URL courte pour cette page :
bit.ly/MAUCPL10
courrier :
William Thayer |
![]() Aide |
![]() Amont |
![]() Accueil |
|||
|
Nous sommes allés visiter Zapiskis, par une route sablonneuse où s'engluait notre voiture. Quand l'auto s'arrêtait essoufflée, le murmure de la sapinière nous berçait, profond comme le chant de la mer.
— C'est ici la plus ancienne église ogivale de Lithuanie, me dit T…, on ne connaissait pas l'ogive auparavant. Bâtie en 1502, elle est désaffectée, les Russes l'ayant laissée tomber en ruines. Une autre la remplaçait, au sommet du coteau, mais les Allemands l'ont détruite.
![]() |
Église de Zapiskis,
la plus ancienne église ogivale de Lithuanie (seizième siècle) |
Au centre d'un petit tertre herbu, se dresse un calvaire tout orné de feuillage ; par-dessus les champs moirés la vue est magnifique, sur le Niémen et les collines fourrées de sapins qui le longent. Masquant de l'autre côté le paysage, la plus bizarre toile de fond qu'on puisse rêver : c'est une façade triangulaire, asymétrique, au p78 haut pignon aigu. Elle est rouge, de ce rouge complexe des vieilles briques sur lesquelles les siècles ont beaucoup pleuré. Des niches la creusent, veuves de leurs statues, quelques‑unes couronnées d'un arc ogival.
L'intérieur est singulièrement délabré. Il se compose de deux pièces, celle du chœur plus basse ; les plafonds sont en bois, comme aussi le plancher inégal, pourri par endroits, sur lequel de petites fenêtres jettent un jour avare. Point de mobilier ; la chaire est posée vaille que vaille sur la grille, en bois, du chœur. En s'approchant, on remarque que ce vénérable débris, daté de 1581, porte l'effigie des quatre évangélistes, en peintures détériorées qui ne sont pas sans caractère.
— Monsieur l'amateur de pittoresque, me dit T…, regardez donc ceci.
C'est une tête de cerf ornée de ramures ; elle pend à une chaîne rouillée, en face de l'autel, et semble regarder un volet de bois représentant la Flagellation. Il cache, ce volet, une plaque de cuivre gravé, d'un travail ancien où une observation attentive permet de distinguer une Vierge assise, aux traits effacés, couronnés d'épines.
— Quel rapport, pensé‑je, entre ce cerf et cette image ?
Alors s'approcha un très vieil homme, dont la chevelure neigeuse auréolait une face de paysan, fendillée par les ans comme un tronc par le gel. Il raconta, pesant ses mots :
p79 — Dans les temps des temps, des pêcheurs, sur le Niémen, virent nager vers eux ce cerf, portant entre ses cornes cette image de la toute Sainte-Mère ; elle était alors entièrement vêtue d'or. Trois fois ils s'approchèrent, trois fois elle disparut sous l'eau. Ils la frappèrent, avec leurs rames… la trace du coup est encore visible sur la figure.
« A ce moment, l'image s'en fut jusqu'à la porte du cimetière, d'où l'on tenta de la déloger. La nuit suivante, elle apparut au curé doyen, et lui déclara qu'elle ne demeurerait pas dans son église, si elle n'était abritée d'un volet. On fit donc construire celui‑ci : l'image n'était découverte qu'un instant, chaque dimanche, pendant la grand'messe… Ainsi contaient les vieux quand j'étais un enfant. »
Je regarde s'éloigner l'homme à la tête branlante. Puis la tribune sollicite mon attention, avec ses deux angelots armés d'une trompette ; entre eux un roi David la harpe à la main, une mantille sur la tête. Ces naïves statues de bois forment un intéressant échantillon du travail local.
— Le roi saluait à l'élévation, les angelots agitaient une clochette, du temps que notre orgue possédait les cent cinq tuyaux que lui ont enlevés les Allemands…
Toujours les Allemands ! Ce sont eux, peut-être aussi, qui ont amené là cette auge de pierre, pour servir d'abreuvoir à leurs chevaux ?
