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Un clair soleil au matin nous réveille, sans nous rendre tout de suite la juste notion des choses. Cette fenêtre carrée dont l'appui supporte des pélargoniums fleuris…, ces murailles de bois que tapissent, le long des lits seulement, des couvertures tissées, d'un singulier mais artistique travail…, ces oreillers recouverts d'une taie qui, largement ajourée sur les côtés, laisse voir l'étoffe rouge du coussin…, ces draps minuscules boutonnés sur des couvre-pieds, et dans lesquels on se roule, comme fait, en son puncho, le Mexicain dans la prairie…, où sommes‑nous ?
Et voici le haut poêle de faïence dont, en hiver, la chaude affection rend habitable la maison blottie sous la neige ; voici, l'épée levée, caracolant sur son blanc coursier, le vieux chevalier Vytis, emblème et fierté de la nation p14 ressuscitée ; la réponse est trouvée : nous sommes en Lithuanie.
Le petit déjeuner est servi dans la salle voisine. « Petit » est une façon de parler : la Lithuanie, je pense, doit avoir sa place quelque part marquée parmi les domaines de messire Gargantua. La table disparaît sous les viandes froides et les friandises, sans oublier la duona, pain de seigle brunâtre, élastique, de saveur très… spéciale.
Le soleil rit dans un ciel limpide, d'un bleu tendre de porcelaine, plus pâle que celui dont est favorisée la France. Nous visitons le jardin. Le chien, un vague griffon, nous regarde du fond d'une niche que peut fermer, quand viennent les temps froids, un opercule de bois tournant à plat sur la paroi, exactement comme un obturateur de serrure. Dans la maison, semblable procédé permet de clore un coffre que j'avais pris d'abord pour une huche. C'est un abri assurant, par la chaude atmosphère du logis, l'éclosion de poulets plus tôt que ne permettrait, en plein air, le climat lithuanien. Songez qu'en hiver le thermomètre descend parfois à 25º Réaumur au-dessous de 0.
— Des soins aussi, m'explique T…, sont nécessaires pour les abeilles ; quand le froid a engourdi l'essaim, à la fin de l'automne, on le rentre dans l'une des constructions multiples dont se composent nos fermes. Sans cette précaution, les bestioles ne résisteraient pas aux gelées qui sévissent du 15 décembre à la mi-mars.
p15 Je m'arrête devant des cerisiers au tronc gros comme un poignet d'enfant :
— C'est l'âpreté du climat qui atrophie ainsi vos arbres ?
— Ils ne sont pas atrophiés ! proteste T… Tout au contraire ils sont couverts de fruits, le temps venu. Nos vergers donnent en abondance des fruits délicieux : cerises, prunes, poires, pommes. Les Allemands, qui avaient mis notre pays en coupe réglée, et projetaient d'en expulser les habitants pour donner nos terres à leur feldgrauen, ont fabriqué, dans la seule année 1916, quatre-vingt mille quintaux de marmelade destinée à leur pays. Des envois « colossaux » de fruits frais et séchés ont été faits aussi. Vous vous demandiez, en France, comment la Germanie, bloquée, pouvait vivre ; c'était simple : elle saignait à blanc la Lithuanie. Quatre-vingt-douze pour cent de notre cheptel porcin a été enlevé dans les fermes sans aucun dédommagement.
— Le pillage, demandai-je, s'étendit à toutes choses, sans doute ?
— Oui. Les réquisitions allemandes n'ont laissé à nos plus grands propriétaires que quatre vaches, autant de chevaux… Je vous parle ici de domaines qui possédaient cent cinquante têtes de bétail et une quarantaine de bêtes de trait. Pour paiement, les fermiers recevaient des bons portant quelques mots allemands, à traduire ainsi : « Le nommé un tel devra être jeté en prison s'il ose réclamer quoi que ce soit. » Ou bien : « Le porteur de ce papier est un imbécile ! »
p16 — Charmant !
— Le pays était en esclavage. Les officiers d'intendance surveillaient de près l'activité du paysan, qui devait travailler sans répit pour faire à l'occupant des livraisons déterminées ; lui-même, producteur s'épuisant sur son sol natal, devait satisfaire aux exigences du vainqueur avant de pouvoir prendre ce qui était nécessaire à son existence.
— Cette organisation pouvait donner à la Germanie des résultats intéressants.
— En 1916 seulement, furent engraissées rationnellement plus de 25 000 oies qui fournirent, indépendamment de la chair et de la plume, environ 1 250 quintaux de graisse. La bonne aubaine pour Gretchen ! Les autorités allemandes disaient ouvertement que, sous leur direction, la Lithuanie deviendrait le grenier à blé et le parc à bestiaux qui rendraient l'Allemagne pour toujours indépendante de l'étranger.
