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Je tiens à souligner au lecteur de cette page que les attitudes qui y sont exprimées, inacceptables, ne sont pas les miennes, mais celles du document source ; elles reflètent l'époque et le parcours de l'auteur.
— Vous avez vu des juifs, me dit T… ; mais vous n'avez pas vu nos juifs. Ils sont nombreux : certaines statistiques russes, exagérées d'ailleurs, fixaient leur nombre au dixième de la population totale. Dans certaines villes on les compte pour la moitié. Il y a des juifs en Lithuanie depuis les temps les plus reculés, mais ils n'ont jamais voulu s'assimiler aux Lithuaniens. Leur grand nombre, leurs préjugés, leur fanatisme religieux, et leur ancienne législation particulière, ont tendu à consolider, dans le pays, leur situation d'élément hétérogène. Les siècles, en passant, les ont bien plutôt éloignés de notre race qu'ils ne les en ont rapprochés, parce qu'ils sont restés semblables à eux-mêmes, tandis que nous avons progressé. Ils ne parlent pas entre eux le lithuanien, mais un p84 dialecte germano-hébraïque, absolument hermétique pour les non-initiés.a
— Le yddisch.
— C'est cela même. Il leur a été interdit de porter la robe avec laquelle Israël a traversé les âges ; ils se vêtent cependant, vous l'avez vu, d'une façon toute spéciale, les hommes du moins. Les juifs, chez nous, ont à peu près le monopole du commerce : ils tiennent boutique partout, et rachètent aux chrétiens leurs maisons de commerce dès qu'elles périclitent. Quant au Messie…
— Ils l'attendent à la suite du triomphe des communistes, je le sais.
— Oui ; mais ils l'attendent peut-être en Lithuanie plus ardemment qu'ailleurs, parce que l'éloignement où notre contrée a été longtemps tenue des grands courants de la civilisation, a permis aux juifs de conserver dans une pureté presque absolue leurs traditions, leurs coutumes. Nulle part comme ici le fils de Jacob ne vous dira, avec autant d'assurance qu'en avait son ancêtre voilà mille années : « Il viendra assurément, et Il viendra bientôt. »
Tout en causant, nous étions arrivés devant un bâtiment blanc, sans aucun style, et tenant extérieurement de la Bourse du travail et de la maison de rapport.
— La Tente de Jacob, m'annonce T…, autrement dit la première de nos quatre synagogues, quelque chose comme la cathédrale des juifs de Kaunas. Entrons.
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Grande nef et maître-autel de la cathédrale de Kaunas |
p85 Poussant une porte à petits carreaux, nous nous trouvons au milieu d'hommes qui s'agitent, la casquette sur la tête, le corps flottant uniformément dans une lévite jadis noire. Un notable se détache pour nous faire les honneurs de la synagogue : avec sa longue barbe argentée, son nez majestueux, ses yeux pétillant d'une malice que tempère, semble-t‑il, une paternelle bienveillance, il ressemble à tel de ces vieux rabbins dont l'école hollandaise nous a laissé la pensive image, sur des fonds poussés au noir.
La Tente de Jacob est une pièce blanche et nue, éclairée le jour par de vastes fenêtres, la nuit par trois lustres aux lumières multiples ; l'un d'eux est artistement travaillé. A mi-hauteur court la tribune où sont reléguées les femmes, le bas étant réservé exclusivement aux hommes.
— Et voici l'armoire aux Thoras, prononce notre guide, d'une voix assourdie par un religieux respect.
Au fond de la salle elle se dresse, sous un dais supporté par des colonnes grises. C'est le principe du ciborium ; mais il s'agit ici d'un ciborium de pacotille, en sapin découpé et redécoupé, peint de couleurs vives, et dont l'aspect est un peu théâtre, pour ne pas dire bazar. Il domine un étroit pupitre sur lequel des lettres hébraïques s'enlèvent, en relief jaune sur fond bleu.
— Un verset des psaumes de David : Jéhovah y promet d'être toujours avec son peuple… p86 Derrière, vous voyez le fauteuil du rabbin.
J'avise une lampe opaline très modernement électrique :
— Et le chandelier à sept branches ?
— On ne l'allume qu'une semaine chaque année, dans le troisième mois de notre calendrier, en un temps qui correspond à votre Noël. Admirez nos Thoras : nous en avons plusieurs.
Désignant un petit buffet clos :
— On ouvre ce meuble une fois par semaine, le jour du Sabbat, pour le service qui réunit nos frères. Les autres jours, la prière rituelle a lieu dans la petite salle où je vais vous conduire.
