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Ce qui, à Klaipéda, attire tout de suite le voyageur, c'est son port, merveilleusement disposé par la nature à l'entrée d'une mer intérieure au seuil de la Baltique. Demain, nous lui ferons visite ; mais aujourd'hui, nous traverserons seulement les bassins, à bord du vapeur qui nous emmène pour la journée dans le Kurisches Haff.
T… me présente à deux passagers d'importance ; ils nous accompagneront dans notre excursion : M. Gabrys, homme d'État d'hier et de demain, qui reçut pouvoir, dès 1914, de traiter au nom de la Lithuanie avec les États belligérants, et le docteur Bartuska, inspecteur des œuvres lithuaniennes d'Amérique, délégué pendant la guerre par les États-Unis pour rendre compte des dévastations allemandes.
Je vois en M. Gabrys un homme extrêmement p161 actif, dont l'esprit fin et vif est vraiment français, ce dont on s'étonnera peu en apprenant que ce grand propriétaire lithuanien habita douze années notre capitale, alors qu'il était proscrit par le gouvernement russe.
— Pour la part que j'ai prise à la révolte de 1905, précise gaiement M. Gabrys. Avec quelques partisans, j'avais délogé les petites garnisons moscovites de tout le pays. Malheureusement, des renforts russes étant arrivés, le mouvement fut étouffé dans le sang, vous le savez. J'ai été un peu fusillé, mais les fournisseurs du tsar le volaient à ce point que ma tête fut plus dure que les balles.
M. Gabrys s'est découvert ; sur son front apparaissent cinq cicatrices. J'admire une fois de plus ces patriotes qui ont subi tant d'épreuves pour rendre la vie à leur pays, symbolisé sur nos têtes par le pavillon de la marine, blanc avec franc-quartier du drapeau, une ancre à l'angle opposé.
Au centre de Klaipéda, un canal, jadis unique bassin, reçoit des navires jaugeant jusqu'à deux mille tonnes. Notre Blek, yacht de la direction du port, y côtoie de beaux destroyers anglais, longs et fins comme des lévriers, et dont les cuivres étincellent. Devant nous, l'horizon s'évase, un large chenal roule ses eaux tranquilles entre les constructions du port et au coteau verdoyant tacheté de claires villas : c'est le Haff, dont les perspective indéfinies fuient au loin.
p162 Profond de sept mètres, long de quatre-vingts kilomètres, large de quarante dans la partie qui pénètre le plus avant dans les terres, le Kurisches Haff est une véritable petite mer. Il est séparé de la Baltique par une dune épaisse de deux kilomètres, formée des alluvions que déposent, en se heurtant, les courants de la Baltique et du Niémen ; celui‑ci, au long des âges, apportait ses sédiments sur la gauche. Actuellement, il fait ses apports à sa droite, vingt kilomètres avant Klaipéda, et forme dans cette région un delta de cinq branches. Là se termine son cours en forme de Z, le trait inférieur correspondant à la ligne suivie par le fleuve jusqu'à Gardinas. Près de cette ville, le Niémen tourne au nord, puis, à quelques kilomètres de Kaunas, il reprend sa direction, conservée jusqu'à son embouchure dans le Haff ; celui‑ci tient son nom des princes Kurius, propriétaires de vastes domaines sur ses rives.
Cependant la berge s'est écartée, formant une ligne irrégulièrement couronnée de ces pins sylvestres dont la variété dite de Riga triomphe en toutes ces régions. Si grande que soit la distance, ces arbres apparaissent majestueux avec leur cime qui, d'abord pyramidale, s'étale vers le faîte en larges ramures. Le vent s'élève ; verte tout à l'heure, l'eau devient ardoisée ; les courtes lames grises moutonnent. Sur les vagues ternes glissent gauchement deux ou trois grandes gabarres, très basses sur l'eau, gréant à leurs deux mâts des voiles p163 auriques à livarde ; ces bâtiments tiendraient mal le grand large. Leur mode de voilure, fréquent dans les mers septentrionales et sur les canaux de Hollande, pour les bateaux de pêche et de cabotage, est évidemment économique, puisque la livarde diagonale remplace à elle seule les deux mâts, gui et corne, sur lesquels chez nous est bordée la brigantine. Force est bien de constater que ce gréement ne confère à l'embarcation ni vitesse ni élégance.
Cependant le Blek court sur son erre, il aborde au quai d'un petit port, devant une dune boisée, adossée à la Baltique, et où de place en place s'élèvent, comme semées dans un parc naturel, des villas entourés de jardins fleuris. T… annonce :
— Juodkranté, gentille station d'été fréquentée par la bourgeoisie de Klaipéda. Auprès, le Sahara lithuanien, qui est un paysage tout caractéristique.
