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Il était impossible de quitter Vilna sans avoir flâné un peu à travers la campagne, autour de la ville déployant son manteau bigarré de souveraine mi-orientale, mi-européenne.
J'avais dit à V… :
— Gédiminas a fondé Vilna en 1323, c'est entendu ; mais n'y a‑t‑il pas, autour de ce fait historique et sans grâce, quelque tendre tradition amoureuse ? un manoir vénérable ?
— L'un et l'autre existe ; s'il vous agrée, nous irons visiter le château, et je vous raconterai la légende sous les ombrages du parc, au lieu même d'où elle prit son essor.
Voilà pourquoi l'auto roule à travers un paysage mouvementé, agreste, de collines longues et basses, vêtues de verdure claire, car nos essences françaises sont ici plus fréquentes que les conifères. Au creux des coteaux coule p130 la Vilija, appelée par certains la Néris, et que nous avons vue à Kaunas confondre ses eaux avec celles du Niémen.
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Vue de Kaunas prise en avion, avec le confluent du Niémen et de la Vilya |
Sur la rivière calme, qui semble un ruban vert paresseusement dénoué, cheminent lentement des trains de bois flotté. A l'avant se dresse une hutte de paille, logement des deux hommes qui composent l'équipage ; à l'arrière, un tronc d'arbre sert de gouvernail. V… constate :
— Quel dommage que tout cela soit arrêté à la ligne de démarcation ! En somme, la Pologne occupe une maison, dont la Lithuanie tient la clé.
— Situation paradoxale, également gênante pour les deux nations.
— Vous l'avez dit. Il ne paraît pas probable, même, que pareil état de choses puisse très longtemps se prolonger.1
Laissant de côté la Vilija, qui poursuit en jasant sa course lente de rivière heureuse, indifférente aux problèmes dont se préoccupent ces pygmées, les hommes, la voiture ronronne en pleine campagne, et je retrouve mes paysages familiers de la Lithuanie : mêmes maisons de bois tendant vers le passant le geste accueillant de leurs gonkos, même puits en chadouf au bras démesuré, même population paysanne, hommes aux yeux bleus, femmes blondes et blanches.
Un chemin grimpe, très raide, à flanc de p131 coteau, sous une végétation luxuriante ; un mur de soutènement l'aide à s'élever presque à pic… et nous arrivons au château de Verkaï. C'est, derrière un imposant péristyle, une construction seigneuriale qui semble contemporaine de Raudondvaris ; si ce manoir est ancien, à coup sûr il a subi plus d'une restauration.
— Verkaï, m'apprend V…, est six fois centenaire. Il aurait été édifié en souvenir de l'aventure que je vous conterai tout à l'heure. Jadis séjour des évêques de Vilna, après la guerre, il a servi quelque temps de caserne. Le domaine a été récemment acheté par un Polonais des environs de Varsovie, qui ne l'habite pas encore. Il devra tout d'abord le meubler à neuf, car les Allemands sont passés par là.
Je l'eusse deviné à voir l'état des vastes salles : rien n'y subsiste, ni du mobilier qui faisait l'orgueil des châtelains, ni de la merveilleuse bibliothèque amoureusement enrichie, au long des siècles, par les soins attentifs des prélats. L'ennemi a roulé, pour les déménager, les Gobelins qui garnissaient les salons, partout où ne s'y trouvaient point de peintures murales.
Car Verkaï est un incomparable écrin de tableaux et de fresques, la plupart d'inspiration mythologique, et très nettement apparentés, tant comme technique que comme sujets, aux œuvres de notre dix-septième siècle. A ce genre appartient un plafond, dont la figure centrale montre une jeune femme abandonnant sa nudité triomphante aux bras de ces compagnes. Jamais p132 peut-être le Printemps, hantise des peintres depuis qu'il y a des hommes, et qui peignent, ne se vit plus délicieusement personnifié.
Mais ce qui est plus intéressant encore, parce que plus rare, ce sont les fresques décorant la cage d'un escalier, du côté opposé à l'orangerie. Ces peintures, encadrées de panneaux où figurent des chiens, des coqs de bruyère — même un perroquet, — sont consacrées aux chasses du pays : chasses au loup, à l'aigle, au renard, chasses à la biche, au cerf, au chevreuil. La chasse à l'ours est la plus curieuse : la bête est surprise, on l'attaque, on la tue ; la dépouille est portée en traîneau vers une cabane ; les chasseurs la précèdent, montés sur un traîneau plus léger. L'artiste à qui l'on doit ces œuvres y témoigne d'une sûre entente du pittoresque et de la couleur.
— Et ma légende ?
— Je vais vous la conter… sous ce sycomore, l'arbre national, pourrait‑on dire, de la Lithuanie du sud.
