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Les voitures à couchettes, qui constituent un luxe en France, sont généralisées, dans ces régions lointaines, pour la plus grande commodité du voyageur. Dans les voitures de première et de seconde classe, le dossier capitonné se relève à volonté, de façon à former une banquette supérieure qui offre une couchette très suffisamment confortable, sur les lignes privées de wagons-lits.
Les trains, dans ces jeunes pays, sont rares et lents. Nous abordons la Lettonie par une matinée grise ; notre première impression s'en ressent : elle n'est pas très favorable. Des maisons qui sont des cabanes, des routes qui sont des pistes : dans quel état d'abandon la Russie, maîtresse de ces territoires, les maintenait‑elle ! Et quel mal auront leurs gouvernements, pour p91 équiper à l'européenne ces petites nations indépendantes maintenant !
De chaque côté de la voie, d'assez maigres cultures. La Lettonie est indubitablement plus pauvre que la Lithuanie : moins peuplée, elle est de plus dépourvue de colonie d'Amérique susceptible de jouer pour elle les marraines des contes de fées.
Un petit vieux miteux s'approche de nous quand nous quittons le train à la gare de Dvinsk ; que veut‑il ? la charité ? Eh non ! C'est une manière de banquier ; il nous offre de faire le change de nos litas lithuaniens, car nous devrons payer notre déjeuner au buffet en lats lettons, et prendre notre billet pour Vilna avec des zloty polonais. Or, merveille du change ! un litas vaut à peu près trois francs, un lat correspond à cinq environ, un zloty à quatre, et ce changeur juif prélève une commission de 20 pour 100… Décidément, conservons pour le retour nos billets lithuaniens, afin d'éviter une conversion supplémentaire. Opérons sur des dollars, dont chacun vaut cinq lats, comme il valait cinq francs autrefois. C'était un heureux temps pour les voyageurs !
Dvinsk,a avant la guerre, comptait 70 000 habitants. Cette ville a beaucoup souffert de la tourmente : des rues entières n'ont plus que des fantômes de maisons ; parfois la façade demeure seule debout. Le plus beau quartier a été entièrement saccagé ; une tristesse indicible hante ces ruines. On conçoit que dans p92 ces conditions la cité soit en partie dépeuplée.
Mais nous ne séjournons pas ici. Dans l'express de Vilna, quelques mots échangés avec notre voisin, figure fine de médaille antique, nous apprennent que ce voyageur est un ancien membre de la Diète constituante polonaise.
— La France, nous confie-t-il, n'a pas à craindre les gens de Moscou, dites-le bien. Nous les bornons sur quinze cents kilomètres : cela vous fait une bonne frontière …
L'occasion me paraît excellente pour aborder une grave question :
— Que pense-t-on du communisme, en Pologne ?
— On ne redoute rien des bolcheviks, mais on s'inquiète fort du bolchevisme. Comprenez-moi bien : la guerre, barbare, évidemment, est malgré tout, Joseph de Maistre l'a dit à peu près, la plus haute école de force morale. De quoi les disciples de Lénine sont totalement dépourvus : le soldat rouge n'hésiterait point à tuer son ennemi, mais sous aucun prétexte il ne consentirait à courir le risque d'être tué soi-même. Au contraire, la pénétration insidieuse, la propagande soi-disant pacifique, en réalité incendiaire, l'effort lent et continu pour disloquer la société et désagréger l'Europe, voilà le champ d'action redoutable où le communisme exerces ses ravages.
Cette appréciation est celle de toutes les personnalités qu'au cours de mon voyage j'ai interrogées p93 sur ce point, en Lithuanie aussi bien qu'en Pologne.
Cependant des lumières nombreuses, de hautes constructions, mal distinctes dans le crépuscule, annoncent Vilna. Je prends congé de mon compagnon occasionnel, et retrouve avec joie V… qui m'attend.
Dès le lendemain matin, nous entreprenons de connaître le visage de la cité. Parti sans défiance de la perspective Saint-Georges vers de larges rues bien aérées que bordent des trottoirs impeccables, je m'arrête dès les premiers pas sur la chaussée. Comment avancer sur ce petit pavé pointu où l'on se tord affreusement les chevilles ? Les habitants de la ville eux-mêmes ne s'y sont point habitués : de loin en loin des chemins de planches sont jetés en travers de la rue sur les cailloux de la Vilija, pour faciliter le passage aux piétons.