Je débarque et tente de faire connaissance avec les pêcheurs du Haff. Une bande de terre, large d'une trentaine de mètres, entre le bassin et la route ombreuse, est le domaine de la population maritime. Des maisonnettes, en bois toujours, s'échelonnent le long de l'eau ; dans les jardinets des filets sèchent, certains en corde noire, pour être moins visibles. Ce sont, tendues à terre, toutes développées, des masses géantes, à plusieurs compartiments dont la taille va se réduisant, et qui finissent en cône ; quelques‑unes comportent des panneaux de rets p164 terminés à chaque extrémité par des poches. En somme, un outillage qui se rapproche de nos filets de rivière, mais établi sur une imposante échelle.
Les barques sont plus modestes. Tirées presque à sec dans des criques, ou pêchant au large, petites coques perdues sur l'eau sournoise, elles apparaissent comme des canots non pontés, dont les planches le plus souvent se montrent à nu sans peinture. D'ailleurs pointus aux deux bouts, ces esquifs sont gracieux ; deux hommes suffisent à leur équipage. La plupart avancent à la rame ; quelques‑uns, pourvus d'un mât sur l'avant, gréent un foc et une petite brigantine. L'ensemble est assez primitif, et ne donne point d'idée que les pêcheries du Haff doivent être fort actives.
Un peu après le village, une demi-douzaine de petits golfes encadrés de roseaux dont les ondulations, sous la poussée du vent, sont les seules marques de vie en cet endroit solitaire ; avant la guerre, c'était ici le centre le plus important de l'industrie de l'ambre. L'extraction de cette précieuse matière, sécrétion résineuse et pétrifiée des forêts préhistoriques, se pratiquait depuis la plus haute antiquité. Les Allemands l'avaient établie sur un large pied : vingt-six dragueuses spéciales arrachaient l'ambre du fond, deux mille ouvriers étaient occupés aux travaux de taille et de polissage.
— Le mouvement renaîtra bientôt sur cette rive, me dit T… ; le gouvernement reprendra p165 les travaux, pour la plus grande satisfaction des élégantes.
Je revois les colliers d'or pâle, d'or laiteux, d'or roux, parure nationale de la Lithuanie, d'où une coûteuse fantaisie les a fait entrer dans les coffrets à bijoux de toute l'Europe. J'écoute la légende de l'ambre, dont T… me dit qu'elle est une des plus poétiques parmi celles où se plaît l'imagination rêveuse de sa race.
— Jadis Jurata, Reine et déesse de la Mer, possédait, non loin d'ici, un magnifique palais sous-marin. Les murs en étaient du plus pur ambre pâle, les seuils d'or, les vitres de diamant, les toits revêtus d'écailles d'esturgeons, et les clôtures d'ambre roux. Un jour Jurata dépêcha tous les brochets, ses messagers habituels, vers les nymphes des rivières samogitiennes, pour les convoquer en conseil. Quand elles furent réunies, la Reine de la Mer parla :
— Mes compagnes chères, vous savez que Perkunas mon père, maître du monde, m'a confié tout pouvoir sur les eaux. Durant des années, la félicité régna dans mes domaines. Mais j'apprends qu'un audacieux pêcheur, Kastytis, vivant sur les confins de mon empire, à l'endroit même où la rivière Sventojia m'apporte son hommage, ose emprisonner mes infortunés sujets dans ses rets et les faire périr.
Les nymphes ayant exprimé l'horreur que leur inspirait ce forfait, Jurata poursuivit :
— Mes sœurs, des bateaux nous attendent, cinglons vers les rives de la Sventojia. L'homme, p166 en ce moment, prépare ses filets ; par nos chants et nos danses, par la douceur de nos caresses, sachons l'attirer au fond de la mer. Et ses yeux, qui se délectent à voir agoniser mes sujets inoffensifs, nous les aveuglerons de sable et d'herbes marines.
Toutes partirent pour remplir leur cruelle mission ; elles montaient cent barques d'ambre blanc gréées de voiles en soie pourpre, et quand elles approchèrent de la plage, la forêt prochaine renvoya au loin sur la mer assoupie l'écho magique de leurs chansons.
L'ennemi est assis sur le sable, réparant son filet ; il est jeune et beau, des boucles noires couronnent son front ; la joie au cœur, un refrain aux lèvres, il poursuit son labeur. Quand il entend les douces voix, il lève les yeux ; alors il aperçoit les cent bateaux nacrés glissant sur l'eau tranquille, les cent sirènes nues dans l'éclat de leur beauté lumineuse, et au milieu, plus belle qu'elles toutes, couronne en tête et sceptre d'ambre au poing, la Reine de la Mer.
