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M. Jankowski m'avait dit :
— Le plus beau titre de gloire de Vilna, dans l'assemblée des grandes cités intellectuelles, c'est son Université. Celui qui sait le mieux évoquer les fastes de notre Alma Mater, c'est, érudit autant qu'artiste, M. Rusczyc, le doyen de la Faculté des Beaux-Arts. Je vais vous présenter à lui.
Le lendemain, nous nous dirigeons vers la place Napoléon, à l'allure soutenue de deux trotteurs de Trakaï, où s'élève une race plus forte que celle de Samogitie. Et avec nous, s'apprêtant à nous faire les honneurs de son domaine, est M. Rusczyc, peintre éminent dont la Légion d'honneur est venue honorer le talent, en même temps qu'elle a récompensé le rare bonheur avec lequel il a organisé naguère p122 l'Exposition d'Art polonais, ouverte au Grand Palais des Champs-Élysées.
Sur la façade de l'Université, un blason et trois dates que notre guide commente ainsi :
— 1578, fondation par Stéphane Bathori ; 1803, adjonction de toutes les branches à la Faculté ; 1919, libération. Au-dessus, l'écusson royal, écartelé au Vytis et à l'aigle, chargé en cœur de la mâchoire de loup des Bathori.
Remarquons tout de suite que, dans les bâtiments, les trois étages sont de style différent, car l'édifice, ne pouvant s'étendre en largeur, s'accroissait en hauteur, et chaque époque signait de son style propre.
Des pentes douces nous font monter à la salle des Colonnes, où ont lieu les réceptions solennelles ; aujourd'hui, dans sa solitude, cette pièce prend un caractère tout à la fois grandiose et intime. La lumière y rayonne, de la voûte ronde, par deux larges verrières épanouies en éventail. De blanches colonnes supportent les tribunes où se tiennent les élèves, lors des conférences. Le fauteuil du recteur s'érige entre un portrait en pied du royal fondateur et une précieuse console Louis XV, ornée en médaillon de l'effigie du roi Stanislas-Auguste. M. Rusczyc m'entraîne vers l'ancien observatoire, qui se couronne, murailles et tours rondes, d'une frise où sont sculptés les signes du zodiaque.
— Le centre de nos études astronomiques a été transporté à la campagne : les trépidations qui agitent le sol d'une cité comme Vilna p123 — mon guide dit Vilno, à la polonaise — sont néfastes à la précision des appareils modernes.
— Et quelle est la situation des étudiants israélites, à l'Université ?
— Mais… absolument normale, dans la limite des admissions prévues : le nombre des élèves juifs est proportionnel à celui de leur coreligionnaires députés à la Diète de Varsovie.
M. Rusczyc veut bien nous montrer son bureau. C'est, sous des voûtes ogivales aux nervures hardies, un musée dont l'agencement fait honneur à l'artiste qui l'a créé. Nous admirons deux hauts vases étrusques de ligne élégante ; une ceinture-écharpe, curieux travail polonais d'inspiration persane ; un secrétaire Empire, unique en son genre, farci de tiroirs, de cachettes, et dévoilant, lorsqu'il est ouvert, un temple grec aux profondes perspectives ; et voici des tableaux, des cuivres, des moulages… que de merveilles ! La section locale comprend des ornements de rouets en bois découpé, — nous en avons vu de semblables dans les environs de Kaunas, — un Vytis de pierre dressant mélancolique, mais toujours fier, sa stature de héros mutilé, des maquettes d'églises paysannes. Après nous avoir fait admirer ses richesses, M. le doyen de la Faculté nous entretient — et c'est un régal — de cette ville qu'il aime :
— Vilna, cité proche de la frontière, obligée de tout temps à soutenir des luttes, a dressé en faisceau les énergies de la race. D'autre part, cette multiplicité de peuples et de religions p124 — il y a ici des églises de huit cultes différents — forme une mentalité très particulière, nerveuse, éveillée, nullement orientale. Malgré tous les efforts déployés par les Russes, dans les ordres les plus divers, pour russifier la cité, l'Orient ne commence qu'à Smolensk. Là aussi est la borne du bolchevisme : là s'est arrêtée, avec la domination de Lénine, la communauté municipale agraire. A l'ouest de Smolensk, on a toujours respecté la propriété individuelle, qui exerce sur les masses une influence supérieurement excitante, si j'ose dire, et en directe façon moralisatrice.