Par d'imposantes allées tournantes, à travers d'épaisses frondaisons, nous avions gagné la pelouse. V… commence, tandis que le murmure du vent dans les cimes accompagne son récit :
— Vers l'an 1280, un grand-prêtre de Perkunas errait un jour dans la forêt, rêvant au nouveau temple qu'il voulait édifier pour son dieu. Il rencontra, cherchant des simples, la fille d'un bûcheron. Elle était jeune, elle était belle, ses cheveux semblaient d'or clair comme p133 la fleur de la rùta… tous deux s'aimèrent, et la forêt indulgente prêta à leurs rencontres l'abri de ses mystérieuses profondeurs.
Un fils leur naquit, dont la venue tourmenta cruellement son père. Le mariage en effet était interdit aux pontifes, et celui qui contrevenait à cette loi, fût‑il le grand-prêtre, était mis à mort avec la femme qu'il avait aimée. Dans ce péril, le père eut une inspiration : il s'enquit de l'itinéraire que devait suivre la prochaine chasse du grand-duc de Lithuanie, Vytenis, et, le jour venu, expose son enfant sur la maîtresse branche d'un chêne, en lisière de la clairière où les chasseurs s'étaient donné rendez‑vous.
Le grand-duc, arrivé à cet endroit, au lieu des cris des loups, entendit les pleurs d'un enfant ; il fit descendre la corbeille, et, inquiet du présent que lui faisaient les dieux, il invita le grand-prêtre à lui expliquer leur volonté. Celui‑ci déclara que Perkunas, par faveur spéciale pour Vytenis, lui donnait cet enfant, appelé à exercer une grande influence sur les destinées de la Lithuanie ; mais à condition que l'enfant fût élevé par le grand-prêtre. Ainsi en ordonna le souverain ; pour commémorer cet événement, il appela le garçonnet Lizdeika (venu d'un nid). Et il nomma la clairière elle-même Verkaïti, qui signifie pleurer (vericti), parce qu'il y avait perçu les plaintes de l'envoyé des dieux.
Des années passèrent. Lizdeika devint grand-prêtre à son tour. Un jour de l'an 1323, il fut p134 mandé près de Gédiminas, successeur de Vytenis, qui chassait l'aurochs par ici.
— Prêtre, explique-moi un songe dont je suis troublé. J'ai vu une grande louve de fer, dont les flancs étaient emplis de louveteaux qui hurlaient.
— Duc, répondit Lizdeika, cela signifie, par la volonté des dieux, qu'ici près tu élèveras une ville. Elle sera grande et célèbre dans l'avenir, aussi forte que cette louve de fer ; et ses souverains, qui seront tes fils, mèneront par le monde grand bruit. J'ai dit.
Rentré à son camp, Gédiminas aussitôt traça la première enceinte de Vilna, et jeta les fondements de ces piliers massifs, tours de son burg, qui demeurent debout au blason de la cité.
— Il existe une seconde légende se juxtaposant à la première, et qui la complète, me dit ensuite V… Plus connue du peuple, elle porte davantage la marque tendre et mélancolique que l'on retrouve si souvent dans les poétiques créations du folklore lithuanien. La voici, avec toute sa saveur originelle :
Lorsque Gédiminas, sur l'ordre du pontife Lizdeika, interprète de la volonté des dieux, se fut résolu à fonder une ville, au confluent tout proche de la Vilija et de la Vileika, une question se posa : sur quoi serait assise la première pierre de la forteresse, pour que celle-ci fût inexpugnable et guidât la cité nouvelle vers des destinées sans secondes dans l'histoire des peuples ?
Le conseil des prêtres, interrogé par le grand- p135 duc, se réunit dans la clairière de Verkaïti. Pendant trois jours les augures s'abîmèrent en des prières, suppliant les dieux de les éclairer. Le quatrième jour, ils firent connaître la volonté de Perkunas : sous la pierre fondamentale devait être enterré, vivant, un adolescent au cœur pur.
Une victime fut aisément trouvée ; même, si grand était l'enthousiasme populaire suscité par la création d'une citadelle imprenable, qu'une mère amena volontairement son enfant au supplice. Quand le jeune homme se trouva au bord de la fosse qui allait être sa tombe, nulle défaillance ne crispe son jeune visage ; mais, tourné vers le souverain, il demanda d'une voix que n'agitait aucun trouble, et lui montrant les prêtres assemblés, sous la splendeur de leurs ornements sacerdotaux :
— Duc, puis‑je poser trois questions a ceux‑ci ?
— Parle, enfant, répondit Gédiminas, ému par la jeunesse de celui qui allait connaître une horrible mort.
