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XIII

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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XV
 p115 

[Bandeau décoratif : Une scène surréaliste, très architecturale, où l'on aperçoit entre autres un haut viaduc, un escalier, et un grand hublot oval qui laisse voir un ciel nocturne étoilé. A droite, vue de profil, une femme avec une houlette semble sur le point de s'asseoir ou de s'évanouir ; à gauche, un homme nimbé lui fait face, tendant les bras vers elle ; entre eux, de curieuses plantes géométriques.]

XIV

Un monastère russe

L'hôtel, ce matin, nous apprend que le commissariat général a retenu nos passeports, timbrés seulement d'un visa de transit, et non de séjour. Transit, séjour… qu'importe ? pense le lecteur paisible, assis au coin du feu ; mais sur place, cela peut se traduire par trois semaines d'immobilisation, agrémentée de comparutions et interrogatoires devant des autorités étrangères chargées d'appliquer la loi que le voyageur a, sans le savoir, transgressée.

Que faire en ce péril ?

Il existe à Vilna une Société des écrivains polonais… Voilà le salut. Le président, M. Jankowski, est un beau vieil homme ressemblant à Porto-Riche ; il voulut bien se porter garant des intentions innocentes de l'écrivain français en détresse. Qu'il en soit une fois de plus cordialement remercié.

 p116  La situation aplanie grâce à notre aimable confrère, nous partons, le cœur léger, visiter le monastère russe du Saint-Esprit, aux coupoles émeraude, que surmonte l'obélisque d'or remarqué du haut de la colline de Gédiminas.

Dès l'entrée dans une longue cour ombragée de tilleuls, l'impression vous saisit de rencontrer une civilisation différente : les moines qui errent en robe noire ont une apparence inattendue, sous le bonnet en forme de mitre qui les coiffe. Cheveux flottant sur le cou, barbes taillées en pointe, encadrant des visages très doux, rappelant tels vieux christs italiens.

— Longtemps, me dit V…, ce couvent fut le seul monastère orthodoxe de toute la Lithuanie, et d'autant plus vénéré par les églises russes de la contrée. C'est ici que la première grammaire slave fut imprimée, en 1615.⁠a Reconstruite après l'incendie de 1749, qui l'avait totalement anéantie, l'église, comme vous l'allez voir, se rattache intérieurement aux formes du rococo occidental.

C'est une vaste salle sans sièges ; au centre, une estrade recouverte d'un tapis est réservée à l'archevêque. Quatre forts piliers carrés soutiennent les voûtes, joliment teintées d'un gris pâle composant une claire harmonie avec le fond plus blanc relevé de filets sombres ; au pied de chacun, dans un lourd cadre de bois sculpté, de saintes images sous verre nous regardent approcher.

Ce sont de vraies icones russes, debout sur une courte colonne derrière un candélabre  p117 chargé de bougies, et flanqué d'un énorme cierge. Je vois un saint Nicolas, une Vierge à l'Enfant…

— La Vierge que voici, dit le moine qui nous accompagne, est un cadeau de nos frères de l'Athos : un d'eux la peignit, et ils nous l'envoyèrent en 1892 ; et que dites‑vous de notre saint Georges ?

Il est quelconque, ce saint guerrier ; mais devant sa vitre sont enfilés dans une tringle des bibelots qui semblent des colifichets de cotillon, et qui sont des ex‑voto. Le plus curieux est une minuscule jambe en argent, don sans doute de quelque rhumatisant. Des marches nous conduisent à l'avant-chœur où, lors des offices, le diacre vient lire l'évangile aux fidèles massés sous la voûte. Devant nous le chœur est complètement masqué par la haute paroi de l'iconostase. Il semblerait que l'église finit ici, à ce mur ondulé suivant les principes du baroque, et tout couvert d'images byzantines juxtaposées sur trois étages. Cette paroi, revêtue de tableaux entourés de moulures guillochées et dorées, est d'une incomparable richesse. Au centre de sa base se montre une grille chargée de pieux émaux, et découpant ses motifs de ferronnerie sur un rideau pourpre.

