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Nous voici partis vers le Kurisches Haff et Memel, vers la Baltique et Palanga. Nous ne reviendrons à Kaunas que dans une dizaine de jours, après avoir ajouté près de treize cents kilomètres aux quatre mille que nous avons couverts depuis Paris.
Nous longeons le Niémen à travers des paysages divers, mais toujours d'une majestueuse beauté. La route se coule entre la berge de sable blond et la pineraie dont le manteau drape les collines. Çà et là émergent du fouillis des ramures quelques conifères hauts de trente mètres et plus. Leur tige élancée se couvre d'une écorce épaisse, écailleuse, d'un gris-brun, qui s'amincit à la partie supérieure de l'arbre, si bien que les branches puissantes, qui s'écartent et se tordent, semblent des bras à la chair ambrée : ce sont des pins de Riga.
p145 Puis la route s'élève sur le coteau brodé d'arbres encore, elle franchit des rampes devant lesquelles les autos hésiteraient en France, mais que l'on aborde ici le plus naturellement du monde.
Les villages que nous traversons ont un aspect plus coquet que ceux de la Lithuanie méridionale. Leurs maisons, alignées en une longue rue, sont coiffées d'un bonnet de chaume avec ornements de bois découpé aux deux pignons ; les volets sont peints, et les fenêtres s'entourent d'encadrements travaillés à jour, dont le motif varie pour chaque logis.
Et voici que commence la floraison des croix dont la pieuse Lithuanie aime à entourer la vie de ses campagnes. Aux carrefours, en pleins champs, au bord de la route, se dressent chapelles et calvaires, de bois délavé par les pluies ; généralement un petit auvent protège la tête du Christ. A peu près dans chaque verger s'élève une croix s'auréolant de rayons ; certaines sont peintes de blanc et de bleu : l'effet est charmant. T…, à qui j'exprime combien ceci est pittoresque, me répond imperturbablement :
— Attendez que vous ayez vu les calvaires de ma Samogitie ! Alors, vous pourrez admirer…
Mais la route tourne, une belle église en briques apparaît, dont les tours gothiques sont couronnées de toits aigus : c'est Vilkija. Le bourg est en effervescence : partout des drapeaux ; quelques familles, en retard, se hâtent de pavoiser p146 à notre approche. Des acclamations s'élèvent. Je m'étonne, T… se réjouit :
— On attend le président de la République et l'on prend notre voiture pour la sienne, constate-t‑il. A Veliuona, qui sera notre prochaine étape, le chef de l'État viendra cet après-midi poser la première pierre d'un monument élevé à la gloire de Gédiminas, qui fut tué là par les Teutoniques.
Cette première étape, comme dit T…, est assez difficile à gagner. La petite ville est assise au faîte d'une colline, sur laquelle grimpe, depuis le Niémen, un chemin où nous nous engageons. En bonne route lithuanienne, il est délicieusement ombreux ; en bonne route lithuanienne aussi, il se révèle fangeux et escarpé. Aux deux tiers de la montée, notre moteur s'avoue vaincu : pourtant, il a fait tout son devoir : ronflant, pétaradant, il chauffe et fume. T… se précipite pour chercher du secours, tandis qu'un policier explique avec véhémence que notre encombrant équipage ne peut demeurer là, sur ce chemin jalonné d'oriflammes, et que, dans une heure, va suivre le cortège officiel…
Enfin, des pelles maniées par des bras solides nous dégagent. Impossible de tourner… On descendra la pente à reculons. Il y a bien certain petit pont enjambant un ravin, qu'il sera délicat d'aborder ainsi… Bah ! on passera… on passe… on est passé ! Et nous gagnons Veliuona par une honnête route zigzaguant à flanc de coteau, d'où l'on découvre, au loin, le cours tranquille p147 du fleuve, bordé, serti de futaies aux longues lignes sombres. Autour de nous, de jolies filles, blondes à la peau fraîche, se rendent à l'église, gaiement, en grands atours, couronnées de rùta et les pieds nus.
Nous arrivons devant un singulier édifice. T… m'explique :
— Cette tour carrée est tout ce qui demeure d'un ancien temple païen dédié à Veliuona, déesse de l'Éternité. En 1417, Vytautas y adjoignit cette église… Comment la trouvez‑vous ?