— Tout un programme !
— Qu'elles s'efforcèrent de réaliser, insiste T… Dans les environs de Sirvintaï, les fermiers, moins heureux que les propriétaires des domaines, ne conservèrent qu'une vache. Pis encore : à Zasliai, Trakai (gouvernement de Vilna), Lubavas (gouvernement de Suvalki), et dans maint autre endroit, le vainqueur ne laissa pas une tête de bétail. Et ce n'est pas tout…
Mon ami désignait une échancrure insolite, creusant la toison d'une forêt prochaine :
p17 — Tant que dura la guerre, le Niémen charria chaque année, vers la Prusse orientale, un millier de trains de bois, chacun mesurant environ 125 mètres de long sur 18 de large. Pour accélérer leur arrivée en Allemagne, une quantité de bateaux à moteur avaient été mobilisés. Dans la forêt de Kazlu Ruda, un seul concessionnaire obtint l'autorisation d'abattre cent mille arbres ; vous devinez l'étendue du ravage total… et certains osent prétendre que nous sommes germanophiles !
Lentement, nous revenons vers la route, entre les palissades où sèchent des écheveaux gris de lin déjà filé, avec lequel notre hôtesse ou l'une de ses filles tissera le linge de la maison.
Nous arrivons au logis de M. Smulkstis, vraie maison lithuanienne, en bois découpé comme un jouet lozérien, à l'heure où rentrent les troupeaux, accourant des quatre coins de la plaine vers le puits, qui dresse au milieu de la cour sa grande perche équilibrée par un contrepoids, appareil primitif, frère de la chadouf égyptienne. Moutons noirs ou blancs, porcs roses ou pie arrivent en se bousculant, suivis par des vaches de même robe que nos bretonnes ; chacun se dirige vers son toit respectif, après s'être arrêté au tronc d'arbre évidé, monté sur des pieds, où l'on étanche sa soif. Sous des hangars reposent les machines agricoles aux couleurs vives, aux formes grêles, qu'un mécanicien soigne avec des mouvements caressants. L'impression est très favorable, de cette grande p18 exploitation riche en matériel comme en bétail, comme aussi en personnel.
On passe à table, où la place d'honneur est, ainsi qu'au vieux temps, non pas le milieu, mais le bout. T… me désigne un bouquet égayant la table :
— Quel nom donnez‑vous à ces fleurs ?
— Les savants, qui ne peuvent parler comme tout le monde, les ont baptisées diélytres. Moi je dis : des cœurs de Jeannette.
— Chez nous, on les appelle des Français, en souvenir de ceux de vos compatriotes que, lors des infortunes de la Grande Armée, les Lithuaniens ont recueillis, soignés, et souvent installés définitivement à leurs foyers. Les qualités morales, le caractère affable de ces soldats, ont fait attribuer le nom de Français à cette jolie plante, offrant son cœur à qui le veut cueillir.
L'idée est touchante plus encore qu'ingénieuse, mais j'ai peu loisir de m'y attarder : le déjeuner déroule son imposante ordonnance. Notre qualité d'étrangers nous fait donner des verres, faveur spéciale, car en Lithuanie on ne boit pas — sauf aux repas somptueux — entre le doigt de krupnikas accompagnant les hors-d'œuvre, et les deux verres de thé léger, au dessert.
Puis notre hôte se lève et prononce une allocution où je n'entends goutte. Pourtant je distingue des syllabes déjà familières : « Prancuzija… Prancuzu… » (L'alphabet lithuanien n'a p19 pas la lettre F.) Il est question de la France et des Français…
Cependant les autres grondent, il faut partir. Les parlementaires doivent honorer de leur présence les Olympiades qui, à Vilkaviskis, mettront aux prises les jeunes gens et les jeunes filles des collèges de la province. Nous voudrions être de retour à Kaunas assez tôt pour passer la soirée à l'Opéra, dont les portes ouvrent à sept heures un quart.
Nous courons, l'aiguille du compteur s'affole. Des carrioles viennent en sens inverse ; à notre approche, les hommes sautent à terre, et cachent affectueusement les yeux des chevaux de leur veste vite retirée. Demeurées dans les charrettes, les femmes, quoique secouées par la défense des bêtes effarées, nous sourient avec bonne humeur. Heureux pays où vit une race heureuse, que la lutte des classes ne trouble point !