— Quand on célèbre la messe, explique le religieux, cette grille est ouverte : la tenture tirée, le peuple peut voir l'officiant.

Cette porte grillée, close du mystère, est attirante.

 p118  — Le chœur est interdit, proteste le religieux ; nos frères seuls peuvent y entrer ; mais vous êtes Français… peut-être vous serait‑il agréable…

Nous pénétrons par un portillon latéral dans une salle haute, claire, modestement décorée, où le rideau, brodé d'une croix d'or, derrière lequel nous nous trouvons maintenant, est la seule tache de vive couleur. Toute la richesse de l'église est dans les iconostases : il s'en trouve un presque aussi somptueux dans la crypte.

Examinons le chœur. Voici, devant le trône du métropolite, un large coussin plat brodé d'un aigle planant sur une ville, symbole de l'autorité que le prélat étend sur la région. Lorsqu'il officie, l'archevêque se tient debout sur ce coussin. L'autel est simplement une table à quatre pieds, portant, dans une châsse de cristal, un ostensoir avec un fragment d'hostie consacrée ; entière, l'hostie se présente sous l'apparence d'une petite brioche. A l'autre extrémité de l'autel, sous une lourde couverture orfévrie, un missel vieux-slave. Le tout est recouvert d'un drap d'or. D'ornements, de statues, point, rien qui ressemble au débordement d'art et de vie, rococo mais si plein d'expression, qui triomphe aux églises catholiques voisines…

— Que connaissez‑vous de l'art décoratif de ces régions ? me demande V… en sortant.

— Les maisons ornées de bois découpé que j'ai vues dans la province de Kaunas et dans celle‑ci. D'autre part, aux Arts Décoratifs de  p119 Paris, plusieurs exposants ont présenté des ouvrages semblables tissés à la main, qui m'ont paru d'un intéressant travail.

— Vous allez en voir exécuter quelques‑uns à l'orphelinat lithuanien. Le fond à peu près unique de cet art est le ruban, de largeur variable, où les soies de couleur se marient en ornements capricieux, dont le losange traversé de diagonales est la base. L'inspiration personnelle de l'ouvrière est son seul guide. Isolés, ces rubans forment des galons, des cravates, des ceintures ; réunis, ils donnent des écharpes, des réticules, voire des chapeaux, dont ils recouvrent la coiffe en spirales régulières. Tous ces objets, souvent charmants, sont d'une puissante originalité.

Pour confectionner ces rubans, la tisseuse prend des fils d'une longueur double de ce qu'elle veut réaliser, car il y aura deux cravates ou deux ceintures, formées en coupant par le milieu la bande obtenue. Ces fils sont fixés à une boucle dans le mur, et par l'autre extrémité à la ceinture de l'ouvrière. Celle‑ci passe son peloton de soie entre les fils de la trame, en les séparant au moyen d'une lame de bois assez semblable à un coupe-papier ; cela se fait si vite, que l ;on ne pense point que ce travail, dont la célérité rappelle celle de nos dentellières maniant leurs fuseaux, puisse aboutir à un résultat artistique. Mais bientôt le dessin se forme, élégant, personnel. En deux jours, la double cravate est terminée… et la fantaisie  p120 de ses motifs ne se retrouvera nulle part.

La fabrication des tapis est moins particulière. Les métiers sont montés avec une trame de fils de lin, sous laquelle le dessin à reproduire est placé, sans indication de couleurs ; on suit le modèle avec des laines variées, toujours au point de reprise. J'ai vu des branches de fleurs fort élégantes, vieil or sur fond bleu ; mais l'ensemble paraît un peu gros pour tapis de table, un peu fin pour tapis de pieds. Il est pourtant réservé à ce dernier usage.


Note de Thayer :

a Il s'agirait, semble-t‑il, de la grammaire de Meletiy Smotryts'kyy, publiée à Vilnius en 1618. Elle fut cependant précédée en 1596 par une autre grammaire slave, également imprimée à Vilnius : celle de Lauryn Zyzani.


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 13 janv 25

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