C'est une sorte de sacristie au centre de laquelle règne une table couverte d'un tapis fané. Fixée au mur, une autre armoire aux Thoras, que protège un rideau défraîchi.
— …Ici nous en avons deux, plus petites que celles de la synagogue ; mais c'est toujours le même texte du Pentateuque, copié à la main par un juif de haute vertu.
L'obligeant israélite tire le rideau, ouvre l'armoire où se blottissent deux cylindres vêtus d'une vieille soie rouge marquée de la double étoile évidée. Il soulève l'étoffe comme on ferait d'une jupe, et ce mouvement découvre deux rouleaux de parchemin : on dirait des poupées en cage. Le juif les dérobe à notre vue très vite, avec un soin puéril et touchant.
— Tous les jours une quinzaine d'israélites viennent ici pour la prière ; dans la synagogue nouvelle, ils sont plus nombreux. Si vous désirez p87 la visiter, je vous y conduirai : elle est en plein quartier fanatique, chez les Karaïms ; vous pourriez avoir à regretter de vous y être aventurés seuls.
— Les chrétiens sont à ce point haïs ?
— Par certains… et M. T… n'a pas de chapeau.
Nous traversons le ghetto, observés avec curiosité, sans malveillance pourtant, par de belles filles aux traits réguliers, peau blanche et sombres chevelures. En approchant de l'édifice, nous percevons un jacassement, des clameurs mêlées de chants nasillards : l'ensemble de ces prières criées produit un inconcevable vacarme. Tout se tait brusquement quand les chrétiens arrivent.
Dès le vestibule, nous sommes entourés, presque submergés, par une juiverie inquiète et discoureuse. Longues lévites noires, barbes hirsutes, ces fils d'Aaron sont vraiment impressionnants dans leur hostilité ; ils regardent la tête nue de T…, et laissent paraître qu'ils sentent profondément cet outrage. Un mendiant épique, vêtu de haillons nuance isabelle et traînant un pied difforme, rôde autour de nous, répandant un parfum sui generis. Il se couche sur le sol, dans l'évidente intention de s'opposer à notre passage. Nous faisons bonne contenance… il s'écarte enfin en nous poursuivant de regards haineux, tandis qu'il pense nous accabler d'un discours inconnu, qu'on prendrait difficilement pour de tendres propos.
p88 Cependant, après de laborieuses palabres, notre guide obtient pour nous la permission de visiter la synagogue. La salle, claire et parée, presque riche, ressemble peu à la Tente de Jacob ; le ton général est blanc et bleu, avec ornements au plafond cloisonné, supporté par quatre robustes colonnes. Je regarde… mais quel est ce crissement ?
— On vient de nous enfermer… c'est plus prudent.
Aux carreaux de la porte, des faces revêches s'amoncellent, s'écrasent. On croirait voir des bêtes en cage… mais au vrai, c'est nous qui sommes encagés.
Vers le centre de la salle, dans une tribune ceinte par une balustrade, rappelant en petit ces kiosques où trône la musique municipale sur les mails de nos provinces, des bancs entourent une table. Notre cicerone observe :
— C'est ici que l'on explique la loi ; chaque juif peut commenter à loisir le texte sacré ; souvent des discussions s'engagent, que les femmes suivent du haut de la galerie, en ouvrant, pour mieux entendre, les vitres qui la closent. Dans cette armoire, sous le cartouche où le Décalogue s'inscrit, nous conservons treize Thoras, précieuse richesse.
Le fidèle serviteur de Jéhovah fait un signe — on nous délivre — c'est-à‑dire que nous franchissons la porte sous les regards courroucés de ceux qui la gardaient. J'exprime, à celui qui a bien voulu se faire notre guide, l'impression p89 que nous laissera le quartier juif de Kaunas.
— Le ghetto de Vilna, répond‑il, vous en produirait une plus profonde encore.
— Je partirai donc au plus tôt pour cette ville, décidai‑je.
L'amitié de T… s'inquiète :
— Vous savez, mon cher, que je ne puis vous accompagner : la Pologne ne délivre des passeports aux Lithuaniens qu'avec une extrême difficulté. Et songez que vous ne possédez pas la langue…
— A Vilna, comme à Kaunas, on doit bien parler anglais ou allemand, et français quelquefois. D'ailleurs j'ai un ami là-bas : V…, que j'ai connu quand il faisait son droit à Paris.
a Tout comme le lithuanien, ou d'ailleurs, le français.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25