— Il m'a semblé, remarquai‑je, qu'ici les ravages de la guerre furent moins cruels qu'en France. On voit peu de ruines…
— Chez vous, les maisons de pierre furent détruites, mais il reste des pans de murs dressés sur les campagnes, comme la signature du fléau. Dans nos régions, les villages de bois ont brûlé aussitôt, et tout entiers ; les cheminées de briques se sont abattues au premier coup de vent. Alors l'herbe a poussé…
Nous rejoignons la calèche au piaffant attelage. M. Rusczyc, chassant l'ombre qu'avaient amenée sur son front les souvenirs de la guerre, me demande :
— Avez‑vous vu l'Ostra Brama ?
L'Ostra Brama polonaise, c'est l'Ausros Vartai lithuanienne ; les deux termes désignent une même porte, que la Pologne qualifie de « Tranchante », à cause de la forme ogivale (si p125 l'on veut) de sa voûte, alors que la Lithuanie l'appelle Porte de l'Aurore, en raison de sa situation à l'est de la cité. Le premier étage de cette poterne, dernier débris des remparts de la ville, renferme le palladium de Vilna, une Vierge antique révérée par la population tout entière. J'avoue :
— Hélas ! non… Le rideau qui voile la précieuse image n'est tiré, je crois, que pendant des moments très brefs, le matin, durant la messe à l'église voisine, Sainte-Therese, et le soir pour l'angélus. Je n'ai pas su encore me trouver là à l'instant propre.
— Eh bien, nous allons lever cette difficulté.
L'église Sainte-Thérèse, sur sa façade aux lignes tranquilles, porte la gerbe, blason des Wasa, ses fondateurs. Le flanc sud de l'édifice borde une rue qui aboutit à une construction de trois étages : une voûte ; une baie ouverte sur la pénombre mystérieuse d'une chapelle, au fond de laquelle on devine la chute lourde d'une draperie ; un fronton triangulaire. Sur le pavé de bois, le roulement du landau respectueusement s'éteint :
— Voici l'espace que les voitures ne parcourent jamais qu'au pas, dit M. Rusczyc. Quant aux passants, les hommes suivent cette rue le front découvert, à quelque culte qu'ils appartiennent. Exception faite des Allemands pendant l'occupation, et ce fut une des raisons qui leur aliénèrent le peuple de Vilna.
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Vilna. L'église Sainte-Thérèse et l'Ostra Brama |
Notre bienveillant cicerone disparaît derrière p126 la colonnade, montée sur une ligne d'arcades, qui masque l'escalier conduisant à la chapelle de la porte Aciale (formule française).a Autour de moi, la rue se montre une paisible artère, où circulent, le pas retenu, quelques hommes, chapeau en main, des femmes, front baissé. On se croirait dans la plus endormie des sommeillantes cités de nos provinces, n'était ce rideau, là-bas, au-dessus de la voûte, ce rideau aux plaints chargés d'on ne sait quel secret, derrière la herse flamboyante des cierges en cire brune.
Et puis, soudain, voici qu'une des bonnes femmes, qui, par hasard, marchait les yeux levés vers la draperie, pousse un cri et se jette à genoux ; toutes les passantes l'imitent ; une surprise s'éveille aux yeux des hommes. En plein jour, à une heure où la tenture est close, parce qu'elle doit l'être, il semble, ô merveille, qu'elle s'écarte devant la « Toute Sainte Mère de Dieu. »
Sans bruit, sans hâte, sans arrêt, le rideau tiré par une main invisible fuit vers les côtés. L'image merveilleuse apparaît, mal distincte dans l'éloignement ; cependant son vêtement d'or guilloché lance des flammes sous le reflet mouvant des cires embrasées.