Nous dépassons des promeneurs endimanchés se dirigeant vers Vilkaviskis ; nombre de jeunes filles ont noué la fanchon, aujourd'hui de soie, sur la nuque, ce qui apparente de près le skarelé à la coiffure de nos Bordelaises. Où est le stade ? M. Raulinaïtis embarque d'autorité une jeune « scoute » qui nous guidera. Résille rose retenant les blonds cheveux, blouse khaki avec un nœud de rubans sur le sein gauche, par là-dessus dix-huit ans, les yeux pervenche et la peau claire des Lithuaniennes : vit‑on jamais voiture plus gentiment pilotée ?
Le stade de Vilkaviskis est, bonnement, une p20 longue prairie close d'une palissade. Une foule joyeuse s'écrase sur les côtés de la piste, derrière les oriflammes aux couleurs nationales, jaune, vert, rouge. Vers l'une des extrémités, au pied de l'estrade qu'occupe une musique militaire, est dressée la table où se groupent quelques hautes personnalités.
Dans le papillotage des tenues bigarrées, jeunes filles et jeunes garçons défilent avec entrain. Il y a là tous les effectifs du collège Flambeau et les clubs de la contrée, qui organisent et groupent la jeunesse des campagnes sous le nom d'Association Printemps. La grâce du tableau justifie le titre : des mouvements d'ensemble ont succédé au défilé ; toute cette jeunesse semble un seul corps, qui se plie, s'incline, se relève, se tourne. Ensuite voici que montent des voix fraîches, un peu grêles encore, mais dont la réunion emplit l'espace :
Souci, ô mon souci… |
La daïna millénaire s'accompagne de gestes suppliants bien rythmés, bustes tendus, bras implorateurs arrondis au-dessus des fronts couronnés d'or bruni. Le contraste est charmant du vieux chant de détresse jeté aux échos du ciel bleu par ces jeunes vies pleines d'espoir…
Du stade de Vilkaviskis à l'Opéra de Kaunas, il n'y a pas cent kilomètres ; cependant nous arrivons à l'hôtel vingt minutes seulement avant l'heure indiquée pour le lever du rideau : juste p21 le temps de passer un smoking. Tant pis, nous ne dînerons pas !
T… observe avec flegme :
C'est très bien, il n'y a pas dîner, ce soir, à l'hôtel, il n'y a dîner nulle part : le soir de la Pentecôte, les gens de service ont congé partout.
— Ah !…
Cela ne fait rien : nous prendrons des sandwichs au buffet de l'Opéra.
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L'Opéra de Kaunas |
Le théâtre national de la Lithuanie n'est évidemment pas le monument de Garnier ; mais Kaunas n'est pas Paris. Tel quel, l'Opéra — qui donne aussi la comédie — est, au fond d'un joli parc, un édifice aux lignes amples et confortables, plutôt qu'élégantes. Construit suivant les données les plus modernes, il offre de vastes dégagements, et l'orchestre, situé sous la scène, n'étouffe point les voix, comme il arrive… ailleurs… La couleur blanche des peintures est relevée par le pourpre violacé des tapisseries, auxquelles les airelles des forêts ont prêté leur chaude couleur. Couleur d'airelle, aussi, le rideau au bas duquel se détache, en une somptueuse broderie d'or, une branche de rùta. T… s'épanouit à cette vue.
— Voyez, me dit‑il, notre plante nationale ! Avec ses folioles ovales, sa fleurette jaune, modestement ouverte non loin du sol, elle est chérie par notre peuple laboureur.
— Qui lui a donné, remarquai‑je, la place d'honneur dans ses chansons.
— La rùta tient en vérité cette place dans p22 notre vie ; je vous la montrerai partout aux jardins de nos campagnes. C'est la fleur des jeunes filles, le symbole de leur virginité. Elles seules ont le droit de la porter. Le dimanche, pour se rendre à la messe, elles tiennent aux doigts quelques brins de rùta ; aux grandes fêtes, elles s'en couronnent.
Mais le rideau se lève… sur le premier acte de la Tosca. Aller jusqu'à Kaunas pour retrouver la Prière, si généreusement dispensée à nos oreilles par les mille voix de la rue parisienne, quelle ironie ! Cependant nous aurons le plaisir d'entendre le premier ténor de la Lithuanie : la banalité qu'aurait pu revêtir le spectacle a de ce fait disparu.
M. Pétrauskas est un fort bel artiste, qui jouit en Europe centrale d'une réputation méritée. Il a pour partenaire Mlle Rakauskaïté, Lithuanienne d'Amérique, à la voix chaude, au jeu prenant. Et voilà un spectacle entièrement national, jusqu'au dernier choriste.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25