S'il fallait d'un mot caractériser Vilna, on pourrait dire que c'est une ville inégale. Non loin du palais où Napoléon fut reçu lors des deux séjours qu'il fit dans l'ancienne métropole lithuanienne, se dressent des bicoques lépreuses. Des impasses herbues s'ouvrent sur les plus larges boulevards, en plein cœur de la ville. Et des paysannes en skarelé coudoient sur les trottoirs de jolies femmes brunes et fines, échappées en ligne droite de notre rue Royale.
Une autre constatation s'impose : l'abondance des magasins fermés, des commerces p94 abandonnés. Je fais part de cette remarque à mon compagnon.
— Oui, dit‑il, Vilna maigrit. Depuis six ans, la population y est tombée de 250 000 à 150 000 habitants, par suite de la situation délicate que crée l'annexion polonaise. Nous nous trouvons à 22 kilomètres d'une frontière fermée : les échanges normaux, le mouvement de circulation, très analaorue chez la ville et chez l'homme, sont contrariés. Vilna avait accoutumé de commercer avec Kaunas et son territoire. Cette habitude séculaire est rompue, d'autres ne sont point encore établies… Le commerce se meurt, et les juifs, ces nomades qui en sont détenteurs, quittent une ville où la ruine les guette.
La rue soudain se ponctue d'une floraison inattendue de casquettes blanches hautes et mal formées : c'est la coiffure que portent indistinctement les jeunes gens des deux sexes suivant le cours de l'Université de Vilna. Il est loin, le coquet béret pourpre orné de rubans, soutaché d'or, des étudiantes de Kaunas !
— Qui veut avoir de Vilna une vue d'ensemble, me conseille V…, doit gravir tout d'abord la colline de Gédiminas, située au confluent de la Vilija et de la Vileïka.
Au fond du Jardin Botanique, s'élève un coteau qu'escalade une route en colimaçon, passant sous une voûte d'opulents ombrages. Sur sa droite, à une profondeur qui va s'accentuant toujours, le promeneur domine la ville, p95 tandis que sa gauche s'appuie au flanc du coteau planté d'arbres séculaires, et que sillonnent des sentiers aux marches fantaisistes. Près du sommet, une pergola rustique invite au repos. De là, le regard règne sur la cité noyée parmi le rideau mouvant des feuillages. Trente mètres encore de montée plus rude, et l'on arrive aux ruines du château qui depuis le quinzième siècle, remplaçant un fort en bois, couronne la colline.
Il n'en reste que peu de chose : la dévastation russe a passé par ici. Deux ou trois piliers rosâtres, énormes — peut-être des fragments de poterne — s'érigent dans l'herbe, devant le bloc principal ; celui‑ci, décrépit, informe, troué de baies en plein cintre, est aussi fait de briques entassées sur des assises de grosses pierres rondes, comme, en ces régions, on en rencontre parfois dans les champs. A cent mètres de ce massif, un autre, réparé vaille que vaille, supporte un poste de signaux optiques. V… embrasse du geste les décombres dorés de soleil :
— Ce lieu est sacré pour la Lithuanie. Une tradition veut que le corps du grand-duc Gédiminas, tué en 1341 par les Teutoniques sur les bords du Niémen, à Veliuona,b ait été inhumé sous cette forteresse, cœur de la ville que dix-huit années plus tôt il avait fondée. C'est ce prince qui, pour rendre sa citadelle imprenable, fit exécuter ce travail gigantesque de séparer en deux la montagne, et de détourner le cours de la Vileïka, qui, dès lors, coula dans la vallée nouvelle. L'autre moitié de la montagne est le p96 Mont de la Croix que vous voyez en face de nous.
— La Croix, dites‑vous… j'en vois trois.
— Il y en avait sans doute une seule, primitivement. Celles‑ci furent élevées en 1916 à la place où avaient été martyrisés trois franciscains et onze chrétiens, en 1345, sous le règne d'Algirdas. Mais voyez donc scintiller la ville à nos pieds…
Vilna s'étend au loin, dans sa magnificence de grande cité assise parmi la verdure, et si belle ! Des collines boisées l'entourent comme d'une cour, maintenues au loin, semble-t-il, par un respect, devant tant de splendeur. De cette hauteur s'effacent, se diluent dans le soleil et l'espace, les laideurs de certaines rues, les imperfections diverses qui ont incité un voyageur à dire que Vilna est « une belle fille en haillons ». On est frappé d'ici, uniquement, par la majesté de cette métropole sise au carrefour des routes de l'Europe centrale, et élevant au ciel une centaine de clochers variés par leurs formes, riches par leurs couleurs — car c'est déjà l'Orient avec son bariolage triomphal.