Les chevaux avancent au pas, d'une allure dansante de bêtes prêtes à rompre la contrainte imposée. Les traits de l'image sont maintenant tout à fait nets, illuminés d'une infinie douceur : c'est, plus grande que nature, d'un tiers au moins, une Vierge adorante, la tête inclinée sur l'épaule droite, les mains ouvertes et croisées p127 sur la poitrine. Ils sont, ce visage et ces mains, brunis par les siècles ; le reste du tableau disparaît sous l'or du revêtement. D'or est aussi la couronne gemmée de la Vierge ; d'or les rayons qui l'auréolent. C'est bien une image de gloire que celle‑ci, pour laquelle la foi a appelé à son aide toutes les opulences d'un luxe inconnu à notre Occident morose.
— Autrefois, veut bien m'expliquer M. Rusczyc, cette Vierge était placée extérieurement, dans la niche que vous allez voir. Son origine, reculée à coup sûr, est assez incertaine. Tout fait préjuger que c'est un travail italien du quatorzième siècle, mais on n'en sait pas plus.b
Sous la voûte sonore, les fers des chevaux ont tinté. Nous voici de l'autre côté de la poterne, dressant la chevauchée du Vytis dans la pierre gravée. Au-dessous, une aigle blanche. Cinq embrasures, en deux rangs, marquent, veuves de leurs canons, la place que tenait ici « l'ultime raison des rois ». Entre elles se creuse la niche vide quittée par la Vierge vénérée, qui a trouvé dans l'intérieur même de la tour un abri plus digne d'elle.
Repassant sous la voûte, nous suivons une seconde fois la petite rue tranquille, maintenant peuplée de femmes agenouillées. Nous sommes passés… et lentement le rideau reprend sa place accoutumée, la Toute Sainte Mère de Dieu rentre dans l'asile dont, pour l'amour de la France, elle avait daigné sortir…
Une visite m'attend à l'hôtel : M. Lutoslawski, p128 ex-chargé de cours en notre Sorbonne, qui s'informe avec un intérêt plein de sollicitude de mes pérégrinations. J'exprime à mon respectable interlocuteur le plaisir que j'ai pris à la lecture de ses ouvrages, entre autres à ce remarquable essai, dans lequel il a défini le rôle de la Pologne en face du bolchevisme. M. Lutoslawski possède, quant à certains points de politique internationale, des idées assez particulières :
— L'Europe, affirme-t-il, ne sera tranquille que lorsqu'une puissante Pologne régnera de la Baltique à la mer Noire…
— Et que pense mon interlocuteur des relations intellectuelles entre la France et la Pologne ?
La question ne revêt pas ici le même aspect qu'à Kaunas. Nos lettres sont convenablement représentées, en qualité, en quantité, aux librairies de Vilna. Evidemment, une amélioration est possible, elle est souhaitable… j'emporterai l'espérance que, des aimables paroles qui m'ont été dites, quelque bien pourra sortir.
a Forme francisée de l'appellation latine Porta Acialis, ou « Porte aiguë », correspondant donc à son nom polonais plutôt qu'à son nom lituanien. De nos jours, appelée en français « Porte de l'Aurore ».
b En ligne, les dates que nous lui voyons attribuées s'échelonnent du début du XVIe siècle à la fin du XVIIe ; par ailleurs, l'image a subi plusieurs repeintures et restaurations. Une série d'examens et d'études scientifiques ne s'est pas avérée plus concluante ; en 1993 toutefois, une étude dendrochronologique d'une des huit planches de bois qui la constituent a établi qu'elle provient d'un arbre qui a poussé « de 1434 à 1620 » (Kajumienė, Dalia, « Dendrochronologinių tyrimų taikymas meno kūrinių datavimui lietuvoje ir jų perspektyvos », Acta Academiae Artium Vilnensis, LXXVII‑LXXVIII.65‑77).
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25