Fort bien, en vérité, avec les nervures régulières et fines de ses voûtes dont les clefs s'ornent de médaillons en terre cuite. Des statues de bois ont conservé, sous leurs peintures trop neuves, les gestes raides et naïfs voulus par les vieux imagiers qui les taillèrent. Ainsi de cet ange vieillot qui souffle dans une trompette, balance en main, au-dessus de l'abat-son ; ainsi de ce guerrier assis devant un pilastre, près de l'autel, et de ce Dieu le Père, sorti à mi-corps du fronton du retable, couronne en tête, et bénissant la foule, de ses bras trop courts.
Nous nous acheminons vers l'emplacement où doit avoir lieu la cérémonie.
— Nos guerriers avaient coutume d'élever des tumuli à la gloire de leurs chefs morts dans la bataille : plus ceux‑ci étaient puissants, plus s'élevait le monticule. Celui de Gédiminas, qui compte soixante mètres de haut, sur cent de longueur à la base, est le plus grand qui subsiste.
p148 — Je croyais que votre héros était enterré à Vilna ?
T… esquisse une moue dubitative :
— Ce qui est certain, fait-il, c'est que, sous le régime russe, le curé doyen de ce canton fit à grands frais pratiquer ici des fouilles. Il découvrit d'antiques objets d'art, et des débris que le gouvernement de Pétersbourg confisque. Étaient-ce les cendres de Gédiminas ? Certains le croient. Cependant il est fort possible que le grand-duc, inhumé au lieu où il était tombé dans la bataille, ait été plus tard transféré dans la capitale qu'il avait fondée.
Nous sommes parvenus au tumulus. Cette butte artificielle, faite pour la plus grande partie de sable extrait du Niémen, — et ce dut être un gigantesque travail, — se trouve dépourvue de toute végétation ; elle tranche d'une manière impressionnante sur la verdoyante campagne qui l'entoure. La Société d'Embellissements de la Lithuanie a jugé, avec raison, qu'il ne convenait point d'élever son monument sur ce couvercle de cercueil ; elle l'a simplement marqué d'une croix et d'un drapeau. Une colline voisine, de même hauteur, était couronnée d'ombrages : le faîte a été aménagé en jardin riant, avec arbres, pelouses et massifs de mosaïculture reproduisant les tours de Gédiminas et les couleurs nationales.
Musique en tête, voici que le cortège s'avance : derrière les personnages officiels marchent quelque seize mille personnes, venues à pied, p149 en carriole ou en bateau, pour fêter le vieux souverain de la Lithuanie.
Un document relatant les exploits de Gédiminas est enfermé, avec des pièces de monnaie, dans un caveau au-dessous duquel s'élèvera le monument. Des signatures ont couvert la feuille de parchemin : si dans quelques siècles un curieux y jette les yeux, il sera surpris d'y voir un nom français. Des jeunes filles en costumes de jadis, et dont les rubans voltigent derrière leurs épaules couvertes par la chemise à longue manches, déposent quelques pincées de sable dans le caveau sur-le-champ scellé. Musique, discours, réception au château, toasts à la France. Puis nous descendons vers le fleuve, en suivant ce même raidillon où, au matin, l'auto avait demandé grâce ; cette fois, deux trotteurs noirs, attelés à la légère selon la mode du pays, nous font dévaler le coteau à grande allure.
Dans cet après-midi clair, le fleuve étend, sans une ride, sa nappe verte, scintillante comme une gemme. De l'une à l'autre rive, rien ne vient troubler la majesté de cette onde calme, donnant au verdoyant paysage, qu'elle complète, une incomparable splendeur. Et l'approche même du blanc vapeur qui va nous emporter au fil de l'eau est lente, paisible, impuissante à détruire la sérénité du tableau.
Cette Kometa, à bord de laquelle nous nous embarquons, est large comme une église, avec les tambours où sans hâte tournent les pales p150 de ses roues. Le bateau démarre en un glissement imperceptible ; un coup d'œil sur le pont nous montre, amoncelées, de longues bâches préparées pour alimenter le foyer.
— Quarante-sept kilomètres… annonce T… ; nous en avons pour trois heures. Le service régulier de la navigation s'arrête à Jurbarkas : il n'y aurait pas assez de voyageurs pour couvrir les frais de la descente jusqu'à Klaipéda, que les Allemands appelaient Memel.
Dans le soir qui tombe, le paysage revêt une sévère grandeur. Après le tumulus aux lignes funèbres, après la tour carrée érigée pour honorer Veliuona, la déesse éternelle, et qui maintenant glorifie le Dieu des chrétiens, voici que la pineraie s'empare de l'horizon. Elle se développe, immuable, indéfinie, dans le lent déroulement du paysage, dans la solitude absolue que soulignent, au premier plan, deux femmes cheminant sur la berge, au pied des pins altiers. On dirait, noires sous le skarelé blanc, deux fourmis errant au bas de plantations géantes.