— Non, dit T…, ceci est un autel païen.
p80 Cette masse informe tout soudain prend du caractère à mes yeux : on dirait d'une table de dolmen à la surface légèrement creusée ; par-dessous, très nette, l'ouverture du four où se brûlaient les offrandes. Comme on sent que c'est lentement, tardivement — à regret — que le paganisme ici a laissé la place au christianisme ! Cette pierre dut venir de loin, de Scandinavie sans doute. Je voudrais y surprendre le secret des rites étranges auxquels elle fut associée…
T… reprend :
— Cette église ayant été édifiée alors qu'une partie seulement de la population était christianisée, on évita de démolir l'autel afin de ne pas blesser le sentiment des idolâtres. Une légende assure que Perkunas frappa deux fois de foudre le temple chrétien, mais que deux fois la Vierge le défendit. Vous n'ignorez pas que Perkunas, le seigneur tout-puissant de l'Olympe lithuanien, étant dieu du feu, avait l'éclair pour symbole. Par cette divinité fut allumé, à la naissance du monde, le feu éternel qui brûla sur ses autels jusqu'aux derniers jours du paganisme. Lui seul était invincible, sa puissance était extrême : il tenait sous sa dépendance le soleil et la lune. Ceux‑ci, d'après une très ancienne conception, formaient un couple assez mal assorti, ayant les étoiles pour enfants. Mais la lune et les étoiles errent la nuit ; vainement le soleil s'empresse à leur poursuite : il ne peut jamais les rejoindre. C'est pourquoi, p81 matin et soir, il verse sur son malheur des pleurs silencieux, larmes précieuses qui se matérialisent en fleurs. Ainsi naît la marguerite, au cœur doré d'où les pétales irradient comme autant de rayons, image du dieu auquel elle doit la vie.
— En somme, votre mythologie, comme celle des peuples nordiques, attribuait au feu la place d'honneur ?
— A ce point que lorsqu'une maison ou une grange s'enflammait, personne n'osait lutter contre l'incendie. La victime du sinistre traitait d'hôte le feu qui la ruinait. La seule défense que l'on se permît, consistait à dresser non loin du brasier, en l'honneur de l'élément destructeur, une table couverte d'une nappe blanche, ornée de fleurs, de feuillages, et sur laquelle du pain et du sel étaient servis. Si les flammes ne venaient pas consumer les offrandes, une femme devait danser nue autour de la table, dans l'espoir que Perkunas, insensible à l'attrait des aliments, se trouvât tenté par la femme et délaissât la maison qu'il ravageait, pour se Jeter sur la proie qui lui était offerte. Et ce souvenir des sacrifices humains, plus anciennement pratiqués, était supposé apaiser la colère de l'hôte terrible et vénéré… car le feu finissait bien par s'éteindre.
Le vieux temple quitté, le paysage paraît plus clair, le ciel plus lumineux, le Niémen plus pailleté de soleil. Mon ami me désigne le fleuve : une drague, assise en son milieu, travaille, ronchonnante :
p82 — Il y a beaucoup à faire pour mettre en état nos voies navigables ; dans le Niémen la profondeur est très variable, des bancs de sable obstruent souvent le fleuve. Notre réseau hydrographique s'étend sur 2 758 kilomètres, le Niémen est flottable sur les 418 de son parcours à travers la Lithuanie, mais à condition qu'un chenal y soit entretenu. L'ensemble de nos fleuves et rivières transporte chaque année, pendant les neuf mois où ils ne sont pas immobilisés par les glaces, une moyenne de 175 000 passagers, 20 000 tonnes de marchandises diverses, 150 000 mètres cubes de bois de charpente et 200 000 de pulpe à papier… On pourrait aussi établir des barrages, afin de capter l'énergie du courant : nos ingénieurs ont évalué à 37 millions de litas la valeur de la force inutilisée chaque année.
… Rien ne sert que ce jour soit à souhait doré de lumière, que les collines étagent au long du fleuve la molle ondulation de leurs épaules verdoyantes. T…, sourcils froncés, aveugle à toutes ces splendeurs, médite en soi-même sur les procédés à employer pour industrialiser son pays à l'européenne.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
|
||||||
EN
AMONT : |
![]() Sous le ciel pâle de Lithuanie |
![]() Histoire de Lituanie |
![]() Histoire de l'Europe |
![]() Accueil |
||
Une page/image sur ce site n'est libre de droits que si son URL ne comporte au total qu'un seul *astérisque. Si l'URL comporte deux **astérisques, les droits appartiennent à quelqu'un d'autre, et elle est utilisée ici par permission ou en application du « fair use » du droit américain. Si l'URL n'en comporte aucun, elle est © William Thayer.
Pour tout complément d'informations et pour prendre contact avec moi,
|
Page mise à jour le 13 janv 25