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Vue générale de Vilna, la ville aux cent clochers |
— Que d'églises !
— Vilna, en 1795, en comptait quarante, et ce nombre s'est encore accru. Vous en nommerai‑je quelques‑unes ? Voici près de l'église des Bernardins, rouge et massive, l'exquis gothique de Sainte-Anne, construite en briques aussi, menu sanctuaire dressant légèrement ses fins clochers à jour : c'est notre Sainte-Chapelle, p97 que Napoléon eût souhaité d'emporter sur la paume de sa main. Ces clochers bulbeux, monstrueux oignons d'or, couronnent l'église des Romanov ; construite peu avant la grande guerre, elle devait perpétuer la gloire de la dynastie… La longue flèche dorée jaillissant d'une coupole verte, c'est le couvent orthodoxe du Saint-Esprit qu'elle domine. Et cette façade blanche aux clochetons cerise, là-bas, dans le faubourg Antakalnis, c'est, sur l'emplacement d'un bois sacré païen, l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, que nous allons visiter de ce pas.
La voiture sort de la ville, par une route où je retrouve les silhouettes lithuaniennes qui me sont familières : paysannes enveloppées dans un châle, pieds nus, et skarelé sur la tête ; carrioles à ridelles et sans ressorts. Sur l'autre rive de la Vilija s'élève un informe monument taillé à plans bruts, et qui, tant son modernisme est outré, rejoint les plus vieux balbutiements de l'Égypte ou de l'île de Pâques. Il faut être exactement en face pour que ce monstre ait figure humaine, entre les ondes carrées de ses longs cheveux. V… me le présente en souriant :
— Le grand Mickievicz, interprété par un artiste polonais d'avant-garde.c
Quelques tours de roues encore, et nous sommes à Saint-Pierre ; au fronton, une inscription rappelle par un jeu de mots le nom du fondateur :
Regina Pacis, Funda nos in pace. |
p98 Le coup d'œil est grandiose dès le portail, voûtes, coupole, clefs de voûte, murs même étant entièrement revêtus de statues ou de hauts-reliefs en stuc, que l'on croirait être du marbre. Le mouvement de ces deux mille figures est exubérant : on dirait, et c'est très italien, d'un peuple surpris en pleine vie. Ainsi d'un saint Sébastien se tordant sous les flèches, ainsi d'un saint André expirant sur sa croix.
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Vilna. Intérieur de l'église Saint-Pierre |
— Construit de 1668 à 1684 par Jan Zaor, de Cracovie, décoré par les trois cents artistes qui avaient orné le palais royal à Varsovie, Saint-Pierre, constate V…, semble au premier abord être un pur échantillon du baroque lithuanien qui triomphe, vous le verrez, dans nos plus belles églises. Mais une étude plus approfondie montre une si claire ordonnance des emplacements ornementés, qu'il faut leur reconnaître, pour inspirateur, l'esprit harmonieux de la Renaissance, bien plutôt que le débordement de vie du baroque.
J'admire les saintes, drapées à l'antique, posées sur l'archivolte d'un arc intérieur. V… s'exclame :
— Tenez, ces statues, sont‑elles assez classiques, avec la douceur angélique de leur visage ! Dans le baroque, les saints ont presque toujours une expression schématisée…
Les proportions de l'autel ne répondent pas à la splendeur du monument ; il est dominé par un tableau remarquable représentant un Christ en croix. Le Sauveur apparaît à demi p99 vêtu d'argent damasquiné, suivant un art oriental d'une richesse trop lourde ; très couleur locale aussi, ces tableaux montés, dans de hauts cadres fleuronnés, sur des tables qu'entourent des flambeaux massifs. V… me désigne le lustre :
— Avez‑vous remarqué l'ingéniosité avec laquelle sont rappelés ici les attributs du patron de l'église ?
Ce lustre figure en effet un navire tout ruisselant de girandoles ; de la même pensée se recommande la chaire en forme de barque, ornée de filets soutenus par des rames ; au-dessus, l'abat-son se replie selon un assez heureux mouvement stylisé de voile flottante.
— Nous possédons des églises de toutes les époques depuis le quatorzième siècle, fait V… avec une fierté légitime. Venez voir la cathédrale Saint-Stanislas.
… Suis‑je à Paris ou à Vilna ? La question se pose devant une façade grecque, dont les colonnes et le fronton rappellent de fort près notre Madeleine. Cette église fut reconstruite pour la quatrième fois en 1801, sur l'emplacement d'un ancien temple de Perkunas. Son style est du pur empire. Ainsi Napoléon, dans sa marche à travers les capitales, voyait ses étapes jalonnées par les monuments d'une architecture que l'influence de sa gloire imposait à l'Europe.
