus beaux arbres, pourvu simplement qu'ils fussent d'accès facile. On peut dire que la forêt saignait et gémissait sous la hache allemande.

M. Raulinaïtis intervient :

— Le Lithuanien ressentit cruellement l'outrage, car il aime du fond de l'âme sa forêt mystérieuse. L'ombre des krivès, grands-prêtres de Perkunas, dieu de la foudre, plane toujours dans les clairières où ils aimaient à se reposer. Nos paysans rappellent à l'occasion, avec fierté, l'héroïsme de ces hommes qui n'hésitaient pas à s'abîmer en holocauste dans le brasier allumé par eux, lorsque la patrie était en péril. Et si les chênes sous lesquels vivaient les grands-prêtres ont perdu leur prestige quasi divin, le peuple n'a pas cessé de les chérir. Plus d'un gendarme allemand a payé de sa vie les blessures faites à la forêt lithuanienne.

— On ne sait pas chez vous, reprend T…, que 70 pour 100 des tranchées allemandes en France ont été boisées avec des troncs dérobés à nos futaies. Quand sont ainsi enracinés dans votre sol nos arbres, qui frissonnèrent aux strophes des vieilles daïnos populaires, comment notre cœur pourrait‑il ne pas se tourner vers la France ?

J'ai d'une pression de main remercié mon ami.

Mais voici que notre course s'est ralentie.  p7 Nous traversons une grosse bourgade, dominée par les tours trapues de son église : c'est Mariampolé, chef-lieu d'arrondissement, évêché, siège, depuis l'indépendance lithuanienne, d'un collège de maristes. Au demeurant, chétive cité, avec ses rues primitives au bord desquelles, sans ordre, des maisons de bois s'épaulent, se bousculent, se penchent, comme pour voir encore, au tournant du chemin, s'éloigner dans sa légende le grand Napoléon :

Il a passé là, grand'mère,

Il a passé là…

Devant un porche, l'auto a stoppé ; T… m'aide à descendre, tout en disant :

— Venez voir prier la Lithuanie ! Nous arrivons juste la veille de la Pentecôte…

Sous les voûtes enguirlandées de feuillages, une foule compacte était tassée. Tassée est bien le mot, car les fidèles, agenouillés sur les dalles, se pressaient coude contre coude, en un assemblée confuse, éclairée par le skarelé des femmes, fanchon blanche nouée sous les visages aux lignes fortes et pleines. Des pénitents se dirigeaient, à genoux aussi, vers l'un ou l'autre des confessionnaux sans rideaux, sans porte, où des prêtres recevaient leurs aveux ; le pécheur absous, ayant baisé l'étole de son pasteur, retournait se confondre dans la foule en prière.

Bientôt des litanies prennent leur essor. A la voix du prêtre le peuple répond de l'accent  p8 ardent et plaintif qu'ont les races séculairement opprimées :

— Melskis uz mus ! (priez pour nous).

L'invocation s'enfle et décroît, se gonfle pour faiblir, meurt pour renaître, bat de l'aile aux soies déteintes des bannières brodées. Les syllabes archaïques forment, avec les skarelés et les tabliers multicolores, avec les prosternements des femmes, un ensemble rare, un accord tout particulier de mélodies et de couleurs.

T… me rappelle à l'heure présente :

— N'oublions pas que M. Smulkstis nous attend.

Et nous voilà repartis ; c'est la solitude en pleine nature. Des champs qui ondulent, des corneilles au vol lourd, des saules géants bordant la route. La nuit tombe, et la majesté de l'espace silencieux s'accroît : c'est l'heure de la paix.

Nous avons quitté la route pour prendre un chemin de traverse tout semé de fondrières, aggravées par les pluies récentes. Les boues de Lithuanie sont légendaires : la Grande Armée s'y est enlisée. Le moteur tire consciencieusement ; il ronfle. Sur quelques kilomètres, la voiture s'avance, se redressant quand elle penche, repartant quand elle s'est arrêtée. On saute, on s'ébroue. On tangue… on roule aussi. Soudain, arrêt complet. Nous voici cette fois dans la boue jusqu'au marchepied. En dépit de tous les efforts nous ne bougeons plus. T… saute sur le talus herbu :

 p9  — Je vais chercher des chevaux chez M. Smulkstis ; nous en sommes tout près, deux ou trois kilomètres.

La silhouette de notre compagnon s'est tôt dissoute dans le crépuscule. Derrière nous le couchant est violâtre, le sang du ciel s'est mué en mauves tentures couleur d'iris. Quelque part, très loin, montent, sur cette campagne paraissant vide, des voix pures diluées dans l'espace.