— Merci. Dites-moi donc, ô vous qui avec prononcé ma condamnation, qu'y a‑t‑il au monde de plus léger ? de plus doux ? de plus dur ?
Les prêtres, étonnés, se concertèrent. Puis le krivé, pontife des pontifes, répondit :
— Ce qui existe de plus léger au monde, c'est l'aile de l'hirondelle ; de plus doux, le miel des abeilles sauvages ; de plus dur, le glaive du grand-duc.
— Non, répondit l'adolescent, vous n'y êtes p136 point. Ce qu'il y a de plus léger, c'est l'enfantelet aux bras de sa mère ; de plus doux, les seins de la femme pour le fils qu'elle allaite ; de plus dur, le cœur de la mère qui livre son enfant à la mort.
Dans l'assistance, un murmure d'émoi courut auquel répondit le sanglot de la mère. Le grand-duc trouva ces réponses si belles sur la bouche du jeune condamné, qu'il lui fit grâce de sa vie. Et Gédiminas demanda aux prêtres ce qu'il devait donc enterrer sous la première pierre de sa forteresse.
Trois jours encore, et trois nuits, les pontifes se mirent en prière ; puis ils déclarèrent que l'ordre des dieux était que fût murée vivante une vierge lithuanienne. La vertu n'est pas rare en ces campagnes, la vierge fut facilement trouvée, et la victime nouvelle fut couchée dans la fosse, blanche en sa tunique blanche, tenant à la main un bouquet de rùta. Puis, malgré le désespoir de ses compagnes, la pierre qui devait retrancher la jeune fille de la vie fut descendue sur elle…
Et voici que soudain résonna un fracas de tonnerre : la dalle avait heurté le bouquet que la pauvrette horrifiée tendait au bout de ses bras raidis d'épouvante, et la rùta fragile avait fait voler le marbre en éclats. Le grand-duc, troublé par ce prodige, fit grâce encore à la jeune fille, et défendit que nulle victime mêlât son sang aux assises de la forteresse. C'est pourquoi, au dix-septième siècle, vinrent les p137 jours d'horreur où Vilna ne put résister ni aux Russes, ni aux Suédois…
Le soleil déclinant à l'horizon, nous quittons, sans nous attarder davantage, la futaie où flotte le souvenir des amours illicites desquelles naquit Lizdeika. Sur les collines ombreuses, de place en place, se montrent des chapelles rosées, gentilles dans leur diversité, égrenées comme les perles d'un chapelet, et paraissant à peine plus grosses, noyées qu'elles sont dans la houle verte des frondaisons. Je m'étonne.
— Dans la forêt de Kalvarija, que nous traversons, m'explique V…, il y a ainsi trente-trois oratoires, autant que d'années vécues par le Sauveur ; souvent des processions les visitent, à la Pentecôte particulièrement. Certains dimanches d'été, toute la montagne retentit de cantiques : c'est le saint pèlerinage de la Lithuanie, chacun doit s'y rendre au moins une fois l'an.
Je montre à V… un grand bâtiment proche de la route, et dont l'apparence de ferme-caserne est déplaisante dans les lignes souples du paysage.
— Construit au seizième siècle par un évêque de Vilna, Mgr Massalski, ce logis est maintenant le pensionnat de Trinopolis ;a une centaine d'enfants y sont élevés, garçons et filles.
L'apparition de l'auto dans la cour fait surgir une volée de petites têtes blond pâle, bien terriennes. Nous nous arrêtons à la chapelle, simple, presque pauvre ; quelques tableaux s'y trouvent, p138 qui ne peuvent prétendre à la décorer. La directrice veut faire chanter une daïna aux enfants. Effarouchés d'abord, ils se groupent cependant autour d'un perron moussu, et le tableau est joli, de cette jeunesse blottie contre ces vieilles pierres, à l'ombre frémissante d'un chêne. Les filles, moins sauvages, commencent, et leur exemple entraîne les garçons :
Rentrons, petites sœurs, à la maison, Petite mère nous attend… |
Les voix argentines se fondent, s'unissent, se renforcent de leur faiblesse multipliée ; une blondinette chante à elle toute seule une seconde partie, un peu grêle, mais très juste. L'heure est douce et calme ; mais il manque ici une kanklès, petite guitare triangulaire au son de quoi dansaient jadis les aïeux, en chantant.
1 Rappelons que la question a été réglée le 27 janvier 1926, en ce qui concerne le flottage du bois.
a La liste des évêques de Vilnius donnée à Catholic-Hierarchy.Org ne fait état que d'un seul à porter ce nom : Ignacy Jakub Massalski (1762‑1794). Pour ce qui est du monastère de Trinapolis nous lisons sur un site lituanien qu'il ne remonte qu'à vers la fin du XVIIe siècle, le bâtiment actuel datant de 1752.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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