L'intérieur de la cathédrale est médiocrement décoré. Pas d'ornements aux hauts piliers carrés, quelques tableaux seulement, d'inspiration p100 classique, due à Smuglevicius, me dit V… Les trois voûtes, assez basses, sont ornées de motifs napoléoniens, guirlandes de lauriers et bandeaux d'oves ; la chaire n'est qu'un balcon faisant le tour de son pilier.
Derrière l'autel, un sarcophage est encastré dans la paroi :
— Le tombeau de Vytautas. Quand le grand héros, dans sa quatre-vingt-septième année, sentit venir sa fin, il se fit transporter au château de Trakai, son séjour favori. C'est là qu'il mourut, dans les bras de son cousin, le roi Ladislas, en 1430. Ces cendres sont l'objet de la vénération lithuanienne, elles ont toujours reposé dans la cathédrale de Vilna.
Dominant le tombeau, un portrait du prince. Le visage contraste, par son expression de tristesse, avec la splendeur du manteau de cour, déployant sa pourpre autour de lui.
Mais sur quoi ouvrent, près de l'abside, ces grilles aux ferrures assouplies en dentelle ?
— La chapelle royale de Saint-Casimir, indique mon guide. Construite toute en marbre gris de Suède de deux tons, c'est un véritable joyau d'art.
Un joyau… Vraiment on ne saurait désigner autrement ce délicieux oratoire, dont l'évidente richesse est comme noyée dans la grâce somptueuse du détail. Sous des frontons aux lignes sveltes, les statues des rois Jagellons, en bois argenté rougi par les siècles, montent une garde d'honneur autour de leur jeune parent, prince p101 dans les cieux comme sur la terre. Les restes de saint Casimir reposent au-dessus de l'autel, en un sarcophage d'argent massif. Pour fond de décor, un admirable panneau en haut-relief représente, dans un mouvement de vie puissante, une foule de saints empressés à porter au ciel l'âme du bienheureux. Des gestes, des draperies, se détachent avec élan : ils vont sortir de la matière… ils en sortent. Au centre de la composition, une Vierge sourit, adorablement jeune.
Le mur extérieur de la cathédrale porte des éraflures sur la nature desquelles un Français du Nord-Est ne saurait se méprendre.
— La guerre des rues ?
— Oui ; au printemps 1919, pour chasser les bolcheviks. Vilna a relativement peu souffert de leur fait. L'occupation allemande, qui se prolongea quatre années, nous fut autrement pénible : la famine était devenue telle, qu'un grand nombre d'habitants des quartiers pauvres émigrèrent ; leurs maisons furent pillées, puis détruites, si bien que pratiquement, les faubourgs n'existent plus. Ils manquent grandement à l'équilibre normal de la cité.
— Aviez‑vous eu, dans la ville même, des combats contre les Allemands ?
— Après les défaites russes ils étaient entrés chez nous sans coup férir. La dixième armée, commandée par le colonel-général von Eichhorn, s'installa avec ce mélange de méthode et de lourdeur particulier aux Germains. Des spécialistes, p102 parmi lesquels le professeur Weber, prirent à tâche de démontrer par le menu les origines et les attaches soi-disant allemandes de Vilna. Un exemple ? Vous connaissez nos trois croix : nous avons toutes les preuves qu'elles commémorent le martyre de quatorze chrétiens… je vous en ai parlé. Les Allemands cependant prétendent qu'elles furent érigées en souvenir de l'introduction, ici, du droit de Magdebourg, en 1387, et pour indiquer que ce code était en exercice sur tous les points d'où elles se trouvaient être visibles.
V… secoue les épaules et conclut :
— Nulle part le choc des races n'est plus cruel qu'à Vilna.
a Depuis la libération après la Grande Guerre, dès 1920, lors donc du passage de Mauclère, la ville portait déjà son nom letton actuel de Daugavpils.
b Il est vrai que Gediminas mourut en 1341 ou peut-être en 1342, mais le siège de Veliuona eut lieu en 1337. Le lieu, la date exacte et les circonstances de sa mort sont inconnus. Pour des détails assez complets sur cette tradition confuse, voir ma note sur l'article de Moroni « Lituania ».
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Vilnius : le monument à Adam Mickiewicz
Œuvre du sculpteur Zbigniew Pronaszko, nous le voyons lors de son inauguration en octobre ou novembre 1924. Détruit au cours des années 1930, il se vit remplacé par un second, très différent, en 1984. |
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25