Pas de villages, pas même de maisons sur les rives. Parfois, dominant les frondaisons, les épaules crénelées d'une tour se haussent, pour regarder passer le bateau. Ainsi celle des Castro, près de la chapelle orthodoxe que cette famille d'origine espagnole avait construite pour faire sa cour au tsar, bien qu'il n'y eût pas d'orthodoxes dans le pays.
Cependant, voici que les arbres s'écartent, laissant voir un groupement de toits, serrés p151 autour de leur clocher. Un coup de sirène déchire le gosier de notre steamer, deux rameurs dans une barque se détachent de la rive pour prendre à notre bord quelques passagers, parfois un seul : c'est une ville… et c'est son port. Une barque à chacun des bourgs que nous dépassons — tous les douze ou quinze kilomètres, — de rares canots de pêche, un train de bois, voilà les seules rencontres que nous faisons. Le fleuve, d'ailleurs, n'est évidemment pas propre à un trafic intense sans travaux préliminaires. Irrégulier dans sa largeur, il l'est aussi dans sa profondeur, et des bancs de sable l'encombrent ; un sérieux balisage s'imposerait, et aussi des dragages, pour élargir le chenal.
Bientôt s'éveille la magie du soleil couchant : il défaille dans des nuées de pourpre et d'or, derrière une barrière d'épicéas, gigantesques comme durent l'être ceux de la préhistoire. Les arbres se haussent en fine dentelle noire sur ce lac de lumière éclatante ; leur ombre jette une draperie sur la moitié du fleuve dont le bleu argent vire au glauque, par touches insensibles.
L'incendie du couchant monte et se développe, le ciel flamboie. L'eau se teinte de nuances tendres, reflet adouci de cette splendeur ; rose d'abord, elle tourne au mauve pâle, puis au violet. L'étrave, au rythme régulier des roues, déchire cette étoffe précieuse où des moires d'opale et d'améthyste s'allument pour s'éteindre, meurent pour renaître, jouent en p152 ondoyant jusqu'aux rivages muets, enfoncés déjà dans la pénombre.
— Quel merveilleux délice !
— Oui, répond T… Et en hiver il est si sévère, notre Niémen ! Des glaçons d'abord se poursuivent, avec des craquements sinistres, sur l'eau noire mordue par un vent aigu. Puis, pour des mois, toute vie meurt sur le fleuve qu'enserre la morne étreinte de la glace…
Maintenant, la nuit est close ; on distingue cependant un moulin pansu découpé en ombre chinoise sur la bande où s'attardent, à l'horizon, les dernières lueurs du jour mort. Un recueillement flotte sur les choses, sur le navire qui glisse au long du fleuve endormi. Et voici que, sans troubler cette paix, en y ajoutant au contraire, un hymne s'élève de l'avant.
Voix d'hommes et de femmes mêlées, la mélodie monte, ample, vibrante, et remplissant l'espace : c'est, empreint de calme majesté, le chant national, aussi représentatif de cette race du Nord, que l'ardente Marseillaise l'est de la nôtre.
Des lumières, les deux tours, devinées dans la nuit, d'une prochaine église, annoncent soudain une ville. Derrière son port où sommeillent trois vapeurs formant des taches blanches dans la pénombre, c'est Jurbarkas, point terminus de notre navigation. Pas de quai ; la berge est couverte par une foule de gens, de chevaux, de carrioles. Les passagers ajoutent à cette cohue, qu'une complète obscurité fait paraître inextricable. p153 On s'en tire pourtant, grâce à la bonne volonté de chacun, et bientôt, sur un effroyable pavé de cailloux pointus, nous cahotons vers la plus belle auberge du pays.
C'est un bâtiment large et bas, en troncs de bois noircis. On nous ouvre une vaste chambre meublée sommairement ; aux murs, un chromo représente un coucher de soleil… russe, isbas et neige semblablement empourprées. Un cadre veuf de sa toile porte au crayon un nom allemand et la date : 1918. L'adepte de la Kultur qui a emporté ce souvenir d'une campagne fructueuse a éprouvé le besoin de signer son haut fait… Un sommier sert de lit : ni matelas ni couverture, un couvre-pieds, un drap minuscule dont on s'arrange tant bien que mal, et nous nous endormons songeant que l'électricité, éclairant à longs flots toute cette misère, ne suffit point à créer une ambiance de confort moderne.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25