Les vierges débarquent, elles entourent Kastytis de leur grâce, de leurs chants et de leurs danses languides. Le jeune homme les regarde sans comprendre ; il se lève, troublé. Puis, ébloui par la grâce radieuse de Jurata, qui mène le traître chœur, il marche à elle, subjugué. La déesse l'arrête d'un geste ; elle va parler, elle parle ; mais vaincue par la fière beauté de son adversaire, voici ce qu'à la stupeur indicible de ses nymphes elle dit :
p167 — Ta faute est grande, tu méritais les plus sévères châtiments ; sache cependant que ta jeunesse a apaisé mon courroux. Si tu jures de n'aimer jamais que moi, tu trouveras le bonheur dans mes bras.
Ayant dit, elle éloigna les sirènes, et ils furent heureux.
Un an passa, devant lequel la Reine de la Baltique, chaque soir, faisait voile vers la grève, pour y rejoindre son bien-aimé. Puis Perkunas apprit, d'une nymphe jalouse, le secret de Jurata. La fureur du dieu fut terrible, à la pensée qu'une déesse s'abaissait à aimer un mortel. Du sein des nuées, il darda un éclair qui transperça les vagues de la mer et tua la Reine sur son lit de nacre. Le château merveilleux et ses dépendances furent fracassés en millions de fragments… Quand les flots rejettent sur la côte des débris, ambre laiteux, ambre roux, ambre doré, il faut voir en eux la poussière mystérieuse du palais qu'habitait la reine de la Mer…
Mais nous arrivons au « Sahara », et le spectacle est si imprévu qu'il absorbe notre attention.
Plus de pins étagés sur les pentes de la colline ; brusquement, avec une netteté singulière, le paysage vient de changer. Des dunes larges, amples, se poursuivant, se chevauchant, emplissant tout l'espace de leurs ondes figées ; à peine quelques touffes d'herbe rase tachent le sable clair.
p168 Ayant franchi un barrage de sapins rabougris, nous sommes dans le domaine de l'aridité totale. Pas de vie, sauf la fumée blanche du sable que le vent fait voltiger autour des crêtes, comme une vapeur. Nous escaladons la plus haute de ces ondulations ; alors on aperçoit, du même coup d'œil, l'eau grise du Haff, l'eau bleue de la Baltique, enserrant cet isthme stérile, qui oppose, à leurs efforts pour se joindre, la barrière chétive et infranchissable de ses monticules sablonneux. Pas d'autre manifestation de la présence humaine que quelques voiles étroites égarées sur le Haff, rien sur la Baltique. Il est des paysages dont la grandeur tire sa sauvage harmonie de la solitude même, et que l'agitation des hommes outragerait.
Le retour vers Klaipéda fut mouvementé. L'embrun, poussé par une vent très vif, fleurit, sur le pont lavé à grande eau, en écume légère ; au flanc du vapeur les vagues se heurtent, se bousculent, à qui giflera la première la nef d'où les défient les hommes. Il faut descendre dans le salon obscurci par les paquets d'eau qui s'écrasent sur les hublots. Le moment est propice à un entretien sérieux.
Un grand propriétaire nous confie sa tristesse de voir l'influence allemande se défendre à Klaipéda, alors qu'elle cède facilement dans le reste du territoire. Il faudrait lutter contre la Kultur, pour relithuaniser entièrement le pays. Mais comment ?a
Nous pensons que la civilisation française p169 serait capable, elle seule, de dégermaniser rapidement la ville assise au bord du Haff, et qu'un Institut français ferait ici de beau travail, d'autant plus que les échanges intellectuels entraîneraient fatalement à leur suite un mouvement économique… Et, enthousiasmés, nous voyons déjà le port prendre une prospérité nouvelle, avec les navires de France apportant à la Lithuanie nos objets manufacturés, et remportant des produits agricoles dont ce pays est si riche.
— Nos deux nations ne se connaissent qu'à peine, ayons la franchise de le constater, dit mon interlocuteur. Cette commune ignorance est déplorable pour la Lithuanie, — j'ose dire qu'elle est regrettable pour la France. Afin de remédier à un tel état de choses, il est évident que rien ne serait mieux qu'un organisme dans le genre de ceux qui, à la satisfaction générale, fonctionnent à Prague et à Varsovie.
— Certainement : saison annuelle de conférences, données par des hommes de lettres français ; enseignement de notre langue, avec professeur et lecteur. Les frais sont minimes, au regard des buts visés…
Dans la nuit tombée, déjà l'on voyait briller le rubis du phare de Klaipéda. Nous ne sommes pas entrés plus avant dans les détails ; cependant, je crois pouvoir affirmer que la réalisation d'un tel projet trouverait auprès des autorités lithuaniennes le meilleur conseil. Au débarqué p170 du Blek, nos abordons la question avec le doctor Stepanovicius, président de la Commission des Finances à la Chambre lithuanienne ; il lui donne une immédiate adhésion de principe.
a L'inconscience des propos de l'auteur qui suivent, programme de colonisation économique française, coupe le souffle ; intéressant que son interlocuteur l'a laissé parler.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25