Le vice-président du Seïmas répond à mon interrogation :

— La Pentecôte est la fête des bergers. La veille au soir, ils se réunissent dans la hutte de l'un d'eux, et chantent en chœur une de nos vieilles daïnos. Dans le lointain, d'autres répondent…

— Vos daïnos, dis-je, je les connais et je les aime. Quelle est celle‑ci ?

__ C'est la fameuse chanson du coucou, dit-il ; elle existe aussi en grec…

Je chevauchai sur le pont,

Et tombai de mon alezan

Dans les profondeurs de la rivière.

Je demeurai là seul

Trois longues semaines de souffrance,

Et nul ne semblait se tourmenter à mon sujet.

Alors vinrent à travers l'obscurité,

Avec des battements d'ailes,

Trois coucous beaux et magnifiques.

 p10  Un se posa près de ma tête,

Un se posa près de mes pieds ;

Ils replièrent leurs ailes et chantèrent.

Mais le troisième coucou,

Le plus beau des coucous,

Celui-là se posa tout près de mon cœur.

C'était ma fiancée près de mes pieds,

C'était ma sœur à ma tête,

Mais ma mère chérie tout auprès de mon cœur…

Cependant, au détour de la route, T… apparaît, debout sur le siège d'un phaéton : les cheveux au vent, l'attelage bien en main, il est superbe. Nous changeons de voiture. O merveille ! les chevaux enlèvent l'équipage, ils trottent avec rapidité ; malgré la boue nous volons dans la nuit.

Il peut être dix heures quand nous parvenons à une jolie propriété nichée dans un bosquet d'arbres, et où rient des lumières.

Je salue notre hôte, puis Mme Galdikiéné, député au Seïmas, et son mari, M. Galdikas, artiste peintre ; Mme Nausédiené, figure marquante de la colonie lithuanienne à Chicago. D'autres encore. Nous contons brièvement notre aventure sans gloire, et passons à la salle à manger.

La maison de M. Smulkstis, comme toutes celles de la région, fut détruite par les Allemands pendant la guerre ; lorsque les propriétaires voulurent reconstruite, l'ennemi n'accorda aucune  p11 indemnité à ceux qu'il avait dépouillés et ruinés. Le pays s'est donc refait difficilement, et c'est dans une demeure inachevée que nous sommes reçus ; mais en un angle de la salle qu'éclairent cinq fenêtres, sommeille un Erard à queue.

On recommence de son mieux à dîner, pour faire honneur aux voyageurs. Les hors-d'œuvre circulent, poissons inconnus séchés et fumés, caviar, concombres à la crème, le tout servi avec un petit verre de krupnikas, qui est une liqueur à base de miel cuit, orgueil des ménagères lithuaniennes. Viennent ensuite des canards sauvages entourés de betteraves, puis un filet de cerf rôti, enfin un défilé de gâteaux en tours, en couronnes, tous également fleuris de rùta,º la plante nationale. Dans les verres de cristal taillé triomphent l'or léger, la pourpre fluide des grands vins de mon pays…

Ainsi que le veut la coutume, les maîtres de la maison n'ont pas pris place à table, afin de veiller personnellement au bien-être de leurs hôtes. La jeune femme, aidée de sa sœur, présente les plats, les domestiques n'étant pas admis à l'honneur de servir les invités. Les gens de service se sont activés depuis le matin aux grosses besognes ; mais les hôtesses ont tenu à se réserver le travail délicat de la confection des mets.

Tous les convives ont beaucoup voyagé. Dans cette campagne lithuanienne, on rappelle des souvenirs de Suisse, ou d'Italie, ou d'Amérique,  p12 où plusieurs centaines de milliers de Lithuaniens, qui jadis s'exilèrent en haine de l'oppression russe, ont fondé d'importantes colonies. On évoque Paris ou la côte d'Azur. On les évoque en français généralement, aussi en anglais, voire en allemand : il est imprévu d'entendre affectueusement louer le génie français dans la langue d'Hindenburg.

Après le repas, T… me dit :

— Maintenant, on va chanter et danser une partie de la nuit ; mais si vous préférez vous reposer, M. Smulkstis vous fera conduire à votre chambre… dans la propriété voisine.

La nuit est exquisement bleue, une voiture attelée de fringants trotteurs s'avance devant le perron de bois. Le cocher imagine, pour abréger la route, de couper à travers un champ qui dissimule, sous la fallacieuse vêture des prêles, un marais où nous entrons comme par hasard. Les chevaux se cabrent, le cocher les adjure, la voiture donne de la bande, elle va verser, elle verse… nous sautons de la calèche. Allégé, l'équipage se redresse ; les chevaux piétinent en renâclant, jusqu'à ce qu'ils aient gagné un terrain plus sûr où nous continuons notre route. Nous trouvons enfin des lits avec plaisir.


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Page mise à jour le 13 janv 25

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